Date : 20230328
Dossier : IMM-3568-22
Référence : 2023 CF 425
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 28 mars 2023
En présence de madame la juge Walker
ENTRE: |
MOHAMMED NUREY IBRAHIM |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] M. Ibrahim est citoyen de l’Érythrée. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision, datée du 10 septembre 2020, par laquelle un agent principal a rejeté sa demande d’examen des risques avant renvoi (l’ERAR). L’agent a conclu que M. Ibrahim n’avait pas démontré l’existence d’un risque personnel et objectif de persécution, de torture ou de préjudice grave en Érythrée conformément à l’article 96 et au paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).
[2] Au cours de l’audition de la présente demande, qui s’est déroulée en français, il a été convenu avec les parties que mon jugement serait rédigé en anglais, comme la majorité des documents au dossier.
[3] Pour les motifs qui suivent, la demande sera rejetée.
I. Contexte
[4] M. Ibrahim est né en Arabie saoudite en 1976, mais il n’est pas citoyen de ce pays. Sa citoyenneté érythréenne lui a été transmise par ses parents, qui sont tous deux citoyens de l’Érythrée. Il a reçu son enseignement primaire en Arabie saoudite et s’est ensuite rendu en Érythrée pour y faire ses études secondaires.
[5] En 1991, M. Ibrahim a été forcé à effectuer le service national érythréen comme gardien des nouvelles recrues. Il a tenté de s’échapper en 2000, mais il a été rattrapé, puis détenu pendant plus de deux mois. En 2001, il a réussi à fuir l’Érythrée en se rendant à pied au Soudan. De là, il est retourné en Arabie saoudite, où il est resté jusqu’à ce qu’il soit licencié par son employeur, en 2016. Il s’est alors rendu aux États-Unis.
[6] M. Ibrahim a présenté une demande d’asile au Canada en janvier 2017. Sa demande a été rejetée, car, comme il était entré au Canada à partir d’un tiers pays sûr désigné, elle était irrecevable suivant l’alinéa 101(1)e) de la LIPR. M. Ibrahim a été renvoyé aux États-Unis, où il a été détenu pendant neuf mois.
[7] Le 7 novembre 2018, M. Ibrahim a présenté une deuxième demande d’asile au Canada, laquelle a également été déclarée irrecevable, cette fois au titre de l’alinéa 101(1)c) de la LIPR. Un ERAR lui a alors été proposé.
[8] M. Ibrahim affirme qu’il craint de retourner en Érythrée pour quatre motifs : il est musulman, il appartient au groupe ethnique des Djibertis, il a déserté le service national et il retournerait au pays en tant que demandeur d’asile débouté.
II. Décision faisant l’objet du contrôle
[9] L’agent a d’abord évalué le profil de M. Ibrahim en tant que musulman de l’ethnie des Djibertis et son argument selon lequel il ne pourrait pas pratiquer sa religion en Érythrée. L’agent a examiné un rapport de 2019 du Département d’État des États-Unis sur la liberté religieuse dans le monde qui indique que la population musulmane en Érythrée est sunnite dans une proportion de 37 % à 49 %. Selon ce rapport américain, les dirigeants et les adeptes de toutes les confessions assistent régulièrement aux cérémonies et aux célébrations religieuses. L’agent a également cité un élément de preuve objectif signalé par M. Ibrahim selon lequel les Djibertis sont majoritairement musulmans et, bien qu’ils aient été décrits comme un groupe marginalisé faisant l’objet d’une certaine discrimination, les conflits territoriaux de 2009 et 2010 se sont apaisés. Enfin, il a examiné une lettre du parti érythréen al-Nahda, un parti d’opposition exerçant ses activités à partir de l’Éthiopie, mais il lui a accordé peu de valeur probante pour ce qui est de démontrer les risques allégués par M. Ibrahim, car elle ne traite pas de son rôle ou de ses activités au sein du parti et ne précise pas s’il collabore toujours avec le parti. La lettre indique seulement qu’il en est membre depuis 2008.
[10] En résumé, l’agent a conclu que M. Ibrahim pourrait pratiquer sa religion s’il retournait en Érythrée et que la marginalisation et la discrimination qui subsistaient à l’égard des Djibertis ne constituaient pas de la persécution.
