Dossier : IMM-8504-21
Référence : 2023 CF 666
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 10 mai 2023
En présence de monsieur le juge Norris
ENTRE : |
EDWARD MICHAEL FAZEKAS |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Le demandeur a 50 ans et est citoyen des États-Unis. Entre 1991 et 2003, alors qu’il était âgé de 18 à 30 ans, il a été condamné pour près de 40 infractions criminelles commises dans l’État du Connecticut. Il s’agissait principalement de vols (dont des vols à l’étalage et des cambriolages dans des véhicules), de défauts de comparution devant le tribunal ou de non-respect des conditions de probation. Selon le demandeur, cette série de délits pratiquement ininterrompue a pris fin lorsqu’il est parvenu à régler ses problèmes de consommation et qu’il a assumé la responsabilité de s’occuper de ses parents âgés. Depuis lors, il a acquis de la maturité, s’est trouvé un emploi stable et a pris vraiment conscience des causes de son comportement criminel ainsi que du mal qu’il a fait. La seule tache dans son casier judiciaire depuis 2003 est une déclaration de culpabilité prononcée contre lui en 2012 parce qu’il avait conduit un véhicule pendant une suspension de son permis, ce qui lui a valu une peine avec sursis et une probation d’un an.
[2] En raison de ses antécédents judiciaires aux États-Unis, le demandeur est interdit de territoire au Canada pour criminalité et grande criminalité en application de l’article 36 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).
[3] Après avoir noué une relation amoureuse avec une citoyenne canadienne qui réside au Canada, le demandeur a présenté en mai 2020 une demande d’approbation de la réadaptation visée à l’alinéa 36(3)c) de la LIPR, car il souhaitait pouvoir rendre visite à sa petite amie au Canada à l’occasion. Un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a refusé la demande le 1er novembre 2021, parce qu’il n’était pas convaincu que le demandeur avait établi qu’il était peu probable qu’il récidive.
[4] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision conformément au paragraphe 72(1) de la LIPR.
[5] Les parties sont d’accord, et j’abonde dans le même sens, que la décision de l’agent doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et […] justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 85). La cour de révision doit faire preuve de déférence à l’égard d’une décision qui possède ces caractéristiques (ibid). Pour qu’une décision soit raisonnable, « la cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, […] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait »
(Vavilov, au para 102, guillemets internes omis). En outre, « si des motifs sont communiqués, mais que ceux‑ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible […], la décision sera déraisonnable »
(Vavilov, au para 136).
[6] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov, au para 100).
[7] Selon le principal argument du demandeur, la décision ne possède pas le degré requis de justification, d’intelligibilité et de transparence parce qu’elle ne contient pas d’analyse étayant la conclusion selon laquelle il n’a pas établi qu’il n’est pas susceptible de récidiver. L’agent se contente d’énumérer une série de facteurs relatifs au demandeur (tant positifs que négatifs) puis d’énoncer sa conclusion sans procéder à une quelconque analyse de la pertinence ou de la valeur probante de ces facteurs par rapport à la question fondamentale, c’est-à-dire la probabilité que le demandeur récidive ou pas.
[8] Je suis d’accord avec le demandeur que la décision est, de ce fait, viciée. J’estime également que cette faille porte atteinte au caractère raisonnable de la décision dans son ensemble. L’agent énonce simplement une conclusion sans expliquer en quoi les éléments de preuve n’ont pas établi que le demandeur n’est pas susceptible de récidiver. Contrairement à ce qu’affirme le défendeur, le demandeur ne me demande pas d’apprécier à nouveau les facteurs pris en compte par l’agent. La décision souffre d’un problème fondamental : elle ne donne aucune indication sur la façon dont l’agent a soupesé les divers facteurs mentionnés dans la décision ou dont il les a rattachés à la question centrale, soit le risque de récidive. La décision manque donc totalement de transparence, d’intelligibilité et de justification sur la question cruciale : voir Ramirez Velasco c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 543 aux para 8-9; De Campos Gregorio c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 748 aux para 27-28.
[9] En raison du grand nombre de condamnations qui y figurent, le casier judiciaire du demandeur est imposant, mais il remonte à très loin dans le temps. Lorsqu’il a examiné la question, l’agent a constaté que, compte tenu de la déclaration de culpabilité de 2012, l’infraction la plus récente du demandeur avait été commise près de dix années auparavant. Hormis l’incident de 2012, les antécédents criminels datent de presque 18 ans. Le contraste entre la vie du demandeur avant et après 2003 est frappant. Le demandeur a présenté des éléments de preuve nombreux des changements survenus dans sa vie après 2003, y compris son casier judiciaire pratiquement vierge depuis cette année-là. Il a fait valoir que cette rupture claire et durable avec son comportement de récidive bien enraciné démontrait qu’il n’était pas susceptible de commettre d’autres crimes. Comme elle est dénuée d’explication quant aux raisons pour lesquelles l’agent n’était pas convaincu que le demandeur avait changé de vie et, par conséquent, qu’il était désormais peu probable qu’il récidive, la décision est déraisonnable.
[10] Le demandeur soutient également que l’agent a commis une erreur en s’appuyant sur plusieurs considérations non pertinentes ou non corroborées. Puisque la lacune que j’ai identifiée est suffisante pour obliger le réexamen de la présente affaire, il n’est pas nécessaire d’examiner ces observations supplémentaires.
[11] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision rendue par l’agent d’IRCC le 1er novembre 2021 sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.
[12] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-8504-21
LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision rendue par l’agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada le 1er novembre 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.
Aucune question de portée générale n’est énoncée.
« John Norris »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-8504-21 |
INTITULÉ :
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EDWARD MICHAEL FAZEKAS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 24 NOVEMBRE 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE NORRIS
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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LE 10 MAI 2023
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COMPARUTIONS :
Gina You |
POUR LE DEMANDEUR |
Asha Gafar |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Matkowsky Immigration Law
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |