Date : 20230606
Dossier : T‑1222‑21
Référence : 2023 CF 793
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 6 juin 2023
En présence de monsieur le juge Diner
ENTRE : |
POWER WORKERS’ UNION, SOCIETY OF UNITED PROFESSIONALS, THE CHALK RIVER NUCLEAR SAFETY OFFICERS ASSOCIATION, FRATERNITÉ INTERNATIONALE DES OUVRIERS EN ÉLECTRICITÉ, SECTION LOCALE 37, CHRIS DAMANT, PAUL CATAHNO, SCOTT LAMPMAN, GREG MACLEOD, MATTHEW STEWART ET THOMAS SHIELDS
|
demandeurs |
et |
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, ONTARIO POWER GENERATION, BRUCE POWER, SOCIÉTÉ D’ÉNERGIE DU NOUVEAU‑BRUNSWICK ET LABORATOIRES NUCLÉAIRES CANADIENS |
défendeurs |
Table des matières
III. Questions en litige et norme de contrôle applicable
A. L’applicabilité de la Charte
E. Les dispositions contestées du RegDoc sont raisonnables au regard du droit administratif
(2) La Commission a fourni des motifs suffisants pour le RegDoc
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Il y a dix ans, la Commission canadienne de sûreté nucléaire [la CCSN] a entamé un processus visant à mettre en œuvre des tests aléatoires de dépistage de drogue et d’alcool et des tests de dépistage de drogue et d’alcool préalables à l’affectation ciblant les postes les plus névralgiques au sein des centrales nucléaires canadiennes. Durant plusieurs années, la CCSN s’est livrée à diverses consultations générales auprès des intervenants membres du public en vue de peaufiner la politique. Elle a publié une version définitive de l’ébauche en 2020, laquelle contraignait les sites nucléaires à sécurité élevée de catégorie 1 à mettre en place des tests aléatoires de dépistage de drogue et d’alcool et des tests de dépistage de drogue et d'alcool préalables à l’affectation visant les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté.
[2] Les demandeurs – six personnes employées par les sites nucléaires canadiens à sécurité élevée de catégorie 1 dans divers postes essentiels sur le plan de la sûreté, et leurs syndicats – sollicitent maintenant l’intervention de la Cour par voie de contrôle judiciaire en vue de faire déclarer que les dispositions de la politique de la CCSN sur les tests aléatoires de dépistage et les tests de dépistage préalables à l’affectation sont inconstitutionnelles à plusieurs égards.
[3] Le 21 janvier 2022, les demandeurs ont obtenu une injonction de la Cour suspendant la mise en œuvre des dispositions contestées de la politique jusqu’à ce qu’une décision définitive sur la présente demande de contrôle judiciaire soit rendue (voir Power Workers Union c Canada (Procureur général), 2022 CF 73 [Power Workers 2022]).
[4] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
II. Contexte
[5] Le législateur a institué la CCSN au moyen de la Loi sur la sûreté et la réglementation nucléaires, LC 1997, c 9 [la Loi] en vue de réglementer l’industrie nucléaire dans l’intérêt public. La mission de la CCSN est énoncée à l’article 9 de la Loi (les sections pertinentes sont reproduites à l’annexe A des présents motifs). Toutes les installations nucléaires du Canada doivent être titulaires d’un permis délivré par la CCSN [les titulaires de permis].
[6] La CCSN est composée (i) du personnel travaillant au sein de l’organisme de réglementation; et (ii) d’un tribunal quasi judiciaire et d'une cour d’archives [la Commission]. La Commission est habilitée, notamment, à prononcer des décisions sur l’adoption de politiques suivant les recommandations du personnel, y compris la politique visée par la présente demande.
[7] Les défendeurs comptent dans leurs rangs le procureur général du Canada et l’ensemble des installations nucléaires à sécurité élevée de catégorie 1 titulaires de permis et réglementées par la CCSN, à savoir Bruce Power L.P., Ontario Power Generation Inc., les Laboratoires Nucléaires Canadiens Ltd., et la société d’énergie du Nouveau‑Brunswick [collectivement, les employeurs]. Les employeurs exploitent les 19 réacteurs canadiens à fission nucléaire et fournissent la majorité de l’énergie de l’Ontario, ainsi qu’une quantité appréciable de l’électricité du Nouveau‑Brunswick. Ils retiennent les services des travailleurs visés par le RegDoc (défini plus loin).
[8] Les demandeurs sont les syndicats qui représentent les travailleurs des installations nucléaires réglementées par la CCSN, à savoir la Power Workers’ Union, la Society of United Professionals, la Chalk River Nuclear Safety Officers Association et la Fraternité internationale des ouvriers en électricité, section locale 37 [collectivement, les syndicats] ainsi que six travailleurs touchés : Chris Damant, Paul Catahno, Thomas Shields, Matthew Stewart, Scott Lampman et Greg MacLeod. Les syndicats représentent les travailleurs occupant des postes essentiels sur le plan de la sûreté visés par les dispositions de la politique sur les tests de dépistage préalables à l’affection et les tests aléatoires de dépistage, soit le REGDOC‑2.2.4, Aptitude au travail, tome II : Gérer la consommation d’alcool et de drogues, version 3 [le RegDoc] (reproduit à l’annexe B des présents motifs).
[9] La définition de postes essentiels sur le plan de la sûreté a évolué au fil de l’élaboration du RegDoc, et comprend désormais (i) les travailleurs accrédités sous le régime du paragraphe 9(2) du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I, DORS/2000‑204, à l’exception des spécialistes en radioprotection accrédités; et (ii) les travailleurs sur place formant la force d’intervention pour la sécurité nucléaire au sens pris dans la version définitive du RegDoc, qui fait l’objet de la présente demande. Les travailleurs accrédités au sens du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I comptent notamment parmi eux des agents de sécurité nucléaire et des opérateurs de salle de commande de l’unité autorisés. En somme, les travailleurs visés par les dispositions du RegDoc portant sur les tests aléatoires de dépistage et les tests de dépistage préalables à l’affectation forment un sous‑ensemble d’agents de sécurité nucléaire, armés et hautement qualifiés, qui sont chargés du maintien de la sécurité dans les installations nucléaires. Par rapport à d' autres postes névralgiques, les postes des membres de l’équipe d’intervention d’urgence et du corps de pompiers ne sont pas considérés comme essentiels sur le plan de la sûreté, mais sont plutôt classés comme postes importants sur le plan de la sûreté.
A. L’élaboration du RegDoc
[10] Les documents d’application de la réglementation forment un maillon essentiel du cadre de la CCSN relatif à la délivrance de permis et de licences, ainsi qu’à la conformité. Ils contiennent habituellement deux catégories de renseignements à l’intention des titulaires de permis : (i) les exigences; et (ii) l’orientation. Les titulaires de permis sont tenus de se conformer aux conditions prévues aux documents d’application de la réglementation lorsqu’ils utilisent des substances nucléaires, exploitent des installations nucléaires ou exercent d’autres types d’activités autorisées. Les documents d’application de la réglementation relatifs à l’orientation, quant à eux, complètent les exigences. Il est escompté des titulaires de permis qu’ils examinent et tiennent compte de l’orientation prévue dans un document d’application de la réglementation, et qu’ils expliquent à la CCSN les raisons qui les poussent à s’en écarter, le cas échéant.
[11] En 2012, la CCSN a amorcé une consultation publique en vue de mettre sur pied un document d’application de la réglementation sur l’aptitude au travail, qui comprenait des tests aléatoires de dépistage de drogues et d’alcool et des tests de dépistage de drogue et d'alcool préalables à l’affection. La consultation publique a permis la publication d’un document de travail, y compris d’une synthèse des commentaires reçus des intervenants sur le projet de document de travail (Rapport sur ce que nous avons entendu – DIS‑12‑03, publié en novembre 2013). En novembre 2015, la CCSN a adopté et publié une première ébauche du RegDoc en vue d’une nouvelle ronde de consultation visant les intervenants concernés.
[12] Plusieurs intervenants, dont les demandeurs, ont réitéré des objections qu’ils avaient d’abord soulevées en réaction au projet de document de travail, y compris leurs prétentions portant sur : (i) le fondement législatif incertain autorisant des tests de dépistage; (ii) la violation des articles 8 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, soit la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c 11 (R‑U) [la Charte]; (iii) les contradictions entre la jurisprudence arbitrale et les tests de dépistage proposés.
[13] En août 2017, le personnel de la CCSN a délivré une seconde ébauche du RegDoc dans laquelle il a cantonné les tests aléatoires de dépistage et les tests de dépistage préalables à l’affectation aux travailleurs essentiels sur le plan de la sûreté. Cette version restreignait également la définition de travailleur essentiel sur le plan de la sûreté (voir le paragraphe 9 des présents motifs), qui demeure celle adoptée dans la version définitive du RegDoc.
[14] En ce qui concerne les réactions suscitées au cours de l’élaboration du RegDoc, le personnel de la CCSN a présenté à la Commission la seconde ébauche du RegDoc lors d’une réunion publique en août 2017. Le procès‑verbal de cette réunion fait état de préoccupations soulevées concernant les dispositions du RegDoc relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation, et du fait que la Commission a enjoint au personnel de modifier le RegDoc et de le lui renvoyer pour nouvel examen et approbation.
[15] Durant une réunion tenue à huis clos en octobre 2017, le personnel de la CCSN a présenté à la Commission une troisième ébauche du RegDoc qui comprenait les modifications recommandées. Après l’avoir examinée, la Commission a approuvé la dernière version du RegDoc pour publication et utilisation.
[16] Les dispositions contestées du RegDoc sont les sections 5.1 (tests de dépistage préalables à l’affectation) et 5.5 (tests aléatoires de dépistage). Ces dispositions astreignent les titulaires de permis à mettre en œuvre des tests aléatoires de dépistage d’alcool et de drogue et des tests de dépistage d’alcool et de drogue préalables à l’affectation pour les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté. La CCSN estime que, parmi les quelque 12 000 travailleurs à l’œuvre dans les installations nucléaires, moins de 10 % d’entre eux sont des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté.
[17] La section 5.1 contraint les titulaires de permis à effectuer des tests de dépistage préalables à l’affectation à l’ensemble des candidats retenus pour rejoindre l’effectif des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté dans des installations nucléaires à sécurité élevée. Des tests de dépistage préalables à l’affectation doivent être mis en œuvre pour les nouveaux travailleurs et les travailleurs transférés. Selon le RegDoc, les tests de dépistage préalables à l’affectation ne constituent pas un outil de sélection et ne doivent être imposés qu’une fois que le candidat a satisfait à toutes les autres conditions d’emploi requises.
[18] La section 5.5 dispose que les titulaires de permis doivent contraindre tous les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté à subir des tests aléatoires de dépistage de drogue et d’alcool, et constitue une exigence distincte de la section 5.1 qui prévoit des tests de dépistage préalables à l’affectation. Chaque année, au moins 25 % des travailleurs de toutes les installations occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté doivent être soumis à des tests aléatoires de dépistage.
[19] Au titre de la section 6.1 du RegDoc, les titulaires de permis doivent effectuer des tests de dépistage d’alcool en recueillant des échantillons d’haleine à l’aide d’instruments approuvés au sens de l’article 2 de l’Arrêté sur les alcootests approuvés, TR/85‑201. Le test de dépistage doit être réalisé par des techniciens qualifiés qui sont indépendants des groupes de travail soumis à la procédure.
[20] Aux termes de la section 6.2 du RegDoc, en ce qui concerne le dépistage de drogue, les titulaires de permis peuvent choisir de procéder au dépistage de drogue dans l’urine, dans les sécrétions orales, ou au moyen d’une combinaison de ces deux méthodes en laboratoire. Les titulaires de permis doivent retenir les services d’un laboratoire accrédité aux fins d’analyse et de reddition de compte. Pour les tests de dépistage par analyse d’urine, le laboratoire choisi doit être accrédité par la Substance Abuse and Mental Health Services Administration [SAMHSA]. Pour les tests de dépistage par analyse des sécrétions orales, le laboratoire choisi doit être accrédité par la SAMHSA ou répondre aux Exigences générales concernant la compétence des laboratoires d’étalonnages et d’essais, ISO/IEC 17025.
[21] Le RegDoc établit des seuils de concentration, ou valeurs seuils, au regard de la quantité de substance à trouver dans un échantillon qui constitue un résultat positif à la fois pour le dépistage d’alcool et le dépistage de drogue. Les résultats positifs des tests de laboratoire sont envoyés à un médecin examinateur qui examine, interprète et vérifie les résultats des tests de dépistage en laboratoire pour chaque catégorie de drogue, comme le prévoit le RegDoc. Lorsqu’il se trouve en présence d’un résultat positif, le médecin examinateur doit donner au travailleur l’occasion d’expliquer toute autre raison du résultat positif au test de dépistage. Le médecin examinateur ne signalera à l’employeur que les résultats positifs vérifiés.
[22] Il convient de souligner que les dispositions du RegDoc relatives aux tests préalables à l’affectation et aux tests aléatoires de dépistage n’ont pas encore été mises en œuvre. Le RegDoc est entré en vigueur le 21 janvier 2021. Il ressort du procès‑verbal de la réunion de novembre 2020 de la CCSN que les titulaires de permis seraient tenus de mettre en œuvre des mesures de dépistage préalables à l’affectation dans un délai de six mois (au plus tard le 22 juillet 2021) et des mesures de tests aléatoires de dépistage dans un délai de douze mois (au plus tard le 22 janvier 2022). Cependant, au début de l’année 2022, les demandeurs ont saisi la Cour d’une requête en injonction et ils ont eu gain de cause. Le juge Gleeson a accordé l’injonction sollicitée et a sursis à la mise en œuvre des sections 5.1 (tests de dépistage préalables à l’affectation) et 5.5 (tests aléatoires de dépistage) du RegDoc jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue en l’espèce (voir : Power Workers 2022, aux para 5‑8).
[23] Par conséquent, le mécanisme de dépistage institué sous le régime des sections contestées du RegDoc n’a pas encore été appliqué. Les tribunaux sont encouragés à faire preuve de prudence lorsqu’ils examinent la constitutionnalité d’une disposition ou d’un régime législatif en l’absence d’un contexte factuel (MacKay c Manitoba, [1989] 2 SCR 357 à la p 366 [MacKay]; Ernst c Alberta Energy Regulator, 2017 CSC 1 au para 22 [Ernst]).
III. Questions en litige et norme de contrôle applicable
[24] Avant d’énoncer les questions en litige dont je suis saisi, je signale que, dans l’avis de question constitutionnelle, les demandeurs font valoir que les dispositions du RegDoc relatives aux tests de dépistage préalables à l’affectation et aux tests aléatoires de dépistage sont « invalides »
sous le régime de l’article premier de la Charte. Dans l’avis de demande de contrôle judiciaire, les demandeurs sollicitent un jugement déclaratoire selon lequel les sections 5.1 et 5.5 du RegDoc contreviennent aux articles 7, 8 et 15 de la Charte et sont inopérants. L’avis de demande vise également à obtenir une ordonnance annulant la décision de la CCSN d’adopter ces dispositions.
[25] Ainsi, l’espèce se distingue de plusieurs affaires de droit administratif contestant la législation par délégation, en ce que les demandeurs ne plaident pas que le RegDoc est invalide au regard de sa loi habilitante. En d’autres termes, ils ne soutiennent pas que le RegDoc est invalide parce que la CCSN a outrepassé les pouvoirs qui lui ont été délégués dans la loi par le législateur. Les demandeurs ne contestent pas non plus de façon générale la légalité de la loi en vue de soutenir qu’elle est contraire au partage des compétences, à la Charte ou à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
[26] Les demandeurs avancent plutôt que deux éléments précis du RegDoc, à savoir (i) les mesures de dépistage préalables à l’affectation et (ii) les mesures aléatoires de dépistage (sections 5.1 et 5.5), enfreignent plusieurs dispositions de la Charte. Ils soutiennent que la décision de la CSNC de prendre ces mesures était déraisonnable. En d’autres termes, ils affirment que, si les dispositions 5.1 et 5.5 doivent être frappées d’invalidité, ce qui subsiste du RegDoc peut être maintenu.
[27] Les demandeurs font valoir que les deux dispositions contestées du RegDoc devraient être écartées pour deux raisons. Premièrement, ils plaident que les exigences en matière de tests de dépistage préalables à l’affectation et de tests aléatoires de dépistage contreviennent aux articles 7, 8 et 15 de la Charte, et ne sont pas justifiées sous le régime de l’article premier. Deuxièmement, ils soutiennent, à titre subsidiaire, que la décision de la CCSN de passer le RegDoc était déraisonnable pour des motifs de droit administratif.
[28] Pour décider de la norme de contrôle applicable en l’espèce, il est important de comprendre comment les questions en litige ont été formulées. Pour faire valoir leur thèse, les demandeurs ont oscillé entre le fait de contester des sections du RegDoc comme s’ils cherchaient à invalider les dispositions d’une loi et le fait de contester la décision de la CCSN de retenir un RegDoc qui comprend des exigences en matière de tests de dépistage préalables à l’affectation et de tests aléatoires de dépistage.
[29] D’une part, aux fins de leur argumentation en droit administratif, ils prêtent au RegDoc l’étoffe d’une décision administrative, et l’attaquent pour son caractère déraisonnable. D’autre part, aux fins de leur argumentation en droit constitutionnel, ils lui reprochent d’être une forme de règlement ou de mesure législative qui impose une limite sur un droit garanti par la Charte.
[30] Une confusion semblable sur la classification du RegDoc ressortait également des observations écrites des demandeurs. Par exemple, au paragraphe 42 de leur mémoire, ils déclarent que [traduction] « le RegDoc constitue une ‶loi″ qui impose une limite aux droits garantis par la Charte [...] Les normes contraignantes non prévues par la loi qui établissent des obligations d’application générale plutôt que spécifiques, et qui sont suffisamment accessibles et précises, comptent parmi les ‶lois″ qui imposent une limite à un droit garanti par la Charte »
.
[31] Plus loin, les demandeurs soutiennent également que le RegDoc s’affiche comme règlement et que la Commission l’a adopté à tort par la voie plus simple d’un document d’application de la réglementation, au lieu de le soumettre à la procédure plus rigoureuse requise par les modifications réglementaires, comme je l’explique plus en détail dans la section B (étape 2) .
[32] Cependant, au paragraphe 1 de leur mémoire, les demandeurs déclarent qu’ils contestent la décision de la CCSN d’imposer les exigences du RegDoc et, par voie de réparation, ils demandent à la Cour d’annuler la décision de cet organisme d’adopter les volets du RegDoc portant sur les tests de dépistage préalables à l’affectation et les tests aléatoires de dépistage parce que ces deux éléments sont inconstitutionnels.
