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Date : 20230613


Dossier : IMM-4216-22

Référence : 2023 CF 838

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 juin 2023

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

ANTHONIA CHIOMA AZIKE

GRACE CHIMAMANDA AZIKE

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demanderesses sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR], datée du 12 avril 2022 [la décision]. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] et a conclu que la demanderesse n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincue qu’il y a lieu de modifier la décision de la SAR. La présente demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

II. Contexte

[3] La demanderesse principale et sa fille, la demanderesse mineure, sont citoyennes du Nigéria. La demanderesse mineure est également citoyenne des États-Unis.

[4] La demanderesse principale a présenté une demande d’asile au Canada et allégué qu’elle et sa fille étaient exposées à un risque de la part de la famille de son époux. Le beau-père de la demanderesse principale est décrit comme l’un des grands chefs de leur village de l’État du Delta.

[5] La demanderesse principale a affirmé qu’après la naissance de sa fille en mars 2017, son beau-père a convoqué son ex-époux pour l’informer du projet de faire subir une excision à l’enfant et de la marier à un jeune âge.

[6] La SPR a rejeté la demande d’asile des demanderesses le 19 novembre 2021 et a conclu que les prétendus risques de la part de la famille de la demanderesse principale n’étaient pas crédibles. Plus précisément, la SPR a noté que la demanderesse n’avait pas mentionné un déménagement de Lagos à Abuja dans son premier exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile, que les affidavits étaient considérés comme frauduleux et qu’aucun élément de preuve ne démontrait que les demanderesses craignaient avec raison de subir un préjudice au Nigéria.

[7] En appel, les demanderesses ont soutenu que la SPR avait commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité du témoignage de la demanderesse principale. Elles ont ensuite présenté les observations suivantes :

  1. La SPR n’a pas évalué l’exposé circonstancié et le témoignage de la demanderesse principale en prenant en considération son état psychologique et n’a pas dûment tenu compte de la lettre d’évaluation psychologique.

  2. La SPR n’a pas appliqué les Directives numéro 4 du président intitulées Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe lorsqu’elle a rejeté l’explication de la demanderesse principale concernant les omissions dans son témoignage écrit.

  3. La SPR a rejeté à tort des éléments de preuve importants sous forme d’affidavits à l’appui parce qu’elle a affirmé qu’ils sont frauduleux. Elle a fait fi de l’ensemble de la preuve au moment de tirer des conclusions cruciales pour la demande d’asile.

  4. La SPR a procédé à un examen sélectif des éléments de preuve sur les conditions dans le pays.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[8] La SAR a accepté certains des nouveaux éléments de preuve présentés par les demanderesses en appel.

[9] La SAR a également conclu que les effets documentés des problèmes de santé mentale de la demanderesse expliquaient bien les difficultés que celle-ci avait éprouvées dans son témoignage devant la SPR. Bien qu’elle ait jugé le témoignage de la demanderesse crédible, la SAR a finalement convenu avec la SPR que le prétendu déménagement de Lagos à Abuja n’était pas crédible. Cette conclusion reposait sur le fait que ce déménagement et les menaces subséquentes avaient été entièrement omis de son premier exposé circonstancié.

[10] Dans l’ensemble, la SAR a accepté que les beaux-parents de la demanderesse principale eussent demandé que la demanderesse mineure soit soumise à des rites traditionnels préjudiciables, dont l’excision à la naissance et le mariage pendant son enfance.

[11] La SAR a toutefois conclu que les demanderesses n’avaient pas établi qu’elles étaient recherchées ou qu’elles seraient forcées de subir ces rites, selon la prépondérance des probabilités. Elle a examiné la preuve objective et a conclu que ce sont les parents qui prennent la décision principale de soumettre un enfant à des rites traditionnels, et qu’en l’espèce, les deux parents ont refusé ces rites.

[12] La SAR a conclu que la famille de l’époux de la demanderesse principale a fait preuve d’insistance, mais que son insistance n’a pas atteint le stade des menaces ou des tentatives de causer un préjudice physique à la demanderesse principale ou à sa fille. Elle a conclu que ces dernières n’étaient pas exposées à des risques allant au-delà des demandes répétées, de l’ostracisme et des sentiments de colère.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[13] Les demanderesses soutiennent que la SAR a commis les erreurs suivantes :

  • a)Elle a refusé d’admettre de nouveaux éléments de preuve.

  • b)Elle a conclu que la crainte de persécution des demanderesses n’était pas objectivement fondée.

  • c)Elle n’a pas évalué adéquatement le risque auquel était exposée la demanderesse mineure.

  • d)Elle a conclu que des omissions importantes avaient été faites et étaient attribuables à un manque de crédibilité.

[14] La Cour suprême du Canada a établi que, lorsqu’une cour procède à un contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond (c.‑à‑d. à un contrôle qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23. Cette présomption peut être réfutée, mais aucune des exceptions à la présomption n’est présente en l’espèce.

