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Date : 20230712


Dossier : IMM-7663-22

Référence : 2023 CF 945

Ottawa (Ontario), le 12 juillet 2023

En présence de l’honorable juge Pamel

ENTRE :

GLORIA LUCY CAMACHO PINZON ET

OSVALDO JAVIER ARREGOCES USTATE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Mme Gloria Lucy Camacho Pinzon [demanderesse] et son conjoint M. Osvaldo Javier Arregoces Ustate [demandeur], demandent le contrôle judiciaire d’une décision rendue par un agent des visas à l’ambassade canadienne à Bogota le 13 juillet 2022 [décision] rejetant leur demande conjointe de visa de visiteur temporaire (super visa pour parents et grands-parents).

[2] Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis de nombreuses erreurs, ce qui rend la décision déraisonnable. Ils soutiennent également que leurs demandes de visa ont été systématiquement rejetées et exigent donc que la Cour ordonne à un agent des visas de délivrer sans délai un visa temporaire d’entrées multiples pour chaque demandeur, et ce, pour une période de 10 ans.

[3] Le défendeur concède que la décision doit être cassée parce qu’elle est déraisonnable; ses observations touchent plutôt à la question de la réparation appropriée.

II. Contexte

[4] Les demandeurs sont citoyens de Colombie. Leurs trois enfants habitent au Canada, dont l’une est résidente permanente et les autres sont citoyens. Entre 2017 et 2021, les demandeurs ont présenté trois demandes de visa afin de rendre visite à leurs enfants, qui ont toutes été rejetées.

[5] En mars 2021, les demandeurs ont déposé leur quatrième demande de visa, cherchant à obtenir un super visa pour parents et grands-parents. Cette demande de visa a originalement été rejetée le 20 juillet 2021. Les demandeurs ont demandé le contrôle judiciaire de la décision du 20 juillet 2021, mais ils ont ultimement accepté une offre de règlement et leur demande de visa a été réexaminée. Le 4 août 2021, la demande de visa a été rejetée pour la deuxième fois. Néanmoins, les demandeurs ont accepté une autre offre de règlement et leur demande de visa a encore été réexaminée. Elle a été rejetée pour la troisième fois dans la décision contestée rendue le 13 juillet 2022.

III. Décision contestée

[6] Les motifs de la décision consistent en deux lettres de rejets, une pour chaque demandeur, et les notes du Système mondial de gestion des cas [SMGC]. La partie pertinente des notes du SMGC est rédigée ainsi :

[traduction]

Demande rouverte suivant une décision de la cour. Le(la) demandeur(e) s’est vu accorder 30 jours pour présenter de nouveaux documents à l’appui de sa demande. Au 13 juillet, aucun document n’a été reçu. J’ai examiné la demande ainsi que tous les documents à l’appui. Un couple demande de visiter des enfants et un petit-enfant qui habitent au Canada. Je note qu’il y a deux autres enfants ainsi que deux membres de la fratrie qui habitent au Canada. Le(la) demandeur(e) a fourni une lettre d’invitation d’un de ses enfants, une lettre d’explication sur le motif de la visite, le certificat de naissance de l’enfant et du petit-enfant, une lettre d’emploi de l’enfant et de son(sa) conjoint(e), de nombreux certificats montrant des propriétés en Colombie, des relevés bancaires personnels démontrant un solde d’environ 1 750 $ CA, une police d’assurance-maladie et une déclaration d’union de fait. Bien que le(la) demandeur(e) ait fourni de nombreuses sources de revenus de son enfant, du(de la) conjoint(e) de ce dernier et de ses propres propriétés, il(elle) n’a pas fourni de preuves suffisantes montrant que les fonds sont réellement accessibles et suffisants pour le voyage. Je crains que les fonds ne soient pas facilement accessibles pour le voyage. De plus, j’ai pris en compte les propriétés détenues par le(la) demandeur(e) en Colombie, mais elles ne l’emportent pas sur les liens familiaux au Canada, étant donné que ses trois enfants y habitent. Le(la) demandeur(e) déclare avoir un parent aîné dans son pays de résidence, mais semble avoir des frères et sœurs qui habitent dans le pays de résidence et qui peuvent prendre soin de ce parent. Je crains que le(la) demandeur(e) ne soit pas un visiteur de bonne foi qui prévoit de voyager pour une période temporaire. La demande est refusée.

IV. Questions en litige

[7] La présente demande de contrôle judiciaire soulève deux questions :

  1. Est-ce que la décision est raisonnable?

  2. Si la décision est déraisonnable, quelle est la réparation appropriée?

V. Norme de contrôle

[8] La norme de la décision raisonnable s’applique à l’examen du bien-fondé de la décision (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La Cour ne peut intervenir que si les demandeurs démontrent que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100).

[9] Les demandeurs ont fait mention d’une question d’équité procédurale dans leurs observations écrites, mais ils n’ont pas présenté d’observations distinctes à ce sujet lors de l’audience, à part celle selon laquelle, si l’agent avait des doutes sur la crédibilité des demandeurs, il aurait dû les convoquer à une entrevue. La question de l’équité procédurale est essentiellement assujettie à la norme de la décision correcte. La Cour doit examiner, en « mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne », si le processus suivi était juste et équitable (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 FCA 69 au para 54).