[33] À titre subsidiaire, les demandeurs demandent à la Cour de renvoyer les deux « sections »
du RegDoc à la CCSN pour nouvelle décision. Durant l’audience, lorsque je leur ai demandé de circonscrire exactement ce qui prétendument violait la Charte, les avocats des demandeurs ont précisé que leurs clients demandaient une déclaration d’invalidité à l'égard des sections 5.1 et 5.5 et le retrait par la Cour de ces dispositions du RegDoc. Au cours de l’audience, les débats ont porté plusieurs fois sur le moyen de réparation. Une telle discussion figure entre les minutes 02:43:00 et 02:45:00 de l’enregistrement audio du jour 1. Encore une fois, les demandeurs n’ont à aucun moment demandé à la Cour de déclarer que l’ensemble du RegDoc est invalide.
[34] Les défendeurs conviennent avec les demandeurs que la constitutionnalité des mesures de dépistage devrait être contrôlée en statuant sur chaque droit garanti par la Charte et en appliquant le cadre instauré par l’arrêt R c Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), 1 RCS 103 [Oakes] au titre de l’article premier. Les parties s’entendent également sur le fait que la Cour ne devrait pas appliquer le cadre de pondération énoncé dans l’arrêt Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12 [Doré] aux para 37 et 39 pour le contrôle des décisions administratives de nature discrétionnaire (voir également : École secondaire Loyola c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, au para 39; Law Society of British Columbia c Trinity Western University, 2018 CSC 32 [Trinity Western] au para 111). Les parties ont avancé dans leurs documents écrits – et réitéré lors de l’audience – que la Cour ne doit pas utiliser le paradigme des valeurs de la Charte pour analyser le RegDoc, car les demandeurs ne contestent pas la décision de la CCSN d’adopter l’intégralité du document, mais seulement deux sections de celui‑ci.
[35] Alors que les parties s’accordent sur la manière dont la Cour devrait se pencher sur les questions relatives à la Charte soulevées par les demandeurs, soit selon la démarche énoncée dans l’arrêt Oakes, elles se divisent sur la question ésotérique de savoir si c'est la norme de contrôle de la décision correcte qui s’applique à l’affaire, ou bien aucune norme. Elles conviennent que la norme de la décision raisonnable s’applique à la question de droit administratif consistant à savoir si la décision de la CCSN de retenir le RegDoc était raisonnable.
[36] Les demandeurs s’appuient sur l’arrêt Elementary Teachers Federation of Ontario v York Region District School Board, 2022 ONCA 476 [Elementary Teachers] aux para 36‑37, pour soutenir que la norme de la décision correcte s’applique à leurs arguments relatifs à la Charte. Dans l’arrêt Elementary Teachers, la Cour d’appel de l’Ontario a statué que la décision d’une arbitre était soumise à la norme de contrôle de la décision correcte sur la question de droit de savoir si le plaignant avait une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée au regard de son ordinateur portable de travail (Elementary Teachers, au para 37 renvoyant à l’arrêt R c Shepherd, 2009 CSC 35 au para 20). L’arrêt Elementary Teachers a depuis fait l’objet d’un appel et se trouve actuellement devant la Cour suprême du Canada [CSC] (voir Conseil scolaire de district de la région de York c Fédération des enseignantes et des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario, 2023 CanLII 19753 (CSC)).
[37] Les défendeurs, en revanche, soutiennent qu’aucune norme de contrôle ne s’applique à la question de savoir si les exigences en matière de tests de dépistage enfreignent la Charte, parce que les demandeurs ne cherchent pas à faire contrôler une décision administrative. Les défendeurs déclarent dans leurs observations écrites que l’application de la norme de la décision correcte va [traduction] « essentiellement à l'encontre du critère établi dans l’arrêt Oakes »
. Ils soutiennent que les demandeurs cherchent à faire frapper d’invalidité les dispositions du RegDoc qui, selon eux, constituent une politique prescrite « par une règle de droit »
qui tombe sous le coup de l’article premier de la Charte. Les défendeurs s’appuient sur le paragraphe 64 de l’arrêt Greater Vancouver Transportation Authority c Fédération canadienne des étudiantes et étudiants ‑ Section Colombie‑Britannique, 2009 CSC 31 [Greater Vancouver Transportation Authority], pour affirmer que le RegDoc peut être qualifié de « règle de droit »
parce qu’il établit une série de règles obligatoires auxquelles sont assujettis tous les titulaires de permis.
[38] Cette distinction ne me convainc pas que la norme de la décision correcte va essentiellement à l'encontre du cadre établi dans l’arrêt Oakes puisque, comme l’a récemment signalé le juge Favel dans la décision McCarthy c Whitefish Lake First Nation #128, 2023 CF 220 au paragraphe 54 [Whitefish], « [c]ette distinction est plus théorique que pratique, car si ‶aucune norme de contrôle″ ne s’applique, cela équivaut à procéder, sur le plan fonctionnel, à un contrôle selon la ‶norme de la décision correcte″ »
. En bref, la question est de savoir si, dans son application, le RegDoc enfreint la Charte en l’espèce.
[39] Les défendeurs s’appuient également sur l’arrêt Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime, 2009 CAF 234 [Renvoi maritime] et l’arrêt Union of Canadian Correctional Officers ‑ Syndicat des agents correctionnels du Canada ‑ CSN (UCCO‑SACC‑CSN) c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 212 [Agents correctionnels]. Ces deux arrêts de la Cour d’appel fédérale portaient sur des contestations fondées sur la Charte quant à la validité de règlements fédéraux.
[40] Dans le Renvoi maritime, le Procureur général du Canada a saisi la Cour d’un renvoi présenté en vertu du paragraphe 18.3(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, c F‑7 afin qu'elle statue sur la constitutionnalité du règlement visé. De ce fait, aucune décision administrative n’était en cause et la Cour n’a pas examiné la question de savoir si une norme de contrôle était applicable.
[41] L’arrêt Agents correctionnels, qui a été rendu en 2019, concernait une demande de contrôle judiciaire de la décision du Conseil du Trésor d’adopter une norme sur le filtrage de sécurité relative à la situation financière des agents correctionnels, ainsi qu’une directive du Service correctionnel du Canada la mettant en œuvre. Les demandeurs dans l’affaire Agents correctionnels ont fait valoir que les procédures de filtrage approfondi sur la situation financière portaient atteinte aux droits des employés de ces établissements pénitentiaires prévus à l’article 8 de la Charte.
[42] La Cour d’appel fédérale a rejeté la décision du juge de première instance selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’appliquait dans l’affaire Agents correctionnels. Elle a jugé au contraire que c'était la norme de la décision correcte qui s’appliquait. La Cour a ensuite expliqué que le cadre d’analyse élaboré dans l’arrêt Doré ne trouvait pas application parce que la demande de contrôle judiciaire « s’apparente plutôt à une contestation de la constitutionnalité d’une disposition législative ou réglementaire »
(Agents correctionnels, au para 21) :
[21] [...] l’appelant ne remet pas en cause une décision administrative ciblée portant sur une disposition de la Norme 2014 ou de la Directive du commissaire ayant fait l’objet d’une interprétation par un décideur. L’appelant conteste plutôt leur adoption dans leur ensemble. Le Syndicat attaque ainsi de front la constitutionnalité même de la Norme 2014 et la Directive du commissaire. Il s’ensuit que le cadre d’analyse élaboré dans l’arrêt Doré ne trouve pas application et il est en conséquence incongru d’appliquer la norme de la raisonnabilité. La demande de contrôle judiciaire formulée par l’appelant s’apparente plutôt à une contestation de la constitutionnalité d’une disposition législative ou réglementaire. Une telle contestation est d’ordinaire assujettie à la norme de la décision correcte (Dunsmuir, au paragraphe 58).
[Souligné dans l’original.]
[43] À bien des égards, l’arrêt Agents correctionnels est pertinent dans la mesure où les demandeurs en l’espèce ne contestent pas l’interprétation faite par un décideur du document en question. Dans les deux cas, les demandeurs contestent l’adoption de mesures de filtrage sur la situation financière et de mesures de dépistage de drogue (respectivement) en invoquant des motifs fondés sur la Charte.
[44] Quelques mois après la publication de l’arrêt Agents correctionnels, la Cour suprême du Canada a diffusé l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Quoique tranché par la Cour d’appel fédérale juste avant la publication de l’arrêt Vavilov, l’arrêt Agents correctionnels reflète toujours l’état actuel du droit, puisqu’il a été cité par le juge en chef Crampton après la diffusion de l’arrêt Vavilov dans la décision Spencer c Canada (Santé), 2021 CF 621 [Spencer].
[45] Dans cette décision, le juge en chef Crampton a rejeté une contestation de la validité de certaines mesures de quarantaine concernant les voyageurs aériens prises au niveau fédéral. Ces mesures faisaient partie de la réponse du gouvernement fédéral face au virus de la COVID‑19 et ont été mises en œuvre au moyen d’une série de décrets. En appel, la Cour d’appel fédérale a jugé que la contestation était sans objet puisque les décrets avaient été abrogés (Spencer c Canada (Procureur général), 2023 CAF 8).
[46] Au paragraphe 64 de la décision Spencer, le juge en chef Crampton fait mention de l’arrêt Agents correctionnels, parmi d’autres décisions antérieures à l’arrêt Vavilov, et conclut que « [l]a norme que la Cour doit appliquer aux questions en litige se rapportant à la Charte, à la Loi constitutionnelle de 1867 et à la Déclaration canadienne des droits, est celle de la décision correcte »
(voir également : Taseko Mines Limited c Canada (Environnement), 2017 CF 1100 aux para 49 et 54, conf par 2019 CAF 320 aux para 19 et 22).
[47] Je suivrai cette démarche, énoncée par la Cour d’appel fédérale au paragraphe 21 de l’arrêt Agents correctionnels, et suivie par le juge en chef Crampton dans la décision Spencer. Je la trouve cohérente avec mon interprétation de l’arrêt Vavilov où la Cour suprême du Canada a confirmé aux paragraphes 55 à 57 que la norme de la décision correcte continue d’être appliquée dans le contrôle des questions constitutionnelles.
[48] Cette décision est également conforme à la jurisprudence publiée par la suite par la Cour d’appel fédérale (Médicaments Novateurs Canada c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 210 [Médicaments Novateurs] et Portnov c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 171 [Portnov]). Dans ces deux arrêts, la Cour d’appel fédérale a jugé que l’adoption d’une législation déléguée devrait être examinée au regard de la norme de la décision raisonnable, à moins qu’une exception énoncée dans l’arrêt Vavilov ne s’applique (voir Portnov, au para 10, et Médicaments Novateurs, au para 27). Ces affaires s’écartent de la démarche établie dans l’arrêt Katz Group Canada Inc c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64 [Katz], selon laquelle la Cour doit conclure que le règlement « repose sur des considérations sans importance »
, est « non pertinent »
ou « complètement étranger »
à l’objet de la loi habilitante (Katz, au para 28). L’arrêt Katz a été publié plusieurs années avant l’arrêt Vavilov. La Cour d’appel fédérale a confirmé que l’arrêt Vavilov offre la perspective la plus appropriée pour examiner la validité des règlements (Médicaments Novateurs, au para 26, Portnov, aux para 22‑28).
[49] Je fais remarquer que les arrêts Portnov et Médicaments Novateurs se distinguent de l’espèce. Dans ces arrêts, les juges ont examiné la légalité des règlements en question à la lumière de leur loi habilitante. Dans les deux cas, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’aucune exception à la présomption d’application de la norme raisonnable énoncée dans le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov ne s’appliquait (Portnov au para 17; Médicaments Novateurs, au para 45). En revanche, la validité du RegDoc est contestée en l’espèce parce que certaines sections contreviendraient aux articles 7, 8 et 15 de la Charte.
[50] L’arrêt Vavilov a établi que la norme de la décision raisonnable s’applique généralement dans le cadre du contrôle sur le fond de décisions administratives (Vavilov, aux para 16, 23‑25). Il existe toutefois deux exceptions à cette présomption. La première d’entre elles tient au choix du législateur de prescrire une norme de contrôle ou d’inscrire dans la loi un mécanisme d’appel qui indique le recours à une norme applicable en appel (Vavilov, aux para 17, 33‑35).
[51] La deuxième exception est celle où la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte, à savoir pour les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs » (Vavilov, aux para 17, 53).
[52] Aux paragraphes 54 à 56 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada énumère les questions qui relèvent du droit constitutionnel comme étant celles qui englobent les questions juridiques sur le partage des compétences entre le Parlement et les provinces, le rapport entre le législateur et les autres organes de l’État, la portée des droits ancestraux et des droits issus de traités reconnus à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, l’interprétation par un décideur administratif de sa loi habilitante et « d’autres questions de droit constitutionnel [qui] nécessite[nt] une réponse décisive et définitive de la part des cours de justice »
.
[53] L’exception à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable prévue dans l’arrêt Vavilov pour les questions constitutionnelles suit une jurisprudence de longue date qui confirme le degré de certitude et la rigueur nécessaires à l’examen des questions constitutionnelles. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale au paragraphe 23 de l’arrêt Guérin c Canada (Procureur général), 2019 CAF 272 :
Eu égard à la question de savoir si le Règlement et les Directives violent l’article 7 de la Charte, je suis d’avis que la norme de la décision correcte doit s’appliquer. Il est en effet bien établi que les questions de nature constitutionnelle doivent être examinées de façon rigoureuse et sans aucune déférence dans le cadre d’un contrôle judiciaire : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers' Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, au para30; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au para 58 [Dunsmuir]; Tapambwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34, [2019] F.C.J. No. 186, au para 30; Begum c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 181, [2018] A.C.F. no 1007, au para. 36, aut. d’appel à la CSC rejetée, 38439 (18 avril 2019), [2018] C.S.C.R. no 506 [Begum]; Canada (Procureur général) c Association des juristes de Justice, 2016 CAF 92, [2016] A.C.F. no 304, au para 23.
[Non souligné dans l’original.]
[54] De même, dans l’affaire Association des pilotes d’Air Canada c Air Canada, 2023 CF 138 [Association des pilotes], la Cour a récemment examiné la question de savoir si une exemption réglementaire prévue dans deux paragraphes du Règlement sur l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne aux régimes de prestations, DORS/80‑68, enfreignait le paragraphe 15(1) de la Charte. La juge Furlanetto a statué ce qui suit au paragraphe 20, en se reposant sur les paragraphes 55 à 57 de l’arrêt Vavilov : « [l]a norme de contrôle pour la question de fond est la norme de la décision correcte. La compatibilité des alinéas 3b) et 5b) du Règlement avec la Charte est une question constitutionnelle qui relève d’une exception à la présomption d’application de la norme de la décision correcte »
.
[55] En l’espèce, les contestations fondées sur la Charte intentées par les demandeurs sont qualifiées d’« attaque [...] de front [de] la constitutionnalité »
du RegDoc (voir Agents correctionnels, au para 21). À mon avis, la démarche adoptée dans l’arrêt Agents correctionnels, et suivie récemment par la Cour dans les décisions Spencer et Association de pilotes, est la plus indiquée pour statuer sur les questions fondées sur la Charte en l’espèce. J’estime en outre qu’elle se conforme aux enseignements de l’arrêt Vavilov puisqu’elle relève de l’exception à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable, laquelle exception concerne les « autres questions de droit constitutionnel [qui] nécessite[nt] une réponse décisive et définitive des cours de justice »
(Vavilov, au para 55).
IV. Analyse
[56] L’industrie nucléaire est unique. Toutes les parties conviennent que la sûreté est la priorité la plus importante et que l’intérêt du public pour la sûreté nucléaire est élevé. Un incident nucléaire peut avoir des effets dévastateurs et durables sur la collectivité et l’environnement. C’est dans le contexte unique de l’industrie hautement réglementée du nucléaire que je conclus que les dispositions du RegDoc relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation sont constitutionnelles et n’enfreignent pas les articles 8, 15 ou 7 de la Charte, comme je l’explique plus loin.
A. L’applicabilité de la Charte
[57] La Charte lie la conduite des représentants de l’État et ne restreint pas l’activité privée ou non gouvernementale (SDGMR c Dolphin Delivery Ltd, 1986 CanLII 5 (CSC), [1986] 2 SCR 573). Par exemple, une perquisition, une fouille ou une saisie effectuées par un particulier ne fait pas entrer en jeu un contrôle au titre de l’article 8, à moins que le particulier n’agisse en tant que représentant de l’État ou n’exerce une délégation de pouvoirs gouvernementaux prévue par la loi (R c Buhay, 2003 CSC 30 au para 31).
[58] Le paragraphe 32(1) de la Charte définit son champ d’application dans les termes suivants :
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[59] Dans l’arrêt Eldridge c Colombie‑Britannique (Procureur général), 1997 CanLII 327 (CSC), [1997] 3 SCR 624, le juge La Forest, écrivant au nom de l’ensemble de la Cour, a résumé les principes applicables pour l’interprétation de l’article 32 :
[...] il peut être jugé que la Charte s’applique à une entité pour l’une ou l’autre des deux raisons suivantes. Premièrement, il peut être décidé que l’entité elle‑même fait partie du « gouvernement » au sens de l’art. 32. Une telle conclusion requiert l’examen de la question de savoir si l’entité dont les actes ont suscité l’allégation d’atteinte à la Charte peut – soit de par sa nature même, soit à cause du degré de contrôle exercé par le gouvernement sur elle – être à juste titre considérée comme faisant partie du « gouvernement » au sens du par. 32(1). En pareil cas, toutes les activités de l’entité sont assujetties à la Charte, indépendamment du fait que l’activité en cause pourrait à juste titre être qualifiée de « privée » si elle était exercée par un acteur non gouvernemental. Deuxièmement, une activité particulière d’une entité peut être sujette à révision en vertu de la Charte si cette activité peut être attribuée au gouvernement. Il convient alors d’examiner non pas la nature de l’entité dont l’activité est contestée, mais plutôt la nature de l’activité elle‑même. Autrement dit, il faut, en pareil cas, s’interroger sur la qualité de l’acte en cause plutôt que sur la qualité de l’acteur. Si l’acte est vraiment de nature « gouvernementale » – par exemple, la mise en œuvre d’un régime légal ou d’un programme gouvernemental donné – l’entité qui en est chargée est assujettie à l’examen fondé sur la Charte, mais seulement en ce qui a trait à cet acte, et non à ses autres activités privées.
