Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230524


Dossier : IMM-6478-22

Référence : 2023 CF 732

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 24 mai 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

SEYEDEHSEPIDEH NOURANI

ET ALIREZA KARBASI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse principale, Mme Seyedehsepideh Nourani, est une citoyenne de l’Iran. Elle demande le contrôle judiciaire de la décision du 23 juin 2022 par laquelle un agent des visas [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté sa demande de permis d’études. L’agent n’était pas convaincu que Mme Nourani quitterait le Canada à la fin de son séjour, comme l’exige l’alinéa 216(1)b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR].

[2] Mme Nourani soutient que la décision est déraisonnable, parce que l’agent a mal interprété et écarté les éléments de preuve qui lui ont été présentés sans justifier non plus ses conclusions. En outre, Mme Nourani reproche à l’agent d’avoir porté atteinte à ses droits en matière d’équité procédurale en ne lui donnant pas la possibilité de dissiper les préoccupations qu’il avait soulevées.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Nourani sera accueillie. Après avoir examiné la décision, la preuve dont disposait l’agent et le droit applicable, je suis convaincu que Mme Nourani s’est acquittée du fardeau qui lui incombait de prouver que la décision est déraisonnable parce qu’elle ne traite pas des principaux arguments que Mme Nourani a présentés au sujet de son plan d’études. Cependant, je ne suis pas d’accord pour dire que l’agent a porté atteinte aux droits de Mme Nourani en matière d’équité procédurale en rendant la décision, parce qu’il avait jugé que les éléments de preuve présentés par Mme Nourani étaient insuffisants pour satisfaire aux exigences législatives et réglementaires applicables.

II. Le contexte

A. Les faits

[4] En janvier 2014, Mme Nourani, qui a maintenant 30 ans, a obtenu son baccalauréat en gestion des affaires de l’Université Mazandaran à Babol, en Iran.

[5] Après ses études, Mme Nourani a occupé divers postes de gestion dans différentes entreprises. Elle travaillait depuis le 20 mars 2020 comme directrice de magasin et des ventes à la TAC Bed Linens Agency [l’agence TAC], en Iran.

[6] Le 25 mars 2022, Mme Nourani a reçu sa lettre d’acceptation au programme d’études de deuxième cycle en entrepreneuriat de l’Université Thompson Rivers, à Kamloops, en Colombie-Britannique.

[7] Le 11 mai 2022, Mme Nourani a demandé un permis d’études au Canada. Dans sa demande, elle a présenté une déclaration d’intention détaillée où elle expliquait son plan d’études et a fourni des documents à l’appui. Elle a aussi précisé que son époux, M. Alireza Karbasi, l’accompagnerait au Canada, mais que ses parents et ses frères et sœurs resteraient en Iran. M. Karbasi, qui est également demandeur en l’espèce, a demandé aux autorités canadiennes de l’immigration un permis de travail ouvert pour la durée des études de son épouse.

B. La décision de l’agent

[8] Comme c’est habituellement le cas lorsqu’un permis d’études est refusé, la décision prend la forme d’une lettre type dans laquelle l’agent indique qu’il n’était pas convaincu que Mme Nourani quitterait le Canada à la fin de la période de séjour qui lui est applicable. Dans la lettre, l’agent a précisé que le refus découlait de deux facteurs, soit l’absence de liens familiaux importants de Mme Nourani à l’extérieur du Canada et l’incompatibilité entre le but de sa visite et un séjour temporaire, compte tenu des détails qu’elle a fournis dans sa demande. L’agent a également rejeté la demande de permis de travail de M. Karbasi.

[9] La décision comprend les notes de l’agent qui sont versées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC] (Sharma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 381 au para 7), où l’agent énonce en détail les motifs qui sous-tendent la conclusion qu’il a tirée.