VI. Analyse

A. Est-ce que la décision est raisonnable?

[10] Les demandeurs plaident premièrement que l’agent n’a pas pris connaissance de leur mise à jour. Bien que l’agent ait affirmé n’avoir reçu aucun document dans le délai de 30 jours accordé aux demandeurs pour déposer de nouveaux documents à l’appui de leur demande, les demandeurs répliquent qu’ils ont déposé la mise à jour dans ce délai. Le défendeur concède que la décision doit être cassée puisque l’agent n’a pas reçu la mise à jour soumise par les demandeurs, pour des raisons plutôt techniques, et a rendu sa décision sans prendre en compte les éléments de preuve y contenus. Comme je l’ai indiqué plus haut, les observations du défendeur touchent principalement à la question de la réparation appropriée.

[11] Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en concluant que leur situation financière ne leur permettait pas de subvenir à leur voyage. Je suis d’accord. La preuve devant l’agent démontre que les demandeurs disposaient ensemble d’environ 40 000 $ CA au moment du dépôt de leur demande de visa en mars 2021. Le montant « d’environ 1 750 $ CA » auquel l’agent fait référence sort de nulle part. Ils plaident également que l’agent a commis une erreur en concluant que les sources de revenus fournies par les demandeurs n’étaient pas disponibles pour le voyage en l’absence de preuve en ce sens. D’ailleurs, les demandeurs ont précisé dans leur mise à jour que leur fille et le conjoint de celle-ci assumaient le paiement de leurs billets d’avion aller-retour ainsi que de leurs dépenses quotidiennes comme la nourriture et le transport, ce que l’agent a omis de mentionner. De même, la mise à jour indique que les demandeurs ont acheté une nouvelle propriété en Colombie, ce qui démontre leur intention de demeurer en Colombie, et qu’ils reçoivent régulièrement des revenus de leurs propriétés. Enfin, les demandeurs soutiennent que, même si on met de côté leur mise à jour et qu’on s’appuie exclusivement sur les éléments de preuve déposés antérieurement, leur situation financière a été considérée comme étant convenable dans la décision du 4 août 2021. De mon point de vue, je ne vois pas comment il serait raisonnable de conclure que les demandeurs n’ont pas assez de fonds pour payer leur voyage, particulièrement en tenant compte du fait que leur fille et le conjoint de celle-ci ont assumé les dépenses pour leurs billets d’avion ainsi que leur séjour. Je ne vois pas d’où l’agent tire la conclusion que ces fonds ne seraient pas facilement accessibles – cette conclusion n’est pas étayée par un renvoi à la preuve et n’est pas justifiée dans la décision.

[12] En outre, les demandeurs considèrent que le fait d’avoir trois enfants au Canada ne peut pas justifier le refus de leur demande de super visa. Sur ce point, je suis également d’accord avec les demandeurs : l’objectif même du super visa est de maintenir les liens entre les parents, les grands-parents et les enfants. Les demandeurs plaident que l’agent a considéré la condition des demandeurs à titre de parents et de grands-parents comme étant un facteur négatif, contrairement à la politique « Guide OP-11 » relative à la délivrance de visas de résident temporaire aux parents et aux grands-parents de Canadiens et de résidents permanents du Canada. Pour ma part, il est illogique de considérer le fait que les enfants des demandeurs habitent au Canada comme étant un motif valide de rejeter une demande de super visa pour parents et grands-parents. Il est nécessaire que les demandeurs aient des enfants ou des petits-enfants au Canada, sinon ils ne seraient pas en mesure d’obtenir le super visa, puisqu’ils ne seraient pas des parents ou des grands-parents. Le fait d’avoir traité ce facteur comme un élément négatif constitue un manque de logique interne dans la décision (Vavilov aux para 101-102).

[13] De plus, les demandeurs allèguent que l’agent a commis une erreur en concluant que leurs liens familiaux à l’extérieur du Canada ne sont pas significatifs. Selon les demandeurs, ils ont déposé deux lettres demandant pourquoi les liens familiaux étaient toujours le motif de refus, ceux qui ont été ignorés. Les demandeurs prétendent qu’ils avaient le droit de recevoir une réponse, invoquant la décision Dhillon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1446. Ils soutiennent également que l’agent a omis d’expliquer pourquoi, à son avis, les relations entre les demandeurs et les membres de leur famille en Colombie ne sont pas significatives, malgré la nouvelle preuve concernant leurs liens familiaux, qui avait été annexée à leur mise à jour. Pour ma part, je suis d’accord avec les demandeurs qui affirment que leur situation ressemble à l’affaire Azam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 115 [Azam], dans laquelle la Cour a conclu qu’il était déraisonnable pour l’agent de considérer « les [traduction] « facteurs d’attirance liés à sa famille » comme un facteur défavorable sans tenir compte du contexte dans son ensemble », y compris les liens familiaux dans le pays de la demanderesse (Azam au para 56). Ils plaident que, même en considérant leurs liens familiaux au Canada, il y avait des éléments de preuve devant l’agent liant les demandeurs avec la Colombie.

