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Date : 20230418


Dossier : IMM-1031-22

Référence : 2023 CF 564

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 avril 2023

En présence de monsieur le juge Régimbald

ENTRE :

AKIN RICHARD OLUWAFEMI

OLUFUNKE MERCY OLUWAFEMI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] à l’endroit de la décision rendue le 25 mai 2021 par la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle les demandeurs n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR. La question déterminante pour la SAR était l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [la PRI] viable pour les demandeurs dans les villes de Lagos et d’Abuja, au Nigéria.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Contexte

[3] Les demandeurs, Akin Richard Oluwafemi [le demandeur principal] et son épouse, Olufunke Mercy Oluwafemi [la codemanderesse] sont des citoyens du Nigéria. Le demandeur principal est âgé de 66 ans et la codemanderesse, de 53 ans. Ils craignent de faire l’objet d’actes violents de la part des bergers appartenant au groupe ethnique fulani au Nigéria.

[4] Les demandeurs sont originaires de la ville d’Iju-Akure, dans l’État d’Ondo, au Nigéria. Ils dirigeaient une ferme de cultures vivrières et le demandeur principal gérait une scierie. Le demandeur principal était également l’agent de relations publiques pour la filiale de l’État d’Ondo de l’Association des opérateurs de scieries du Nigéria.

[5] Le 13 avril 2017, le demandeur principal a participé à une entrevue à la télévision en direct où il a discuté des activités des bergers fulani dans l’ouest du Nigéria. Deux jours après la diffusion de l’émission, le demandeur principal a commencé à recevoir des messages et des appels de menaces anonymes sur son téléphone cellulaire, dans lesquels il était accusé d’avoir parlé contre les bergers fulani et contre l’islam à la télévision.

[6] Pendant quatre mois, le demandeur principal n’a pris aucune mesure, bien qu’il ait continué à recevoir des messages et des appels de menaces. Le 15 septembre 2017, il s’est rendu à sa ferme avec deux de ses fils. À leur arrivée à la ferme, ils ont vu 10 bergers fulani armés de fusils, de coutelas et de bâtons qui faisaient paître environ 50 vaches dans leurs champs de cultures.

[7] Lorsque le demandeur principal les a abordés en compagnie de ses fils, les bergers fulani les ont attaqués et battus. Ils ont été sauvés quand deux des bergers fulani sont intervenus pour épargner leur vie. Le demandeur principal et ses fils ont reçu des soins médicaux. Le demandeur principal a obtenu son congé le lendemain, et un de ses fils a été hospitalisé pendant six jours. Les bergers fulani ont enjoint au demandeur principal de quitter la ferme.

[8] Le demandeur principal et ses fils sont allés au poste de police et ont porté plainte. La police a recueilli leur déclaration et deux policiers sont retournés avec eux à la ferme pour faire enquête. Au moment où ils sont arrivés à la ferme, les bergers fulani et le bétail étaient partis, mais la ferme, la scierie et le véhicule du demandeur principal avaient tous été vandalisés ou détruits. Les policiers ont trouvé un des agresseurs sur les lieux et l’ont arrêté, mais il a refusé de dire où les autres bergers fulani étaient partis et il a par la suite été relâché, faute de preuve.

[9] De retour au poste de police, le demandeur principal a appris que son frère, également fermier, avait été tué sur sa propre ferme, prétendument par les mêmes bergers fulani, plus tôt le même jour.

[10] Le demandeur principal s’est présenté au poste de police à six occasions différentes. Chaque fois, il était informé que l’enquête était en cours. Il a continué de recevoir des messages et des appels de menaces et il a décidé de fuir. Dans son témoignage devant la SPR, le demandeur principal a expliqué que, en octobre 2017, il avait quitté Iju-Akure. Il semble que les demandeurs sont d’abord allés à Ado Ekiti, dans l’État d’Ekiti, tandis que leurs fils se sont enfuis à Lagos. Peu après, les demandeurs sont allés à Abuja, où ils sont restés pendant une semaine, avant de déménager à Lagos, où le demandeur principal a continué à recevoir des menaces. Après octobre 2017, pendant qu’il était à Lagos, le demandeur principal a appris par des gens de sa ville d’origine que les bergers fulani menaçaient de le tuer en raison des propos qu’il avait tenus à la télévision. Il est demeuré à Lagos et s’est adressé à l’ambassade des États-Unis pour demander un visa, qu’il a obtenu le 6 février 2018.