[60] Dans l’arrêt Greater Vancouver Transportation Authority, la juge Deschamps a rappelé que la Charte s’applique non seulement au Parlement, aux assemblées législatives et au gouvernement, mais aussi à « tous les domaines relevant d’eux »
(au paragraphe 14).
[61] Les parties n’ont cité aucune décision indiquant expressément que la Charte s’applique aux milieux de travail dans le secteur nucléaire, et je n’ai pas non plus connaissance d’une telle décision. Cependant, je fais observer que, peu après l’entrée en vigueur de la Charte et dans un contexte quelque peu analogue, la Commission des relations de travail de l’Ontario a conclu ce qui suit au paragraphe 35 de la décision Electrical Power Systems Construction Council of Ontario v Ontario Hydro, 1984 CanLII 1050 (ON LRB) : [TRADUCTION] « Il ne fait guère de doute que la Charte s’applique aux actions des fonctionnaires dans la prise de règlements et l’octroi ou le rejet de prestations ou de permis sanctionnés par la loi »
.
[62] Je constate en outre que la Cour suprême du Canada a statué que les organismes créés par une loi (comme les municipalités et les commissions scolaires) sont des entités gouvernementales dotées de pouvoirs législatifs et que la Charte s’applique à elles (Godbout c. Longueuil (Ville), 1997 CanLII 335 (CSC), [1997] 3 RCS 844 aux para 50, 51 118 [Godbout], et Chamberlain c Surrey School District No. 36, 2002 CSC 86). De la même façon, la CCSN est une entité créée par le législateur, elle est donc une « entité gouvernementale »
, et par conséquent, assujettie à la Charte.
[63] Plus précisément, la CCSN est un organisme de réglementation fédéral chargé de superviser la production et l’utilisation de l’énergie nucléaire au Canada, qui poursuit ses activités dans l’intérêt public. Elle a été créée en tant que mandataire de la Couronne conformément au paragraphe 8(2) de la Loi. Les membres et le président de la CCSN sont nommés par le gouverneur en conseil (paragraphes 10(1) et (3) de la Loi). Conformément à l’article 19, le gouverneur en conseil peut donner à la Commission des « instructions »
qui ont force de loi. En outre, les articles 12 et 72 de la Loi définissent le rôle du président de la CCSN comme étant le premier dirigeant de la Commission chargé de rendre compte au ministre des Ressources naturelles.
[64] En somme, vu sa nature gouvernementale, la CCSN est assujettie au contrôle de la Charte .
B. Les dispositions du RegDoc relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation n’enfreignent pas l’article 8 de la Charte
[65] L’article 8 dispose que « [c]hacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives »
. Au fond, l’objectif de l’article 8 est de servir de bouclier contre les ingérences injustifiées de l’État dans la vie privée des gens (R c Kang‑Brown, 2008 CSC 18 au para 8; Hunter et autres c Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 RCS 145[Hunter c Southam] à la p 160). D’une manière générale, l’article 8 protège les attentes raisonnables en matière de respect de la vie privée d’un demandeur contre les ingérences déraisonnables de l’État (R c Tessling, 2004 CSC 67 [Tessling] aux para 16‑18).
[66] J’entame mon analyse par un bref examen de l’applicabilité de la jurisprudence relative à l’article 8 à la nature unique de l’espèce. Dans le contexte du droit pénal, la protection contre les perquisitions, fouilles et saisies abusives exige une analyse centrée sur les faits visant à déterminer si l’État a bafoué le droit à la vie privée de l’accusé. Pour avoir qualité à faire valoir son droit garanti à l’article 8, un accusé ne peut invoquer que son propre droit à la vie privée et non celui d’un tiers (voir, par exemple : R c Edwards, 1996 CanLII 255 (CSC), [1996] 1 RCS 128 [Edwards] aux para 43, 45‑47; R. c Marakah, 2017 CSC 59 au para 12).
[67] Or, la protection offerte par l'article 8 outrepasse certainement celle offerte contre les perquisitions, les fouilles et les saisies abusives dans un contexte de droit pénal (voir : R c McKinlay Transport Ltd., 1990 CanLII 137 (CSC), [1990] 1 SCR 627 [McKinlay Transport] aux pp 640‑641; Comité paritaire de l’industrie de la chemise c Potash, 1994 CanLII 92 (CSC), [1994] 2 SCR 406 [Comité paritaire] à la p 408; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission des pratiques restrictives du commerce), 1990 CanLII 135 (CSC) [Thomson Newspapers] aux pp 495‑496).
[68] Cependant, dans chacun de ces arrêts excédant la sphère du droit pénal, la Cour suprême du Canada a examiné les détails d’une perquisition, d’une fouille ou d’une saisie qui avait déjà eu lieu. Dans l’arrêt McKinlay Transport, la Cour s’est penchée sur la constitutionnalité de certaines dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1, à la suite de leur application à deux sociétés contribuables.
[69] Dans l’arrêt Comité paritaire, la Cour s’est intéressée de la même façon aux pouvoirs d’inspection d’une agence dans un secteur réglementé de l’industrie (fabrication de textiles), après que les inspecteurs aient tenté d’enquêter sur les lieux en question conformément aux pouvoirs qui leur étaient conférés par la législation contestée. Dans l’arrêt Thomson Newspapers, la Cour a examiné la question de savoir si l’article 17 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions était incompatible avec les articles 7 et 8 de la Charte après avoir été invoqué pour justifier la signification à la société appelante et à plusieurs de ses représentants de citations à comparaître devant la Commission sur les pratiques restrictives du commerce pour être interrogés sous serment et contraints de produire des documents.
[70] Même si leur trame factuelle ne relevait pas du droit pénal, chacun des arrêts susmentionnés faisait intervenir un « fondement factuel »
permettant d’apprécier la constitutionnalité de la perquisition, de la fouille ou de la saisie en litige (voir également l’arrêt Mackay, à la p 361).
[71] De toute évidence, en l’espèce, il est sursis à la mise en œuvre des dispositions contestées jusqu’à ce que la décision définitive soit rendue dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire (Power Workers 2022, au para 6). Je suis donc chargé de statuer sur la constitutionnalité d’une saisie sanctionnée par le RegDoc, mais qui n’a pas encore eu lieu pour aucun travailleur particulier, étant donné l’injonction rendue dans la décision Power Workers 2022.
[72] Les arrêts susmentionnés Agents correctionnels et Renvoi maritime de la Cour d’appel fédérale sont utiles pour mettre en lumière la manière d’apprécier une perquisition, une fouille ou une saisie inchoative – à savoir une perquisition, une fouille ou une saisie autorisée par un régime légal ou réglementaire donné, mais qui n’a pas encore eu lieu. Dans l’arrêt Agents correctionnels, rendu après l’arrêt Goodwin c Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), 2015 CSC 46 [Goodwin], la Cour d’appel a examiné la constitutionnalité d’une fouille prospective dans un contexte réglementaire.
[73] Dans l’arrêt Renvoi maritime, la Cour d’appel fédérale s’est penchée sur un régime réglementaire qui s’appliquerait au contrôle des employés occupant des postes critiques pour la sécurité dans les ports du Canada. Aux termes des règlements en cause, les travailleurs devaient fournir des renseignements biographiques sur eux‑mêmes et leurs conjoints au ministre des Transports pour lui permettre de juger si les travailleurs représentaient une menace pour la sécurité des opérations du Canada. Au paragraphe 28 de l’arrêt Renvoi maritime, le juge Evans, au nom de la Cour, a mis en exergue trois facteurs pertinents pouvant servir à encadrer les contestations fondées sur la Charte introduites dans un contexte réglementaire particulier :
[28] Premièrement, étant la partie qui allègue des violations à la Charte, la SIDM a le fardeau de présenter la preuve à première vue d’une telle violation, même si l’article en question de la Charte requiert de mettre le droit en balance avec des intérêts divergents, en tenant compte du contexte, comme ceux visés aux articles 7 (principes de justice fondamentale) et 8 (fouille abusive). Deuxièmement, lorsque la question consiste à savoir si l’action contestée de l’État porte atteinte à un droit reconnu par la Charte, le SIDM, étant la partie qui l’affirme, est tenu de présenter des éléments de preuve en ce sens, sauf si cela était évident. Troisièmement, il importe de distinguer entre une contestation de la validité du Règlement, telle que celle du SIDM, et une contestation d’une décision particulière prise en vertu du Règlement. Le Règlement n’est pas rendu invalide simplement parce qu’il peut être appliqué de manière inconstitutionnelle dans des cas particuliers.
[74] Dans l’analyse de l’article 8 de la Charte effectuée par la Cour, le juge Evans a d’abord présumé, aux fins du renvoi, que les règlements constituaient une fouille (au paragraphe 48). Il s’est ensuite penché sur le deuxième volet de l’analyse relative l’article 8, à savoir si la fouille autorisée par le règlement était abusive. La Cour a mis en balance les intérêts des employés en ce qui a trait à leur vie privée avec les intérêts publics visés par le régime législatif (Renvoi maritime, au para 49). Cette mise en balance a contraint la cour à tenir compte des considérations suivantes :
(i)les facteurs contextuels, qui comptent parmi eux
(ii)l’autorisation préalable et l’examen postérieur à une décision (c’est‑à‑dire les freins et les contrepoids nécessaires pour éviter les abus de pouvoir);
(iii)le degré d’ingérence dans la vie privée et la nature pressante de l’intérêt public (par exemple, les empreintes digitales ou les photographies sont des formes de fouilles moins intrusives).
[75] Dans l’arrêt Agents correctionnels rendu plus récemment, la Cour d’appel fédérale a jugé qu’une directive enjoignant aux agents correctionnels qui possédaient des niveaux d’habilitation de sécurité précis à soumettre un dossier de crédit n’enfreignait pas l’article 8 de la Charte. Comme il n’était pas contesté que l’enquête sur le crédit constituait une fouille au sens de l’article 8, l’analyse de la Cour était centrée sur la question de savoir si la directive en cause entraînerait une fouille abusive des demandeurs. Le juge Boivin, écrivant au nom de la Cour, a décrit les volets de l’analyse relative à l’article 8, après avoir examiné les deux démarches adoptées dans les arrêts Renvoi maritime et Goodwin :
[24] L’intimé n’ayant pas contesté en première instance que l’enquête sur le crédit était une fouille au sens de l’article 8 de la Charte, la Cour fédérale s’est attardée uniquement à la question de savoir si celle‑ci était abusive (Décision de la Cour fédérale aux paras 95‑98; Hunter et autres c Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145).
[25] Pour ce faire, la Cour fédérale s’est méthodiquement inspirée des critères énoncés dans l’arrêt Goodwin c Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicules), 2015 CSC 46, [2015] 3 R.C.S. 250 [Goodwin] de la Cour suprême du Canada et de ceux élaborés par notre Cour dans le Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime (CA), 2009 CAF 234, [2009] A.C.F. no 1266 (QL) (Renvoi maritime). Dans le contexte de la présente affaire, les critères en question s’énoncent comme suit : i) l’objectif de la Norme 2014 et de la Directive du commissaire; ii) la nature de celles‑ci; iii) la manière dont la fouille est conduite, y compris le degré d’empiètement, ainsi que iv) l’examen postérieur et les recours possibles pour contrôler la fouille.
[Citations complètes omises; non souligné dans l’original]
[76] Dans les deux arrêts examinés plus haut, la Cour d’appel fédérale a étudié la question de savoir si les règlements étaient autorisés par la loi et si la loi elle‑même était raisonnable. Cependant, aucun des deux arrêts ne traite de la question de savoir si la manière dont la fouille a été effectuée était raisonnable, pour la raison évidente qu’aucune fouille n’avait encore eu lieu.
[77] Une situation semblable est également présente en l’espèce, étant donné que le régime est mis en place, mais que, suivant l’injonction de la Cour, il n’a pas encore été mis en œuvre auprès des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté. Par conséquent, j’appliquerai l’approche suivie par la Cour d’appel fédérale, inspirée des enseignements de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Goodwin, puisque la Cour doit décider de l’annulation ou non des dispositions réglementaires qui habilitent les titulaires de permis à autoriser une saisie.
Étape 1 : Les dispositions relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation font entrer en jeu l’article 8
[78] Le premier volet exige que le demandeur démontre que la conduite de l’État équivaut à une fouille, une perquisition ou une saisie au sens de l’article 8 (R c Jones, 2017 CSC 60 [Jones] au para 13), et qu’il détermine si l’article 8 entre en jeu, du fait de l’attente raisonnable du demandeur en matière de vie privée (Goodwin, aux para 49‑51).
[79] Le mot « fouille »
a été décrit comme [traduction] « un examen, par les agents de l’État, de la personne d’un individu ou de ses biens »
: Peter Hogg. Constitutionnal Law of Canada, vol. 2, Toronto, Carswell, 2021 à la p 48:4.
[80] Le juge La Forest a défini le terme « saisie »
dans l’arrêt Thomson Newspapers comme action se produisant lorsque « les autorités prennent quelque chose appartenant à une personne sans son consentement »
. La Cour d’appel fédérale a récemment repris cette définition dans l’arrêt Rémillard c Canada (Revenu national), 2022 CAF 63 au para 71.
[81] Je réitère que ce n’est pas tout type d’enquête gouvernementale ni tout type de saisie effectuée par le gouvernement qui mettra en jeu la protection de l’article 8 (Tessling, au para 18; Goodwin, au para 51). Une fouille, une perquisition ou une saisie se produisent seulement lorsque les actions de l’État ont une incidence sur l’attente raisonnable d’un citoyen au respect de sa vie privée, en tenant compte de « l’ensemble des circonstances propres à l’affaire »
(Jones, au para 13, se reportant à l’arrêt Edward, au para 31; R c Wong, 1990 CanLII 56 (CSC), [1990] 3 RCS 36, à la page 62).
[82] En l’espèce, les défendeurs admettent qu’exiger des titulaires de permis qu’ils prélèvent des échantillons de substances corporelles – que ce soit l’haleine, l’urine ou les sécrétions orales – fait nécessairement intervenir le fait de recueillir des données, notamment personnelles, ce qui correspond à une « saisie »
. Ce point établi, leur argument porte que, sous le régime du RegDoc, l’État n’intervient que de manière limitée. Compte tenu de l’ensemble des circonstances, les défendeurs plaident que les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté employés dans une centrale nucléaire ont une attente en matière de vie privée considérablement réduite.
[83] Les demandeurs soutiennent que les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté n’ont pas d’attente réduite en matière de vie privée mais, qu’au contraire, ils jouissent d’une attente accrue en matière de vie privée fondée sur a) l’objet de la fouille b) leur intérêt dans l’objet de la fouille c) leur attente subjective en matière de respect de leur vie privée à l’égard de l’objet de la fouille et d) la question de savoir si cette attente subjective en matière de respect de la vie privée était objectivement raisonnable, eu égard à l’ensemble des circonstances. Pour étayer leur argument selon lequel ils sont en droit de jouir d’une attente accrue en matière de vie privée, les demandeurs se reportent principalement aux arrêts Tessling et R c Spencer, 2014 CSC 43, rendus par la Cour suprême du Canada, soit plus précisément au paragraphe 32 et au paragraphe 18 respectivement, ainsi qu’à la décision rendue par une cour d’instance inférieure dans Gillies (Litigation Guardian of) v Toronto District School Board, 2015 ONSC 1038 (CS) [Gillies] aux paragraphes 79‑80.
[84] Plus précisément, les demandeurs signalent que l’urine et les sécrétions orales prélevées dans le cadre des tests de dépistage préalables à l’affectation et des tests aléatoires de dépistage sont des substances corporelles pour lesquelles les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté présentent à la fois un intérêt élevé et une attente subjective en matière de respect de la vie privée. Les demandeurs plaident que les substances corporelles et ce qu’elles révèlent du mode de vie d’une personne constituent des « renseignements biographiques d’ordre personnel »
et qu’il est indubitable qu’une personne possède un intérêt considérable dans ces renseignements à la fois sur le plan subjectif et objectif (R c Plant, 1993 CanLII 70 (CSC), [1993] 3 RCS 281 au para 20).
[85] Les demandeurs mettent en exergue les commentaires suivants formulés par la juge Himel au paragraphe 96 de la décision Gillies :
[traduction] [96] Je ne souscris pas à l’observation des défendeurs selon laquelle, compte tenu de l’arrêt Jarvis rendu par la Cour suprême, la saisie d’un échantillon d’haleine de la bouche des étudiants ne ferait pas intervenir l’ensemble des droits protégés par la Charte. Tout d'abord, le directeur a déclaré dans son affidavit que, bien que l’éthylomètre ne vise pas à précéder les mesures disciplinaires, il se rattache à la possibilité de sanctionner les élèves eu égard à leur consommation d’alcool. Ensuite, la saisie d’un échantillon de substance corporelle porte atteinte à l’intégrité corporelle d’une personne peu importe le contexte dans lequel il est prélevé. Je ne suis pas convaincue que la Cour suprême cherchait à diminuer la rigueur du contrôle fondé sur la Charte qui s’applique à la saisie d’un échantillon d’une substance corporelle. Dans l’arrêt Jarvis, la perquisition contestée visait la résidence d’une personne ainsi que ses documents personnels, alors que l’objet de la fouille en l’espèce porte atteinte à l’intégrité corporelle d’une personne. La différence est d'importance primordiale.
[Non souligné dans l’original.]
Les demandeurs avancent que la décision Gillies de la Cour supérieure s’inscrit en faux contre la thèse des défendeurs portant que le fait d’être en milieu de travail est synonyme d’une attente réduite de respect en matière de vie privée pour les travailleurs lorsque des échantillons de substances corporelles font l’objet de la saisie. Dans cette décision, la juge Himel a considéré que la mise en place d’une analyse générale et obligatoire de l’alcoolémie des élèves lors de leur bal de fin d’année scolaire contrevenait à leurs droits protégés par l’article 8.
[86] Les demandeurs plaident également que leur situation est analogue à celle vécue par les enseignants et décrite au paragraphe 56 du récent arrêt Elementary Teachers prononcé par la Cour d’appel de l’Ontario. Dans cette affaire, la Cour d’appel a statué que les droits protégés par l’article 8 de deux enseignantes avaient été violés lorsque le directeur de l’école avait lu leurs journaux personnels exposant leurs préoccupations à propos de l’établissement, qui étaient restés ouverts sur un ordinateur portable de l’école, et en avait consigné ailleurs des extraits. Les demandeurs invoquent cet arrêt pour faire valoir que les employés ont le droit de soustraire aux yeux de leurs employeurs des renseignements portant sur leurs choix personnels, ainsi que de s’attendre à ce que ces renseignements restent confidentiels dans leur milieu de travail.
[87] Les demandeurs soutiennent en outre que les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté possèdent une attente accrue en matière de respect de la vie privée parce qu’ils ne consentent pas à subir des tests de dépistage préalables à l’affectation ou des tests aléatoires de dépistage. Ces tests de dépistage sont obligatoires et pourraient entraîner des répercussions considérables pour les employés visés, y compris le retrait de leurs postes et leur renvoi à une évaluation obligatoire de la toxicomanie. Selon les demandeurs, les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté n’ont pas – et ne peuvent pas – renoncer à leur attente raisonnable en matière de respect de la vie privée ou à leur droit garanti par la Charte de ne pas subir de fouille abusive en choisissant de travailler dans une installation nucléaire. Ils affirment que, sous le régime du RegDoc, il n’existe pas de véritable droit au refus, mais seulement un éventail de conséquences défavorables en matière d’emploi et de réputation.
[88] Enfin, les demandeurs rejettent le principe selon lequel une démarche flexible doit être adoptée en contexte réglementaire dans le cadre d’une analyse relative à l’article 8, parce qu’une telle démarche se traduirait par l’application d’une norme plus souple pour apprécier le caractère raisonnable de la fouille, et diminuerait dans les faits la protection des droits garantis par la Charte. Les demandeurs font ressortir (en se fondant sur le paragraphe 94 de la décision Gillies) que, même dans les contextes réglementaires, il y a application de l’ensemble des droits garantis par la Charte.
[89] Les défendeurs, en revanche, se fondent principalement sur le paragraphe 51 de l’arrêt Goodwin pour faire valoir que la Cour suprême du Canada a clairement énoncé que les personnes qui participent à des activités très réglementées possèdent une attente réduite en matière de respect de la vie privée, même au regard de la saisie d’un échantillon de substance corporelle pour établir le degré de consommation d’alcool et de drogue. Dans cette affaire, M. Goodwin conduisait sur la voie publique et s’est fait demander de fournir un échantillon d’haleine pour établir s’il conduisait avec les facultés affaiblies. Les défendeurs soulignent que la Cour suprême du Canada a jugé que la conduite automobile sur la voie publique s’exerçait dans un « contexte très réglementé »
, ce qui militait en faveur d’une attente réduite en matière de vie privée (Goodwin, au para 51). Ils plaident que la même norme devrait nécessairement s’appliquer à l’exécution de tâches essentielles sur le plan de la sûreté dans une installation nucléaire, de sorte que les postes concernés ne commandent qu’une attente réduite en matière de vie privée.
[90] Les défendeurs font ressortir que le contexte est important pour établir une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée parce qu’une fouille, une perquisition ou une saisie se produisant dans un contexte réglementaire ne peut être contrôlée selon la même norme que celle qui a cours dans un contexte pénal. Les défendeurs pressent la Cour d’appliquer, comme l’exige l’arrêt McKinlay Transport, « une interprétation de l’art. 8 de la Charte qui soit souple et fondée sur l’objet visé »
et « de faire une distinction entre, d’une part, les saisies en matière criminelle ou quasi criminelle auxquelles s’appliquent dans toute leur rigueur les critères énoncés dans l’arrêt Hunter et, d’autre part, les saisies en matière administrative et de réglementation, auxquelles peuvent s’appliquer des normes moins strictes selon le texte législatif examiné »
(à la page 647).
[91] À mon avis, une interprétation souple, qui se nuance en fonction du contexte, ne restreint pas les droits des particuliers garantis par la Charte. La juge Wilson a écrit ce qui suit, au nom de la majorité, aux pages 644 et 645 de l’arrêt McKinlay Transport :
À mon sens, la souplesse est essentielle à l’interprétation de tout document constitutionnel, y compris la Charte. J’estime que les tribunaux auraient tort d’interpréter avec rigidité un article particulier de la Charte puisque cette disposition doit pouvoir s’appliquer à une grande variété de régimes législatifs.
[...]
Puisque les attentes des gens en matière de protection de leur vie privée varient selon les circonstances et les différents genres de renseignements et de documents exigés, il s’ensuit que la norme d’examen de ce qui est « raisonnable » dans un contexte donné doit être souple si on veut qu’elle soit réaliste et ait du sens.
[92] L’arrêt McKinlay Transport a donc établi qu’une interprétation souple n’est pas un mécanisme auquel les cours peuvent avoir recours pour restreindre les droits protégés par la Charte. Il leur permet plutôt d’interpréter les droits garantis par la Charte dans toute une diversité de contextes d’une manière qui « soit réaliste et ait du sens »
. Une interprétation souple est à l’image de la diversité des attentes en matière de vie privée applicables dans différents contextes.
[93] En l’espèce, je souscris à la thèse des défendeurs selon laquelle la Cour devrait avoir recours à une interprétation souple pour procéder à l’analyse relative à l’article 8 en raison de la nature hautement réglementée des centrales nucléaires. Comme je l’indique plus haut, les parties s’accordent pour dire que le fait d’obtenir des échantillons de substances corporelles constitue une saisie au sens de l’article 8.
[94] En ce qui concerne l’attente raisonnable en matière de vie privée, je suis en désaccord avec les demandeurs quant au fait que la pondération des facteurs contextuels tend vers une attente accrue en matière de respect de la vie privée pour les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté dans les installations nucléaires. Tout particulièrement, les demandeurs plaident que la nature obligatoire des dispositions relatives aux tests de dépistage préalables à l’affectation et aux tests aléatoires de dépistage et l’absence de consentement devraient entraîner une attente élevée en matière de respect de la vie privée. Toutefois, si les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté pouvaient refuser l’application de la règle ou y consentir, leurs droits garantis par l’article 8 de la Charte n’entreraient pas du tout en jeu parce qu’il n’y aurait d’emblée ni fouille ni saisie. Comme l’a statué la Cour d’appel de l’Ontario au paragraphe 86 de l’arrêt R v Wills, 1992 CanLII 2780 (ON CA), 7 OR (3d) 337 : [TRADUCTION] « un consentement valide constitue une renonciation à la protection des droits garantis par l’article 8. Une “fouille, perquisition ou saisie consentie” n’est pas, en réalité, une fouille, perquisition ou saisie pour les fins de l’article 8 »
.
[95] Je ne souscris pas au choix des demandeurs de se reposer sur la décision Gillies. Cette affaire se distingue de l’espèce. Premièrement, dans cette affaire, la Cour supérieure a recouru à un critère très précis relatif à l’article 8 établi par la Cour suprême du Canada, à appliquer en vue de décider si les fouilles effectuées par un enseignant ou un directeur en milieu scolaire sont raisonnables (Gillies, au para 129). Comme je le mentionne ci‑dessus, le cadre d’analyse tiré des arrêts Goodwin, Renvoi maritime et Agents correctionnels est plus indiqué en l’espèce, compte tenu du cadre réglementaire dans lequel s’inscrivent ces trois affaires.
[96] Deuxièmement, je ne suis pas convaincu par la tentative des demandeurs d’établir un parallèle entre les conséquences défavorables en matière d’emploi et de réputation qui pourraient peser sur un travailleur occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté soumis à un test de dépistage préalable à l’affection ou à un test aléatoire de dépistage, et l’expérience [traduction] « perturbante, envahissante et humiliante »
d’un élève confronté à l’épreuve de l’éthylomètre lors de son bal des finissants du secondaire (Gillies, au para 132).
[97] Lorsque je soupèse les facteurs contextuels pour déterminer le poids à accorder aux intérêts en matière de vie privée en cause, je conclus à l'entrée en jeu des droits garantis par l’article 8 des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté. Bien que ces travailleurs aient une attente réduite en matière de vie privée lorsqu’ils travaillent dans des installations nucléaires, leur droit résiduel à la protection de la vie privée en ce qui a trait au prélèvement d’échantillons de substances corporelles n’est en aucune manière aboli.
[98] Quoique la saisie d’échantillons de substances corporelles ne commande pas automatiquement une attente élevée en matière de respect de la vie privée, surtout en ce qui concerne les « procédés relativement non intrusifs »
, comme des échantillons d’haleine (R c Grant, 2009 CSC 32 au para 111; Goodwin, aux para 51 et 65), et des prélèvements de cellules épithéliales (R c SAB, 2003 CSC 60[R c SAB] au para 44, la collecte des renseignements biographiques d’une personne sans son consentement relève directement de l’article 8. Cette conclusion est étayée par les remarques suivantes de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Goodwin :
[50] Il n’est pas contesté devant la Cour que la demande d’alcootest constitue une saisie au sens de l’art. 8 de la Charte.
[51] Personne ne conteste non plus devant la Cour que les conducteurs de véhicules ont une certaine attente en matière de vie privée concernant leur haleine, même si elle est réduite. Les facteurs qualifiés de « repères utiles » par la Cour aux par. 43‑62 de l’arrêt Tessling étayent cette conclusion. La saisie a lieu dans un véhicule (R c Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 RCS 353, par. 111 et 113); dans le contexte très réglementé de la conduite automobile sur la voie publique (R c McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 RCS 627, aux pp 647‑648); et est relativement peu envahissante (Grant, par. 111). Bien que ces facteurs militent en faveur d’une attente réduite en matière de vie privée, ils n’éliminent pas le droit résiduel d’une personne à la protection de sa vie privée concernant son haleine. Ainsi, la demande de souffler dans un alcootest constitue une saisie qui porte atteinte à l’attente raisonnable d’une personne en matière de vie privée. La protection de l’art. 8 entre en jeu.
[Non souligné dans l’original.]
Étape 2 : Les dispositions du RegDoc relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation sont autorisées par la loi
[99] Les demandeurs avancent que les dispositions du RegDoc relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affection ne sont pas autorisées par la législation, parce que rien dans la Loi ou dans une règle de common law n’autorise la fouille (R c Caslake. [1998] 1 RCS 51 [Caslake] au para 12). Ils se reportent au paragraphe 22 de l’arrêt R c Shoker, 2006 CSC 44 [Shoker] pour soutenir que les fouilles doivent être autorisées par la loi au moyen d’un libellé précis et non au moyen d’une habilitation générale comme celle dont s’est prévalue la CCSN en approuvant le RegDoc, parce que dans les cas où le législateur a choisi d’autoriser le prélèvement d’échantillons de substances corporelles, il le dit clairement et il établit des normes et des garanties applicables au prélèvement de ces échantillons.
[100] Les demandeurs invoquent également la maxime expressio unius est exclusio alterius, qui signifie que la mention expresse d’un élément met les autres éléments à l’index. Ils affirment que le fondement du principe expressio unius se trouve dans le libellé de l’alinéa 44(1)h) de la Loi selon lequel la Commission peut, par règlement, imposer des examens médicaux et des tests aux travailleurs du secteur nucléaire en vue de les protéger, mais que cette disposition ne dit pas clairement qu’il autorise les tests aléatoires de dépistage et les tests de dépistage préalables à l’affectation, pas plus qu’il ne prescrit de normes ou de garanties au regard de telles méthodes de dépistage.
[101] Les demandeurs soutiennent en outre que la Loi ne mentionne nulle part ailleurs l’existence d’examens médicaux ou de tests qui engloberaient les tests aléatoires de dépistage et les tests de dépistage préalables à l’affectation. Selon eux, l’absence d’une habilitation précise prévue par la Loi démontre que le législateur avait l’intention de refuser à la CCSN le pouvoir d’adopter des dispositions imposant les tests aléatoires de dépistage et les tests de dépistage préalables à l’affectation aux travailleurs du secteur nucléaire.
[102] Les défendeurs répliquent que ces dispositions du RegDoc sont autorisées par la loi, puisque le RegDoc est une règle de droit. Comme je le mentionne plus haut, ils renvoient à l’arrêt Greater Vancouver Authority pour avancer qu’un RegDoc peut constituer une « règle de droit »
lorsqu’il établit une norme d’application générale suffisamment précise et accessible adoptée par une entité gouvernementale en vertu de son pouvoir de réglementation. Les défendeurs plaident que le RegDoc est un instrument adopté par l’organisme de réglementation du secteur nucléaire du Canada sous le régime d’une habilitation générale, ce qui respecte donc le critère nécessaire pour l’application de l’article 8 de la Charte, à savoir d’être « autorisé par la loi »
.
[103] Les défendeurs font valoir de surcroît que la jurisprudence qui émane d’un contexte réglementaire est plus convaincante et plus pertinente en l’espèce que celle qui découle d’un contexte pénal. Ainsi, ils prétendent que les arrêts Caslake et Shoker qui autorisent le prélèvement d’échantillons de substances corporelles dans le cadre d’un régime d’application de la loi ne sont pas applicables en l’espèce puisque le RegDoc n’a pas de vocation punitive. Les défendeurs invitent plutôt la Cour à suivre l’interprétation souple qui est de mise dans un contexte réglementaire, comme l’a décrit la Cour suprême du Canada au paragraphe 53 de l’arrêt Goodwin :
L’analyse d’une fouille, d’une perquisition ou d’une saisie en application de l’art. 8 est de nature contextuelle : R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554 au para 26. Elle exige qu’il soit tenu compte de l’objet pour lequel la saisie est faite et des dispositions législatives qui établissent les motifs, les moyens et les conséquences de la saisie. Une fouille, une perquisition ou une saisie peut être valide pour un objet mais pas pour un autre.
[104] Je ne suis pas convaincu par la thèse des demandeurs parce qu’elle fait abstraction du contexte réglementaire dans lequel la saisie est autorisée. Il est vrai que la Loi et les règlements qui s’y rattachent ne prévoient rien en ce qui concerne le prélèvement d’échantillons de substances corporelles à des fins de tests de dépistage d’alcool et de drogues, contrairement à certaines dispositions du Code criminel, LRC 1985, c C‑46. Or, nous devons retenir, en présence d’un contexte réglementaire et non pénal, une interprétation plus souple en ce qui concerne le critère relatif à « l’autorisation légale »
, comme l’indique la Cour suprême du Canada. Cette contrainte s’applique en l’espèce.
[105] En effet, dans ce cas‑ci, les règlements rattachés à la Loi, soit le Règlement général sur la sûreté et la réglementation nucléaires, DORS/2000‑202, et le Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I [collectivement les Règlements], astreignent les titulaires de permis à mettre en œuvre des programmes de performance humaine qui comprennent un souci constant de réduire la probabilité d’incidents d’origine humaine liés à la sécurité. Ces dispositions réglementaires et les pouvoirs généraux de la CCSN qui lui permettent d’imposer des exigences en matière de licences et de permis en vertu du paragraphe 24(2) de la Loi constituent un fondement légal suffisant qui permet à la Cour de conclure que les dispositions du RegDoc relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation sont autorisées par la loi. Ces règles de droit reflètent également l’intention du législateur de conférer à la CCSN le pouvoir de réglementer l’industrie nucléaire et d'y établir des normes comme elle l’entend.
[106] Je ne suis pas convaincu par l’argument des demandeurs relatif au principe de l’expressio unius. Plus précisément, je ne suis pas persuadé par la proposition voulant que la Cour doive tenir compte de ce qui a été exclu de la Loi et des règlements qui s’y rattachent pour cerner l’intention du législateur en ce qui a trait aux tests de dépistage des drogues et de l’alcool dans les installations nucléaires. En effet, l'examen du paragraphe 24(2) et de l’alinéa 44(1)h) de la Loi (qui apparaissent à l’annexe A des présents motifs), ne révèle aucunement que le législateur avait l’intention de ne pas assujettir les examens médicaux et les tests des travailleurs aux vastes pouvoirs réglementaires de la CCSN.
[107] Je fais observer que, dans le contexte applicable au présent contrôle judiciaire, le législateur a conféré à la CCSN une large marge de manœuvre pour réglementer l’industrie nucléaire au Canada dans l’intérêt public. À cette fin, le législateur a délégué divers outils à la CCSN pour lui permettre d’adapter les exigences et les spécifications aux titulaires de permis régis par la Loi et ses règlements. La CCSN a agi conformément à ses pouvoirs généraux lorsqu’elle a décidé de mettre en œuvre les tests aléatoires de dépistage et les tests de dépistage préalables à l’affectation pour renforcer les programmes d’aptitude au travail et améliorer les conditions de sécurité dans les installations nucléaires. Ces pouvoirs sont autorisés par la loi en vertu du paragraphe 24(2) de la Loi.
Étape 3 : Les dispositions relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation sont raisonnables
[108] Avant d’entamer mon analyse sur le caractère raisonnable des dispositions relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation en ayant recours au cadre établi dans l’arrêt Goodwin et appliqué dans l’arrêt Agents correctionnels, je vais me pencher brièvement sur le poids accordé par les demandeurs à la jurisprudence arbitrale.
[109] Les demandeurs prennent appui sur la jurisprudence arbitrale, en particulier l’arrêt Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34 [Irving], pour prétendre que les tests aléatoires de dépistage et les tests de dépistage préalables à l’affectation sont déraisonnables. Ils font valoir que cette ligne de jurisprudence arbitrale bien établie en matière de tests aléatoires de dépistage et de tests de dépistage préalables à l’affectation devrait peser lourdement dans l’analyse relative à l’article 8 parce que cet arrêt faisait intervenir la même mise en balance entre les intérêts des employeurs et les intérêts personnels des employés en matière de respect à la vie privée que le fait l’article 8. Les demandeurs tablent sur les observations de la Cour suprême du Canada aux paragraphes 30 et 31 de l’arrêt Irving pour soutenir que l’intérêt d’un employeur en matière de sécurité ne justifie pas la violation du droit à la vie privée d’un employé sans motif raisonnable, même dans un milieu de travail intrinsèquement dangereux.
[30] Dans un lieu de travail dangereux, l’employeur est généralement autorisé à faire subir un test de dépistage à un employé occupant un poste à risque sans qu’il soit nécessaire de démontrer qu’il a épuisé les autres moyens s’il a un « motif raisonnable » de croire que l’employé a les facultés affaiblies dans l’exercice de ses fonctions, a été impliqué directement dans un accident de travail ou un incident grave ou s’il reprend du service après avoir suivi un traitement pour l’alcoolisme ou la toxicomanie. [...]
[31] Cela étant dit, la dangerosité d’un lieu de travail — que ce dernier soit décrit comme dangereux, intrinsèquement dangereux ou à grand risque —, bien que manifestement fort pertinente, ne constitue que la première étape de l’examen. Les tribunaux n’ont jamais jugé qu’elle justifie automatiquement l’imposition unilatérale d’un régime illimité de tests aléatoires susceptibles d’emporter des sanctions disciplinaires. Ils ont plutôt requis que l’employeur prouve l’existence de risques accrus pour la sécurité, comme des indices d’un problème généralisé d’alcoolisme ou de toxicomanie en milieu de travail.