[15] Une décision raisonnable est justifiée, transparente et intelligible, et elle est axée sur la décision rendue, y compris sur sa justification (Vavilov, au para 15).

[16] Dans l’ensemble, une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85.

V. Analyse

A. Nouveaux éléments de preuve

[17] Les demanderesses ont demandé à la SAR d’admettre les documents suivants à titre de nouveaux éléments de preuve :

  1. Une copie d’un certificat notarié et d’une attestation d’un notaire public, datés du 21 décembre 2021.

  2. Une copie de l’affidavit du frère de la demanderesse principale, daté du 21 décembre 2021.

  3. Une copie de l’affidavit de Chibuzor Nwaoko, daté du 29 décembre 2021.

[18] La SAR a seulement accepté le premier document, un affidavit d’un notaire public attestant l’authenticité des affidavits que la SPR avait rejetés parce qu’elle les considérait comme étant frauduleux.

[19] La SAR a rejeté l’affidavit du frère de la demanderesse principale, qui avait été présenté pour corroborer son témoignage selon lequel elle avait déménagé à Abuja. Elle a conclu qu’il n’était pas établi clairement que cet affidavit « con[tenait] des renseignements survenus après la décision de la SPR ». Elle a mentionné que la demanderesse avait expliqué qu’elle n’avait pas présenté ces éléments de preuve à la SPR parce qu’elle ne pouvait pas savoir que celle-ci tirerait ses conclusions quant à la crédibilité. La SAR a rejeté cette explication.

[20] La SAR a également refusé d’admettre l’affidavit du cousin de l’époux de la demanderesse principale, concluant qu’il contenait des faits déjà déposés en preuve, à savoir que la demanderesse principale serait blâmée pour les événements survenus après son refus de soumettre sa fille à des rites traditionnels.

[21] Les demanderesses soutiennent que la SAR n’a pas dûment tenu compte des explications de la demanderesse principale lorsqu’elle a refusé d’admettre les nouveaux éléments de preuve, à savoir que la demanderesse principale n’aurait pas pu prévoir les conclusions précises que la SPR a tirées quant à la crédibilité. Elles affirment que ces éléments de preuve sont nouveaux, puisqu’ils contredisent les conclusions de fait de la SPR.

[22] Le défendeur soutient que le rôle de la SAR n’est pas de donner aux demanderesses l’occasion d’étayer le dossier afin de tenter de dissiper les doutes relatifs à la crédibilité soulevés par leur propre témoignage devant la SPR.

[23] Je suis d’accord avec le défendeur. Les demanderesses ont simplement répété devant la SAR leurs observations selon lesquelles il était impossible de prévoir que la SPR tirerait les conclusions qu’elle a tirées en matière de crédibilité. Il incombait aux demanderesses de prouver les événements à l’origine de la demande d’asile. Comme l’a souligné le juge Mosley au paragraphe 23 de la décision Hamid c Canada (MCI), 2021 CF 100, le rôle de la SAR ne consistait pas à offrir aux demanderesses l’occasion de compléter une preuve déficiente devant la SPR, mais plutôt à permettre que soient corrigées des erreurs de fait, de droit ou mixtes de fait et de droit.

[24] Les demanderesses ne m’ont pas convaincue que l’analyse des nouveaux éléments de preuve par la SAR comporte quelque lacune que ce soit. La conclusion de la SAR selon laquelle les demanderesses n’ont pas établi qu’elles n’auraient normalement pas pu présenter les éléments de preuve à la SPR est transparente, justifiée et intelligible. Elle est raisonnable.

B. Crainte fondée de persécution

[25] Les demanderesses soutiennent que la SAR a commis une erreur en concluant que les conséquences qu’elles pourraient subir en refusant les rites traditionnels n’allaient pas au-delà des demandes répétées, de l’ostracisme et des sentiments de colère.

[26] Plus précisément, bien que la SAR ait admis que la famille de l’époux de la demanderesse principale souhaitait que l’enfant soit soumise à des rites traditionnels, elle a conclu que la demanderesse n’avait pas fourni d’éléments de preuve crédibles démontrant qu’elle et sa fille risquaient de subir des menaces ou de la violence.

[27] Les demanderesses contestent le caractère raisonnable de cette conclusion et affirment qu’il s’agissait d’un fait établi qu’il y a, au sein de la famille de l’époux, un agent de police qui est apte et disposé à s’assurer que la demanderesse principale soumette sa fille à l’excision et à la punir si elle refuse de se conformer.