[11] Les demandeurs manquaient d’argent et ne pouvaient donc pas partir immédiatement, mais ils se sont finalement rendus aux États-Unis le 10 juin 2018. Ils n’ont pas demandé l’asile aux États-Unis parce qu’ils n’avaient pas les fonds nécessaires pour retenir les services d’un avocat. Ils ont plutôt été hébergés dans une église du New Jersey pendant 10 mois, après quoi le pasteur leur a conseillé de demander l’asile au Canada et leur a donné de l’argent afin qu’ils se rendent à la frontière. Ils sont arrivés au Canada le 1er mai 2019 et ils ont demandé l’asile.

III. Décision de la SPR

[12] Le 24 août 2020, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs dans des motifs exposés de vive voix après l’audience.

[13] La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi l’existence d’un lien avec l’un des motifs prévus dans la Convention énoncés à l’article 96 de la LIPR et a évalué leur demande d’asile au titre du paragraphe 97(1). La question déterminante pour la SPR était l’existence d’une PRI viable dans les villes de Lagos et d’Abuja. Selon la SPR, les éléments de preuve sur les conditions dans le pays figurant dans le cartable national de documentation [le CND] sur le Nigéria indiquaient que, bien que les conflits entre les bergers fulani musulmans et les agriculteurs chrétiens soient courants, la différence de religion n’était pas un facteur de conflit dans la présente affaire; le conflit tenait plutôt au fait que les bergers fulani voulaient accéder à des terres pour faire paître leur bétail.

[14] La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi que les bergers fulani avaient toujours l’intention ou la capacité de les trouver dans les endroits proposés comme PRI. Elle a souligné que trois des cinq ou six enfants (le demandeur principal a déclaré qu’il avait six enfants, et la codemanderesse en a déclaré cinq) habitent toujours à Iju-Akure, où l’attaque a eu lieu en septembre 2017, et que rien ne démontrait que les bergers fulani avaient harcelé les enfants afin de trouver les demandeurs. Elle a également constaté que l’émission de télévision avait été diffusée en 2017, trois ans avant l’audience, et qu’il était donc peu probable que les bergers fulani s’intéressent encore aux demandeurs à ce jour. De plus, elle a fait remarquer que le demandeur principal avait déclaré qu’il n’avait jamais dénigré la religion des bergers fulani (il avait seulement affirmé que l’islam ne demandait pas aux bergers de tuer des gens) et que les bergers fulani étaient organisés en clans qui mènent leurs activités de façon indépendante. Enfin, elle a conclu que les éléments de preuve démontraient que les bergers fulani n’avaient pas d’objectif politique commun.

[15] La SPR a conclu qu’il ne serait pas objectivement déraisonnable pour les demandeurs de déménager aux endroits proposés comme PRI, soulignant qu’ils ont tous les deux des diplômes universitaires et une expérience de travail au Nigéria et au Canada qui pourraient les aider à surmonter le coût élevé du logement dans les endroits proposés comme PRI. Elle a fait remarquer que, d’après les éléments de preuve contenus dans le CND, les personnes qui craignent des agents ne relevant pas de l’État peuvent généralement s’établir ailleurs au Nigéria, selon la nature de la menace proférée. Elle a également souligné que les demandeurs avaient réussi à se cacher à Lagos de la fin d’octobre 2017 à juin 2018 sans faire l’objet de persécution.

IV. Décision de la SAR

[16] La SAR a jugé, à l’instar de la SPR, que les demandeurs n’avaient pas établi l’existence d’un lien avec un motif prévu dans la Convention, car les agriculteurs ne constituent pas un groupe social au sens de l’article 96 de la LIPR. En outre, la SAR a jugé, tout comme la SPR, que la demande d’asile des demandeurs devait être rejetée suivant l’article 96 ou le paragraphe 97(1) parce que ces derniers disposent d’une PRI viable.

[17] La SAR a souligné que les demandeurs n’avaient pas expressément contesté le fondement de la conclusion de la SPR selon laquelle leurs agents de persécution n’avaient pas les moyens ou la motivation de les trouver dans les endroits proposés comme PRI. Les demandeurs ont plutôt affirmé que la SPR avait commis une erreur en se fondant sur l’onglet 3.1 du CND. La SAR a convenu que la SPR avait commis une erreur en se fondant sur l’onglet 3.1 du CND quand elle a tiré sa conclusion relative à la PRI, car l’onglet 3.1 ne traite nullement des bergers fulani. La SAR a cependant conclu que cette erreur n’était pas déterminante, puisque d’autres documents contenus dans le CND (plus précisément les onglets 7.14, 7.20, 7.30 et 7.31) étayaient les conclusions de la SPR concernant les bergers fulani. Après avoir examiné ces éléments de preuve documentaire, la SAR est arrivée à la même conclusion que la SPR, pour les mêmes motifs que ceux que la SPR avait fournis.

[18] La SAR a conclu que la SPR avait raisonnablement évalué la demande d’asile des demandeurs dans le cadre du second volet du critère relatif à la PRI. Elle a rejeté l’argument des demandeurs concernant la conclusion de la SPR selon laquelle les personnes qui craignent des agents ne relevant pas de l’État peuvent généralement s’établir ailleurs au Nigéria, selon la nature de la menace proférée. Elle a fait remarquer qu’il incombait aux demandeurs d’établir que les endroits proposés comme PRI n’étaient pas viables et que la SPR avait tenu compte des éléments de preuve objectifs et des caractéristiques personnelles des demandeurs lorsqu’elle avait tiré sa conclusion.

V. Questions en litige et norme de contrôle

[19] La question en litige dans le présent contrôle judiciaire consiste à déterminer s’il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que les demandeurs n’ont pas établi l’existence d’un lien avec un motif prévu dans la Convention parce que les agriculteurs ne constituent pas un groupe social au sens de l’article 96 de la LIPR et qu’il existait des PRI viables.

[20] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à l’examen de la décision de la SAR sur le fond est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 12, 16-17, 91. Pour déterminer si une décision est raisonnable, la Cour doit analyser si les motifs sont suffisamment justifiés, transparents et intelligibles et si la décision tient compte des questions factuelles et juridiques pertinentes qui ont été soulevées devant le décideur (Vavilov, au para 99).

[21] Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable exige de la cour de révision qu’elle fasse preuve de déférence envers le décideur et qu’elle interprète les motifs de façon globale et contextuelle (au para 97). La Cour doit tenir compte du résultat de la décision et du raisonnement sous-jacent afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, aux para 15, 95, 136). Le contrôle judiciaire n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (au para 284). Le décideur n’est pas tenu de répondre à tous les arguments ni de mentionner chacun des éléments de preuve – en fait, il est présumé avoir examiné tous les éléments de preuve et les arguments au dossier (aux para 94, 127-128).

[22] Dans la présente affaire, je conclus que la SAR a tenu compte des éléments de preuve pertinents et les a correctement appréciés. Comme je l’explique plus bas, la SAR a justifié, de manière transparente et intelligible, les raisons pour lesquelles des éléments de preuve importants avaient été exclus ou peu de poids leur avait été accordé. Par conséquent, je rejetterai la présente demande.

VI. La décision de la SAR est raisonnable

A. La SAR a effectué une évaluation indépendante

[23] Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas effectué une évaluation indépendante ni fourni son propre raisonnement et qu’elle s’est plutôt appuyée uniquement sur la décision de la SPR (Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799 aux para 54-56; Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 93 aux para 59, 103; Gomes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 506 aux para 51-52; Ajaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 928 [Ajaj] aux para 34-35).

[24] Je suis d’accord avec les demandeurs lorsqu’ils affirment que la SAR doit effectuer un examen indépendant, mais je ne suis pas d’avis que la SAR a omis d’effectuer sa propre évaluation des éléments de preuve. Contrairement à ce que la Cour a conclu dans la décision Ajaj, aux paragraphes 35 à 37, dans la présente affaire, la SAR a effectué « un examen indépendant de la preuve du type attendu de la part d’un tribunal d’appel ». La SAR a « analysé et examiné la preuve documentaire ».

