Date : 20230419
Dossier : IMM-335-22
Référence : 2023 CF 569
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Montréal (Québec), le 19 avril 2023
En présence de monsieur le juge Gascon
ENTRE :
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IRMA URBEKHASHVILI
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La demanderesse, Mme Irma Urbekhashvili, est une citoyenne de la Géorgie et du Portugal. Dans une décision datée du 18 novembre 2021, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel interjeté par la demanderesse de la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui avait rejeté sa demande d’asile ainsi que celle de ses deux filles et avait conclu que la demanderesse pouvait se prévaloir d’une protection de l’État adéquate au Portugal.
[2] Mme Urbekhashvili sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Elle soutient que la SAR a commis une erreur en examinant les manquements à l’obligation d’équité procédurale qui auraient été commis par la SPR, notamment la nomination de représentants désignés incompétents pour les assister, ses filles et elle, devant la SPR, le refus de nommer son époux comme représentant désigné pour ses enfants et le rejet de ses demandes visant à faire comparaître certains témoins.
[3] Pour les motifs exposés ci-après, la demande de contrôle judiciaire de Mme Urbekhashvili sera rejetée. La conclusion de la SAR sur la protection de l’État au Portugal est déterminante en l’espèce et n’est pas contestée par Mme Urbekhashvili. De plus, les motifs de la SAR montrent qu’elle a examiné les éléments de preuve au dossier et Mme Urbekhashvili n’a pas démontré que la décision comportait de graves manquements sur le plan procédural qui la rendraient déraisonnable.
II. Contexte
A. Le contexte factuel
[4] Mme Urbekhashvili, originaire de Géorgie, s’est installée au Portugal avec son époux, M. Ilia Beriashvili, en 2008. Pendant son séjour au Portugal, elle a obtenu la nationalité portugaise et a eu deux filles. Quelques années plus tard, après s’être séparée de son époux, elle est retournée en Géorgie et a commencé à fréquenter M. Shalva Gloveli, qui possède la double citoyenneté géorgienne et portugaise.
[5] Mme Urbekhashvili affirme avoir été victime de violence physique à plusieurs reprises lorsqu’elle vivait avec M. Gloveli.
[6] En raison de la violence conjugale qu’elle a subie de la part de M. Gloveli, Mme Urbekhashvili est venue au Canada en septembre 2015. Son époux, M. Beriashvili, avait déjà déménagé au Canada. Mme Urbekhashvili voulait renouer avec lui et fuir la persécution qu’elle subissait de la part de son nouveau partenaire, M. Gloveli. Elle a demandé l’asile pour elle-même et pour ses filles le 13 octobre 2015.
[7] Mme Urbekhashvili affirme que, en mai 2016, M. Gloveli se serait rendu au Portugal et aurait menacé les anciens voisins de Mme Urbekhashvili pour qu’ils lui révèlent où elle se trouvait.
[8] La SPR a d’abord établi que Mme Urbekhashvili n’était pas en mesure de bien saisir la nature de la procédure du tribunal et a donc nommé des représentants désignés pour la demanderesse et ses enfants. Le rôle du représentant désigné est d’aider le demandeur d’asile à présenter les meilleurs arguments possibles. Mme Marina Konokhova a été désignée représentante de Mme Urbekhashvili et Mme Ana Bernal, celle des enfants. Après un certain temps, elles ont été remplacées par M. Norris Ormston et Mme Vivian Garofalo, respectivement. Il y a eu des complications d’ordre procédural avec les représentants désignés, mais la SPR a estimé qu’elles n’avaient pas eu d’incidence sur la décision finale. La SPR a finalement conclu qu’aucune protection de l’État ne pouvait être offerte en Géorgie, mais que Mme Urbekhashvili et ses filles bénéficieraient d’une protection de l’État adéquate au Portugal. La SPR a donc rejeté leurs demandes d’asile.
B. La décision de la SAR
[9] Dans la décision de la SAR, il est précisé que la demande d’asile de Mme Urbekhashvili et celles de ses filles avaient été séparées. Par conséquent, la décision de la SAR – à l’instar de la présente demande de contrôle judiciaire – ne concerne que la demande d’asile de Mme Urbekhashvili. Dans son appel, Mme Urbekhashvili s’est concentrée sur les questions de procédure liées au choix de représentants désignés pour ses filles et elle et sur le rejet de sa demande visant à faire comparaître des témoins. Elle n’a pas contesté la conclusion de la SPR relative à la protection de l’État.
[10] La SAR a confirmé les conclusions de la SPR. Elle a conclu que les représentants désignés avaient agi avec compétence et n’avaient pas influé défavorablement sur l’issue de l’instance devant la SPR. Contrairement à l’argument avancé par Mme Urbekhashvili, la SAR a jugé que cette dernière n’avait pas établi que l’un des représentants désignés, Mme Bernal, avait perdu des déclarations de témoins pertinentes pour l’appel. Selon la SAR, ces déclarations servaient à corroborer l’incident survenu en mai 2016 avec M. Gloveli. Cependant, la SAR a conclu que cet événement avait déjà été établi. Par conséquent, la question de savoir s’il était possible d’avoir accès ou non à ces déclarations de témoins n’était pas pertinente dans le cadre de l’instance. De plus, la SAR n’a pas souscrit à l’argument selon lequel les représentants désignés auraient fait preuve d’incompétence relativement à la traduction de documents, et a plutôt conclu qu’il était raisonnable pour un représentant désigné de demander un court délai pour faire traduire des documents.