[28] Toutefois, je conviens avec le défendeur que la SAR n’a pas admis ce fait comme étant crédible. La SAR a jugé que cette allégation, qui figurait dans un addenda accompagné de renseignements concernant un prétendu déménagement à Abuja, constituait une « omission importante » dans l’exposé circonstancié initial du formulaire Fondement de la demande d’asile de la demanderesse principale. Elle a conclu que, compte tenu de la contradiction dans le témoignage écrit de la demanderesse principale, la SPR avait écarté à juste titre la présomption de vérité associée à celui-ci.

[29] Les demanderesses contestent l’affirmation de la SAR selon laquelle l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire Fondement de la demande d’asile modifié constitue une « omission majeure », mais la SAR a fourni des motifs approfondis et convaincants pour étayer cette affirmation. Contrairement à ce que les demanderesses soutiennent dans leurs observations, la SAR n’a pas fait fi de l’état de santé mentale documenté de la demanderesse principale ni ne l’a minimisé en tirant cette conclusion.

[30] La SAR a examiné le contenu d’un rapport psychologique indiquant que la demanderesse principale souffrait de symptômes associés à un traumatisme, notamment d’une incapacité de se rappeler des détails précis du passé. La SAR a raisonnablement conclu que ces rapports n’expliquaient pas comment une période de plusieurs semaines pouvait être omise et, en fin de compte, n’expliquaient pas une « omission d’une telle ampleur ».

[31] Pour en arriver à sa conclusion selon laquelle les demanderesses n’avaient pas établi l’existence d’un risque fondé de persécution, la SAR a également pris en compte la preuve objective au dossier.

[32] Les demanderesses soutiennent que la SAR a commis une erreur en privilégiant la preuve contenue dans le cartable national de documentation de la CISR par rapport à leurs propres éléments de preuve crédibles en concluant que les parents qui refusent les mutilations génitales féminines ne subissent habituellement pas de violence.

[33] Les observations des demanderesses ne me convainquent pas.

[34] Il était loisible à la SAR de se fonder sur la preuve objective sur les conditions dans le pays, et elle l’a fait de façon raisonnable. La SAR a conclu que les éléments de preuve indiquaient que les personnes qui refusent les demandes visant à soumettre leurs enfants à des rites traditionnels peuvent subir des conséquences, notamment des conflits familiaux, de l’ostracisme, de la pression sociale et une privation de soutien. De plus, elle a mentionné que, selon les éléments de preuve, généralement, un parent peut refuser de soumettre ses enfants à des rites traditionnels sans conséquences importantes, mais certaines familles peuvent subir un préjudice plus grand. Ces éléments de preuve précisaient également que, lorsque les parents ne s’entendent pas, si le père est favorable à l’idée de soumettre sa fille à une mutilation des organes génitaux de la femme/excision, il est probable que le préjudice se produise contre la volonté de la mère.

[35] Étant donné que, selon la preuve, les deux parents de la demanderesse mineure ont refusé qu’elle subisse les rites traditionnels, la SAR a raisonnablement conclu que la preuve objective ne fournissait pas un fondement objectif aux risques prétendus.

[36] En somme, les demanderesses contestent la façon dont la SAR a évalué la preuve et demandent à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve et d’en arriver à une conclusion différente. Ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire effectué selon la norme de la décision raisonnable : Vavilov, au para 83.

C. Risque pour la demanderesse mineure

[37] Les demanderesses soutiennent que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte du risque qu’un retour au Nigéria entraînerait pour la demanderesse mineure, indépendamment du risque pour sa mère.

[38] Je ne peux souscrire aux observations des demanderesses sur cette question.

[39] La SAR a très clairement conclu que la preuve objective et la preuve personnelle des demanderesses n’établissaient pas que la demanderesse mineure serait forcée de se soumettre aux rites traditionnels prétendus, en déclarant ce qui suit :

J’admets que le refus de l’appelante principale de se soumettre aux rites en question a causé de la tension et des conflits au sein de la famille et lui a occasionné un stress et un traumatisme considérables. Cependant, je conclus que les conséquences que l’appelante mineure et elle pourraient subir n’équivalent pas à une crainte fondée sur le plan objectif.

Comme la crédibilité du fondement de la demande d’asile n’a pas été établie selon la prépondérance des probabilités, je conclus que les appelantes ne sont pas exposées à une possibilité sérieuse de persécution, ou au risque d’être soumises à la torture, à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, selon la prépondérance des probabilités.

[Non souligné dans l’original]

[40] Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincue que la SAR a évalué les risques pour les deux demanderesses et, dans l’ensemble, qu’elle a examiné la demande d’asile d’une manière transparente, intelligible et justifiée en fonction des éléments de preuve et des observations qu’elle a reçues.

VI. Conclusion

[41] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[42] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier, et je conviens que les faits en l’espèce n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4216-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4216-22

 

INTITULÉ :

ANTHONIA CHIOMA AZIKE, GRACE CHIMAMANDA AZIKE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 MAI 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 juin 2023

 

COMPARUTIONS :

Gokhan Troy

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Bradley Bechard

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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