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Date : 20230531


Dossier : IMM-5134-22

Référence : 2023 CF 745

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 mai 2023

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

CHUKWU MATHEW PATRICKS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur, M. Chukwu Mathew Patricks, citoyen du Nigeria, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 6 mai 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a accueilli son appel et renvoyé son dossier devant un autre commissaire de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] pour réexamen (alinéa 112(2)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]).

[2] Bien que la SAR ait accueilli son appel, en raison de l’historique particulier du présent dossier, M. Patricks conteste la décision de la SAR et soutient qu’elle n’avait pas compétence pour renvoyer son dossier devant la SPR. Il ajoute qu’en l’espèce, la SAR était tenue d’analyser un élément en particulier, et même d’y limiter son analyse.

[3] À titre de précision, il s’agit de la deuxième demande de contrôle judiciaire que M. Patricks présente à l’égard d’une décision de la SAR. En voici brièvement le contexte :

  • Le 15 octobre 2019, la SPR a rejeté la demande d’asile qu’avait présentée M. Patricks au titre des articles 96 et 97 de la LIPR. La SPR a soulevé certains doutes quant à la crédibilité de M. Patricks, mais elle a jugé qu’il était généralement crédible. Elle a conclu que le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur à Abuja et à Benin City et, par conséquent, qu’il n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.
  • M. Patricks a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR et a notamment contesté certaines conclusions en matière de crédibilité. Le 19 mars 2021, la SAR a confirmé la décision de la SPR.
  • M. Patricks a contesté la décision rendue par la SAR le 19 mars 2021 devant la Cour, où il a soulevé, pour la première fois, un argument lié aux « raisons impérieuses » prévues au paragraphe 108(4) de la LIPR (qui a trait à la perte de l’asile), puis fait valoir que la SAR n’avait pas examiné cet argument.
  • Les parties se sont mises d’accord sur un jugement sur consentement et ont présenté une requête à la Cour à cet effet. Le 1er juin 2021, la Cour a accueilli la requête « aux conditions énoncées », c’est-à-dire qu’elle :
  • a)[a accueilli] la demande de contrôle judiciaire;

  • b)[a annulé] la décision dans laquelle la Section d’appel des réfugiés a[vait] confirmé, le 19 mars 2021, la décision de la Section de la protection des réfugiés selon laquelle le demandeur [n’était] ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, parce que la décision de la Section d’appel des réfugiés [était] déraisonnable étant donné qu’elle n’explique pas, dans ses motifs, pourquoi les « raisons impérieuses » dont il est question au paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ne s’appliqu[aient] pas en l’espèce ou [n’avaient] pas été prises en compte;

  • c)[a renvoyé] l’affaire à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour que celui-ci statue à nouveau sur l’affaire;

  • d)[n’a adjugé] aucuns dépens aux parties.

[4] Le 6 mai 2022, la SAR a rendu la décision que conteste M. Patricks devant la Cour. Essentiellement, la SAR a procédé à une nouvelle évaluation du dossier et a conclu : a) que l’analyse de crédibilité de la SPR était erronée; b) qu’il était également nécessaire que la SPR se penche sur « les mesures prises par [le demandeur] afin de se protéger du risque allégué alors qu’il était toujours au Nigeria ». La SAR, qui ne pouvait ni confirmer la décision attaquée ni y substituer sa propre décision sans réentendre les éléments de preuve qui avaient été présentés devant la SPR, a jugé qu’elle n’avait pas compétence pour tenir une nouvelle audience et a renvoyé le dossier devant la SPR pour réexamen. En raison de ses conclusions antérieures, la SAR a estimé qu’elle n’était « pas en mesure de procéder à l’analyse des “raisons impérieuses” […] conformément au jugement sur consentement de la Cour fédérale ».

[5] M. Patricks sollicite devant notre Cour le contrôle judiciaire de cette deuxième décision de la SAR au motif que celle‑ci a commis une erreur de droit susceptible de contrôle et qu’elle a manqué à l’équité procédurale et aux principes de justice naturelle en n’exerçant pas sa compétence conformément aux instructions de la Cour fédérale du Canada et en ne respectant pas les limites de la compétence qui lui avait été conférée.