[110] Bien que l’analyse de la Cour suprême du Canada sur la pondération des intérêts des employeurs et des employés dans l’arrêt Irving soit utile, tout comme le sont d’autres décisions arbitrales, je ne considère pas qu’elle fasse autorité en l’espèce en ce qui concerne l’analyse relative à l’article 8. En effet, il faut tenir compte de la manière dont la juge Abella a abordé l’arrêt Irving, puisqu’elle a écrit ce qui suit au paragraphe 3 de celui‑ci :
La question juridique au cœur du présent litige est celle de l’interprétation de la clause de la convention collective prévoyant les droits de la direction. C’est une question relevant du droit du travail qui a fait l’objet de précédents clairs et d’un historique de reconnaissance respectueuse que les négociations collectives peuvent traiter de manière responsable des enjeux de sécurité en milieu de travail — ainsi que de ceux relatifs à la sécurité du public.
[Non souligné dans l’original.]
[111] En réalité, l’arrêt Irving et la jurisprudence arbitrale portent essentiellement sur l’exercice des droits de la direction et l’application du « critère énoncé dans KVP »
, un critère instauré par la décision arbitrale Re Lumber & Sawmill Workers’ Union, Local 2537, and KVP Co. (1965), 16 LAC 73. Le critère énoncé dans KVP garantit « que la règle ou la politique imposée unilatéralement par l’employeur, à laquelle le syndicat n’a pas donné son aval par la suite, soit conforme à la convention collective et raisonnable »
(Irving, au para 24). Alors que le critère énoncé dans KVP met d’abord l’accent sur la relation entre l’employeur et les employés, ainsi que sur les stipulations de la convention collective conclue entre eux, une analyse relative à l’article 8 est plus contextuelle et exige un examen de l’ensemble des circonstances.
[112] Dans tous les cas, l’espèce se distingue de deux manières appréciables des circonstances de l’affaire Irving. Premièrement, le contrôle porte sur une mesure prise par un organisme de réglementation fédéral et non sur des règles en milieu de travail instaurées par un employeur. Deuxièmement, le RegDoc reste silencieux en ce qui a trait à l'imposition de mesures disciplinaires, alors que ce n’était pas le cas de la politique mise en place par l’employeur dans l’affaire Irving. Il est également important de signaler que cet arrêt n’empêche pas la mise en œuvre de tests de dépistage préalables à l’affectation et de tests aléatoires de dépistage dans les milieux de travail (Irving, au para 52) :
Cela ne signifie pas que l’employeur ne puisse jamais imposer une politique de tests aléatoires dans un lieu de travail dangereux. S’il s’agit d’une réponse proportionnée, à la lumière tant des préoccupations légitimes quant à la sécurité que du droit à la vie privée, une telle politique pourrait fort bien être justifiée.
[113] Conformément à l’analyse effectuée dans l’arrêt Goodwin et appliquée dans l’arrêt Agents correctionnels, mon examen de la question de savoir si la saisie autorisée par les sections 5.1 et 5.5 du RegDoc est raisonnable sera assujetti aux conditions suivantes : a) l’objectif du RegDoc et des dispositions en cause; b) la nature du régime réglementaire; c) la manière dont la fouille est conduite pour prélever les échantillons de substance corporelle, y compris le degré d’empiètement, ainsi que d) l’examen postérieur et les recours possibles pour contrôler la fouille, c’est‑à‑dire l’existence de la surveillance judiciaire (voir Agents correctionnels, au para 25). Chacun de ces volets sera examiné successivement.
a) L’objectif du RegDoc et des dispositions en cause
[114] Je suis convaincu que l’objectif du RegDoc et de ses dispositions relatives aux tests de dépistage et à l’affectation consiste à uniformiser et à améliorer les programmes d’aptitude au travail des titulaires de permis en matière de tests de dépistage de drogue et d’alcool.
[115] Les défendeurs avancent que la prise des dispositions du RegDoc relativement aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation s’est avérée nécessaire vu l’obligation de renforcer les dispositions sur l’aptitude au travail compte tenu des leçons tirées des désastres nucléaires comme celui de Fukushima, au Japon, en 2011. Cette démarche faisait naître le besoin de transcender les frontières pour se conformer aux normes internationales, y compris aux recommandations et aux attentes de l’Agence internationale de l’énergie atomique [l’AIEA], ainsi que de tenir compte des avancées nationales, notamment par la prise de mesures pour répondre à l’adoption de la Loi sur le cannabis, LC 2018, c 16.
[116] Comme l’a mentionné le décideur dans la décision arbitrale de 2021 portant sur la présente affaire, [traduction] « le RegDoc est l’aboutissement de près de 10 ans d’études et de consultations menées par la CCSN, auxquelles ont participé les parties à l’instance, et durant lesquelles le présent litige a été anticipé »
: Ontario Power Generation, Bruce Power, Power Workers’ Union, Society of United Professionals, The Chalk River Nuclear Safety Officers Association and International Brotherhood of Electrical Workers, Local 37 v Canadian Nuclear Laboratories and New Brunswick Power, 2021 CanLII 65284 (ON LA) au para 2 [la décision arbitrale].
[117] Au cours de ses recherches, la CCSN a fait établir un certain nombre de rapports clés, sur lesquels elle s’est fondée pour élaborer le RegDoc. Parmi ces rapports, on trouve les suivants : (i) « Review, Analysis and Synthesis of CNSC’s Licensees’ Fitness for Duty Programs »
[Examen, analyse et synthèse des programmes d’aptitude au travail des titulaires de permis de la CCSN] rédigé par AIM Health Group en 2011 [le rapport AIM]; (ii) « The Forensic Toxicology of Alcohol and Best Practices for Alcohol Testing in the Workplace »
[Toxicologie judiciaire de l’alcool et pratiques exemplaires en matière de tests de dépistage de l’alcool en milieu de travail] par James Wigmore en 2014 [le rapport Wigmore]; (iii) « State of Policies and Practices on Substance Use in Safety‑sensitive Industries in Canada »
[Le point sur les politiques et pratiques en matière de toxicomanie dans les industries canadiennes pour lesquelles la sûreté est importante] par le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances en 2017 [le rapport CC]; (iv) « Urine Drug Testing Practices »
[Pratiques en matière de tests de dépistage de drogues dans l’urine] par le Dr Albert Fraser en 2014 [le rapport Fraser]; et (v) « Recent Alcohol and Drug Workplace Policies in Canada: Considerations for the Nuclear Industry »
[Incidence sur l’industrie nucléaire des politiques canadiennes récentes en matière de consommation d’alcool et de drogues en milieu de travail] par Barbara Butler and Associates Inc. en 2012 [le rapport Butler].
[118] Les conclusions de ces cinq rapports [les rapports] font ressortir le besoin d’adopter de meilleures méthodes de dépistage de l’altération des facultés par l’alcool ou les drogues dans les installations nucléaires, ainsi que l’efficacité des méthodes de dépistage proposées par le RegDoc.
[119] Plus précisément, les auteurs du rapport AIM ont cerné les lacunes existant dans les programmes d’aptitude au travail de la CCSN en vigueur et ont comparé ces programmes avec les normes de l’AIEA, la principale instance intergouvernementale au monde pour la coopération scientifique et technique pour l’exploitation pacifique de l’énergie nucléaire. Le Canada est membre de l’AIEA, tout comme 174 autres États. Bien que les auteurs du rapport AIM aient conclu que les programmes d’aptitude au travail de la CCSN en vigueur étaient conformes aux normes de l’AIEA, ils ont également découvert que les programmes mis en œuvre dans les différentes installations nucléaires du Canada ne concordaient pas entre eux. À la page 24, les auteurs du rapport AIM ont formulé des recommandations concernant les points à améliorer qui suivent dans le domaine de [traduction] « la consommation et l’abus de substances »
:
Améliorer la politique des titulaires de permis pour instaurer des attentes claires quant au nombre d’heures d'abstinence alcoolique nécessaires avant de se présenter au travail ou à reprendre le service;
Définir des énoncés de politique supplémentaires concernant les attentes relatives à la consommation, la possession ou la distribution de substances illégales à l’extérieur des heures de travail;
Définir les protocoles des tests de dépistage des drogues ou de l’alcool.
[120] L’auteur du rapport Wigmore a signalé qu’il existait des préoccupations au regard des programmes de sensibilisation des superviseurs sur la détection de facultés affaiblies en milieu de travail, dont un manque de preuve scientifique démontrant que les superviseurs étaient en mesure de détecter une altération des facultés puisque certains travailleurs pouvaient dissimuler leur état tout en manifestant des symptômes de déficience fonctionnelle.
[121] Quant à lui, le rapport CC a indiqué que les répercussions de la légalisation et de la réglementation du cannabis au Canada pourraient entraîner une augmentation de la consommation de cette drogue au sein des groupes de la population qui n’en consommaient habituellement pas, en particulier les adultes sur le marché du travail.
[122] Le rapport Fraser a analysé l’efficacité des tests de dépistage de drogues par l’urine et la manière dont ceux‑ci pourraient être utilisés pour détecter l’altération des facultés.
[123] Les auteurs du rapport Butler se sont penchés sur les effets dissuasifs des tests aléatoires de dépistage et ont recommandé cette mesure à titre de méthode de dépistage plus objective que celle fondée sur des motifs raisonnables (des tests de dépistage réalisés après le signalement d’un cas par un superviseur).
[124] Selon les défendeurs, ces cinq rapports ont guidé l’élaboration du RegDoc en vue d’améliorer les méthodes de détection des facultés affaiblies causées par l’alcool ou la drogue dans les installations nucléaires.
[125] Le dossier constitué au cours de la décennie qui a précédé la mise en œuvre prévue du RegDoc en 2021, dont les rapports qui y figurent, illustre que les dispositions sur les tests aléatoires de dépistage et les tests de dépistage préalables à l’affectation ont été raisonnablement intégrées dans le RegDoc après que des années de recherche eurent mis en lumière des lacunes particulières dans les programmes d’aptitude au travail en vigueur, plus particulièrement en ce qui concerne l’application de méthodes fiables, cohérentes et précises de détection de l’altération des facultés par la drogue ou l’alcool dans les installations nucléaires. Le personnel de la CCSN a témoigné que la Commission a, dès 2007, décelé des lacunes et des incohérences dans les programmes d’aptitude au travail en vigueur, plus particulièrement en matière de consommation de drogues. Par voie de conséquence, le personnel de la CCSN a procédé à des recherches sur la consommation de drogue et d’alcool, les risques qui en découlent pour l’industrie nucléaire et les mesures qui permettraient de réduire ces risques.
[126] Le renforcement des programmes d’aptitude au travail des titulaires de permis en matière de tests de dépistage de drogues et d’alcool constitue un objectif impératif compte tenu des lacunes existantes dans les mesures de protection contre les risques établis. Cet objectif impératif pèse en faveur du caractère raisonnable de la saisie accomplie sous le régime des tests aléatoires de dépistage et des tests de dépistage préalables à l’affectation.
[127] Je signale que l’objectif des dispositions relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation concorde également avec le principe de défense en profondeur. Comme l’ont souligné les défendeurs, dans l’industrie nucléaire, il n’est pas possible de « laisser faire »
compte tenu des répercussions graves qui découlent souvent des incidents nucléaires. Par conséquent, les programmes d’aptitude au travail doivent être érigés sur des fondations qui forment l’assise de diverses mesures visant à minimiser le risque couru et à mettre en œuvre des pratiques exemplaires pour contrer tout échec et garantir la sécurité. Contrairement à ce que prétendent les demandeurs, les procédures de tests aléatoires de dépistage et de tests de dépistage préalables à l’affectation ne minent pas ce principe ni n’en diminuent la portée. Elles représentent plutôt des mesures supplémentaires énoncées dans le RegDoc qui s’ajoutent aux méthodes non contestées utilisées pour détecter l’altération des facultés causée par la drogue ou l’alcool. Les mesures supplémentaires contribuent à accomplir l’objectif du régime, à savoir améliorer les programmes d’aptitude au travail en ce qui concerne les tests de dépistage d’alcool et de drogues.
[128] Selon le principe de défense en profondeur, l’existence de multiples méthodes et couches de détection de la présence de facultés altérées par l’alcool ou les drogues ne constitue pas une mesure superflue, mais plutôt un résultat escompté. En l’espèce, le principe de défense en profondeur concourt à justifier l’existence de multiples méthodes de détection par les tests aléatoires de dépistage et les tests de dépistage préalables à l’affectation sous le régime du RegDoc. Cette diversité ne contrevient pas au principe et ne mine pas non plus l’objectif du régime.
b) La nature du régime réglementaire
[129] Dans le contexte d’un régime réglementaire, la Cour suprême du Canada a délaissé le cadre d’analyse rigide établi dans l’arrêt Hunter c Southam qui permet d'apprécier le caractère raisonnable d’une fouille, d’une perquisition ou d’une saisie. Comme l’a énoncé le juge La Forest au nom de la Cour dans l’arrêt Comité paritaire, « [d]ans un contexte où leurs occupations sont largement réglementées par l’État, les attentes raisonnables que les employeurs peuvent entretenir en matière de vie privée [...] sont considérablement réduites »
(à la page 420). Il a ajouté ce qui suit à la page 421 :
On ne saurait donc appliquer, sans autre qualification, les garanties strictes énoncées dans l’arrêt Hunter c. Southam Inc., précité, qui ont été élaborées dans un contexte fort différent. L’inspection a pour objectif fondamental la vérification du respect d’une loi réglementaire; elle s’accompagne souvent d’une dimension informative destinée à promouvoir les intérêts des personnes en faveur desquelles la loi a été édictée. L’exercice des pouvoirs d’inspection n’entraîne pas les stigmates qui sont normalement associés aux enquêtes de nature criminelle et leurs conséquences sont moins draconiennes. Si les lois réglementaires sont accessoirement assorties d’infractions, elles sont principalement édictées dans le but d’en inciter le respect. Il se peut que dans le cadre de leur inspection, les personnes chargées de l’application d’une loi découvrent des indices qui en laissent soupçonner la violation. Mais cette éventualité n’altère pas l’intention fondamentale qui anime l’exercice des pouvoirs d’inspection.
[130] De plus, comme l’a conclu la juge Karakatsanis au nom de la majorité dans le paragraphe 60 de l’arrêt Goodwin « [l]a Cour a reconnu dans ses premiers arrêts sur l’art. 8 que le caractère criminel ou réglementaire attribué à une fouille, à une perquisition ou à une saisie est pertinent lorsqu’il s’agit d’en apprécier le caractère raisonnable. Lorsque l’objet de la loi contestée est de nature réglementaire et non criminelle, des normes moins sévères peuvent s’appliquer. »
De la même façon, en l’espèce, la nature hautement réglementée des installations nucléaires est pertinente pour apprécier le caractère raisonnable de la saisie (voir également les arrêts Comité paritaire, à la page 418, et Renvoi maritime, au para 50).
[131] Le contexte de droit administratif propre au RegDoc tranche avec le domaine pénal (McKinlay Transport, au para 647; Thomson Newspapers, aux pages 495‑496). La priorité en l’espèce est plutôt l’intérêt public général protégé par le RegDoc, soit la sûreté nucléaire (voir Renvoi maritime, au para 53). Comme l’a rappelé la Cour d’appel fédérale au paragraphe 29 de l’arrêt Agents correctionnels, lorsque la directive contestée est de nature administrative plutôt que criminelle : « [i]l est de jurisprudence constante que les fouilles en découlant sont ainsi considérées moins intrusives que celles pratiquées dans le cadre d’une enquête criminelle »
.
[132] En somme, compte tenu de la nature du présent régime réglementaire, je conclus que le contexte du RegDoc appuie le caractère raisonnable des fouilles accomplies sous le régime des dispositions relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation.
c) La manière dont la fouille est conduite pour prélever les échantillons de substance corporelle, y compris le degré d’empiètement
[133] Dans l’arrêt Goodwin, la Cour suprême du Canada a statué aux paragraphes 64 à 67 que les deux facteurs pertinents pour apprécier le caractère raisonnable d’une méthode de fouille sont (i) le degré d’atteinte à l’intégrité physique d’une personne, et (ii) la fiabilité des résultats. Les demandeurs font valoir qu’aux termes du RegDoc, la méthode selon laquelle le test de dépistage est effectué est déraisonnable, parce que le prélèvement d’échantillons de substance corporelle est très envahissant, et que la méthode applicable aux tests trouvée dans le RegDoc n’est pas fiable vu que les résultats du test pourraient refléter seulement la consommation antérieure de drogue plutôt que l’altération actuelle des facultés.
[134] Les deux méthodes de dépistage (les échantillons d’haleine et les prélèvements de sécrétions orales) sont prévues par les sections 6.1 et 6.2 du RegDoc. En ce qui concerne la troisième méthode de prélèvement d’échantillon de substance corporelle prévue dans le RegDoc – et possiblement la plus controversée —, les titulaires de permis seront tenus de procéder à un test de dépistage par l’urine dans un lieu privé et sûr, une mesure destinée à protéger l’intégrité corporelle et à réduire, selon les défendeurs, toute atteinte possible à la vie privée et à la dignité des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté (R c SAB, au para 44).
[135] Les défendeurs répliquent que la méthode selon laquelle le dépistage est effectué est raisonnable pour deux raisons principales. Premièrement, comme je l’ai mentionné plus haut, bien que le prélèvement d’échantillons de substance corporelle puisse être envahissant, ils ont pressé la Cour d’adopter une méthode d’interprétation souple, qui tient compte des autres facteurs contextuels, comme la portée limitée du RegDoc et l’absence de mesures disciplinaires suivant un résultat de test positif. Deuxièmement, ils soutiennent que les méthodes de dépistage prévues au RegDoc sont très fiables.
[136] Comme j’ai déjà examiné le caractère intrusif du prélèvement d’échantillons de substance corporelle ainsi que la nécessité d’une interprétation flexible et de l’examen des facteurs contextuels en raison du contexte réglementaire, dans mon analyse de son caractère raisonnable, je vais centrer mes efforts sur la fiabilité de la méthode de dépistage prévue dans le RegDoc.
[137] Les demandeurs plaident que les processus de dépistage de drogue et d’alcool énoncés dans le RegDoc décèlent en fait la quantité d’alcool ou de drogue qu’une personne a consommée, ce qui peut seulement indiquer si une personne est intoxiquée, mais ne peut mesurer avec précision le niveau d’altération des facultés d’une personne intoxiquée. Ils invoquent le rapport Butler, selon lequel aucune méthode de dépistage d’alcool ou de drogue ne peut effectivement et directement mesurer le niveau d’altération des facultés d’une personne causée par la consommation d’alcool ou de drogue.
[138] Un membre du personnel de la CCSN a déclaré que les processus de dépistage décrits au RegDoc étaient en fait conçus pour mesurer le caractère récent de la consommation, et que ce critère est l’indicateur le plus précis de l’altération des facultés. Plus précisément, selon le rapport Butler, bien que les tests de dépistage d’alcool et de drogues ne puissent mesurer le degré d’altération des facultés, ils peuvent mesurer correctement la concentration de la substance dans le corps d’une personne ou le caractère récent de la consommation d’une substance, qui sont tous deux de puissants indicateurs d’altération des facultés lorsqu’ils sont examinés de pair avec les études disponibles portant sur les répercussions et la durée des effets de la drogue sur la performance.
[139] Les auteurs du rapport examinent également comment différentes valeurs seuil établies en matière de dépistage ont des répercussions sur le degré de précision des mesures utilisées pour déterminer le caractère récent ou non de la consommation. Le personnel de la CCSN s’est servi de cette recherche pour établir des valeurs seuil dans le RegDoc qui représentent d’étroits créneaux représentatifs de la consommation récente pour garantir l’exactitude des résultats des tests. En d’autres termes, les valeurs seuil énoncées dans le RegDoc sont établies de manière à ce qu’un résultat de test positif signale une consommation très récente et soit un meilleur indicateur d’une altération possible des facultés. Par conséquent, il existe un lien corroboré par la recherche entre les méthodes de dépistage visées par le RegDoc, dont les valeurs seuil proposées pour établir un résultat de test positif, et la détection de l’altération des facultés causée par l’alcool et la drogue.
[140] Enfin, pour en revenir sur l’objectif fondamental de sécurité visé par les dispositions attaquées, la méthode utilisée pour effectuer les tests décrite dans le RegDoc incarne également le principe de défense en profondeur utilisé en matière de sûreté nucléaire. Premièrement, il met en place une série de méthodes de dépistage pour une plus grande précision. Par exemple, les titulaires de permis peuvent choisir entre une combinaison de tests de dépistage de drogue par analyse d’urine et par analyse des sécrétions orales. Deuxièmement, le processus établi dans le RegDoc comprend de nombreuses étapes d’analyse avant qu’un résultat positif soit signalé, soit le dépistage en laboratoire, suivi d’un examen, ainsi que d’une confirmation par un médecin examinateur.
d) L’examen postérieur et les recours possibles pour contrôler la fouille (c’est‑à‑dire l’existence de la surveillance judiciaire)
[141] Les conséquences engendrées par un régime réglementaire qui autorise de manière générale une perquisition, fouille ou saisie (c’est‑à‑dire sans autorisation préalable pour chaque cas) sont moindres si une personne assujettie au régime peut contester à la fois le fondement et l’exactitude des résultats de son test (Goodwin, au para 69). Ainsi, la possibilité de recourir au contrôle judiciaire et l’efficacité de celui‑ci, ou les « mesures de protection procédurales »
, sont des mesures pertinentes pour évaluer le caractère raisonnable d’une fouille, d’une perquisition ou d’une saisie au titre de l’article 8 (Goodwin, aux para 71‑72).
[142] Par leur argument portant sur l’absence de motifs raisonnables et probables servant à justifier les mesures aléatoires de dépistage et les mesures de dépistage préalables à l’affectation, les demandeurs sont effectivement en train de contester la possibilité de recourir à la surveillance judiciaire. Ils affirment, en s’en remettant au paragraphe 68 de l’arrêt R c Spencer, qu’en l’absence d’une autorisation judiciaire préalable, une fouille est présumée être déraisonnable et qu’il incombe à l’État de réfuter cette présomption. Les demandeurs soutiennent que, compte tenu de l’absence de motifs raisonnables et probables, la présomption n’a pas été réfutée et que, par conséquent, les tests aléatoires de dépistage et les tests de dépistage préalables à l’affection proposés sont déraisonnables.
[143] Selon les demandeurs, les tests aléatoires de dépistage sont, par définition, dépourvus de fondement. Ils font également valoir que les tests de dépistage préalables à l’affectation sont effectués suivant la présentation d’une demande par une personne désirant occuper un poste essentiel sur le plan de la sûreté, et non parce qu’il existe des motifs raisonnables et probables de soupçonner qu’une personne souffre d’une altération de ses facultés au travail. Les demandeurs se fondent sur les pages 167 et 168 de l’arrêt Hunter c Southam pour avancer que la Cour suprême du Canada a décrété que l’intérêt de l’État l’emporte seulement sur le droit à la vie privée d’un particulier « lorsque les soupçons font place à la probabilité fondée sur la crédibilité »
.
[144] Dans l’arrêt Renvoi maritime, les demandeurs ont également prétendu que le régime réglementaire était « entaché d’un vice »
parce qu’aucune autorisation préalable n’était requise (c’est‑à‑dire pour les habilitations de sécurité). Toutefois, la Cour d’appel fédérale a rejeté ces arguments aux paragraphes 57 à 59 de son arrêt :
[55] Le SIDM soutient que le régime est entaché d’un vice qui le rend invalide parce qu’il ne comporte aucun mécanisme adéquat pour prévenir l’abus du pouvoir dont le ministre est investi pour obtenir et utiliser les renseignements concernant un employé. En particulier, aucune autorisation préalable indépendante n’est requise et l’employé qui s’est vu refuser l’habilitation de sécurité n’a aucun droit à un examen par un décideur indépendant. C’est pourquoi toute « fouille » en vertu du Règlement est abusive.
[56] L’avocat s’appuie sur l’arrêt Canada (Direction des enquêtes sur les coalitions, directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc, [1984] 2 R.C.S. 145 (l’arrêt Hunter) pour affirmer que, même lorsqu’elle est pratiquée dans le cadre d’un régime réglementaire, une fouille est normalement abusive sous l’angle de l’article 8 sans une autorisation préalable donnée par une personne indépendante habilitée à agir d’une manière judiciaire.
[57] Je ne suis pas d’accord avec cette prétention. À mon avis, l’arrêt Hunter ne s’applique pas au régime examiné en l’espèce. D’abord, requérir une autorisation préalable avant que l’employé n’ait rempli la demande d’habilitation de sécurité ne serait nullement utile parce que tous les employés remplissent le même formulaire. La plainte en l’espèce ne concerne pas des abus ayant trait à la façon dont le formulaire est administré aux différents employés, mais au formulaire lui‑même.
[58] De plus, les cas dans lesquels une autorisation préalable est requise se produisent invariablement dans des contextes où des infractions criminelles ou quasi criminelles font l’objet d’une enquête et dans lesquelles les attentes en matière de vie privée sont les plus élevées. En l’espèce, au contraire, les employés actuels et les employés futurs qui souhaitent occuper des postes critiques pour la sûreté du transport maritime, activité très réglementée qui donne lieu à une attente beaucoup moins importante en ce qui a trait à la vie privée, peuvent se voir refuser l’habilitation de sécurité, ce qui peut nuire à leurs possibilités d’emploi. Voir l’arrêt Comité paritaire, aux paragraphes 419 et 420.
Dans la mesure où le SIDM soutient qu’une autorisation est requise pour que les renseignements fournis par l’employé puissent être vérifiés par les services de renseignements et les organismes d’application de la loi, son argument est également erroné. Il serait impraticable de requérir une autorisation préalable pour le traitement des renseignements fournis par des milliers d’employés portuaires dans tout le pays. Je ne vois pas non plus clairement à quel objectif servirait un tel exercice puisqu’il est souvent impossible d’identifier des risques éventuels pour la sécurité tant que des vérifications des antécédents n’ont pas été effectuées.
[Non souligné dans l’original.]
[145] Je souscris à la démarche appliquée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Renvoi maritime selon laquelle la Cour ne peut faire sienne la démarche rigide d’exiger une autorisation préalable dans son évaluation de la disponibilité de la surveillance judiciaire. Dans l’arrêt Agents correctionnels, la Cour d’appel fédérale a conclu que les agents correctionnels tenus de consentir au partage d’un rapport de crédit, ce qui constituait une fouille au sens de l’article 8, bénéficiaient de la surveillance judiciaire parce que, sous le régime en place, ils avaient l’occasion de fournir des explications concernant tout renseignement défavorable sur leur rapport de crédit et de contester toute décision de révoquer leur cote de fiabilité suivant des résultats défavorables à l’issue de la recherche (Agents correctionnels, au para 32). Les agents correctionnels disposaient également de recours auprès des Cours fédérales et de la Commission des droits de la personne, facteurs qui, de l’avis de la Cour d’appel fédérale, étaient « indéniablement pertinents à l’évaluation de la raisonnabilité de la fouille »
(Agents correctionnels, au para 32).
[146] Au paragraphe 71 de l’arrêt Goodwin, la Cour a conclu que « la nature du contrôle nécessaire varie selon les circonstances, y compris la nature du régime. Par ailleurs, la possibilité de recourir à la surveillance après coup est particulièrement importante lorsque, comme en l’espèce, une fouille, une perquisition ou une saisie a lieu sans autorisation préalable : R. c. Tse, 2012 CSC 16, [2012] 1 RCS 531, par. 84. Même si un contrôle moins rigoureux peut se révéler suffisant dans un contexte réglementaire, la possibilité de recourir au contrôle et l’efficacité de celui‑ci sont néanmoins pertinentes pour juger du caractère raisonnable sur le fondement de l’art. 8. »
[147] En l’espèce, dans le cadre du « processus de dépistage de drogues »
(section 6.2 du RegDoc), les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté disposent de l’occasion d’expliquer toute autre raison du résultat positif au test de dépistage, et si un médecin examinateur détermine que le résultat positif d’un test de dépistage présente une explication médicale légitime, il ne sera pas considéré comme « vérifié »
ni signalé aux employeurs. Ainsi, tout comme le régime réglementaire analysé dans Agents correctionnels, le RegDoc prévoit une procédure pour contester les résultats de la fouille.
[148] Je conviens avec les défendeurs que le RegDoc n’impose aucune mesure disciplinaire advenant le cas où un travailleur occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté reçoit un test positif. Aux termes de la section 6.3 du RegDoc, les travailleurs de cette catégorie qui présentent un résultat positif vérifié au test de dépistage doivent se voir retirer les tâches essentielles et se soumettre à une évaluation obligatoire de la toxicomanie. Le retrait des tâches essentielles sur le plan de la sûreté n’est pas synonyme de congédiement. La personne visée est plutôt soumise à une évaluation de la toxicomanie, qui est un procédé médical destiné à permettre la réhabilitation.
[149] Le retrait des tâches essentielles et le renvoi d’un travailleur pour subir une évaluation de la toxicomanie ne lui nuisent aucunement. Du moins, c’est tout ce que je peux conclure à ce premier stade, qui précède toute application du RegDoc à un cas particulier. Au vu du dossier, les prétendues répercussions défavorables d’un test positif sur le lien d’emploi relèvent davantage de la conjecture que de la réalité.
[150] Bien que le RegDoc ne fasse état d’aucun mécanisme d’appel permettant au travailleur de se plaindre des répercussions défavorables découlant d’un test positif une fois que le processus administratif est achevé, comme la possibilité de recourir au contrôle judiciaire ou de déposer une plainte auprès d’un tiers, toute décision administrative prise par les employeurs sous l’empire du régime réglementaire prévu par le RegDoc peut en fin de compte être l’objet d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.
[151] En somme, les dispositions du RegDoc relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation font entrer en jeu l’article 8 de la Charte, mais ne l’enfreignent pas. Les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté ont, du fait de leur appartenance à un effectif hautement réglementé, une attente réduite en matière de respect de la vie privée, et les dispositions relatives aux tests de dépistage sont raisonnables compte tenu de tous les facteurs contextuels en cause, y compris le contexte réglementaire, l’intérêt du public pour la sûreté nucléaire, le besoin de renforcer les programmes d’aptitude au travail, la fiabilité de la méthode utilisée pour les tests et la possibilité de recourir à un contrôle judiciaire.
C. Les dispositions du RegDoc relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation n’enfreignent pas l’article 7 de la Charte
[152] L’article 7 de la Charte garantit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, et prévoit qu’il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[153] Lorsqu’il est question de l’article 7, il faut appliquer un critère à deux volets. La Cour doit d’abord constater si les dispositions attaquées ont porté atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne du demandeur. Si c’est le cas, la Cour doit déterminer si cette atteinte est contraire aux principes de la justice fondamentale (R c Beare, [1988] 2 RCS 387 à la p 401).
[154] Ces volets sont séquentiels. Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada au paragraphe 47 de l’arrêt Blencoe c Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 [Blencoe], « si le droit de l’intimé à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne n’est pas en cause, l’analyse fondée sur l’art. 7 prend fin »
(voir également : R c Pontes, [1995] 3 RCS 44 au para 47).
[155] Les demandeurs affirment que les dispositions portent atteinte à leur droit à la sécurité de leur personne. Ils plaident que, faute de motifs probables et raisonnables permettant d’autoriser chaque saisie, les dispositions du RegDoc relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation sont vouées à enfreindre les principes de la justice fondamentale. Plus précisément, les demandeurs font valoir que les dispositions contestées sont arbitraires parce que les tests de dépistage sont effectués sans motifs probables et raisonnables; ont une portée excessive parce qu’elles visent également les employés qui ne sont pas soupçonnés d’avoir les facultés affaiblies; et sont disproportionnée compte tenu de la panoplie de mesures en place dans les installations nucléaires, ainsi que des mesures non contestées déjà prévues au RegDoc qui contrôlent suffisamment l’altération des facultés.
[156] Les défendeurs contestent ces prétentions. Ils s’appuient sur les paragraphes 49 et 50 de l’arrêt Wakeling c États‑Unis d’Amérique, 2014 CSC 72 [Wakeling] pour soutenir que les arguments soulevés par les demandeurs dans le cadre du moyen fondé sur l’article 7 peuvent et devraient être traités dans le cadre de l’analyse de l’article 8. Dans tous les cas, les défendeurs avancent que les dispositions relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation ne sont pas arbitraires, d’une portée excessive ou exagérément disproportionnés, et que toute atteinte à l’intégrité corporelle des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté découlant des tests de dépistage est conforme aux principes de justice fondamentale.
[157] D’emblée, je suis d’avis que les préoccupations soulevées par les demandeurs cadrent mieux avec une analyse effectuée au titre de l’article 8 de la Charte qu’au titre de l’article 7. Je souscris à l’observation des défendeurs portant qu’une analyse fondée sur l’article 7 est superflue en l’espèce puisque le prélèvement d’échantillons de substance corporelle devrait être examiné seulement au titre de l’article 8 (Wakeling, aux para 49‑50; R c Rodgers, 2006 CSC 15 aux para 23‑24; Ontario (Attorney General) c Bogaerts, 2019 ONCA 876 au para 54 [Bogaerts]). Néanmoins, je vais répondre par souci d’exhaustivité au moyen fondé sur l’article 7 soulevé par les demandeurs.
[158] Les demandeurs affirment que les dispositions contestées font entrer en jeu le droit à la « sécurité de [leur] personne »
. Ils avancent plus particulièrement que les dispositions relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation entraînent un certain préjudice psychologique en compromettant l’intégrité corporelle des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté. À l’appui de leur argument portant que le droit à la sécurité de la personne entre en jeu, les demandeurs invoquent deux décisions, Jackson c Pénitencier de Joyceville (1er inst), [1990] 3 CF 55 [Jackson], et Cruikshanks v Stephen, 1992 CanLII 1929 (BC CA) [Cruikshanks]. Les deux décisions concernaient un détenu qui contestait l’obligation de subir une analyse d’urine.
[159] Toutefois, les faits et les questions en litige dans ces deux affaires se distinguent fortement des ceux relatifs aux tests de dépistage prévus au RegDoc pour plusieurs raisons.
[160] Dans l’affaire Jackson, le juge MacKay a conclu que le règlement attaqué risquait d’être détourné de ses fins par le personnel du pénitencier. La principale préoccupation tenait au fait que les détenus pourraient faire l’objet d’une demande de prélèvement d’échantillon d’urine à la moindre lubie du personnel pénitentiaire, ou être punis s’ils refusaient d’obtempérer, et qu’il serait concevable que le test pourrait servir à contraindre les détenus à agir d’une certaine façon ou devenir une forme de punition étrangère au système disciplinaire prévu par la législation. Au paragraphe 49 de la décision Jackson, la Cour a caractérisé la question relative à l’article 7 de la Charte de la manière suivante :
Dans la mesure où il permet à un membre d’exiger d’un détenu, qui aurait absorbé une substance hallucinogène, qu’il fournisse un échantillon d’urine en vue d’une analyse destinée à déceler la présence de cette substance dans son organisme, l’article 41.1 du Règlement, étant donné que le refus de fournir l’échantillon donne lieu à des audiences disciplinaires pour désobéissance à un ordre légitime, enfreint l’article 7 de la Charte parce qu’il porte atteinte au droit du détenu à la liberté et à la sécurité de sa personne, d’une manière qui n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale.
(voir aussi au paragraphe 91.)
[161] C’est dans ce contexte que la Cour a conclu qu’il avait été porté atteinte au droit du détenu à la sécurité de sa personne et à sa liberté (Jackson, au para 96) :
Exiger d’un détenu qu’il fournisse un échantillon d’urine destiné à détecter les éléments traces de substances hallucinogènes, comme le permet l’article 41.1 du Règlement, constitue, à mon sens, une atteinte à l’intégrité corporelle. L’analyse d’urines peut fournir d’autres renseignements, notamment sur l’état de santé, en plus de permettre de vérifier la présence d’éléments traces de substances hallucinogènes non autorisées. Dans bien des cas, l’obligation de fournir un échantillon en vue d’une analyse, pour des raisons autres que médicales, pourrait causer dans une certaine mesure une tension psychologique, surtout dans les cas où, comme en l’occurrence, l’échantillon doit être fourni sous surveillance directe. Cette obligation faite au détenu porte atteinte à la sécurité de sa personne. Et comme elle est assortie de sanctions pour omission d’obéir à un ordre, suivant la pratique établie sous le régime des ordres permanents relatifs aux audiences disciplinaires, elle porte aussi atteinte à sa liberté.
