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Date : 20230524


Dossier : IMM-6435-23

Référence : 2023 CF 735

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 24 mai 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

BEVERLY MELLANIE THOMAS CHARLES

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] La demande de la demanderesse, Mme Beverly Mellanie Thomas Charles, visant l’instruction urgente de sa requête en sursis d’exécution de son renvoi à Saint‑Vincent-et-les-Grenadines, prévu pour le 25 mai 2023 à 3 h HAE, est rejetée.

[2] La Cour n’est pas convaincue que Mme Thomas Charles a raisonnablement expliqué pourquoi sa requête en sursis avait été soumise à la Cour et signifiée au défendeur, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre], à la toute dernière minute, à savoir un peu avant 17 heures HAP le 23 mai 2023, soit environ 30 heures avant l’heure prévue de son renvoi. Dans les faits, elle n’a fourni aucune explication satisfaisante pour justifier le dépôt aussi tardif de sa requête, c’est-à-dire seulement un jour ouvrable avant la date prévue de son renvoi. La Cour souligne que Mme Thomas Charles savait qu’elle faisait l’objet d’une mesure de renvoi depuis des années. Mme Thomas Charles avait été formellement convoquée le 12 mai 2023 à cet égard et avait présenté une demande de report de renvoi à l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] le 16 mai 2023, demande qui avait été rejetée, avec motifs détaillés à l’appui, le vendredi 19 mai 2023. Avant le dépôt officiel de la requête en sursis – à savoir le 23 mai 2023, après la fermeture des bureaux de Montréal, où les avocates de Mme Thomas Charles et du ministre sont toutes deux établies – ni Mme Thomas Charles ni son avocate n’avaient informé la Cour ou le ministre qu’elles voulaient présenter une requête en sursis.

[3] À l’instar de l’avocate du ministre, qui a indiqué à juste titre dans sa lettre du 24 mai 2023 qu’elle ne s’expliquait pas l’absence de progrès dans la préparation de la requête en sursis, la Cour ne comprend pas qu’aucun travail n’ait été effectué dans le cadre de la requête en sursis de Mme Thomas Charles entre le 19 et le 23 mai, une période de quatre jours qui coïncidait avec une longue fin de semaine. Les requêtes en sursis sont généralement urgentes et sont régulièrement préparées et présentées à la Cour pendant les jours fériés ou les fins de semaine. La longue fin de semaine de trois jours n’est certainement pas une explication valable pour le dépôt tardif de la requête de Mme Thomas Charles.

[4] De plus, conformément à une pratique bien établie, lorsque le temps est compté, les demandeurs qui sollicitent un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi imminente déposent souvent les documents à l’appui de leur requête avant que l’ASFC n’ait statué sur leur demande de report.

[5] Mme Thomas Charles aurait pu – et dû – présenter sa requête en sursis bien plus tôt. Le dépôt tardif de sa requête ne laisse à peu près pas de temps au ministre pour préparer ses documents et ses arguments, et empêche la Cour d’examiner les questions et d’instruire la requête correctement. Dans sa lettre du 24 mai 2023, l’avocate du ministre a demandé que la présente affaire ne soit pas entendue en raison du dépôt de dernière minute de la requête en sursis. La Cour est du même avis que le ministre, car il est à la fois préjudiciable pour lui et inéquitable pour la Cour de ne pas disposer des documents et du temps nécessaires pour procéder à une analyse raisonnée.

[6] Il convient de rappeler que le sursis à l’exécution d’un renvoi est une mesure de réparation extraordinaire en equity; cette injonction n’est accordée que dans des circonstances spéciales et impérieuses (Harkat c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 215). Lorsque le demandeur tarde à préparer la contestation de son renvoi, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de refuser d’instruire la requête en sursis qui n’a pas été déposée en temps opportun (El Ouardi c Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 42). Les requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi soulèvent des questions importantes et complexes et méritent d’être examinées attentivement. Lorsque rien ne justifie le dépôt d’une telle requête la veille du renvoi prévu, comme c’est le cas en l’espèce, il est inéquitable de demander au ministre de préparer une réponse adéquate dans un délai très court. En outre, il n’est pas dans l’intérêt de la justice de demander à notre Cour de trancher de telles requêtes de manière précipitée. L’intérêt de la justice est mieux servi lorsque les requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi sont déposées en temps opportun, ce qui permet aux deux parties de fournir à la Cour tous les renseignements et les éléments de preuve pertinents et donne à la Cour le temps de mener un examen adéquat.

[7] Plusieurs précédents de la Cour ont effectivement établi que celle-ci peut refuser d’instruire une requête en sursis déposée à la dernière minute si le demandeur ne fournit aucune explication satisfaisante pour justifier le dépôt tardif et son manque de diligence (voir par ex Beros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 325; Khan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1275; Matadeen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM‑3164‑00, 22 juin 2000).

[8] La Cour fait remarquer que, depuis février 2021, elle applique des lignes directrices concernant les requêtes en sursis urgentes dans les dossiers d’immigration. Ces lignes directrices sont désormais regroupées dans les Lignes directrices consolidées pour les instances d’immigration, de statut de réfugié et de citoyenneté du 24 juin 2022 [les Lignes directrices]. Les Lignes directrices prévoient expressément que les requêtes de dernière minute qui peuvent être évitées sont déconseillées puisqu’elles ne sont pas dans l’intérêt de la justice. Elles précisent que l’absence d’explication satisfaisante sur la nécessité de déposer une requête urgente à la dernière minute peut conduire la Cour à refuser d’instruire l’affaire. C’est précisément le cas en l’espèce.

[9] Mme Thomas Charles était pleinement consciente du caractère imminent de son renvoi, prévu pour le 25 mai 2023, depuis au moins le 12 mai 2023, mais elle a attendu au 16 mai 2023 pour présenter sa demande de report administratif de renvoi à l’ASFC, et à la fin de la journée du 23 mai 2023 pour présenter sa requête en sursis. Les arguments et motifs invoqués par l’avocate de Mme Thomas Charles pour justifier le dépôt tardif de la requête et le manque de diligence ne sont pas convaincants. La prétendue impossibilité d’effectuer du [traduction] « travail administratif » au cours d’une longue fin de semaine n’est pas convaincante et ne s’appuie sur aucun élément de preuve démontrant des efforts déployés pour préparer les documents à l’appui de la requête. En outre, les arguments invoqués à l’appui de la demande de report du renvoi (à savoir le degré d’établissement et d’intégration de Mme Thomas Charles au Canada, l’incidence de son renvoi sur son employeur canadien, l’état de santé de son fils adulte et les propres problèmes de santé de Mme Thomas Charles) auraient tous pu être soulevés bien plus tôt et ne reposaient pas sur de nouveaux éléments de preuve.

[10] En d’autres termes, la Cour conclut que rien ne justifie le dépôt tardif de la requête en sursis de Mme Thomas Charles et que, dans les circonstances de l’espèce, l’instruction de cette requête serait inéquitable, tant pour le ministre que la Cour. La Cour n’exercera donc pas son pouvoir discrétionnaire d’instruire la requête.

[11] Malgré ce qui précède, la Cour a examiné le dossier de requête de Mme Thomas Charles afin d’évaluer si le critère en trois volets pour surseoir à un renvoi serait respecté. La Cour n’est pas convaincue que Mme Thomas Charles satisfait aux trois volets, suivant lesquels elle doit démontrer : i) que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire principale du rejet de sa demande de report par l’ASFC soulève une question sérieuse et qu’elle pourrait vraisemblablement être accueillie; ii) qu’elle subirait un préjudice irréparable si le sursis n’était pas accordé et que la mesure de renvoi était exécutée; et iii) que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur (R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5; RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR-MacDonald]; Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 88-A-324 (CAF); 1988 CanLII 1420 [Toth]). Le critère est conjonctif, ce qui signifie que les trois volets doivent être remplis pour que la Cour accorde la réparation demandée (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 19).

[12] Un sursis au renvoi est une mesure exceptionnelle (Tesero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 148), et le pouvoir discrétionnaire de l’agent de renvoi de reporter le renvoi est extrêmement limité parce que, selon l’article 48 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, sa tâche consiste principalement à exécuter la mesure « dès que possible ».