[25] Comme le démontrent les motifs de la SAR aux paragraphes 23 et 29 à 31, celle-ci a effectué sa propre analyse indépendante de la situation et est arrivée à la même conclusion que la SPR. J’estime que la SAR a correctement effectué son analyse selon la norme de la décision correcte, comme il se devait.

[26] Les demandeurs soutiennent en outre que la SAR n’a pas effectué sa propre analyse, mais, pour ce faire, ils s’appuient sur de nouveaux arguments présentés devant la Cour qu’ils n’ont pas fait valoir devant la SPR ni la SAR. Cependant, il n’est pas loisible aux demandeurs de miner les conclusions de la SAR au moyen d’arguments qui n’ont pas été présentés à la SAR et qu’elle n’a pas eu l’occasion d’examiner.

B. Les « agriculteurs » ne constituent pas un groupe protégé au sens de l’article 96 de la LIPR

[27] Dans leur exposé des faits et du droit, les demandeurs n’ont pas soutenu que la SAR avait commis une erreur dans sa conclusion selon laquelle les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau qui leur incombait et n’avaient pas démontré la persécution sur le fondement de leur appartenance à un groupe protégé au sens de la Convention. En effet, le prétendu groupe des « agriculteurs » ne constitue pas un groupe protégé au sens de l’article 96 de la LIPR.

[28] Il y a des exemples de cas où la persécution de la part des bergers fulani a effectivement été qualifiée de persécution fondée sur un motif prévu dans la Convention. À titre d’exemple, dans l’affaire visée par la décision VB9-05614 du 24 février 2021 de la SAR (au paragraphe 45), les demandeurs étaient persécutés par les bergers fulani en raison du « profil unique de l’appelant principal en tant que membre d’un groupe chrétien qui s’[était] livré à des activités ». Ces demandeurs ont obtenu le statut de réfugié parce qu’ils étaient persécutés par les bergers fulani en raison de leur religion.

[29] En l’espèce, il n’y a aucune allégation ni aucun élément de preuve portant que les demandeurs ont été persécutés en raison de leur religion. Les demandeurs affirment plutôt être victimes de persécution du fait qu’ils sont agriculteurs. Cependant, les « agriculteurs » (ou « farmers ») ne constituent pas un groupe social reconnu et, même si la persécution est motivée par la vengeance, la situation des demandeurs ne correspond à aucun des motifs prévus dans la Convention énoncés à l’article 96 de la LIPR. La prétendue persécution des demandeurs est fondée sur la vengeance, qui est un motif de persécution visé à l’article 97.

C. La conclusion de la SAR selon laquelle il existe des PRI viables est raisonnable

[30] Il est bien établi que le fardeau de la preuve à l’égard des questions relatives à la PRI incombe aux demandeurs. Par conséquent, dans la présente affaire, les demandeurs doivent montrer qu’il n’y a aucune autre région sûre au Nigéria et qu’ils sont exposés à un risque sérieux de persécution partout au pays. En outre, s’il existe une région sûre, les demandeurs doivent établir qu’il serait objectivement déraisonnable pour eux, compte tenu de leur profil, de se prévaloir de cette PRI (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589 [Thirunavukkarasu] à la p 597; Salaudeen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 39 au para 26; Manzoor-Ul-Haq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1077 au para 24; Feboke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 155 aux para 43-44; Djeddi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1580 [Djeddi] au para 23).

[31] Dans la présente affaire, les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait selon l’un ou l’autre des volets du critère.

1) Il était raisonnable de la part de la SAR de conclure qu’il existait une PRI viable dans le cadre du premier volet du critère

[32] À mon avis, il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau de démontrer que les bergers fulani avaient toujours la motivation et la capacité de les retrouver et de les persécuter partout au Nigéria.