[11] L’agent a ensuite abordé la question de la crainte que M. Ibrahim dit éprouver à l’idée de retourner en Érythrée du fait qu’il y serait considéré comme un déserteur et un demandeur d’asile débouté. Il a cité deux rapports sur l’Érythrée intitulés Country Information and Guidance, l’un daté de 2015 et l’autre de 2018, provenant du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni. Selon le rapport britannique de 2015, une personne qui quitte l’Érythrée illégalement, même si elle est un conscrit réfractaire, peut revenir au pays pourvu qu’elle signe une lettre d’excuses et s’acquitte de la taxe de la diaspora de 2 % impayée. Selon le rapport britannique de 2018, qui s’appuie sur une source de 2016, les déserteurs appréhendés en Érythrée sont généralement ramenés dans leur unité militaire ou leur lieu de travail civil, où ils sont condamnés par leurs supérieurs à une peine extrajudiciaire. Toutefois, le traitement des déserteurs semble être devenu moins sévère au cours des dernières années.
[12] L’agent a pris acte du fait que, selon le rapport britannique de 2018, certaines autorités pourraient être réticentes à accepter la lettre d’excuses d’une personne qui retourne au pays si elle est un criminel de droit commun. Cependant, rien ne démontrait que M. Ibrahim avait été accusé ou déclaré coupable d’un crime en Érythrée. L’agent a également indiqué que la preuve ne suffisait pas à établir que les autorités érythréennes savaient que M. Ibrahim avait présenté une demande d’asile. Par conséquent, il a conclu que M. Ibrahim n’avait pas démontré qu’il serait exposé à un risque prospectif s’il retournait en Érythrée en tant que demandeur d’asile débouté.
[13] L’agent a admis que la situation en Érythrée n’est pas idéale : des violations des droits de la personne sont commises par les forces de sécurité, le principe de l’application régulière de la loi n’est pas toujours respecté et des droits religieux sont bafoués. Toutefois, il a conclu que M. Ibrahim ne s’était pas acquitté du fardeau de démontrer l’existence d’un risque personnel et objectivement identifiable en Érythrée et qu’il n’avait donc pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR.
III. Analyse
[14] M. Ibrahim fait valoir que l’analyse de l’agent concernant les risques auxquels il serait exposé en Érythrée et le rejet de sa demande d’ERAR qui en a découlé ne sont pas raisonnables parce que l’agent a commis une erreur d’appréciation de la preuve documentaire et qu’il n’a pas justifié sa décision. Les parties soutiennent que la Cour doit examiner la décision selon la norme de la décision raisonnable, et je suis d’accord (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25 (Vavilov); Ahmed Houssein c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 529 au para 16).
[15] L’agent a examiné chacun des quatre motifs pour lesquels M. Ibrahim craint d’être persécuté s’il est forcé de retourner en Érythrée. À mon avis, la question déterminante en l’espèce est celle de la crainte qu’a M. Ibrahim d’être emprisonné et puni en raison de sa désertion de la garde nationale érythréenne en 2001.
[16] Concernant les trois autres motifs (le fait que M. Ibrahim soit musulman, qu’il soit membre du groupe ethnique des Djibertis et qu’il retournerait dans son pays en tant que demandeur d’asile débouté), l’agent a effectué une analyse détaillée qui tient raisonnablement compte de la documentation sur la situation dans le pays et qui répond pleinement aux observations et à la preuve présentées par M. Ibrahim. Je conclus que M. Ibrahim n’a relevé aucune lacune justifiant l’intervention de la Cour dans les motifs de l’agent à ces égards.
[17] Dans leurs arguments à propos de l’analyse de l’agent concernant les conditions auxquelles s’exposent ceux qui fuient ou désertent le service national, les parties se sont concentrées sur l’étendue des éléments de preuve objectifs auxquels l’agent devait faire référence dans sa décision. M. Ibrahim soutient que l’agent a commis une erreur, d’une part, en s’appuyant sur des renseignements périmés du cartable national de documentation (le CND) et, d’autre part, en ne tenant pas compte d’éléments de preuve contradictoires sur la situation dans le pays qui figuraient dans le CND. Il affirme que l’agent devait expliquer pourquoi il privilégiait les extraits du CND indiquant un amoindrissement des conséquences préjudiciables pour les personnes ayant fui le service national, alors que des éléments de preuve indiquaient clairement le contraire (Berhe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1001 (Berhe)).