[6] Plus précisément, M. Patricks soutient que le jugement sur consentement de la Cour contenait des instructions claires à l’intention de la SAR qui visaient à restreindre son évaluation des « raisons impérieuses ». Par conséquent, M. Patricks fait valoir que la SAR : a) n’a pas tenu compte des instructions de la Cour, car elle a refusé d’exercer sa compétence et d’analyser la seule question soulevée, soit celle de savoir si sa demande d’asile devait être accueillie pour des « raisons impérieuses » tenant à des persécutions antérieures au titre du paragraphe 108(4) de la LIPR; b) a refusé d’analyser la question soulevée par la Cour lorsqu’elle a rendu son jugement sur consentement. Il demande à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire à un autre commissaire de la SAR.

[7] M. Patricks ajoute que, puisqu’il s’agit d’une question de droit générale d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et d’une question relative à l’exercice approprié de la compétence d’un tribunal administratif, et que ces deux types de questions exigent une réponse unique et définitive, la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision correcte.

[8] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] répond pour sa part qu’une décision annulée ne peut donner lieu à la règle du stare decisis ou à celle de l’autorité de la chose jugée, puisqu’elle a été annulée à tous égards et que, lorsqu’elle examine à nouveau une demande d’asile, la SPR (ou la SAR) peut tirer une conclusion différente de celle du premier commissaire sur la question de la crédibilité, puisque la première décision est infirmée à tous égards lorsque la Cour ordonne son annulation. Le ministre ajoute qu’il en est ainsi même si la Cour a trouvé un motif pour intervenir sur une question précise seulement. Par conséquent, il soutient que la SAR pouvait examiner l’ensemble de la demande d’asile de M. Patricks (Burton c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 910 au para 30 [Burton]; Ouellet c Canada (Procureur général), 2017 CF 586 [Ouellet]). Le ministre ajoute que la norme de la décision raisonnable s’applique et que la décision contestée satisfait à cette norme.

[9] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable et que M. Patricks n’a pas démontré que la décision était déraisonnable au regard des lois et de la jurisprudence. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

II. Analyse

A. Norme de contrôle

[10] Je conviens avec le ministre que la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable et que rien ne permet de s’écarter de cette présomption en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Je fais remarquer que M. Patricks n’a pas présenté d’argument relatif à un manquement possible à l’équité procédurale. De plus, il n’a pas présenté d’argument à l’appui de sa proposition selon laquelle une question de droit générale d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble est soulevée en l’espèce.

[11] Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, il incombe « à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, au para 100). La Cour « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au para 83), pour juger si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il n’appartient pas à la Cour de substituer l’issue qui serait selon elle préférable à celle qui a été retenue (Vavilov, au para 99).

B. La décision de la SAR est raisonnable

[12] Lorsque la Cour renvoie un dossier à un tribunal administratif pour réexamen, seules les instructions qui sont explicitement mentionnées par la cour de révision dans le dispositif d’un jugement ou d’une directive lient le tribunal, le cas échéant (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Yansane, 2017 CAF 48 au para 19 [Yansane]). De plus, il est conseillé au décideur de tenir compte des commentaires et des recommandations de la Cour de révision dans ses motifs, mais il n’est pas tenu de les suivre (Ouellet, au para 7).

[13] Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale au paragraphe 19 de l’arrêt Yansane :

Dans cette logique, il me paraît essentiel d’interpréter la possibilité d’émettre des directives ou des instructions de façon restrictive, de telle sorte que seules celles qui sont explicitement formulées dans le dispositif d’un jugement puissent lier le décideur administratif chargé de réexaminer une affaire. Il doit en aller ainsi non seulement pour que soit respectée la volonté du législateur lorsqu’il choisit de ne pas créer de droit d’appel, mais également pour assurer la prévisibilité du droit et guider adéquatement ceux et celles qui doivent reprendre l’examen d’une question lorsqu’une première décision a été annulée. Par conséquent, je suis d’avis que seules les instructions qui seront explicitement mentionnées dans le dispositif d’un jugement lieront le décideur subséquent; dans le cas contraire, les observations et recommandations qui peuvent être exprimées par la Cour dans ses motifs devront être considérées comme de simples obiters, et le décideur sera bien avisé de les considérer mais ne sera pas tenu de les suivre.