[33] En ce qui concerne la motivation, les éléments de preuve ont démontré que, après le départ des demandeurs, les trois enfants de ces derniers qui étaient restés dans la région n’ont pas été harcelés pour se faire soutirer des renseignements permettant de retrouver les demandeurs. Le fait que les bergers fulani ne les ont pas harcelés dénote un manque d’intérêt à l’endroit des demandeurs (Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 524 aux para 14-20).

[34] Les demandeurs font valoir que la SAR n’a pas tenu compte de la vaste preuve documentaire contenue dans le CND décrivant de nombreux cas de violence entre les agriculteurs et les bergers fulani, en particulier durant la période où les demandeurs ont été menacés. Ils soutiennent aussi que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte d’éléments de preuve importants ou contradictoires dans leur formulaire Fondement de la demande d’asile, où ils expliquaient que les bergers fulani sont motivés par la vengeance (Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au para 35; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 [Cepeda‑Gutierrez] au para 17). Les demandeurs invoquent une affaire similaire, Onungbogbo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1240 aux para 11-13, dans laquelle la Cour a récemment conclu que la SAR avait commis une erreur en ne mentionnant pas les renseignements contenus dans l’onglet 7.31 du CND, soit que les bergers fulani étaient motivés par le châtiment ou la vengeance et n’attaquaient pas seulement dans le but de dégager des terres.

[35] À mon avis, cependant, bien que le document à l’onglet 7.31 du CND mentionne effectivement que certaines des agressions des bergers fulani peuvent être motivées par le châtiment ou la vengeance, la SAR n’a pas agi de façon déraisonnable. La SAR a tenu compte de l’onglet 7.31 (ainsi que des onglets 7.14, 7.20 et 7.30) aux paragraphes 20 à 23 de la décision et a expliqué pourquoi cette preuve ne permettait pas aux demandeurs de s’acquitter du fardeau qui leur incombait.

[36] Qui plus est, les demandeurs n’ont jamais mentionné clairement ce motif ni contesté la décision de la SPR pour ce motif devant la SAR. Ils n’ont pas soutenu que la SPR avait commis une erreur en n’appréciant pas les éléments de preuve relatifs à la volonté de vengeance des bergers fulani. Cet argument est soulevé pour la première fois devant la Cour.

[37] Comme l’a expliqué le juge en chef Crampton dans la décision Dahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1102 au paragraphe 35, le fait de permettre aux demandeurs de soulever une question qui n’a pas été soulevée devant la SAR aurait comme effet de « contourner » la SAR. En outre, comme l’a affirmé le juge Pamel dans la décision Saliu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 167 au paragraphe 57, je ne peux pas reprocher à la SAR de ne pas avoir pris en compte des arguments qui n’ont pas été soulevés par les demandeurs. Il ne revient pas à la SAR de passer au crible le CND pour chercher les raisons pour lesquelles les demandeurs répondraient au critère nécessaire pour obtenir le statut de réfugié.

[38] Quoi qu’il en soit, une décision n’est déraisonnable que si le décideur n’a pas tenu compte ni traité d’éléments de preuve qui contredisent directement ses conclusions (Barril c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 400 au para 17; Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 934 au para 40; Cepeda-Gutierrez, au para 15). Dans la présente affaire, la preuve contenue dans le CND ne contredit pas directement les conclusions de la SAR quant à l’ensemble des éléments de preuve, car il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve clairs permettant aux demandeurs de s’acquitter du fardeau qui leur incombait et de prouver que les bergers fulani ont réellement, à ce jour, la motivation et la capacité de persécuter les demandeurs. En ce qui a trait à la capacité, les demandeurs font valoir que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle s’est appuyée sur la conclusion de la SPR selon laquelle les bergers fulani n’ont pas d’objectifs communs et mènent leurs activités de façon indépendante d’autres groupes de bergers fulani qui se trouvent ailleurs au pays, et lorsqu’elle a conclu que les bergers fulani n’ont pas la capacité de retrouver les demandeurs dans les villes proposées comme PRI. Les demandeurs font remarquer que la SAR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve dans le CND indiquant que les bergers fulani ont accès à des motocyclettes et se déplacent pour mener des incursions et attaquer les gens.