[10] Les notes du SMGC en l’espèce révèlent que l’agent s’était d’abord penché sur le plan d’études de Mme Nourani. L’agent était d’avis que, même si le programme a [traduction] « une vocation commerciale compatible avec la finalité éducative du projet », Mme Nourani a démontré qu’elle possède déjà ce genre de compétences grâce à son expérience de travail. De plus, l’agent a souligné que la lettre de l’employeur de Mme Nourani ne faisait état d’aucune garantie de promotion au retour de son employée du Canada, contrairement à ce que Mme Nourani avait déclaré dans sa demande. La lettre de l’employeur indique simplement qu’il s’attend à ce que Mme Nourani revienne travailler pour l’agence TAC après ses études.

[11] L’agent a estimé par ailleurs que les liens de Mme Nourani avec son pays de citoyenneté seraient affaiblis parce que son époux l’accompagnerait au Canada pendant ses études. Par conséquent, il a conclu qu’il n’était pas convaincu que Mme Nourani serait suffisamment motivée à retourner en Iran à la fin de ses études au Canada.

C. Les dispositions applicables

[12] Les dispositions applicables de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] sont les paragraphes 11(1) et 22(2), qui prévoient qu’un étranger souhaitant devenir résident temporaire au Canada doit faire la preuve qu’il « se conforme » à la loi et que « [l’]intention qu’il a de s’établir au Canada [ne l’empêche pas] de devenir résident temporaire sur preuve qu’il aura quitté le Canada à la fin de la période de séjour autorisée ». L’alinéa 216(1)b) du RIPR exige également qu’un demandeur de permis d’études établisse qu’il « quittera le Canada à la fin de la période de séjour qui lui est applicable ». Par conséquent, il est bien reconnu et clair que le demandeur d’un permis d’études doit convaincre l’agent des visas qu’il ne demeurera pas au Canada une fois son visa échu (Kavugho-Mission c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 597 au para 7; Solopova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 690 [Solopova] au para 10).

D. La norme de contrôle

[13] Mme Nourani et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] soutiennent tous deux que la norme de la décision correcte s’applique aux questions d’équité procédurale, tandis que la norme de la décision raisonnable s’applique au reste de la décision. Je suis d’accord avec eux sur ce dernier point.

[14] Il est bien établi que la norme de la décision raisonnable s’applique à l’évaluation d’une demande de permis d’études effectuée par un agent lorsque celui-ci n’est pas convaincu que le demandeur quittera le Canada à la fin de son séjour (Ilaka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1622, au para 10; Hasanalideh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1417 au para 4; Abbas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 378 [Abbas] au para 14; Marcelin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 761 au para 7; Aghaalikhani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1080 au para 11; Penez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1001 au para 11; Solopova, au para 12). En outre, depuis l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], il est présumé que la norme de la décision raisonnable s’applique lorsqu’une cour de justice contrôle une décision administrative sur le fond.

[15] Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse à la décision rendue par le décideur administratif, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision (Vavilov, aux para 83, 87). Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à juger si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit donc se demander si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov, au para 99).

[16] Le contrôle judiciaire doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, la cour de révision doit, pour savoir si la décision est raisonnable, d’abord examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse » et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov, au para 84). La cour de révision doit adopter une approche empreinte de déférence et intervenir « uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov, au para 13), sans « apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (Vavilov, au para 125).

[17] Il incombe à la partie qui conteste la décision administrative d’en démontrer le caractère déraisonnable. Les insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles pour qu’une cour de révision infirme une décision administrative : la cour doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 [Mason] au para 36).

[18] Toutefois, la norme de contrôle est différente pour les questions d’équité procédurale. Il est vrai, comme le font valoir Mme Nourani et le ministre, que de nombreux tribunaux ont jugé que la norme de la décision correcte s’applique aux questions d’équité procédurale. Cependant, la Cour d’appel fédérale a affirmé à maintes reprises qu’il n’est pas vraiment nécessaire d’appliquer les normes habituellement utilisées dans le contexte d’un contrôle judiciaire (Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale, 2019 CAF 263 aux para 24–25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général)), 2018 CAF 69 [Canadien Pacifique] au para 54). Il s’agit plutôt d’une question juridique qui doit être appréciée eu égard aux circonstances et qui oblige la cour de révision à déterminer si la procédure suivie par le décideur administratif a respecté les normes d’équité et de justice naturelle (Canadien pacifique, au para 56; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 51–54).

[19] Par conséquent, lorsque l’équité procédurale et les manquements allégués à la justice fondamentale font l’objet d’une demande de contrôle judiciaire, la cour de révision doit tenir compte du contexte et des circonstances particulières en cause. Son rôle consiste à déterminer si le processus suivi par le décideur administratif a été équitable et a offert aux parties concernées le droit d’être entendues ainsi qu’une chance complète et équitable de connaître les éléments de preuve retenus contre elles et d’y répondre. La cour de révision n’a pas à faire preuve de déférence envers le décideur sur des questions d’équité procédurale.

III. Analyse

A. Le caractère raisonnable de la décision

[20] L’alinéa 216(1)b) du RIPR impose au demandeur de permis d’études le fardeau de convaincre l’agent des visas qu’il quittera le Canada à la fin de la période de séjour qui lui est applicable. Notre Cour a conclu, à de nombreuses occasions, que « [l]’agent des visas jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour l’appréciation de la preuve et la prise de sa décision. Cependant, sa décision doit être fondée sur des conclusions de fait raisonnables » (Akomolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 472 au para 12, citant Zhang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1493 au para 7).

[21] Mme Nourani soutient que la décision est déraisonnable parce que l’agent n’a pas expliqué ses conclusions quant à l’insuffisance de la preuve et n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve pertinents et importants qu’elle avait présentés concernant son plan d’études et ses liens familiaux en Iran.

[22] En toute déférence, je ne suis pas convaincu que les motifs, en ce qui a trait aux liens familiaux de Mme Nourani, ne permettent pas à celle-ci ou à la Cour de comprendre le raisonnement sous-tendant la conclusion qui a été tirée par l’agent. Il est vrai que les motifs auraient pu être plus élaborés ou mieux expliqués, mais je suis d’avis qu’ils fournissent une explication logique du résultat. J’estime toutefois, à l’instar de Mme Nourani, que les conclusions de l’agent relatives au plan d’études ne sont ni logiques ni justifiées et qu’elles ne tiennent pas compte des principales observations qu’elle a formulées. Cette erreur constitue une lacune grave qui entache le raisonnement sous-jacent de l’agent et l’issue de la décision (Vavilov, au para 100), à un point qui justifie l’intervention de la Cour.

(1) Les liens familiaux en dehors du Canada

[23] En ce qui concerne les liens familiaux de Mme Nourani à l’extérieur du Canada, l’agent a souligné que [traduction] « [l]es liens avec le pays d’origine de Mme Nourani sont affaiblis par le voyage prévu au Canada des membres de sa famille immédiate, car Mme Nourani sera moins motivée à retourner en Iran si ses proches résident avec elle au Canada ». Les liens avec le pays d’origine d’un demandeur, de nature familiale ou économique, par exemple, sont souvent évalués en fonction des mesures incitatives qui pourraient pousser l’étranger à dépasser la durée de séjour autorisée au Canada (Chhetri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 872 au para 14).

