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Date : 20230721


Dossier : IMM-5529-20

Référence : 2023 CF 1003

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 juillet 2023

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

KANESHANANTH MAHESWARAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Kaneshananth Maheswaran, est un Tamoul originaire du nord du Sri Lanka, qui est entré au Canada en 2010 et qui a demandé l’asile. Sa demande d’asile a été rejetée en 2011 et, depuis lors, il a résidé et travaillé au Canada grâce divers permis de travail. Il affirme qu’il s’est établi solidement au Canada, puisqu’il a des antécédents de travail sérieux, qu’il consacre du temps à sa communauté et qu’il entretient une relation étroite et profonde avec sa sœur, son beau-frère, et son neveu. La demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par le demandeur à partir du Canada a été rejetée.

[2] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de l’agent rejetant sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il soutient que la décision est déraisonnable parce que l’agent a appliqué le mauvais critère, qu’il a commis une erreur dans son appréciation des difficultés auxquelles il serait exposé en cas de retour au Sri Lanka et qu’il a écarté à tort son établissement solide au Canada. Enfin, le demandeur prétend que l’agent a effectué une appréciation inadéquate de l’intérêt supérieur de l’enfant, à la lumière des éléments de preuve relatifs à la relation étroite qui l’unit à son neveu.

[3] Pour les motifs qui suivent, j’estime que la question déterminante en l’espèce est l’omission de l’agent d’expliquer en quoi une période d’inactivité relativement courte dans les antécédents de travail du demandeur l’a emporté sur tous les autres facteurs favorables liés à l’établissement. La décision est entachée par une faille inexpliquée dans le raisonnement au sujet d’un élément important, et il s’agit d’une lacune suffisamment grave pour justifier l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire pour réexamen. La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie.

I. Contexte

[4] Le demandeur est un Tamoul originaire du nord du Sri Lanka. Il affirme qu’il a fui son pays parce que sa famille et lui sont pris au milieu du conflit opposant les forces gouvernementales et les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET), et qu’il a été arrêté, interrogé et battu par les forces de sécurité qui croyaient qu’il avait des liens avec les TLET. Le demandeur est d’abord allé au Royaume-Uni muni d’un visa d’étudiant, puis il s’est rendu au Canada en 2010.

[5] À son arrivée au Canada, le demandeur a demandé l’asile au Canada au motif du risque auquel sa famille et lui étaient exposés au Sri Lanka en raison de son identité tamoule, et des mauvais traitements qu’il a subis en raison de ses liens perçus avec les TLET. Les parents du demandeur résident en France en tant que réfugiés, et le demandeur a une sœur au Canada, et une autre sœur établie en Suisse.

[6] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile du demandeur en 2011 parce qu’elle a jugé qu’il n’était pas crédible et qu’il avait menti sous serment aux autorités canadiennes à l’égard d’aspects importants de sa demande d’asile. La Cour a rejeté la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée par le demandeur à l’encontre de cette décision. Par la suite, le demandeur a présenté plusieurs demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], demandes qui ont été rejetées en mai 2013, en mars 2015 et en septembre 2017.

[7] Le demandeur a présenté une quatrième demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en septembre 2019, reposant sur son établissement au Canada, sur les risques et les difficultés auxquels il serait exposé en raison du sort réservé à la communauté tamoule au Sri Lanka et sur sa crainte de la police qui le soupçonne d’être membre ou partisan des TLET. De plus, il a invoqué son absence de liens familiaux ou autres au Sri Lanka, ainsi que l’intérêt supérieur de son neveu au Canada, avec qui il a noué une relation très étroite.

[8] Au sujet du niveau d’établissement du demandeur, l’agent a accordé un poids favorable considérable au temps que le demandeur a passé au Canada, à son dossier civil sans tache et à son respect des dispositions législatives sur l’immigration. L’agent a pris note des antécédents de travail à temps plein et saisonnier du demandeur, attestés par les déclarations de revenus qu’il a produites pour les années d’imposition 2011 à 2018, ainsi que de sa volonté d’améliorer ses compétences en suivant des formations professionnelles. Il a toutefois aussi souligné que le demandeur n’avait pas démontré qu’il ne pourrait pas trouver de travail s’il retournait au Sri Lanka, et qu’il y avait une période d’inactivité inexpliquée dans ses antécédents de travail de novembre 2013 à août 2014. Pour cette raison, l’agent a accordé un faible poids aux antécédents de travail du demandeur.

[9] Soulignant les éléments de preuve relatifs aux liens étroits tissés par le demandeur avec des amis au Canada, le soutien qu’il apporte aux parents âgés de ses amis et ses activités communautaires, l’agent a accordé un certain poids favorable à l’engagement du demandeur dans la communauté. En dépit de cet élément, l’agent a accordé un faible poids au niveau global d’établissement du demandeur, en affirmant ce qui suit : [traduction] « Je constate aussi que l’absence de preuve et les éléments qui ont été mentionnés précédemment ne sauraient être minimisés ».