[13] Comme la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire principale vise le rejet de la demande de report du renvoi par l’agent de l’ASFC, la Cour doit tenir compte du fait que l’octroi du sursis demandé en l’espèce entraînerait une des situations décrites dans la décision Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 CF 682 [Wang], au paragraphe 11, et dans les décisions rendues dans sa foulée, à savoir qu’une décision favorable à l’égard de la demande interlocutoire se traduira par l’octroi de la réparation recherchée dans la demande de contrôle judiciaire principale. Dans ces circonstances, le volet relatif à la « question sérieuse » du critère formulé dans les arrêts RJR-MacDonald et Toth ne se limite pas à exiger que la demande principale soit jugée comme n’étant « ni futile ni vexatoire » (RJR-MacDonald, aux pp 338-339). Le fardeau de la preuve est plus élevé, et Mme Thomas Charles doit démontrer qu’il « est vraisemblable » que sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de l’ASFC soit accueillie (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81 au para 66; Fox c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 346 au para 21). En outre, la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’exécution de la loi de l’ASFC de ne pas reporter un renvoi est celle de la décision raisonnable. Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles applicables (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 85, 101).

[14] En ce qui concerne la question sérieuse à trancher, la Cour ne voit aucune raison en l’espèce de modifier la décision de l’ASFC. À la lecture de la décision, il ne fait aucun doute que l’agent de renvoi a soigneusement considéré tous les arguments et éléments de preuve présentés par Mme Thomas Charles, de manière raisonnable et conformément à la norme établie dans l’arrêt Vavilov. L’agent de l’ASFC a fourni des motifs très détaillés pour justifier le rejet de la demande de Mme Thomas Charles, et cette dernière n’a soulevé aucune erreur importante quant au caractère raisonnable de la décision de l’ASFC dans ses observations. Plus précisément, l’agent de l’ASFC a analysé tous les arguments et les éléments de preuve présentés par Mme Thomas Charles concernant son emploi, ses problèmes de santé, sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, ainsi que la dépendance économique et l’état de santé de son fils adulte. Mme Thomas Charles n’a pas établi que sa demande de contrôle judiciaire de la décision de l’ASFC serait vraisemblablement accueillie. Aucune question sérieuse n’est soulevée en l’espèce.

[15] De plus, la Cour n’est pas convaincue que Mme Thomas Charles a démontré qu’elle subira un préjudice irréparable si la Cour rejette sa requête en sursis. Comme notre Cour l’a indiqué à plusieurs reprises, pour que les mots « préjudice irréparable » aient un sens, ils doivent correspondre à un préjudice au-delà de ce qui est inhérent à la notion même d’expulsion, qui veut dire être séparé des gens et des endroits connus et qui s’accompagne de séparations forcées et de cœurs brisés. La Cour n’est pas convaincue que le préjudice allégué par Mme Thomas Charles atteint le seuil du préjudice irréparable ni que celle-ci serait exposée à une menace grave à sa vie ou à sa sécurité si elle était renvoyée à Saint-Vincent-et-les-Grenadines.

[16] Enfin, la Cour estime que, en l’espèce, la prépondérance des inconvénients penche en faveur du ministre. Mme Thomas Charles a de nombreux antécédents avec les autorités canadiennes de l’immigration, un passé ponctué de plusieurs mesures de renvoi et d’expulsion prises contre elle, de travail illégal au Canada, de renvois du Canada, d’arrestations par l’ASFC et de manquements à l’obligation de se présenter aux entrevues préalables aux renvois. Au fil des ans, Mme Thomas Charles a transgressé les lois canadiennes sur l’immigration et fait preuve de mépris à l’égard des autorités canadiennes de l’immigration à de nombreuses reprises, ce qui fait pencher la prépondérance des inconvénients en faveur du ministre.

[17] En résumé, la Cour n’est pas convaincue que les conditions du critère formulé dans les arrêts RJR-MacDonald et Toth pour surseoir à une mesure de renvoi seraient remplies, et aucune circonstance exceptionnelle ne justifie que la Cour intervienne et exerce son pouvoir discrétionnaire en vue d’accorder la réparation demandée par Mme Thomas Charles. Il ne serait ni juste ni équitable de surseoir à la mesure de renvoi visant Mme Thomas Charles compte tenu des circonstances et du contexte propres à la présente affaire.


ORDONNANCE dans le dossier IMM-6435-22

LA COUR REND L’ORDONNANCE suivante :

  1. La Cour refuse d’entendre la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi présentée par la demanderesse.

  2. L’intitulé est par la présente modifié, avec effet immédiat, de manière à ce que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile soit désigné comme il se doit à titre de défendeur.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6435-23

INTITULÉ :

BEVERLY MELLANIE THOMAS CHARLES c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS ET DE L’ORDONNANCE :

LE 24 MAI 2023

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Léa Benoit

POUR LA DEMANDERESSE

Margarita Tzavelakos

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Semperlex Avocats

Montréal (Québec)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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