[24] Dans les circonstances, je ne suis pas d’accord avec Mme Nourani pour dire que l’agent n’a pas tenu compte de l’information contenue dans son formulaire de renseignements sur la famille montrant qu’elle entretenait toujours des liens étroits en Iran, même si son époux l’accompagnait. Selon moi, l’agent reconnaît par sa déclaration que Mme Nourani a des liens familiaux en Iran, mais il était d’avis que ces liens étaient moins solides du fait que son époux voyageait avec elle. La Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de cette conclusion de fait de l’agent, car rien n’indique que des éléments de preuve contradictoires ont été ignorés ou que l’analyse de l’agent repose sur un raisonnement illogique (Khaleel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1385 [Khaleel] au para 50). Je suis conscient que Mme Nourani a souligné dans sa demande qu’elle et son époux sont proches de leurs familles respectives et qu’ils [traduction] « sont déterminés à retourner en Iran et à vivre près de leurs êtres chers dans leur patrie ». Toutefois, étant donné que le lien familial le plus important de Mme Nourani est celui qui l’unit à son époux, lequel l’accompagnerait au Canada, j’estime qu’il était loisible à l’agent de conclure que les liens familiaux de Mme Nourani en Iran s’en trouvaient affaiblis.

[25] Il est bien établi en droit qu’un agent des visas est présumé avoir examiné l’ensemble de la preuve (Khaleel, au para 38; Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1083 au para 34). En l’espèce, je ne suis pas convaincu que l’agent a négligé de tenir compte d’éléments de preuve contradictoires ou qu’il en a mal interprété certains. Je ne serais peut-être pas arrivé à la même conclusion que l’agent, mais ce n’est pas le critère à appliquer lors d’un contrôle judiciaire. Ce que je dois déterminer, c’est si la conclusion tirée par l’agent satisfait à la norme de la décision raisonnable.

[26] À mon avis, cette partie de la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov, au para 99). Les arguments de Mme Nourani se fondent sur son insatisfaction face à l’évaluation, par l’agent, de la preuve qu’elle a présentée. Toutefois, la cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau les éléments de preuve pris en compte par le décideur. Elle ne modifie pas les conclusions de fait d’un décideur administratif à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55). Il est possible que la Cour ne soit pas d’accord avec le décideur, mais si le raisonnement de ce dernier est intrinsèquement cohérent et justifié au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles la décision est assujettie, la cour de révision devrait s’abstenir d’intervenir. Dans la mesure où tous les éléments de preuve ont été dûment examinés, la question du poids à leur attribuer relève entièrement de l’expertise de l’agent des visas. C’est le cas de la conclusion tirée par l’agent en l’espèce relativement aux liens familiaux de Mme Nourani.

[27] Je m’arrête un instant pour souligner que, à l’audience, l’avocat du ministre a passé le dossier en revue et mis en lumière le fait que Mme Nourani et son époux exerçaient apparemment tous deux des activités professionnelles liées à l’agence TAC et que cet élément appuyait d’une certaine manière la conclusion de l’agent, soit que Mme Nourani n’avait pas démontré qu’elle quitterait le Canada à la fin de ses études. En toute déférence, rien dans la décision, y compris dans les notes du SMGC, ne permet à la Cour de conclure que cette preuve a joué un rôle quelconque dans l’analyse de l’agent. Aucun élément de preuve à cet égard n’a été mentionné, et encore moins analysé par l’agent. Il va sans dire que le ministre ne peut, dans sa plaidoirie, tenter de combler les lacunes dans les motifs du décideur et créer un récit qui ne découle pas de la décision elle-même.

(2) Le plan d’études

[28] Je passe maintenant au plan d’études. Dans sa lettre de motivation, Mme Nourani souligne les raisons qui la poussent à participer au programme : 1) la qualité de l’éducation au Canada, 2) l’amélioration de sa situation professionnelle et financière, puisqu’elle s’attend à obtenir une promotion chez son employeur lorsqu’elle retournera en Iran et 3) la capacité de démarrer une entreprise en Iran, qu’elle qualifie de son [traduction] « plus gros objectif ». De plus, Mme Nourani précise qu’elle a l’intention, après avoir terminé le programme, de lancer un projet d’entrepreneuriat en Iran pour aider les petites entreprises, de devenir une experte en affaires et en marketing, d’occuper des postes de direction au sein d’entreprises avec lesquelles elle a déjà travaillé et d’être proche de sa famille en Iran.