[10] En ce qui concerne les difficultés et les attaches au Sri Lanka, l’agent a reconnu que le fait de se réinstaller dans ce pays entraînerait des bouleversements pour le demandeur, mais il a conclu qu’il rentrerait dans un pays où il a passé la majeure partie de sa vie puisqu’il y avait grandi et y avait fait ses études. L’agent a conclu que le demandeur pourrait se réinstaller et se réintégrer au Sri Lanka parce qu’il connaissait la langue et la culture. En raison de ces éléments et de la preuve limitée présentée par le demandeur, l’agent a accordé peu de poids au facteur relatif aux difficultés.

[11] L’agent a accordé peu de poids à l’intérêt supérieur de l’enfant, parce que, même si le demandeur a démontré qu’il avait noué des liens étroits avec son neveu (p. ex. en lui rendant visite chaque fin de semaine), les éléments de preuve ne démontraient pas l’existence d’un degré élevé de dépendance. Il a fait remarquer que, si le demandeur rentrait au Sri Lanka, l’enfant demeurerait au Canada avec ses parents et pourrait rester en contact avec son oncle par d’autres moyens de communication.

[12] En ce qui concerne les affirmations du demandeur quant au risque, l’agent a souligné que les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays montraient que certains Tamouls étaient exposés à la persécution au Sri Lanka en raison de leur appartenance ethnique et aussi de leur soutien perçu aux TLET. L’agent a toutefois conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait exposé à des risques en tant qu’homme tamoul originaire du nord du Sri Lanka parce qu’il avait omis de démontrer la façon dont les conditions générales dans le pays s’appliqueraient à sa situation personnelle.

[13] L’agent a conclu que les éléments favorables dans le dossier du demandeur ne suffisaient pas pour qu’une dispense à la règle générale consistant à demander la résidence permanente à partir de l’étranger lui soit accordée, et il a rejeté par conséquent la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[14] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision.

II. Questions à trancher et norme de contrôle

[15] La principale question en litige en l’espèce est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable. À cet égard, le demandeur soulève quatre questions secondaires, en soutenant que l’agent : (i) a appliqué le mauvais cadre juridique à l’analyse relative à l’article 25 (comme le dénotent l’omission d’examiner les circonstances personnelles du demandeur et le poids indu accordé à une brève période d’inactivité dans ses antécédents de travail quand il a apprécié son niveau d’établissement au Canada); (ii) a commis une erreur en se fondant sur la conclusion défavorable quant à la crédibilité tirée par la SPR; (iii) a écarté des éléments de preuve pertinents et récents sur la situation dans le pays présentés par le demandeur, et a appliqué le mauvais critère dans l’appréciation des difficultés associées à un retour au Sri Lanka; (iv) a omis d’effectuer une appréciation adéquate de l’intérêt supérieur de l’enfant au sujet du neveu du demandeur.

[16] La norme de contrôle qui s’applique à toutes ces questions est la norme du caractère raisonnable, conformément au cadre établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[17] En résumé, selon le cadre établi dans l’arrêt Vavilov, une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). L’exercice de tout pouvoir public par un décideur administratif doit être « justifié, intelligible et transparent » (Vavilov, au para 95). Il incombe au demandeur de démontrer que la décision souffre de lacunes qui sont « suffisamment capitale[s] ou importante[s] pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov, au para 100). La décision doit être examinée en fonction de l’historique et du contexte de l’instance, y compris de la preuve et des observations présentées au décideur (Vavilov, au para 94). Enfin, « à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas [les] conclusions de fait [du décideur] » (Vavilov, au para 125).

III. Analyse

[18] La question déterminante en l’espèce est l’omission de l’agent d’expliquer pourquoi une période relativement courte d’inactivité dans les antécédents de travail du demandeur a suffi pour l’emporter sur tous les autres facteurs favorables liés à l’établissement.

[19] L’analyse des facteurs liés à l’établissement comportait les éléments qui suivent. Au sujet du temps passé au Canada, l’agent a accordé un [traduction] « poids favorable considérable » à cet élément, à la lumière des antécédents de travail du demandeur, de son dossier civil sans tache et du fait qu’il était au Canada depuis août 2010.

[20] En ce qui concerne les antécédents de travail du demandeur, la décision souligne les antécédents de travail à temps plein, à temps partiel et saisonnier de 2011 à 2018 du demandeur, comme l’attestent les renseignements fiscaux faisant état de revenus d’emploi pendant cette période. Toutefois, l’agent souligne également qu’il y a une période d’inactivité dans les antécédents de travail du demandeur s’étendant de novembre 2013 à août 2014 : [traduction] « [L]e demandeur n’a présenté aucun élément de preuve pour montrer comment il a pu subvenir à ses besoins pendant [cette] période [...] ». Sur la foi de cette affirmation, l’agent conclut ce qui suit : [TRADUCTION]« Par conséquent, sur la foi des éléments de preuve dont j’ai été saisi et de ce qui est mentionné précédemment, j’ai accordé peu de poids aux antécédents de travail du demandeur en tant qu’élément favorable dans la présente demande ».