[39] Dans l’affaire qui nous occupe, il était raisonnable de la part de la SAR de juger que, étant donné que trois des enfants des demandeurs habitent toujours à Iju-Akure et n’y ont pas vécu d’incident, les bergers fulani n’ont probablement pas la motivation nécessaire pour trouver les demandeurs dans les endroits proposés comme PRI. Par conséquent, le fait que les bergers fulani puissent avoir accès à des motocyclettes n’est pas un signe que les demandeurs seront en danger s’ils retournent aux endroits proposés comme PRI. En outre, je fais observer que les demandeurs n’ont pas soulevé cet argument devant la SAR; par conséquent, comme je le mentionne plus haut, je ne peux reprocher à la SAR de ne pas avoir tenu compte de cet argument en particulier.

2) La SAR n’a pas commis d’erreur dans l’analyse effectuée au titre du second volet du critère relatif à la PRI

[40] Le seuil applicable au second volet du critère relatif à la PRI est très élevé. Les demandeurs doivent démontrer qu’ils s’exposeraient à un grand danger physique à l’endroit proposé comme PRI (Elusme c Canada, 2020 CF 225 au para 25; Singh c Canada, 2021 CF 341 au para 33; Djeddi, aux para 34, 35). Comme il a été statué dans l’arrêt Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.), [2001] 2 CF 164 [Ranganathan] aux paragraphes 11 et 15 (voir également Akewushola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 67 aux para 12-14), les demandeurs doivent fournir une preuve réelle et concrète de l’existence de conditions qui mettraient en péril leur vie et leur sécurité dans les endroits proposés comme PRI.

[41] Ainsi, pour démontrer qu’une PRI est déraisonnable, un demandeur d’asile ne peut simplement affirmer qu’il perdrait son emploi ou verrait une diminution de sa qualité de vie. Une telle situation ne peut permettre d’atteindre le seuil du second volet du critère. À l’inverse, dans l’arrêt Thirunavukkarasu, à la page 597 (voir aussi Ranganathan, au para 13), la Cour d’appel fédérale donne quelques exemples de situations qui ne pourraient être exigées d’un demandeur et qui, par conséquent, pourraient être considérées comme déraisonnables, puisqu’elles mettraient en péril sa vie :

Ainsi, le demandeur du statut est tenu, compte tenu des circonstances individuelles, de chercher refuge dans une autre partie du même pays pour autant que ce ne soit pas déraisonnable de le faire. Il s’agit d’un critère souple qui tient compte de la situation particulière du demandeur et du pays particulier en cause. C’est un critère objectif et le fardeau de la preuve à cet égard revient au demandeur tout comme celui concernant tous les autres aspects de la revendication du statut de réfugié. Par conséquent, s’il existe dans leur propre pays un refuge sûr où ils ne seraient pas persécutés, les demandeurs de statut sont tenus de s’en prévaloir à moins qu’ils puissent démontrer qu’il est objectivement déraisonnable de leur part de le faire.

[…]

La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut pas être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable. Essentiellement, cela veut dire que l’autre partie plus sûre du même pays doit être réalistement accessible au demandeur. S’il y a des obstacles qui pourraient se dresser entre lui et cette autre partie de son pays, le demandeur devrait raisonnablement pouvoir les surmonter. On ne peut exiger du demandeur qu’il s’expose à un grand danger physique ou qu’il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer. Par exemple, on ne devrait pas exiger des demandeurs de statut qu’ils risquent leur vie pour atteindre une zone de sécurité en traversant des lignes de combat alors qu’il y a une bataille. On ne devrait pas non plus exiger qu’ils se tiennent cachés dans une région isolée de leur pays, par exemple dans une caverne dans les montagnes, ou dans le désert ou dans la jungle, si ce sont les seuls endroits sûrs qui s’offrent à eux. Par contre, il ne leur suffit pas de dire qu’ils n’aiment pas le climat dans la partie sûre du pays, qu’ils n’y ont ni amis ni parents ou qu’ils risquent de ne pas y trouver de travail qui leur convient. S’il est objectivement raisonnable dans ces derniers cas de vivre dans une telle partie du pays sans craindre d’être persécuté, alors la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays existe et le demandeur de statut n’est pas un réfugié.