[14] D’après ce que j’ai pu voir dans la décision, il n’y a aucune mise en balance dans l’appréciation des liens familiaux des demandeurs au Canada et en Colombie. À part les motifs basés sur les finances, la décision semble être basée entièrement sur la présence des enfants des demandeurs au Canada – une considération déjà établie comme étant déraisonnable. Cependant, les liens familiaux des demandeurs en Colombie ne sont presque aucunement considérés. Le fait qu’ils ont un parent aîné ainsi que des frères et sœurs en Colombie n’est considéré par l’agent que brièvement dans une phrase à la fin des motifs. De plus, l’agent utilise la présence des frères et sœurs en Colombie pour minimiser l’importance du parent aîné qui y habite. L’agent a commis une erreur en s’appuyant sur les « facteurs d’attirance » pour les demandeurs au Canada sans tenir compte du contexte au complet, c’est-à-dire des facteurs d’attirance importants en Colombie (Azam aux para 55-56).

[15] Dans l’ensemble, je conviens avec les parties que la décision est déraisonnable et doit être cassée, car la Décision n’est ni fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, ni justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles l’agent des visas était assujetti (Vavilov au para 85).

B. Quelle est la réparation appropriée?

[16] Comme il est noté ci-haut, le défendeur concède que la décision doit être cassée et la plupart de ses observations touchent à la réparation appropriée. Le Ministre avait offert précédemment, dans le cadre d’une offre de règlement refusée par les demandeurs, que le dossier soit renvoyé à un autre décideur et transféré d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] de Bogota à un agent des visas d’IRCC au Mexique, et que le dossier soit traité en priorité. Bien que je sois conscient de la nécessité d’éviter un va-et-vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens (Vavilov au para 142), je conviens avec le défendeur qu’il ne serait pas approprié que la Cour ordonne au nouveau décideur d’arriver à un résultat spécifique.

[17] Je suis conscient que ce serait au moins la huitième fois que les demandeurs devraient présenter leur dossier devant un agent des visas. Puisque je conclus que la décision doit être réexaminée par un autre agent, je m’attends à ce qu’un tel examen contient nécessairement une évaluation détaillée et justifiée qui démontrerait que les éléments considérés validement comme étant négatifs ont été mis en balance avec les éléments favorables importants dans la présente affaire; des rejets de manière automatiques fondés uniquement sur le nombre de décisions antérieures refusant la délivrance d'un visa aux demandeurs me sembleraient déraisonnables dans ces circonstances.

[18] Ceci étant dit, je dois également commenter le fait que je constate que la question de « l’immigration irrégulière mais légale » des enfants des demandeurs a été soulevée dans les décisions précédentes, mais n’a pas été mentionnée dans la décision en cause. Je ne vois pas en quoi le fait que les enfants des demandeurs soient arrivés au Canada, légalement de surcroît, constitue le moindrement une considération valide pour l’agent des visas chargé du réexamen. De plus, si l’agent a des doutes liés à la crédibilité des demandeurs, à moins d’une explication claire, je m’attendrais à ce qu’il soit raisonnable que les demandeurs soient convoqués à une entrevue afin de les résoudre.

[19] Le cas des demandeurs suscite énormément de sympathie. Ça fait au moins sept ans qu’ils essaient de visiter leurs enfants et petits-enfants. Ils ont déjà dû manquer le mariage d’une de leurs filles, ainsi que la naissance de leur petit-enfant. Une des enfants des demandeurs est présentement enceinte et prévoit de donner naissance en décembre 2023. Les demandeurs souhaitent ne pas manquer la naissance d’un autre de leurs petits-enfants.

[20] J’ordonne donc que ce dossier soit renvoyé à un nouveau décideur et transféré d’IRCC de Bogota à un agent d’IRCC au Mexique pour être traité en priorité et que la nouvelle décision soit communiquée aux demandeurs dans un délai de 90 jours à compter de la date du présent jugement. L’agent chargé du réexamen devra être informé des motifs du présent jugement afin d’éviter de répéter les mêmes erreurs qui ont rendu la décision en cause et les décisions précédentes déraisonnables.

 


JUGEMENT au dossier IMM-7663-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un agent des visas d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté au Mexique, lequel doit prendre en considération les préoccupations exprimées dans la présente décision.

  3. La nouvelle décision doit être communiquée aux demandeurs dans un délai de 90 jours à compter de la date du présent jugement.

  4. Aucune question n’est certifiée.

« Peter G. Pamel »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7663-22

 

INTITULÉ :

GLORIA LUCY CAMACHO PINZON et OSVALDO JAVIER ARREGOCES USTATE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 Juillet 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 juillet 2023

 

COMPARUTIONS :

Me Telvis Paola Arregoces Camacho

Pour les demandeurs

Me Suzon Létourneau

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Telvis Paola Arregoces Camacho, avocate

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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