[18] Je ne souscris pas aux observations de M. Ibrahim pour les motifs suivants. Premièrement, M. Ibrahim affirme que l’utilisation par l’agent du rapport britannique de 2015 [traduction] « est discutable étant donné qu’une version plus récente »
existe, mais l’agent a expressément mentionné le rapport britannique de 2018 et l’a pris en considération. À mon avis, l’agent n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle dans sa décision en faisant référence au rapport britannique de 2015 juste avant de s’appuyer sur celui de 2018 et d’en citer un extrait plus long.
[19] Deuxièmement, M. Ibrahim cite dans ses observations écrites le passage du rapport britannique de 2015 qui figure dans la décision et le compare à un passage du rapport britannique de 2018 que l’agent n’a pas mentionné. Il fait valoir que le passage du rapport britannique de 2018 sur lequel il s’appuie brosse un portrait très différent. Selon ce passage reproduit dans le mémoire de M. Ibrahim, un déserteur [traduction] « peut échapper à une peine comme la détention et des mauvais traitements »
, mais [traduction] « il devra probablement effectuer une période de service national (supplémentaire), ce qui pourrait constituer un traitement interdit par les articles 3 et 4 de la Convention européenne des droits de l’homme »
.
[20] L’argument de M. Ibrahim ne me convainc pas. En fait, le passage du rapport britannique de 2018 cité dans la décision fait état du risque de devoir effectuer une période de service national supplémentaire :
[traduction]
12.3 D’après la plupart des sources consultées pour préparer ce rapport [un rapport de synthèse de 2016 du Bureau européen d’appui en matière d’asile], les déserteurs appréhendés en Érythrée sont généralement ramenés à leur unité militaire ou à leur lieu de travail civil, où ils sont condamnés à une peine. Les peines sont infligées par leurs supérieurs de manière extrajudiciaire. Il n’existe aucune possibilité d’interjeter appel.
[21] Selon le rapport britannique de 2018, le traitement des déserteurs semble être devenu moins sévère au cours des dernières années. De plus, les peines infligées à ceux qui font le service civil sont moins lourdes et, surtout, [traduction] « comme les déserteurs ne sont pas systématiquement recherchés, certains d’entre eux échappent à toute peine »
.
[22] M. Ibrahim voudrait que la Cour privilégie le passage du rapport britannique de 2018 qu’il a cité sans tenir compte des autres parties de ce même rapport, plutôt que ceux cités par l’agent. En toute déférence, ce n’est pas le rôle de la Cour et ce ne serait pas conforme à la jurisprudence. La présente affaire est différente de l’affaire Berhe, dans laquelle un agent n’avait pas pris en considération l’incidence de la preuve contradictoire. En l’espèce, l’agent a raisonnablement évalué l’amoindrissement des conséquences préjudiciables pour les déserteurs qui retournent en Érythrée par rapport au risque permanent d’être arrêté, puni et contraint de reprendre le service national. De même, il n’a pas omis d’examiner les renseignements les plus récents, contrairement à l’agent dans l’affaire Jesuthasan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 142 (au para 25).
[23] M. Ibrahim a également reproduit dans ses observations écrites des passages d’autres rapports concernant l’Érythrée. Cependant, un agent peut ne pas mentionner tous les passages et tous les éléments de preuve objectifs pouvant être pertinents dans la situation d’un demandeur, pourvu que son analyse soit équilibrée et qu’elle tienne compte des sources contradictoires (Hamid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 886 aux para 21-23). M. Ibrahim est fortement et sincèrement en désaccord avec la façon dont l’agent a apprécié les éléments de preuve contenus dans le CND, mais il ne m’a pas convaincue que l’appréciation est déraisonnable au regard du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov.
IV. Conclusion
[24] En résumé, à la lumière des observations et de la preuve, la conclusion de l’agent d’ERAR selon laquelle M. Ibrahim n’a pas démontré l’existence d’un risque personnel et objectif de persécution, de torture ou de préjudice grave en Érythrée est justifiée et raisonnable. L’analyse de l’agent est intrinsèquement cohérente et justifiée (Vavilov, au para 85). Par conséquent, je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire.
[25] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-3568-22
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Aucune question de portée générale n’est certifiée.
« Elizabeth Walker »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-3568-22 |
INTITULÉ :
|
MOHAMMED NUREY IBRAHIM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
MONTRÉAL (QUÉBEC)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 15 FÉVRIER 2023
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE WALKER
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 28 MARS 2023
|
COMPARUTIONS :
Me Stéphanie Valois |
POUR LE DEMANDEUR |
Me Daniel Latulippe |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Valois et Associés Montréal (Québec) |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
POUR LE DÉFENDEUR |