[162] Les demandeurs invoquent également l’arrêt Cruikshanks, mais ils le font également à tort pour différentes raisons. Dans cette affaire, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ne s’est pas penchée sur les droits du détenu garantis à l’article 7 de la Charte :
[traduction]
[123] Nous sommes d’avis, tout comme selon nous l’était le savant juge de première instance, qu’en l’espèce, une supervision obligatoire assortie de la condition de fournir des échantillons d’urine à la demande d’un superviseur ou d’un agent de la paix, sans raison ni motif probable, n’était pas autorisée par la législation ou la réglementation et constituait une violation de l’article 8 de la Charte.
[Non souligné dans l’original.]
[163] Une jurisprudence bien établie énonce le critère utilisé pour démontrer une atteinte au droit à la sécurité de sa personne. Il a récemment été résumé comme suit par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Bogaerts :
[traduction]
[52] Pour démontrer une atteinte au droit à la sécurité de sa personne, un demandeur doit établir 1) une atteinte à son intégrité corporelle et à son autonomie, y compris la privation de la maîtrise de son propre corps : Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 RCS 331 aux para 66‑67, ou 2) l’atteinte grave à l’intégrité psychologique résultant de l’atteinte de l’État : Blencoe c Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 RCS 307 aux para 81‑86; Hamish Stewart, Fundamental Justice: Section 7 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms, 2e éd. (Toronto: Irwin Law, 2019), aux pp 95‑106).
[164] Les demandeurs n’ont fait la démonstration d’aucun des deux volets du critère en l’espèce. Choisir d’occuper un poste essentiel sur le plan de la sûreté dans une centrale nucléaire ne constitue pas l’un des « choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles »
(Blencoe, au para 49). L’article 7 ne protège pas le droit à la propriété ou d’autres droits principalement économiques, dont celui d’exercer une profession particulière. L’article 7 ne protège pas non plus contre la conséquence fâcheuse de ne pas occuper le poste de son choix dans une centrale nucléaire (Renvoi maritime, au para 47, qui renvoie à la décision Mussani v College of Physicians and Surgeons of Ontario (2004), 74 OR (3d) 1 aux para 41‑43).
[165] Je fais remarquer que les demandeurs n’ont invoqué aucune source pour appuyer la thèse selon laquelle l’article 7 garantit le droit d’occuper l’emploi de son choix. L’analogie la plus proche n’a été mentionnée qu’une seule fois dans la jurisprudence, lorsque les juges minoritaires de la Cour suprême du Canada (sous la plume du juge La Forest, appuyé par deux autres juges) ont statué que le droit de choisir le lieu de sa résidence en rapport avec un emploi relevait du droit à la liberté garanti par l’article 7. Les six autres juges appelés à se prononcer dans l’arrêt Godbout ont annulé la résolution municipale imposant aux employés de la municipalité de résider sur son territoire parce qu’elle était invalide, du fait qu’elle enfreignait l’article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne, LRQ, c C‑12.
[166] La trame factuelle et le contexte entourant l’affaire Godbout sont donc très différents de ceux de l’espèce. Depuis le prononcé de l’arrêt Godbout par la Cour suprême, 25 ans plus tôt, il suffit de dire que l’exigence minimale pour établir une violation de l’article 7 sur le fondement de l’emploi est considérable et nécessite davantage que le prélèvement non intrusif d’échantillons de salive, d’urine ou d’haleine pour vérifier la présence de drogue ou d’alcool en vue de protéger le public en général.
[167] En fin de compte, si les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté refusent totalement d’être soumis à un test de dépistage au motif d’une atteinte au droit à la sécurité de leur personne, ils peuvent postuler pour les emplois qui ne sont pas qualifiés de « postes essentiels sur le plan de la sûreté »
et qui représentent 90 % des postes dans les installations nucléaires ou alors travailler dans un secteur moins névralgique sur le plan de la sûreté.
[168] Puisque les demandeurs n’ont pas démontré que leurs droits protégés par l’article 7 entrent en jeu, « l’analyse fondée sur l’art. 7 prend fin »
(Blencoe, au para 47).
D. Les dispositions du RegDoc relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation n’enfreignent pas l’article 15 de la Charte
[169] Le paragraphe 15(1) de la Charte protège le droit de chacun à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
[170] Aux termes du paragraphe 15(1) de la Charte, le demandeur doit démontrer (i) que la loi contestée a un effet disproportionné ou crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue; et (ii) que la loi a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage (R c Sharma, 2022 CSC 39 [Sharma] au para 28).
[171] Il incombe au demandeur de démontrer, dans le cadre du premier volet du critère relatif au paragraphe 15(1), dans le cadre du premier volet du critère relatif au paragraphe 15(1), que la loi crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, ou a un effet disproportionné sur un groupe ciblé par un motif énuméré ou analogue. La question « consiste à se demander si la loi contestée a créé un effet disproportionné sur le groupe demandeur pour un motif protégé ou a contribué à cet effet »
Sharma, au para 31; en italique dans l’original).
[172] La prétention des demandeurs achoppe à la première étape du critère relatif à l’article 15 pour deux raisons. Tout d’abord, le RegDoc vise une catégorie d’employés travaillant dans des installations nucléaires. Il ne s’agit pas d’un « groupe protégé »
aux fins de l’article 15. En outre, les demandeurs ne démontrent pas en bonne et due forme comment les personnes aux prises avec la toxicomanie forment un groupe de personnes atteintes d’une déficience, qui tombe sous le coup d'une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue. Le RegDoc n’opère pas de distinction, que ce soit à première vue ou par un effet préjudiciable pour ce motif. Les demandeurs n’ont produit aucun élément de preuve pour montrer que l’application du RegDoc pourrait créer une situation où certains travailleurs touchés sont membres d’un groupe de personnes défavorisées, ou pourraient subir un désavantage.
[173] Les demandeurs se reportent à de la jurisprudence en matière de droits de la personne pour faire valoir que la toxicomanie devrait être reconnue comme un motif analogue digne d’être protégé par l’article 15 de la Charte. Ils invoquent l’arrêt Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c BCGSEU, [1999] 3 RCS 3 [BCGSEU] pour affirmer que la Cour devrait recourir à une analyse relative aux droits de la personne pour établir l’existence de discrimination au sens du paragraphe 15(1). La Cour suprême du Canada a conclu qu’elle ne « voi[t] pas pourquoi une méthode différente devrait être adoptée lorsqu’une demande est fondée sur une loi concernant les droits de la personne qui, bien qu’elle puisse avoir une orientation juridique différente, vise le même mal général que le par. 15(1) de la Charte »
(BCGSEU, au para 48).
[174] Les demandeurs affirment que, dans le cadre d’une analyse en matière des droits de la personne, la toxicomanie est reconnue comme un motif protégé qui peut donner lieu à première vue à de la discrimination en présence de trois facteurs : (i) le travailleur est un toxicomane, (ii) il a subi un effet préjudiciable, et (iii) la toxicomanie était un facteur dans l'apparition de cet effet préjudiciable (Entrop v Imperial Oil Limited, 2000 CanLII 16800 (Ont CA) au para 92 [Entrop], et Canada (Commission des droits de la personne) c Banque Toronto‑Dominion, [1998] 4 CF 205 (CA) [TD Bank] au para 28.
[175] Il ne conviendrait pas de procéder à une analyse fondée sur les droits de la personne plutôt qu’à une analyse fondée sur l’article 15 de la Charte pour déterminer si les dispositions du RegDoc opèrent une distinction fondée sur un motif analogue, surtout étant donné que les demandeurs n’ont produit aucun élément de preuve pour étayer l’existence de la toxicomanie chez les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté.
[176] Le critère clair et péremptoire dégagé par la Cour suprême du Canada en vue de reconnaître un motif analogue au titre de l’article 15 porte qu’un tel motif ne peut être établi sans raison impérieuse. Les motifs analogues sont semblables aux motifs énumérés, en ce sens qu’ils constituent un fondement pour des décisions stéréotypées ou encore qu’ils permettent de cerner un groupe qui a historiquement fait l’objet de discrimination. Ils renvoient à des caractéristiques personnelles qui sont soit immuables soit considérées comme immuables.
[177] L’analyse visant à déterminer l’existence d’un motif analogue soulève la question de « se demander si la différence de traitement à laquelle sont soumises les personnes définies par cette caractéristique ou combinaison de caractéristiques est susceptible de porter atteinte au droit à la dignité humaine qui sous‑tend le par. 15(1) »
(Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203 [Corbiere] aux para 59‑60 ). Une fois qu’un motif a été jugé analogue, il sera toujours jugé tel (Corbiere, au para 13) :
[13] En conséquence, quels sont les critères qui permettent de qualifier d’analogue un motif de distinction? La réponse est évidente, il s’agit de chercher des motifs de distinction analogues ou semblables aux motifs énumérés à l’art. 15 – la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. Il nous semble que le point commun entre ces motifs est le fait qu’ils sont souvent à la base de décisions stéréotypées, fondées non pas sur le mérite de l’individu mais plutôt sur une caractéristique personnelle qui est soit immuable, soit modifiable uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle. Ce fait tend à indiquer que l’objet de l’identification de motifs analogues à la deuxième étape de l’analyse établie dans Law est de découvrir des motifs fondés sur des caractéristiques qu’il nous est impossible de changer ou que le gouvernement ne peut légitimement s’attendre que nous changions pour avoir droit à l’égalité de traitement garantie par la loi. Autrement dit, l’art. 15 vise le déni du droit à l’égalité de traitement pour des motifs qui sont immuables dans les faits, par exemple la race, ou qui sont considérés immuables, par exemple la religion. D’autres facteurs, que la jurisprudence a rattachés aux motifs énumérés et analogues, tel le fait que la décision produise des effets préjudiciables à une minorité discrète et isolée ou à un groupe qui a historiquement fait l’objet de discrimination, peuvent être considérés comme émanant du concept central que sont les caractéristiques personnelles immuables ou considérées immuables, caractéristiques qui ont trop souvent servi d’ersatz illégitimes et avilissants de décisions fondées sur le mérite des individus.
[178] Comme je le mentionne plus haut, bien que je conclue que le RegDoc opère une distinction entre les catégories de postes des travailleurs dans les installations nucléaires, elle n’est pas fondée sur un motif énuméré. La Cour suprême du Canada a rejeté les demandes visant à faire reconnaître le statut professionnel comme un motif analogue (voir : Delisle c Canada (Procureur général), [1999] 2 RCS 989 au para 44; Baier c Alberta, 2007 CSC 31 au para 65.
[179] La Cour suprême du Canada a également rejeté le motif analogue d'« orientation liée à la substance »
. Dans l’arrêt R c Malmo‑Levine; R. c Caine, 2003 CSC 74, la Cour a statué au paragraphe 185 que :
[185] Le goût pour la marihuana ne constitue pas une « caractéristique personnelle » emportant l’application de la garantie prévue à l’art. 15 : Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143. Comme le dit par ailleurs M. Malmo‑Levine lui‑même, il s’agit d’un choix de mode de vie. Il n’y a pas d’analogie avec les caractéristiques personnelles énumérées à l’art. 15, soit la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. Ce serait banaliser cette énumération que de considérer que la consommation de « pot » est analogue au sexe ou à la religion en ce qu’elle constituerait une « caractéristique profondément personnelle qui est soit immuable, soit susceptible de n’être modifiée qu’à un prix personnel inacceptable » : Egan c Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, par. 5; Vriend, précité, par. 90. L’argument de M. Malmo‑Levine fondé sur le droit à l’égalité ne satisfait pas à la première des exigences énoncées dans Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497. L’objet véritable de l’art. 15 est de « corriger ou empêcher la discrimination contre des groupes victimes de stéréotypes, de désavantages historiques ou de préjugés politiques ou sociaux dans la société canadienne » : Swain, précité, p. 992, le juge en chef Lamer; Rodriguez, précité, page 616. Accueillir l’argument de M. Malmo‑Levine et étendre la protection de l’art. 15 de la Charte à une activité récréative (ou à un mode de vie) équivaudrait tout bonnement à dénaturer ce noble objectif.
[180] L’existence d’un motif protégé identifié constitue un volet minimal de l’analyse fondée sur l’article 15. En l’absence de motif énuméré ou analogue identifié, il n’est pas nécessaire d’établir si la loi crée à première vue ou de par son effet une distinction. La contestation des demandeurs fondée sur l’article 15 achoppe à la première étape du critère relatif à cette disposition.
[181] Pour éclairer les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté qui contestent les dispositions du RegDoc relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation, je vais mettre en relief quelques lacunes dans leur thèse portant sur l’article 15 qui auraient été mises au jour si une analyse complète avait été justifiée. Plus particulièrement, les demandeurs n’ont mis en preuve aucun élément, statistique ou autre, concernant la démographie de l’effectif des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté, comme cela avait été fait dans l’arrêt Fraser, pour appuyer leur prétention selon laquelle un nombre disproportionné de ces travailleurs souffrent de toxicomanie et seraient touchés par les dispositions contestées du RegDoc. À l’audience, les avocats des demandeurs se sont fondés sur le paragraphe 57 de l’arrêt Fraser c Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, pour m’inviter à prendre connaissance d’office de l’existence de la toxicomanie parmi les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté. Or, je ne suis pas disposé à le faire.
[182] Les demandeurs n’ont également pas réussi à expliquer comment les dispositions contestées entraîneraient un désavantage arbitraire pour les travailleurs qui occupent un poste essentiel sur le plan de la sûreté et qui souffrent de toxicomanie. Leur preuve ne va pas au‑delà d’une simple « accumulation d’intuitions »
(Première Nation de Kahkewistahaw c Taypotat, 2015 CSC 30 au para 34). Enfin, les demandeurs ne démontrent pas que les dispositions sont source d’arbitraire, de préjugés ou de stéréotypes (Sharma, au para 53).
[183] Leur thèse relative à l’article 15 présente une autre lacune, autre que la nature neutre du RegDoc à première vue et dans ses effets, à laquelle j'ai conclu. En effet, puisque le RegDoc n’avait pas été mis en œuvre, il n’existait pas encore de cas concrets sur lesquels se pencher. Aucun travailleur n’a encore subi de répercussions à la suite de la prise d’effet du RegDoc, en raison de l’injonction qui a été rendue avant sa date entrée en vigueur. Par conséquent, toute répercussion réelle ou discrimination potentielle est purement conjecturale.
[184] D’ailleurs, cette observation s’applique à l’ensemble de l’analyse relative à la Charte. Le préjudice allégué par les demandeurs à la suite de potentielles violations des articles 7, 8 et 15 est conjectural à ce stade. Il se pourrait que les politiques subséquentes des employeurs, mettant en œuvre les tests aléatoires de dépistage et les tests de dépistage préalables à l’affectation dans les installations nucléaires conformément aux exigences de délivrance de permis prévues au RegDoc, portent atteinte aux droits des travailleurs garantis par les articles 7, 8 et 15. Cependant, ces politiques n’ont pas été adoptées et la Cour ne peut pas agir dans le royaume de la conjecture quand, à première vue, le RegDoc et ses répercussions sont neutres (Ernst, au para 22; Ozcevik c Canada (Agence du revenu), 2021 CF 13 au para 30).
[185] Compte tenu de mes conclusions relatives aux articles 7, 8 et 15, je ne me pencherai pas sur les arguments des parties en ce qui concerne l’article premier de la Charte.
[186] Enfin, avant de passer aux arguments de droit administratif des demandeurs, je reviens sur mon analyse précédente portant sur la norme de contrôle et la démarche exposée dans les arrêts Doré et Loyola qui, selon moi, ne s’applique pas à la présente demande. Cependant, même si j’avais appliqué le cadre élaboré dans ces deux arrêts ainsi que leur analyse de la proportionnalité pour décider si la décision de la CCSN d’adopter certaines dispositions du RegDoc avait eu un effet préjudiciable sur les droits des travailleurs et des candidats dans l’industrie nucléaire, je serais parvenu au même résultat que celui que j’ai obtenu en effectuant mon analyse selon la norme de la décision correcte. C’est parce que les mesures prévues aux sections 5.1 et 5.5 du RegDoc passent l’examen proposé dans l’arrêt Doré, du fait qu’elles étayent une pondération proportionnelle entre, d’une part, leur objectif de renforcer les normes d’aptitude au travail en vue de protéger le public et, d’autre part, les droits et les valeurs des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté garantis par les articles 7, 8 et 15 de la Charte.
[187] Après tout, comme le soutient le professeur Richard Stacey dans son récent article sur l’arrêt Doré, le cadre d’analyse de l’arrêt Oakes et la démarche exposée dans l’arrêt Doré sont [traduction] « simplement différentes méthodes, ou modes de raisonnement »
utilisés pour décider si la limite à un droit garanti par la Charte est justifiée, et ont tous deux une culture commune de justification sous‑jacente (Richard Stacey, « Public Law’s Cerberus : A Three‑Headed Approach to Charter Rights‑Limiting Administrative Decisions »
(2023) 1‑36 Can J Law Jurisprud).
E. Les dispositions contestées du RegDoc sont raisonnables au regard du droit administratif
[188] Après avoir tranché les arguments constitutionnels, je me penche maintenant sur le deuxième point du litige. Les questions de droit administratif soulevées par les demandeurs en ce qui concerne les deux dispositions du RegDoc sont distinctes des contestations fondées sur la Charte, et ont été présentées à titre subsidiaire, advenant le cas où la Cour décidait qu’il n’y avait aucune violation de la Charte. C’est ce qui s’est produit, et je vais maintenant m’intéresser à ces arguments subsidiaires.
[189] Plus précisément, les demandeurs font valoir que, sous un angle de droit administratif, si la Cour concluait que les dispositions du RegDoc relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation sont constitutionnelles, elles sont tout de même déraisonnables parce que (i) la Commission ne disposait pas de fondement législatif pour les adopter; et (ii) qu'elle n’a pas fourni de motifs appropriés pour justifier leur inclusion dans le RegDoc, en particulier lorsqu’elle a abordé les préoccupations soulevées par les intervenants au sujet de la Charte durant la phase de consultation.
[190] Je conviens avec les parties que les questions en litige de droit administratif peuvent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, ce qui signifie que le raisonnement motivant l’inclusion des dispositions du RegDoc en cause doit être rationnel, logique et justifié au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents (Vavilov, aux para 102, 105).
[191] Pour garantir la sûreté nucléaire, le législateur a institué la CCSN, un organisme administratif hautement spécialisé, et l’a dotée des moyens d’agir. Son expertise commande un haut degré de retenue de la part des cours de révision en ce qui concerne les décisions de la Commission, comme la Cour l’a mis en relief dans la décision Citizens Against Radioactive Neighbourhoods c BWXT Nuclear Energy Inc, 2022 CF 849 au para 42 :
[60] Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, les questions en litige incluent des conclusions de fait et des décisions discrétionnaires au cœur de l’expertise du tribunal, la norme de la décision raisonnable exige une retenue considérable à l’égard des décisions rendues par ce tribunal. Cela est particulièrement vrai lorsque les questions à examiner touchent la sûreté nucléaire et que le tribunal est un organisme de réglementation nucléaire. En bref, la CCSN est beaucoup mieux placée qu’une cour réformatrice pour évaluer les faits, pour déterminer les types d’accidents éventuels les plus susceptibles de se produire à une centrale nucléaire et pour évaluer l’impact qu’auraient ces accidents éventuels sur l’environnement. Il est donc inapproprié pour une cour réformatrice de remettre ces conclusions en question par le réexamen poussé des éléments de preuve, ce que les appelants demandent à la Cour de faire en l’espèce.
Voir également : Greenpeace Canada c Canada (Procureur général), 2016 CAF 114 au para 60.
[192] Vu le contexte particulier caractérisant l’expertise poussée de la CCSN, j’estime que la décision de la Commission d’adopter les dispositions du RegDoc sur les tests aléatoires de dépistage et les tests de dépistage préalables à l’affectation était raisonnable, intelligible et justifiée.
(1) Il existe un fondement législatif qui justifie l’inclusion des dispositions sur les tests aléatoires de dépistage dans le RegDoc
[193] Les demandeurs plaident que le RegDoc est dépourvu de fondement législatif. Premièrement, ils se reposent sur leurs observations relatives à l’article 8 de la Charte pour prétendre que les dispositions du RegDoc relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation sont invalides, parce qu’elles ne sont pas autorisées par la loi, et sont donc illégales et déraisonnables. Deuxièmement, les demandeurs soutiennent que la Commission a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire par l’adoption des dispositions contestées en ayant recours à son vaste pouvoir de délivrance de permis. Troisièmement, les demandeurs font valoir que le mécanisme utilisé par la Commission pour retenir le RegDoc les a déraisonnablement privés de leurs droits de participation.
[194] Les défendeurs affirment que le RegDoc était autorisé par la loi, et qu’il a été légalement adopté en application du vaste pouvoir en matière de délivrance de permis de la Commission. Ils ajoutent que la Commission avait de multiples outils à sa disposition pour mettre en œuvre les articles du RegDoc relatifs aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation, et qu’il était raisonnable pour elle de privilégier les documents d’application de la réglementation pour des raisons de souplesse et d’adaptabilité. Les défendeurs affirment que cette décision commande une grande retenue, en raison du contexte unique de l’industrie nucléaire et de l’expertise de la CCSN en la matière. Ils avancent que les demandeurs n’ont pas été brimés dans l’exercice de leurs droits de participation, car ils ont été consultés durant le processus d’élaboration du RegDoc et qu’ils ont eu l’occasion de présenter leurs commentaires et de faire part de leurs préoccupations.
[195] Comme je le mentionne plus haut dans le cadre de l’analyse relative à l’article 8 de la Charte quant à la condition visant ce qui est « autorisé par la loi »
, le RegDoc a effectivement un fondement législatif. Au titre de la loi, la CCSN dispose du pouvoir discrétionnaire nécessaire pour choisir l’instrument applicable à la mise en œuvre des dispositions en cause. Elle a jeté son dévolu sur le document d’application de la réglementation en raison de son caractère souple et de sa capacité d’adaptation. Il s’agissait d’une décision raisonnable, motivée par des circonstances changeantes comme les directives données par l’AIEA suivant l’accident nucléaire de Fukushima, les pratiques internationales en évolution, la légalisation du cannabis au Canada, l’évolution de la recherche sur l’exactitude et l’efficacité des tests de dépistage d’alcool et de drogues, et les demandes divergentes des intervenants.
[196] La mission du RegDoc justifie d’autant plus l’instrument choisi. Le personnel de la CCSN a témoigné que le RegDoc vise à renforcer les programmes d’aptitude au travail en ajoutant des méthodes plus fiables pour détecter l’altération des facultés, y compris des tests aléatoires de dépistage et des tests de dépistage préalables à l’affectation. Cet objectif ne relève pas directement du sous‑alinéa 44(1)h)(iii) de la Loi (pouvoir de réglementation) qui vise la « protection des travailleurs du secteur nucléaire »
.
[197] Par exemple, comme l’ont expliqué les défendeurs à l’audience, les tests de dosimétrie, qui mesurent le niveau de radiation auquel une personne est exposée, tombent sous le coup du pouvoir de réglementation prévu au sous‑alinéa 44(1)h)(iii) puisqu’ils appartiennent à une catégorie de test médical prescrit pour la protection des travailleurs du secteur nucléaire afin de veiller à ce qu’ils ne soient pas exposés à des niveaux de radiation qui pourraient menacer leur santé. En revanche, l’objectif des mesures aléatoires de dépistage et des mesures préalables à l’affection prévues dans le RegDoc vise à protéger les intérêts plus vastes de la communauté et la sécurité du public.
[198] Au vu de ces demandes concurrentes, la CCSN était en droit d’avoir recours à ses pouvoirs plus étendus en vertu du paragraphe 24(5) de la Loi pour ajouter des conditions obligatoires aux permis. Le RegDoc a toujours eu pour vocation d’être une exigence d’octroi de permis, et ses auteurs n’ont jamais prétendu qu’il était une politique non contraignante ou une ligne directrice. Par conséquent, la CCSN n’a pas entravé son pouvoir discrétionnaire en retenant des exigences obligatoires en matière de tests aléatoires de dépistage et de tests de dépistage préalables à l’affectation au moyen d’un document d’application de la réglementation.
[199] En ce qui concerne les droits de participation, la CCSN a procédé à de vastes campagnes d’information au cours de la décennie pendant laquelle a eu lieu l’élaboration du RegDoc. Elle a procuré au public, dont aux demandeurs, de multiples occasions pour présenter des commentaires à diverses étapes de la mise au point du RegDoc.
[200] Les autres mécanismes prévus par la Loi, en vertu desquels la CCSN aurait dû agir selon les demandeurs – soit le processus officiel de modification d’un permis au titre de l’article 25 et le pouvoir de réglementation visé à l’article 44 – n’auraient probablement pas procuré aux parties demanderesses de droits de participation supplémentaires appréciables allant au‑delà des occasions de participation qui ont ponctué le processus d’élaboration du RegDoc. Conformément au processus officiel de modification du permis et du pouvoir de réglementation prévus aux paragraphes 39(1) et 40(1) de la Loi, les demandeurs auraient eu l’occasion de se présenter devant la Commission au cours d’une audience publique, comme dans le cas du RegDoc.
[201] Même si les documents d’application de la réglementation ne sont pas expressément mentionnés dans la Loi, ils font bien partie du cadre législatif. Ils constituent un mécanisme légal qui permet la mise en œuvre des exigences en matière de permis et la participation considérable des intervenants, comme en l’espèce.
[202] Pour toutes les raisons précitées, la CCSN a raisonnablement choisi d’utiliser le RegDoc à titre de mécanisme permettant d’inclure les dispositions relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation comme condition d’octroi des permis aux employeurs. Tant le RegDoc que le processus décennal qui a mené à sa publication, au cours duquel les parties ont eu l’occasion d’être entendues durant la longue phase de consultation et d’élaboration, forment à bon droit le fondement d’octroi des permis de la CCSN.
(2) La Commission a fourni des motifs suffisants pour le RegDoc
[203] Les demandeurs avancent que le raisonnement de la CCSN servant à justifier l’inclusion des dispositions relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation dans le RegDoc ne satisfait pas au principe de la décision « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
énoncé dans l’arrêt Vavilov (Vavilov, au para 85). Les demandeurs soutiennent que le RegDoc ne contient pas un fondement suffisant pour expliquer le raisonnement derrière une nouvelle exigence de cette envergure pour les travailleurs touchés occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté. Ils font en outre valoir qu’il n’existe pas de documents précis qui permettent de démontrer l’existence de motifs suffisants, et que les milliers de pages de documents qui forment le dossier certifié du tribunal [le DCT] constituent un [traduction] « dépotoir de données »
. Ils indiquent que ce terme a de fait été employé par un membre de la Commission lors d’une séance publique en août 2017.
[204] Les demandeurs plaident que, même si la Cour fait preuve de retenue envers l’environnement institutionnel dans lequel le RegDoc a été adopté, il existe des lacunes fondamentales dans l’élaboration des dispositions relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation qui rendent leur inclusion injustifiée, inintelligible et déraisonnable. Les demandeurs renvoient plus particulièrement au manque de réactivité de la Commission aux préoccupations soulevées par les intervenants au regard des violations de la Charte.
[205] Les demandeurs affirment que la Commission n’a entrepris aucune analyse des préoccupations fondées sur la Charte et sur la jurisprudence arbitrale exprimées par les syndicats, malgré sa connaissance de la situation et du fait qu’elle ait reconnu durant la séance publique d’août 2017 les répercussions que les dispositions contestées pourraient avoir sur les droits garantis par la Charte. Ils ajoutent que le dossier révèle que le personnel de la CCSN ne s’est intéressé que superficiellement aux principales préoccupations constitutionnelles et juridiques. Les demandeurs signalent qu’ils ne présentent pas un argument relatif à l’équité procédurale fondé sur l’absence de motifs fournis par la CCSN, mais qu’ils avancent plutôt que l’insuffisance des motifs fournis vicie fatalement la décision d’inclure les dispositions contestées dans le RegDoc (Vavilov, au para 133).
[206] Les défendeurs rétorquent que le volumineux DCT montre d’une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle conforme aux préceptes de l’arrêt Vavilov, et que la CCSN s’est correctement penchée sur les préoccupations soulevées par les intervenants au regard des droits garantis par la Charte. Ils invoquent le paragraphe 37 de l’arrêt Canada (Procureur général) c Sketchley, 2005 CAF 404, et le paragraphe 17 de la décision Gupta c Canada (Procureur général), 2016 CF 1089, pour avancer que les recommandations d’un organisme qui assiste un décideur dans ses fonctions forment partie de sa décision et donc que des motifs écrits ne sont pas requis.
[207] De surcroît, les défendeurs plaident que la Commission n’est pas un tribunal quasi judiciaire, mais qu’elle peut tenir tel rôle et poser certains actes comme celui d’imposer des sanctions lorsqu’elle agit comme cour d’archives en vertu des articles 20 et 48 de la Loi. Toutefois, l’élaboration de documents d’application de la réglementation aux fins de création de nouvelles exigences en matière de permis portant sur les tests aléatoires de dépistage et les tests de dépistage préalables à l’affectation, comme le RegDoc, relève sans ambages du rôle réglementaire et administratif de la Commission, lequel ne requiert pas la délivrance de motifs écrits.
[208] La Cour suprême du Canada se prononce sur la suffisance des motifs au paragraphe 103 de l’arrêt Vavilov :
[103] Bien que, comme nous l’avons déjà mentionné aux par. 89 à 96, il faille interpréter des motifs écrits eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés, une décision sera déraisonnable lorsque, lus dans leur ensemble, les motifs ne font pas état d’une analyse rationnelle ou montrent que la décision est fondée sur une analyse irrationnelle : voir Wright c. Nova Scotia (Human Rights Commission), 2017 NSSC 11, 23 Admin. L.R. (6th) 110; Southam, par. 56. Une décision sera également déraisonnable si la conclusion tirée ne peut prendre sa source dans l’analyse effectuée (voir Sangmo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 17, par. 21 (CanLII)), ou qu’il est impossible de comprendre, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central.
[209] Je conclus que les documents versés dans le DCT font état d'une analyse rationnelle pour justifier l’inclusion des dispositions relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation dans le RegDoc. Comme je le mentionne plus haut, l’inclusion de ces dispositions répondait à un besoin établi de renforcer les programmes d’aptitude au travail, surtout en ce qui concerne la détection de l’altération des facultés causée par l’alcool ou la drogue.
[210] Bien que les demandeurs prétendent que [traduction] « les motifs examinés de pair avec le dossier ne permettent pas de comprendre le raisonnement du décideur sur un point central »
– ce point étant l’existence d’une justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées à propos de la Charte – je conclus que le dossier dont je suis saisi et le régime réglementaire du RegDoc démontrent que la CCSN a non seulement tenu compte des préoccupations des intervenants à propos des droits garantis par la Charte, mais s’est également employée à les dissiper en modifiant le RegDoc après s’être penchée sur les retours des intervenants.
[211] Plus particulièrement, le personnel de la CCSN a créé des [traduction] « tableaux de commentaires »
en vue de consigner toutes les réactions des intervenants communiquées au cours du processus de consultation du public, lesquels tableaux comprenaient des réactions de bon nombre de demandeurs et d’employeurs, en sus des réponses à ces réactions sous la forme de commentaires rédigés par le personnel de la CCSN. Les tableaux de commentaires ont été publiés sur le site Web de la CCSN pour permettre leur consultation par le public durant la phase d’élaboration du RegDoc. Ils forment partie des motifs de la décision de la Commission et démontrent que le personnel de la CCSN a raisonnablement examiné et tenu compte des droits garantis par la Charte.
[212] Dans ses réponses aux commentaires des intervenants, le personnel de la CCSN a expliqué comment le RegDoc met en balance le droit à la vie privée avec la mission de la CCSN de prévenir tout risque déraisonnable sur plusieurs plans, que ce soit à l’environnement, à la santé publique et à la sécurité nationale, qui découle du développement, de la production et de l’utilisation de l’énergie nucléaire.
[213] En outre, le régime législatif de la version définitive du RegDoc fait montre de changements par rapport aux versions antérieures qui sont le résultat direct des préoccupations exprimées par les intervenants. Les modifications apportées en réponse aux commentaires du public comprennent la réduction des catégories de travailleurs visées par les dispositions relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation, l’inclusion de l’obligation d’accommodement et la prise en compte de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6.
[214] Les lacunes invoquées par les demandeurs dans les motifs de la CCSN sont « simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision »
(Vavilov, au para 100). Ils ont signalé l’existence de documents manquants dans le DCT, même si le personnel de la CCSN a témoigné en contre‑interrogatoire qu’ils avaient envoyé ces documents à la Commission. Ils font également état de déclarations contradictoires faites par les employeurs au regard de l’efficacité des méthodes de dépistage et de la suffisance des méthodes existantes de détection de l’altération des facultés à l'époque – déclarations faites au cours de l’élaboration décennale du RegDoc. Aucune de ces prétendues lacunes ne suffit, à mon avis, à démontrer que la décision de la CCSN de mettre en œuvre le RegDoc était fondée sur une analyse irrationnelle, compte tenu de l’ensemble de la preuve à la disposition de la Cour, y compris les rapports examinés plus haut.
V. Les dépens
[215] Les parties ont proposé conjointement que les dépens soient adjugés sous forme de somme globale de 20 000 $ au groupe de demandeurs ou de défendeurs qui aura gain de cause dans la présente instance. Par conséquent, les demandeurs paieront la somme forfaitaire globale de 20 000 $ aux défendeurs.
VI. Conclusion
[216] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que les dispositions du RegDoc relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation, soit les sections 5.1 et 5.5 respectivement, sont constitutionnelles, car elles n’enfreignent pas les articles 8, 15 ou 7 de la Charte. Je conclus également que la décision de la CCSN d’adopter les dispositions relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation était raisonnable sous l’angle du droit administratif. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée. Les dépens, fixés à 20 000 $, sont adjugés aux défendeurs.
JUGEMENT dans le dossier T‑1222‑21
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
Les dispositions du RegDoc relatives aux tests aléatoires de dépistage et aux tests de dépistage préalables à l’affectation (sections 5.1 et 5.5 respectivement) n’enfreignent pas les articles 8, 15 et 7 de la Charte.
La décision de la CCSN d’adopter les sections 5.1 et 5.5 était raisonnable.
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Les demandeurs paieront la somme forfaitaire globale de 20 000 $ aux défendeurs.
« Alan S. Diner »
Juge
TRADUCTION certifiée conforme
Frédérique Bertrand‑Le Borgne
ANNEXE A
Loi sur la sûreté et la réglementation nucléaires, LC 1997, c 9, par. 10(5).
Nuclear Safety and Control Act, SC 1997, c 9
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ANNEXE B
REGDOC‑2.2.4, Aptitude au travail, tome II: Gérer la consommation d’alcool et de drogues, version 3
Annexe A : Dispositions pertinentes
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑1222‑21 |
INTITULÉ :
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POWER WORKERS’ UNION, SOCIETY OF UNITED PROFESSIONALS, THE CHALK RIVER NUCLEAR SAFETY OFFICERS ASSOCIATION, FRATERNITÉ INTERNATIONALE DES OUVRIERS EN ÉLECTRICITÉ, SECTION LOCALE 37, CHRIS DAMANT, PAUL CATAHNO, SCOTT LAMPMAN, GREG MACLEOD, MATTHEW STEWART ET THOMAS SHIELDS c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, ONTARIO POWER GENERATION, BRUCE POWER, SOCIÉTÉ D’ÉNERGIE DU NOUVEAU‑BRUNSWICK ET LABORATOIRES NUCLÉAIRES CANADIENS |
LIEU DE L’AUDIENCE :
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TORONTO (ONTARIO) (TENUE PAR AUDIENCE EN MODE HYBRIDE)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LES 6, 7 ET 8 DÉCEMBRE 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE DINER
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DATE DES MOTIFS :
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Le 6 JUIN 2023
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COMPARUTIONS :
Richard Stephenson
Douglas Montgomery
Emily Lawrence
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POUR LES DEMANDEURS |
Michael Wright Brendan McCutcheon |
POUR LES DEMANDEURS |
Georgina Watts |
POUR LES DEMANDEURS |
Brenda Comeau |
POUR LES DEMANDEURS |
Henry Dinsdale
Frank Cesario
Gabrielle Lemoine
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POUR LES DÉFENDEURS |
Michael Morris Elizabeth Koudys James Schneider |
POUR LES DÉFENDEURS |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Paliare Roland Rosenberg Rothstein LLP
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS |
Wright Henry LLP
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS |
Morris Watts Labour and Employment Lawyers
Toronto (Ontario) |
POUR LES DEMANDEURS |
Pink Larkin Halifax (Nouvelle‑Écosse) |
POUR LES DEMANDEURS |
Hicks Morley Toronto (Ontario) |
POUR LES DÉFENDEURS |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LES DÉFENDEURS |