En conclusion, il ne s’agit pas de savoir si l’autre partie du pays plait ou convient au demandeur, mais plutôt de savoir si on peut s’attendre à ce qu’il puisse se débrouiller dans ce lieu avant d’aller chercher refuge dans un autre pays à l’autre bout du monde. Ainsi, la norme objective que j’ai proposée pour déterminer le caractère raisonnable de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est celle qui se conforme le mieux à la définition de réfugié au sens de la Convention. Aux termes de cette définition, il faut que les demandeurs de statut ne puissent ni ne veuillent, du fait qu’ils craignent d’être persécutés, se réclamer de la protection de leur pays d’origine et ce, dans n’importe quelle partie de ce pays. Les conditions préalables de cette définition ne peuvent être respectées que s’il n’est pas raisonnable pour le demandeur de chercher et d’obtenir la protection contre la persécution dans une autre partie de son pays.

[42] Afin de s’acquitter du fardeau de démontrer qu’il serait déraisonnable d’exiger qu’il déménage dans un endroit proposé comme PRI, puisque sa vie et sa sécurité seraient en péril, le demandeur doit démontrer qu’il subirait personnellement des conséquences. En d’autres mots, le demandeur ne peut s’appuyer uniquement sur des conditions générales qui existent dans son pays d’origine (Garcia Cuevas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1478 au para 31; Arabambi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 98 aux para 38, 40-42; Limones Munoz c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 1051 au para 47).

[43] Je fais remarquer que la Cour a conclu que le seul fait qu’il serait difficile pour un demandeur de trouver un emploi n’est pas un facteur suffisant pour rendre une PRI déraisonnable à Lagos ou à Abuja (Ajepe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 91 aux para 24-26; Ossai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 435 aux para 26-27).

[44] À mon avis, il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que Lagos ou Abuja étaient des PRI appropriées. Les demandeurs n’ont pas fourni de preuve réelle et concrète de l’existence de conditions qui mettraient en péril leur vie et leur sécurité s’ils devaient déménager à Lagos ou à Abuja. De même, rien n’indique qu’ils s’exposeraient à un grand danger physique ou subiraient des épreuves indues pour se rendre aux endroits proposés comme PRI (Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643 au para 12; Ranganathan, au para 15; Thirunavukkarasu).

[45] D’ailleurs, le simple fait que les demandeurs ont résidé là-bas pendant huit mois avant leur départ pour le Canada contredit ce qu’ils affirment et montre bien que c’est un endroit sûr où ils peuvent déménager.

[46] De même, aucun élément de preuve ne semble indiquer qu’un déménagement à Lagos ou à Abuja empêcherait les demandeurs de trouver un emploi. La SAR a tenu compte des caractéristiques personnelles des demandeurs, y compris le fait qu’il s’agit de deux diplômés universitaires qui possèdent une vaste expérience de travail en gestion (au para 32 de la décision). Bien qu’ils affirment que cela ne signifie pas qu’ils trouveront un emploi du fait qu’ils sont agriculteurs de profession et qu’il est difficile de trouver du travail en général, il était raisonnable de la part de la SAR d’indiquer que des études universitaires et une expérience de travail peuvent les aider à trouver un logement et un emploi en dehors du domaine de l’agriculture. Les demandeurs n’ont pas démontré en quoi il serait plus difficile pour eux, compte tenu de leur propre situation, de trouver un logement et un emploi dans les endroits proposés comme PRI. Les difficultés générales, notamment pour trouver un logement et un emploi, sont semblables aux difficultés que doivent surmonter d’autres personnes qui se trouvent dans les mêmes régions. Les PRI ne peuvent être jugées déraisonnables pour cette raison.

VII. Conclusion

[47] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[48] Aucune question de portée générale n’a été présentée aux fins de certification, et la Cour est d’avis que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1031-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Guy Régimbald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1031-22

 

INTITULÉ :

AKIN RICHARD OLUWAFEMI, OLUFUNKE MERCY OLUWAFEMI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 FÉVRIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RÉGIMBALD

DATE DES MOTIFS :

LE 18 AVRIL 2023

COMPARUTIONS :

Justin Heller

POUR LES DEMANDEURS

Laoura Christodoulides

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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