[29] En ce qui concerne la pertinence du plan d’études, l’agent a d’abord constaté que ce plan recevait l’appui de l’employeur de Mme Nourani. Cependant, il a souligné que [traduction] « [m]ême si le programme a une vocation commerciale compatible avec la finalité éducative du projet, la demanderesse démontre qu’elle possède déjà ce genre de compétences grâce son expérience de travail ».

[30] Mme Nourani soutient que l’agent n’a pas tenu compte d’éléments de preuve contradictoires concernant ses perspectives d’emploi en Iran et son intention de lancer sa propre entreprise. Elle affirme que sa déclaration et la lettre soumise par son employeur indiquaient toutes deux qu’elle reprendrait son travail actuel à son retour du Canada et que le programme l’aiderait à progresser dans sa carrière.

[31] Je suis d’accord avec Mme Nourani à cet égard. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême enjoint aux cours de révision d’examiner le caractère raisonnable d’une décision administrative au regard des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur le pouvoir discrétionnaire du décideur. Parmi les contraintes qui influent sur le caractère raisonnable d’une décision, il y a le régime législatif applicable, la preuve portée à la connaissance du décideur, l’impact de la décision sur la personne qui en fait l’objet ainsi que les observations des parties. « Les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » (Vavilov, au para 127). Les motifs doivent tenir compte des arguments des parties, exigence intrinsèquement liée aux principes d’équité procédurale et du droit d’être entendu.

[32] En l’espèce, les motifs de l’agent au sujet du plan d’études de Mme Nourani portent à croire clairement que l’agent n’a pas écouté ni lu les observations présentées par Mme Nourani à l’appui de son permis d’études. Mme Nourani a souligné la promotion prévue à son retour en Iran et la progression de sa carrière parmi les principaux avantages qu’elle tirerait de son plan d’études. L’agent a pris acte de la déclaration de Mme Nourani selon laquelle son employeur était favorable à son plan d’études. Dans ses notes du SMGC, l’agent affirme ce qui suit :

[traduction]

Actuellement employée en tant que directrice de magasin et des ventes. Dans son plan d’études, la DP indique que son employeur appuie sa transition de carrière vers un poste supérieur de gestion qui lui sera confié après la fin de ses études et son retour en Iran.

[33] Il ressort des notes du SMGC que les motifs fournis par l’agent pour refuser de délivrer un permis d’études à Mme Nourani avaient peu à voir avec le fait qu’elle serait en mesure ou pas de récupérer son emploi à l’agence TAC à son retour en Iran et plus avec la promotion à laquelle elle s’attendait. L’agent a souligné l’absence de preuve quant à la certitude de cette promotion – en dehors de la déclaration de Mme Nourani – puisque la lettre de l’employeur ne mentionne aucune entente ou garantie à cet effet. Dans son mémoire, Mme Nourani maintient qu’une entente orale a été conclue avec son employeur au sujet de la promotion. Pourtant, comme le ministre l’a signalé, aucun élément de preuve n’étaye cette allégation. De plus, à aucun moment cette « entente orale » n’a-t-elle été mentionnée à l’agent.

[34] Je m’arrête pour souligner que, même si Mme Nourani affirme, dans sa lettre de demande, qu’elle [traduction] « recevra » une promotion en tant que directrice principale des ventes à l’agence TAC, elle utilise des termes plus nuancés ailleurs dans sa demande, par exemple elle aurait [traduction] « plus de chances d’obtenir un poste de direction » ou [traduction] « la possibilité d’être promue au poste de directrice principale des ventes » à l’agence TAC, deux éventualités faisant partie de ses objectifs futurs. À tout le moins, la déclaration de Mme Nourani et la lettre de l’employeur confirment toutes deux que des perspectives d’emploi concrètes s’offraient à Mme Nourani à la fin de ses études au Canada et à son retour en Iran.