[21] Au sujet des liens au sein de la communauté, l’agent a accordé un poids favorable à ce facteur, suivant les lettres d’appui des amis du demandeur, son activité au sein de la communauté – ce qui comprend s’occuper des parents âgés de ses amis, ses dons de sang à la Croix-Rouge canadienne, et sa contribution favorable à son lieu de travail.

[22] Toutefois, l’agent a poursuivi en résumant l’analyse, dans le passage clé suivant :

[traduction]

En somme, selon l’ensemble des éléments de preuve qui m’ont été présentés, j’estime que la volonté du demandeur d’être autonome et d’acquérir de nouvelles compétences tout en prenant part à la vie de la communauté est digne de mention. Toutefois, je constate aussi que l’absence de preuve et les éléments qui ont été mentionnés précédemment ne sauraient être minimisés. Pour cette raison, j’ai accordé peu de poids au facteur lié à l’établissement dans la présente demande.

[23] Cette conclusion pose deux problèmes : d’abord, l’affirmation de l’agent quant à « l’absence de preuve et [aux] éléments qui ont été mentionnés précédemment [...] » n’est pas claire. La seule lacune dans les éléments de preuve mentionnée dans cette partie de la décision se rapporte à la période d’inactivité de neuf mois dans les antécédents de travail qui seraient constants hormis cette période. Le second problème découle du premier : après avoir accordé un poids favorable considérable au temps que le demandeur a passé au Canada, et avoir accordé un poids favorable aux liens tissés avec la communauté tout en ayant aussi conclu que le demandeur avait travaillé presque sans interruption pendant neuf ans, l’agent devait expliquer pourquoi le fait d’avoir omis de fournir des précisions sur la période d’inactivité de neuf mois était suffisamment grave pour conduire à une appréciation globale selon laquelle le niveau d’établissement du demandeur au Canada devait recevoir un faible poids.

[24] En tirant cette conclusion, il importe de souligner que je n’apprécie pas à nouveau les éléments de preuve, mais que je mets plutôt en lumière une faille inexpliquée dans le raisonnement de l’agent qui est au cœur de son analyse relative à un élément clé de l’ensemble de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’agent pouvait avoir de bonnes raisons de conclure que l’absence de preuve sur certains éléments conjuguée à l’omission du demandeur d’expliciter ses antécédents de travail dans leur ensemble est suffisamment grave pour l’emporter sur les autres facteurs favorables et, pour cette raison, justifier un faible poids concernant le facteur lié à l’établissement. Cette conclusion devait toutefois être expliquée. C’est ce que suppose le principe de la justification adaptée dans le cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Vavilov, et l’absence d’une telle justification en l’espèce représente une lacune suffisamment grave pour justifier l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire pour nouvel examen.

[25] Ce motif est suffisant pour trancher la présente demande. Les parties ont présenté des arguments détaillés sur les autres éléments qui ont été soulevés, mais parce que cette affaire est renvoyée pour nouvel examen, il n’est pas opportun que j’analyse ces observations en détail. Je me contenterai de souligner que je n’étais pas convaincu par les autres arguments avancés par le demandeur, et plus particulièrement, je rejette l’argument selon lequel l’agent n’a pas respecté l’objectif d’équité sous-tendant l’article 25. Sur la plupart des autres aspects, j’estime que la décision de l’agent est prudente, empreinte de compassion et exhaustive.

IV. Conclusion

[26] Pour les motifs exposés précédemment, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable lorsqu’elle est appréciée en fonction du cadre établi dans l’arrêt Vavilov. La faille dans le raisonnement concernant la période d’inactivité du demandeur, et les raisons pour lesquelles cette dernière l’a emporté sur les autres éléments favorables liés à son niveau d’établissement au Canada, représente en tous points le type de faille dans le raisonnement qui, comme le soulignait l’arrêt Vavilov, pourrait mener à une conclusion de décision déraisonnable. C’est le cas en l’espèce, et vu l’importance du facteur lié au niveau d’établissement dans l’analyse globale des motifs d’ordre humanitaire, je suis convaincu que la faille est suffisamment grave pour justifier l’annulation de la décision (Vavilov, au para 100).

[27] Comme il est exposé précédemment, les autres arguments avancés par le demandeur ne me convainquent pas. Bien que le demandeur puisse ne pas être d’accord avec les conclusions tirées par l’agent au sujet de chaque élément qui a été examiné précédemment, cela ne rend pas la décision déraisonnable.

[28] Pour les motifs exposés précédemment, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[29] Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-5529-20

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La demande de résidence permanente présentée par le demandeur à partir du Canada pour des motifs d’ordre humanitaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision en fonction des présents motifs.

  3. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5529-20

INTITULÉ :

KANESHANANTH MAHESWARAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 MARS 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 21 JUILLET 2023

COMPARUTIONS :

Suyema Mulla

POUR LE DEMANDEUR

Meva Motwani

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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