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Date : 20230503


Dossier : IMM-4125-22

Référence : 2023 CF 647

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 mai 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

ABOUBACAR SIRIKI DIARRA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Aboubacar Siriki Diarra, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 12 avril 2022 par un agent principal (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada. Ce dernier a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire que le demandeur avait présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi).

[2] L’agent a d’abord conclu que le demandeur n’avait pas établi son identité de façon crédible. L’agent a également conclu, après avoir examiné l’identité du demandeur, son établissement au Canada, les conditions défavorables en Côte d’Ivoire et les difficultés auxquelles il pourrait être confronté s’il y retournait, que la situation de ce dernier ne justifiait pas une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire.

[3] Le demandeur fait valoir que l’agent a manqué aux principes d’équité procédurale en ne l’informant pas des réserves soulevées concernant son identité ou en ne lui donnant pas l’occasion d’y répondre, et que celui‑ci a effectué une évaluation déraisonnable de son établissement et des difficultés auxquelles il pourrait être confronté dans le cadre de l’analyse des motifs d’ordre humanitaire.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Faits

A. Le demandeur

[5] Le demandeur est un citoyen de la Côte d’Ivoire âgé de 28 ans. Sa mère, son père, sa belle‑mère et ses deux frères et sa sœur résident en Côte d’Ivoire. Il n’a pas de famille au Canada.

[6] En décembre 2011, alors âgé de 17 ans, le demandeur est arrivé à Montréal, au Québec. Il s’est rendu au Canada avec une connaissance, une adulte nommée Khadija, qui l’aurait abandonné à leur arrivée. Comme il était encore mineur et qu’il n’avait aucune connaissance ni expérience en matière d’immigration, le demandeur affirme avoir finalement communiqué avec un ami de la famille, qui lui a conseillé de se rendre à Prince George, en Colombie‑Britannique, pour trouver un emploi.

[7] Une fois en Colombie‑Britannique, le demandeur a communiqué avec le ministère du Développement de l’enfance et de la famille de la province pour obtenir des conseils sur la façon de régulariser son statut de mineur sans tuteur au Canada. En avril 2012, le demandeur a présenté une demande d’asile avec l’aide d’un intervenant en protection de l’enfance.

[8] Le demandeur affirme avoir demandé aux membres de sa famille en Côte d’Ivoire de lui envoyer toutes les pièces d’identité possibles pour appuyer sa demande d’asile. Les seules pièces qu’ils ont pu lui envoyer n’étaient pas authentiques. Le demandeur affirme qu’il croyait ne pas avoir d’autre choix que d’utiliser ces pièces dans sa demande d’asile, puisque ce sont les seuls documents qu’il avait à sa disposition.

[9] Le 13 juin 2013, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande d’asile du demandeur en raison de réserves concernant l’authenticité des pièces d’identité que celui‑ci avait fournies. Le 13 février 2014, la Cour a rejeté la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SPR présentée par le demandeur.

[10] L’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a pris une mesure de renvoi conditionnelle contre le demandeur, après quoi ce dernier a sollicité un laissez‑passer en Côte d’Ivoire par l’intermédiaire de l’ambassade de Côte d’Ivoire. Le demandeur n’a pas encore reçu le document ni de réponse de l’ambassade.

[11] Sept permis de travail au Canada ont été accordés au demandeur. Un permis de travail lui a été refusé parce qu’il n’avait pas payé les frais relatifs à sa demande, mais il a autrement respecté les conditions pour conserver l’autorisation de travailler en vertu des permis qui lui ont été accordés. Depuis 2014, les permis de travail délivrés au demandeur ne sont valides que pour un an ou six mois, ce qui fait en sorte qu’il conserve son statut implicitement.

[12] En novembre 2021, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il affirme qu’après avoir passé 11 ans à vivre et à acquérir de l’expérience de vie au Canada, il a pu obtenir des pièces d’identité appropriées auprès de sa mère, qui n’avait pas été en mesure de les lui fournir lorsqu’il était mineur et qu’il avait présenté sa demande d’asile en 2012. Dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, le demandeur a joint son certificat de naissance, le carnet de vaccination de son enfance, sa carte nationale d’identité, la carte d’assurance‑maladie de sa mère et la carte d’identité de son père.

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[13] Dans sa décision du 8 avril 2022, l’agent a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par le demandeur.

1) L’identité du demandeur

[14] L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas été en mesure d’établir son identité de façon crédible, même s’il savait que cette question n’était pas résolue depuis son arrivée au Canada en 2011. La conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas établi son identité était fondée sur les éléments suivants :

  1. Le demandeur n’avait pas joint d’autres pièces d’identité principales et valides à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, comme un passeport ivoirien;

  2. Le demandeur avait indiqué trois dates de naissance différentes dans ses formulaires de demande;

  3. Le demandeur avait indiqué plusieurs prénoms différents dans ses formulaires de demande;

  4. Le demandeur avait indiqué, dans son formulaire d’antécédents, qu’il n’était pas certain de son âge lorsqu’il est arrivé au Canada pour la première fois en 2011;

  5. Le demandeur avait indiqué qu’il doutait de l’authenticité de ses propres pièces d’identité lorsqu’il est entré au Canada en 2011. Il avait affirmé qu’il ne savait pas [traduction] « [s’il avait] voyagé au moyen d’un passeport authentique ou d’un faux » et que « [le passeport] était au nom de quelqu’un d’autre, mais comportait [s]a photo »;

  6. Le demandeur avait indiqué différents noms et différentes dates de naissance pour ses parents.

[15] L’agent a fait remarquer que la SPR avait rejeté la demande d’asile du demandeur, décision dans laquelle celle‑ci avait déclaré ne pas être convaincue de l’authenticité des pièces d’identité du demandeur et les avait jugés frauduleux. L’agent a conclu que, même s’il n’était pas lié par la décision de la SPR dans son évaluation de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il devait accorder un poids considérable aux conclusions tirées par celle‑ci.

[16] L’agent a également formulé des réserves quant au fait que le demandeur n’avait pas effectué d’autres démarches auprès de l’ambassade de Côte d’Ivoire pour obtenir un laissez‑passer à la suite de sa première tentative en 2015. Selon l’agent, le demandeur n’avait pas communiqué directement avec l’ambassade de Côte d’Ivoire depuis son arrivée en 2011 pour obtenir un passeport ivoirien ou une autre pièce d’identité principale, même si un tel document était essentiel à sa demande d’asile. L’agent a fait remarquer que l’absence de pièces d’identité crédibles n’était pas le seul facteur déterminant quant à l’issue de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, mais que ce facteur était tout de même important, surtout étant donné que le demandeur n’avait pas démontré avoir fait des démarches pour les obtenir. L’agent a donc accordé un poids défavorable aux questions relatives à l’identité du demandeur.

2) L’établissement du demandeur

[17] L’agent a fait remarquer que le demandeur avait un emploi saisonnier comme planteur d’arbres en Colombie‑Britannique depuis 2013, que son revenu était modeste et très variable au fil des ans et provenait en partie de l’assurance‑emploi, et qu’il n’avait pas de travail depuis novembre 2020. L’agent a également mentionné les études de niveau secondaire du demandeur et le fait que celui‑ci n’avait pas obtenu son diplôme d’études secondaires. L’agent a déclaré que le demandeur n’avait pas démontré s’être intégré à la collectivité ni avoir tissé des liens au sein de celle‑ci. Pour ces motifs, l’agent a accordé peu de poids à l’établissement du demandeur au Canada.

3) Les difficultés auxquelles le demandeur serait confronté s’il retournait en Côte d’Ivoire

[18] Dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, le demandeur a affirmé que, lorsqu’il a quitté la Côte d’Ivoire en 2011, les conditions de vie y étaient mauvaises et le pays était aux prises avec des troubles civils en raison de la guerre, et que ces conditions défavorables et les atteintes aux droits de la personne, qui étaient généralisées, affectaient toujours la population. Le demandeur a de plus affirmé qu’il serait confronté à des difficultés s’il retournait en Côte d’Ivoire en raison du piètre système de santé du pays, du manque d’indépendance judiciaire et des limitations imposées par l’État à la liberté d’expression et de réunion. Les parents du demandeur, sa belle‑mère, ses deux frères et sa sœur vivent en Côte d’Ivoire, et le demandeur n’a pas de famille au Canada.

[19] L’agent a conclu que le demandeur pourrait certes avoir de la difficulté à se réintégrer en Côte d’Ivoire, mais que cette difficulté serait atténuée par les conditions qui se sont améliorées dans le pays depuis l’arrivée du demandeur au Canada. L’agent a renvoyé au rapport de janvier 2017 sur l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire, qui indiquait que la situation des droits de la personne était en cours d’amélioration et que le nombre de violations avait diminué depuis la crise de 2010 et de 2011. L’agent a également renvoyé à un rapport de 2022 sur la Côte d’Ivoire qui rapportait que la situation économique et le système de santé du pays s’étaient considérablement améliorés au cours des dix dernières années. L’agent a jugé que le système de justice avait connu des changements favorables et que des progrès avaient été réalisés en matière de liberté de presse depuis la fin du conflit de 2011. Compte tenu de l’ensemble de la preuve qui indiquait des changements favorables en Côte d’Ivoire depuis 2011 et des liens familiaux du demandeur dans ce pays, l’agent a conclu que les difficultés auxquelles le demandeur serait confronté seraient atténuées et a ainsi accordé un poids modeste à ce facteur.

[20] L’agent a mentionné que la dispense pour des motifs d’ordre humanitaire était une mesure exceptionnelle et non un moyen de contourner la réglementation canadienne régissant l’obtention de la résidence permanente ni un moyen de permettre [traduction] « à des citoyens étrangers de fuir un pays dont la situation économique est précaire simplement en entrant au Canada de manière illégale ». L’agent a affirmé que le demandeur était [traduction] « entré illégalement au Canada à l’aide de faux documents et d’une histoire fabriquée », qu’il n’avait pas terminé ses études secondaires, qu’il n’avait pas tenté d’améliorer son employabilité, qu’il n’occupait que des emplois « temporaires et faiblement rémunérés », qu’il bénéficiait d’un revenu supplémentaire grâce à l’assurance‑emploi et qu’il était actuellement sans travail.

[21] Après avoir évalué de manière globale les facteurs pertinents, et compte tenu notamment des réserves formulées à l’égard de l’identité du demandeur, de son faible degré d’établissement au Canada et de certaines conditions difficiles en Côte d’Ivoire, l’agent a conclu que la situation du demandeur ne justifiait pas de lui accorder une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire au titre de l’article 25 de la Loi.

III. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[22] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La décision de l’agent est-elle raisonnable?

  2. Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

[23] La norme de contrôle applicable à la décision de l’agent est celle de la décision raisonnable (Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 764 au para 12). La question relative à l’équité procédurale est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée) aux para 37‑56; Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35). Je juge cette conclusion conforme à ce qui est énoncé par la Cour suprême du Canada aux paragraphes 16 et 17 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov).

[24] La norme de la décision raisonnable commande un contrôle empreint de déférence, mais rigoureux (Vavilov, aux para 12‑13, 75, 85). La cour de révision doit déterminer si la décision faisant l’objet du contrôle, tant en ce qui concerne le raisonnement suivi que le résultat obtenu, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision qui est raisonnable dans son ensemble doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).

[25] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision ou les préoccupations qu’elle soulève ne justifient pas toutes l’intervention de la Cour. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait tirées par celui‑ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ni constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

[26] En revanche, le contrôle selon la norme de la décision correcte ne commande aucune déférence. La cour appelée à statuer sur une question d’équité procédurale doit essentiellement se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux paragraphes 21 à 28 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, au para 54).

IV. Analyse

[27] Le demandeur fait valoir que l’agent n’a pas raisonnablement pris en compte son établissement au Canada et les difficultés auxquelles il serait confronté s’il retournait en Côte d’Ivoire dans l’évaluation globale des motifs d’ordre humanitaire et que l’agent a minimisé de manière déraisonnable des considérations pertinentes relatives à sa situation. Le demandeur soutient également que l’agent a manqué aux principes d’équité procédurale en ne l’informant pas des réserves soulevées concernant son identité ou en ne lui donnant pas l’occasion d’y répondre.

[28] À mon avis, l’agent a procédé à une évaluation déraisonnable de la situation du demandeur dans le cadre de l’analyse des motifs d’ordre humanitaire. Comme je juge que cette question est déterminante quant à l’issue du présent contrôle judiciaire, je ne me pencherai pas sur la question relative à l’équité procédurale.

[29] En ce qui concerne le facteur d’établissement, le demandeur fait valoir que l’agent n’a pas tenu compte de plusieurs éléments clés ayant une incidence sur sa situation professionnelle. L’agent a conclu que le demandeur était sans emploi depuis novembre 2020, malgré la preuve qui indiquait au contraire que celui‑ci avait occupé un emploi saisonnier de planteur d’arbres depuis novembre 2020, et n’a pas tenu compte des renseignements indiquant que les emplois [traduction] « temporaires et faiblement rémunérés » du demandeur étaient attribuables à son statut d’immigrant précaire, au fait qu’il devait constamment présenter des demandes de permis de travail et à la précarité qui en a résulté sur le marché du travail. Le demandeur soutient de plus que l’agent n’a pas pris en compte le fait qu’il ne pouvait poursuivre ses études en raison des difficultés causées par son statut d’immigrant précaire. Le demandeur fait valoir qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de faire abstraction de ces éléments de preuve et que celui‑ci a adopté un point de vue critique à l’égard de sa situation, ce qui est contraire à l’approche fondée sur la compassion qui est requise dans l’évaluation de motifs d’ordre humanitaire.

[30] Le demandeur soutient que l’agent a basé son évaluation sur une conception occidentale de l’établissement en lui reprochant de ne pas s’impliquer dans la collectivité et de ne pas faire d’études supérieures. Il affirme que le fait de ne pas poursuivre d’études supérieures ou de ne pas participer à des activités religieuses ou bénévoles n’empêche pas une personne d’être établie au Canada. Le demandeur fait valoir que l’agent n’a pas valablement examiné sa situation, qui fournit le contexte nécessaire pour évaluer son établissement au Canada.

[31] Le demandeur fait également valoir que l’agent a évalué de manière déraisonnable les difficultés auxquelles il pourrait être confronté s’il retournait en Côte d’Ivoire. Il soutient qu’en concluant que la situation en Côte d’Ivoire s’est améliorée au cours des dix dernières années, l’agent n’a pas tenu compte des conditions actuelles dans le pays et de leurs possibles répercussions sur lui. Selon le demandeur, la conclusion de l’agent portant qu’il peut compter sur l’aide des membres de sa famille en Côte d’Ivoire relève de la conjecture et n’est pas fondée, étant donné qu’il a eu très peu de contacts avec eux et que leur vie est instable en raison de la guerre civile.

[32] Le défendeur soutient que l’agent a fondé sa décision sur une évaluation raisonnable de la preuve et de la situation du demandeur. Il fait remarquer que le degré d’établissement du demandeur au Canada ne suffit pas à lui seul à justifier une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire et qu’il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, d’apprécier à nouveau la preuve du demandeur relative à l’établissement. Le défendeur soutient que l’agent a dûment pris en compte les conditions en Côte d’Ivoire et les risques auxquels le demandeur pourrait être exposé à son retour, et qu’il était raisonnable de conclure que ces risques étaient atténués, compte tenu de la preuve indiquant que la situation du pays s’était améliorée.

[33] À mon avis, la décision de l’agent est déraisonnable. Je juge que l’évaluation réalisée par l’agent de la situation du demandeur, évaluation dans laquelle il n’a pas traité d’éléments contextuels essentiels, est troublante et inintelligible. Je porte une attention particulière aux extraits suivants des motifs exposés par l’agent pour justifier le rejet de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire :

[traduction]

La dispense prévue à l’article 25 de la Loi vise à donner accès à la résidence permanente lorsque des considérations exceptionnelles d’ordre humanitaire le justifient. L’intention n’était pas de mettre sur pied un programme nouveau et distinct destiné à contourner la législation et la réglementation canadiennes régissant l’obtention de la résidence permanente. L’article 25 de la Loi ne vise pas non plus à permettre à des citoyens étrangers de fuir un pays dont la situation économique est précaire simplement en entrant au Canada de manière illégale.

Le demandeur est au Canada depuis environ dix ans. Il y est entré illégalement à l’aide de faux documents et d’une histoire fabriquée. Il n’a pas encore terminé ses études secondaires et n’a pas suivi d’autre formation qui lui permettrait d’améliorer ses perspectives d’emploi. Il ne participe à aucune activité bénévole ou caritative, n’est affilié à aucune congrégation ou organisation religieuse et ne s’implique pas dans la défense des droits des immigrants comme lui.

De plus, les emplois du demandeur sont temporaires et faiblement rémunérés, et ce dernier a recours à l’assurance‑emploi entre ses contrats. Il est sans emploi au moment de la présente demande.

[34] Pour rendre sa décision, l’agent n’a pas simplement procédé à une analyse raisonnée de l’établissement minimal du demandeur au Canada, du peu d’éléments de preuve relatifs aux difficultés en Côte d’Ivoire et de l’absence de pièces d’identité crédibles. En effet, il est allé au‑delà de la preuve présentée par le demandeur et a rejeté sa demande en s’appuyant sur des facteurs non pertinents et inintelligibles. Son raisonnement témoigne d’un examen déficient de l’ensemble du dossier du demandeur. Par exemple, l’agent affirme à maintes reprises que le demandeur est entré illégalement au Canada, ce qui laisse entendre qu’il considère qu’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire n’est pas justifiée en partie parce que le demandeur est entré illégalement au Canada, et ne fait aucune mention des circonstances dans lesquelles le demandeur prétend être arrivé au Canada, c’est‑à‑dire qu’il était mineur à l’époque et qu’il est entré au pays accompagné d’une connaissance adulte qui l’a rapidement abandonné à leur arrivée. À mon avis, on ne peut reprocher au demandeur la manière dont il est arrivé au Canada pour demander l’asile sans tenir compte du contexte particulier de sa situation.

[35] De plus, l’agent évalue l’établissement du demandeur au Canada en se fondant en partie sur le fait que celui‑ci n’a occupé que des emplois temporaires et faiblement rémunérés. Il aurait été raisonnable pour l’agent d’examiner globalement l’établissement financier du demandeur et de conclure que ce facteur ne permettait pas de justifier une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire. Or, je juge qu’il n’était pas raisonnable de tirer une telle conclusion sans tenir compte des facteurs contextuels qui ont nui à la capacité du demandeur de s’établir financièrement, car cela revenait essentiellement à punir ce dernier pour son statut d’immigrant précaire et les autres obstacles systémiques auxquels il était confronté. Dans son analyse des antécédents professionnels du demandeur, l’agent n’a pas tenu compte du fait que le demandeur devait continuellement présenter des demandes de permis de travail, de sorte qu’il conservait son statut de manière implicite, ni du fait qu’il ne pouvait probablement obtenir que des emplois saisonniers et peu rémunérés en raison de sa situation, lui qui est arrivé au Canada alors qu’il était mineur, sans proches ni soutien. Une décision déraisonnable est une décision dont les motifs « [ne] tiennent [pas] valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » (Vavilov, au para 127), et le raisonnement de l’agent témoigne d’une telle lacune.

[36] Une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire doit faire l’objet d’une évaluation empreinte de compassion et d’empathie, comme l’a conclu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au paragraphe 21, renvoyant à Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351 (Commission d’appel de l’immigration) à la page 364. L’agent a cependant manqué de compassion et d’empathie dans son évaluation de la situation du demandeur, dont les circonstances et le contexte sont uniques. Puisque l’agent ne s’est pas conformé aux contraintes juridiques relatives à l’évaluation de demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, la décision qu’il a rendue est déraisonnable dans son ensemble.

V. Conclusion

[37] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Les parties n’ont soulevé aucune question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4125-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent afin qu’il rende une nouvelle décision.

  2. L’intitulé est modifié de manière à désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à titre de défendeur.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4125-22

 

INTITULÉ :

ABOUBACAR SIRIKI DIARRA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 FÉVRIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 MAI 2023

 

COMPARUTIONS :

Erica Olmstead

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jeanne Robert

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edelmann & Company

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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