[35] À mon avis, la façon dont l’agent a traité le plan d’études de Mme Nourani était déraisonnable. L’agent s’est indûment concentré sur un seul aspect, celui de la promotion, et n’a pas examiné les éléments de preuve relatifs aux autres avantages que Mme Nourani tirerait des études envisagées.

[36] Plus important encore, l’agent n’a eu d’yeux que pour les objectifs à court terme de Mme Nourani en ce qui concerne ses perspectives d’emploi. Il a été complètement aveugle aux objectifs à long terme formulés par Mme Nourani dans sa demande de permis d’études, même s’ils ressortaient très clairement du plan d’études. À la simple lecture de ce plan d’études, il est évident que le [traduction] « plus gros objectif » de Mme Nourani était de démarrer sa propre entreprise : ce sont ces mêmes mots qu’elle a utilisés à deux reprises dans sa déclaration d’intention. Elle a expressément déclaré que sa première intention, une fois son diplôme en main, était d’être entrepreneure et de [traduction] « retourner en Iran afin d’utiliser ce [qu’elle a] appris pour faire progresser [sa] carrière et démarrer [son] entreprise en Iran ». Elle mentionne plusieurs fois son intention de lancer une entreprise, dont elle fait son « plus gros objectif ».

[37] Malgré cette preuve, la décision de l’agent ne contient pas un seul mot sur les aspirations d’entrepreneure de Mme Nourani. L’agent se reporte uniquement à la [traduction] « finalité éducative du projet » de Mme Nourani, ce qui n’est absolument pas suffisant pour rassurer la Cour quant au fait que l’agent était conscient de l’objectif global visé par Mme Nourani.

[38] À mon avis, la façon dont l’agent a traité cette dimension capitale du plan d’études de Mme Nourani va à l’encontre du bon sens tout autant que de la primauté du droit.

[39] En ce qui concerne le bon sens, Mme Nourani a été admise dans un programme d’études universitaires de deuxième cycle en entrepreneuriat [non souligné dans l’original]. En plus, Mme Nourani a affirmé maintes fois, dans son plan d’études, que son plus gros objectif était de lancer sa propre entreprise, ce qui est l’essence même du métier d’entrepreneur. Il ne peut y avoir de lien plus direct entre le programme dans lequel Mme Nourani a été admise et le but de ses études, tels qu’elle les décrit dans son plan d’études.

[40] Pour ce qui est de la primauté du droit, dans ses motifs et dans son analyse du plan d’études de Mme Nourani, l’agent ne s’attaque pas à la question clé et à l’argument central formulés par Mme Nourani à l’appui de sa demande de permis d’études (Vavilov, au para 128). L’intention de Mme Nourani, soit de [traduction] « lancer un projet d’entrepreneuriat en Iran » résidait au cœur de sa demande de permis d’études et de la trame factuelle générale de son dossier, ce qui était entièrement absent dans les motifs de l’agent. Soit l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve présentés par Mme Nourani, soit il n’était pas attentif et sensible à la question qui lui était soumise. Quoi qu’il en soit, le fait que l’agent n’ait pas abordé cet élément central du plan d’études de Mme Nourani suffit à rendre la décision déraisonnable.

[41] Je comprends, comme l’a habilement souligné l’avocat du ministre à l’audience, que le plan d’études de Mme Nourani était axé sur des objectifs à court et à long terme. En effet, Mme Nourani a mentionné que ses études augmenteront ses chances d’obtenir des postes de direction dans des entreprises (y compris un poste de directrice principale des ventes à l’agence TAC) et de faire la transition vers un poste de gestion plus élevé. Le problème, c’est que la décision portait strictement sur ces perspectives d’emploi à court terme et sur la promotion envisagée par Mme Nourani. Dans la décision, l’agent a complètement laissé de côté la raison d’être plus fondamentale de la demande de permis d’études de Mme Nourani, à savoir l’acquisition de compétences en entrepreneuriat qui lui permettraient d’atteindre son objectif ultime de démarrer sa propre entreprise en Iran.

[42] Cette omission ne satisfait clairement pas au critère de la décision raisonnable énoncé dans l’arrêt Vavilov et nécessite l’intervention de la Cour.

[43] Je conviens, à l’instar de l’avocat du ministre, que les demandeurs de visa temporaire ont l’obligation positive de présenter des éléments de preuve suffisants à l’appui de leur demande et qu’ils doivent présenter leurs meilleurs arguments pour convaincre les agents des visas. Cependant, le décideur a également une obligation positive de prendre en compte la preuve portée à sa connaissance et de ne pas négliger ni écarter des éléments de preuve.

[44] Je ne conteste pas que les cours de révision ne devraient pas « se demander comment elles auraient elles-mêmes tranché une question », ni se demander « ce qu’aurait été la décision correcte » ou trancher elles-mêmes les questions en litige (Vavilov, aux para 75, 83, 116). Les cours de révision doivent plutôt faire preuve de « retenue judiciaire » et respecter « le rôle distinct des décideurs administratifs » (Vavilov, au para 75). Elles doivent le faire en examinant les motifs donnés par le décideur administratif avec une « attention respectueuse » et « chercher à comprendre le fil du raisonnement » (Vavilov, au para 84).

[45] En outre, elles doivent interpréter les motifs « de façon globale et contextuelle », « eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés » (Vavilov, aux para 97, 103). De plus, le fondement d’une décision peut également être inféré des circonstances, y compris le dossier, ou de la nature de la question dont le décideur administratif était saisi ainsi que des observations qui ont été présentées à ce dernier (Vavilov, aux para 94, 123). C’est pourquoi le fait de ne pas mentionner quelque chose explicitement dans les motifs ne constitue pas en définitive « un manque de justification, d’intelligibilité ou de transparence » (Vavilov, aux para 94, 122). Une cour de révision est autorisée à « relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées » (Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431 au para 11; voir aussi Vavilov, au para 97).

[46] Je reconnais également que les motifs écrits fournis par un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection (Vavilov, au para 91). Les motifs d’un décideur administratif n’ont pas à être exhaustifs ou parfaits. Toutefois, un facteur important permet d’évaluer si une interprétation est motivée de façon raisonnée : il s’agit de déterminer si les motifs sont « adaptés » aux observations présentées par les parties en ce sens qu’ils « tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » ou montrent que le décideur a pu « s’attaquer de manière significative à des questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties », c’est-à-dire qu’ils permettent au décideur « d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération », de démontrer aussi « qu’il a effectivement écouté les parties » et qu’il « était effectivement alerte et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov, aux para 127–128; Mason, au para 32). J’estime que c’est là que le bât blesse dans la décision de l’agent.

[47] La cour de révision doit en plus être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable (Vavilov, au para 100). En l’espèce, je conclus qu’il s’agit d’un cas où, sur une question déterminante, l’agent a suivi un processus logique erroné pour tirer les faits de la preuve, car il n’a pas tenu compte des éléments de preuve pertinents à l’égard de l’élément central de la demande de permis d’études de Mme Nourani.

[48] L’omission de traiter du principal objectif énoncé par Mme Nourani dans sa demande de permis d’études constitue une « lacune fondamentale » dans un raisonnement explicite ou implicite, l’omission de « [faire] état d’une analyse rationnelle », une analyse inintelligible dans le sens où il « est impossible de comprendre, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central » (Vavilov, aux para 96, 103–104). Elle constitue une lacune suffisamment grave dans la décision.

B. L’équité procédurale

[49] Quant à son argument relatif à l’équité procédurale, Mme Nourani soutient qu’elle avait droit de bénéficier d’une véritable possibilité de répondre aux préoccupations de l’agent avant qu’une décision finale soit prise au sujet de sa demande. En l’espèce, je conclus que cet argument n’est pas fondé.