[14] « Selon la CAF, les directives de la Cour feront partie du jugement de la Cour, lorsqu’elles sont exprimées directement et explicitement dans le dispositif d’un jugement dans le cadre d’un contrôle judiciaire : “seules les [directives] qui seront explicitement mentionnées dans le dispositif d’un jugement lieront le décideur subséquent ˮ (Yansane, au para 19; voir aussi Ouellet, au para 7). À l’inverse, lorsque les directives sont simplement exprimées dans les motifs d’une décision, elles “devront être considérées comme de simples obiters et le décideur sera bien avisé de les considérer, mais ne sera pas tenu de les suivre ˮ (Yansane, au para 19). » (Lill c Canada (Procureur général), 2020 CF 551 au para 83).

[15] C’est en gardant ces principes à l’esprit que je dois examiner la décision de la SAR et les arguments de M. Patricks.

[16] Dans le jugement sur consentement qu’elle a rendu le 1er juin 2021, la Cour a conclu que la décision de la SAR était déraisonnable parce que celle-ci n’avait pas exposé, dans ses motifs, l’analyse qui lui avait permis de conclure que les « raisons impérieuses » du paragraphe 108(4) de la LIPR ne s’appliquaient pas en l’espèce ou n’avaient pas été examinées, et a annulé cette décision.

[17] Cependant, contrairement à la position de M. Patricks, une simple lecture de l’ordonnance permet de confirmer que la Cour n’a pas formulé, que ce soit explicitement ou implicitement, d’instructions ou de directives pour restreindre l’examen de la SAR; elle a tout simplement renvoyé le dossier à la SAR [traduction] « pour réexamen devant un tribunal autre que celui qui a rendu la décision antérieure concernant la demande d’asile du demandeur ». Par conséquent, le jugement de la Cour n’a eu comme incidence que d’annuler la première décision de la SAR. Comme la Cour d’appel fédérale l’a récemment réitéré, « les renvois généraux aux motifs dans un jugement formel ne font pas partie du jugement en lui-même, et de ce fait ne donnent pas un droit d’appel fondé sur ces motifs » (Canada (Procureur général) c Benjamin Moore & Co., 2022 CAF 194 au para 19, citant Yansane, au para 25).

[18] Il était donc loisible à la SAR, dans le cadre de son réexamen, de procéder à une évaluation complète et de tirer des conclusions différentes de celles de la SPR, notamment en ce qui a trait à la question de la crédibilité (Burton, au para 30; Aguilar Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155 au para 3; Miah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 2005 au para 8). Autrement dit, la SAR « était libre de tirer ses propres conclusions sur la base d’un nouvel examen de la preuve et des arguments présentés » (Ouellet, au para 28).

[19] Étant donné que je conclus qu’aucune instruction n’a été formulée par la Cour à l’intention de la SAR dans son jugement sur consentement, il m’est impossible de conclure que la SAR n’a pas tenu compte des instructions de la Cour ni qu’elle a refusé d’analyser une question soulevée par la Cour dans ses motifs.

[20] Tout comme je l’ai fait observer aux parties lors de l’audience, je ne suis pas saisie en l’espèce de la question de savoir si le décideur peut tenir compte de l’alinéa 108(1)e) et du paragraphe 108(4) de la LIPR lorsqu’il évalue des demandes présentées au titre des articles 96 et 97 de la LIPR. Par conséquent, je ne l’examinerai pas. Mon silence en réponse à cette question ne doit pas être interprété comme une approbation de la très brève justification fournie dans le jugement sur consentement.

III. Conclusion

[21] D’après la démarche décrite par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Yansane et étant donné que le jugement sur consentement de la Cour ne renfermait aucune instruction particulière, mis à part le simple renvoi du dossier à un tribunal différemment constitué de la SAR pour réexamen, je suis convaincue que la SAR n’était pas tenue de restreindre son évaluation à une seule question. Je suis convaincue que la décision de la SAR est raisonnable et, en réalité, correcte. Par conséquent, je rejette la demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5134-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Aucune question n’est certifiée.

2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5134-22

 

INTITULÉ :

CHUKWU MATHEW PATRICKS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 MAI 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 31 MAI 2023

 

COMPARUTIONS :

Jonathan Gruszczynski, cjc

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Mario Blanchard

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Canada Immigration Team

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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