[50] Il est bien reconnu que, dans le cas des demandes de permis d’études, les exigences en matière d’équité procédurale se situent à l’extrémité inférieure du continuum (Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 517 [Patel] au para 12). En règle générale, l’agent « n’a aucune obligation d’aller chercher de plus amples renseignements auprès d’un demandeur pour apaiser les préoccupations qui découlent de la demande » (Patel, au para 12). L’agent des visas n’a pas l’obligation de donner au demandeur la possibilité de répondre à ses préoccupations, à moins qu’il ait des doutes sur la crédibilité, l’exactitude ou l’authenticité des renseignements fournis (Hassani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1283 au para 24).

[51] Dans le contexte des demandes de visa, la Cour a établi une distinction entre, d’une part, les conclusions fondées sur le caractère suffisant de la preuve, qui n’entraînent pas l’obligation d’informer le demandeur, et d’autre part, les conclusions défavorables relatives à la crédibilité, qui exigent que l’agent des visas donne au demandeur la possibilité de répondre (Perez Pena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 491 au para 35). Les incohérences perçues dans l’information fournie par le demandeur ne déclenchent une obligation d’équité procédurale que si elles ont entraîné une perte de confiance chez l’agent des visas quant à la fiabilité du demandeur (Thedchanamoorthy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 690 au para 27). Je reconnais qu’il est parfois difficile de tracer la ligne entre une preuve insuffisante et une conclusion déguisée en matière de crédibilité et que « [l]a référence aux doutes quant à la bonne foi [dans la décision] ne doit pas être confondue avec un doute en matière de crédibilité » (Abbas, au para 22, citant D’Almeida c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 308 au para 65, et Patel, au para 14).

[52] En l’espèce, rien dans les notes du SMGC ne donne à penser que l’agent était préoccupé par des incohérences dans le témoignage de Mme Nourani ou qu’il doutait de la crédibilité ou de la véracité de ses déclarations. Je ne vois aucune contradiction inhérente dans le témoignage de Mme Nourani qui aurait pu inciter l’agent à privilégier une partie de son témoignage plutôt qu’une autre. En fait, Mme Nourani n’a été en mesure de relever aucun doute précis sur la crédibilité de son témoignage exprimé par l’agent. Après avoir examiné le dossier et les notes du SMGC, je suis d’avis que les conclusions de l’agent, bien qu’elles soient déraisonnables pour les motifs susmentionnés, étaient néanmoins fondées sur le fait que Mme Nourani n’était pas parvenue, selon l’agent, à s’acquitter de son obligation positive de fournir des éléments de preuve suffisamment convaincants, comme l’exige le législateur (Abbas, au para 21).

[53] Par conséquent, puisque l’agent n’a tiré aucune conclusion déguisée au sujet de la crédibilité, il n’avait pas l’obligation, au nom de l’équité procédurale, d’informer Mme Nourani de ses préoccupations.

IV. Conclusion

[54] Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire de Mme Nourani sera accueillie. La décision n’est pas fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, puisque les conclusions de l’agent sur l’objet de la visite de Mme Nourani et son plan d’études ne constituent pas un résultat raisonnable compte tenu des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti et au regard de la preuve. Par conséquent, l’affaire sera renvoyée à un autre agent des visas pour nouvelle décision.

[55] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-6478-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.

  2. La décision du 23 juin 2022 par laquelle l’agent des visas a rejeté la demande de permis d’études de Mme Seyedehsepideh Nourani est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada pour qu’une nouvelle décision soit rendue sur le fond par un autre agent des visas.

  4. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6478-22

INTITULÉ :

SEYEDEHSEPIDEH NOURANI et ALIREZA KARBASI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 MAI 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 24 MAI 2023

COMPARUTIONS :

Ramanjit Sohi

POUR LES DEMANDEURS

Brett J. Nash

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raman Sohi Law Corporation

Avocats

Surrey (Colombie-Britannique)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 24 mai 2023

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.