[11] En ce qui concerne le refus de la SPR de nommer M. Beriashvili comme représentant désigné des enfants, la SAR a conclu que c’était à la SPR qu’il revenait de choisir un représentant désigné. La SAR a également conclu que la SPR avait agi correctement en rejetant la demande de Mme Urbekhashvili de nommer M. Beriashvili représentant désigné, puisqu’il ne comprenait pas les responsabilités d’un représentant désigné et n’était pas prêt à agir dans l’intérêt supérieur des enfants. De plus, en ce qui concerne la contestation de la validité constitutionnelle du paragraphe 167(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], qui traite de la désignation d’un représentant par les différentes sections de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, la SAR a jugé que l’argument était sans fondement. Le rôle d’un représentant désigné n’englobe pas les droits de garde ni d’autres questions relevant du tribunal de la famille, contrairement à ce que Mme Urbekhashvili a affirmé.
[12] La SAR a également conclu que le refus de la SPR de faire témoigner les parents de Mme Urbekhashvili était justifié, car leur témoignage n’aurait pas eu de pertinence ni de valeur probante en ce qui concerne la protection de l’État au Portugal, qui était la question déterminante dans cette affaire.
[13] Enfin, en ce qui a trait à la question de la protection de l’État, la SAR a conclu que les éléments de preuve montrent que le Portugal protège adéquatement les victimes de violence conjugale. Selon la SAR, Mme Urbekhashvili ne s’est pas adressée aux autorités portugaises avant de demander une protection internationale et elle n’a pas réfuté la présomption de l’existence d’une protection de l’État au Portugal. La SAR a conclu que les questions de procédure devant la SPR n’ont pas eu d’incidence sur l’issue de l’instance, car elle a jugé que la question déterminante était la possibilité pour Mme Urbekhashvili de se prévaloir d’une protection de l’État adéquate au Portugal et qu’aucune des questions de procédure n’avait influé sur cette conclusion.
[14] Mme Urbekhashvili a d’abord demandé le contrôle judiciaire de la décision de la SAR en tant que partie agissant pour son propre compte et a fourni son propre mémoire des faits et du droit. Ce n’est que le 14 mars 2023, environ un mois avant l’audience devant la Cour, que M. Victor Pilnitz, qui représentait Mme Urbekhashvili devant la SAR, a été nommé avocat inscrit au dossier pour représenter Mme Urbekhashvili devant la Cour. M. Pilnitz n’a pas présenté d’observations écrites supplémentaires.
C. La norme de contrôle
[15] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] affirme que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord. La question de procédure soulevée par Mme Urbekhashvili ne renvoie pas à un « manquement à l’équité procédurale de la part de la SAR, mais plutôt à des préoccupations quant à l’évaluation menée par cette dernière concernant la décision de la SPR sur cette question. Par conséquent, la norme de contrôle applicable à cette question est celle de la décision raisonnable »
(Omisore c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 444 au para 3).
[16] La norme de la décision raisonnable est la norme qui est présumée s’appliquer lorsque les cours de révision doivent procéder au contrôle judiciaire du fond d’une décision administrative (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 17). Je souligne que, avant que l’arrêt Vavilov soit rendu, les cours avaient déjà décidé que la norme de la décision raisonnable s’appliquait aux questions liées à l’application du critère régissant le caractère adéquat de la protection de l’État aux faits de l’affaire (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171 au para 38; Burai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 966 au para 17; Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 943 au para 16).
[17] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle de la cour de révision est d’examiner les motifs donnés par le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au para 85). La cour de révision doit donc se demander si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité »
(Vavilov, au para 99). Elle doit tenir compte tant du résultat de la décision que du raisonnement sous-jacent à celle-ci pour déterminer si la décision possède ces caractéristiques (Vavilov, aux para 15, 95, 136). La cour de révision doit connaître les contraintes factuelles et juridiques auxquelles le décideur était assujetti (Vavilov, aux para 90, 99) sans « apprécier à nouveau la preuve »
prise en compte par le décideur (Vavilov, au para 125).
[18] Le contrôle judiciaire doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Cependant, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse »
et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov, au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif »
(Vavilov, au para 13).
[19] Il incombe à la partie qui conteste la décision administrative d’en démontrer le caractère déraisonnable. Les lacunes reprochées doivent être plus que superficielles pour qu’une cour de révision puisse infirmer une décision administrative. La cour de révision doit être convaincue que les motifs comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, et que la décision souffre « de lacunes graves »
(Vavilov, au para 100).
III. Analyse
[20] Comme l’a fait remarquer le ministre, la conclusion de la SAR concernant l’existence d’une protection de l’État au Portugal est déterminante en l’espèce et n’est pas contestée par Mme Urbekhashvili, dont les arguments concernent essentiellement des questions de procédure.
[21] Dans ses observations écrites, Mme Urbekhashvili conteste principalement les conclusions de la SPR et répète essentiellement les arguments qu’elle avait déjà présentés, sans succès, à la SAR (dossier certifié du tribunal, aux pp 709-716). Mme Urbekhashvili conteste en particulier les conclusions de la SAR concernant les représentants désignés et le refus de faire comparaître ses parents. J’aborde chacun de ces arguments successivement.
A. La compétence des représentants désignés
[22] La Cour a décrit le rôle du représentant désigné dans la décision Bukvic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 638 au paragraphe 20, de la façon suivante :
Le paragraphe 167(2) de la LIPR prévoit qu’un représentant est commis d’office lorsqu’un demandeur d’asile n’a pas dix‑huit (18) ans ou n’est pas en mesure de comprendre la nature des procédures. La procédure de désignation ainsi que les responsabilités du représentant sont prévues à l’article 20 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256. Aux termes de ces dispositions, le représentant désigné voit aux intérêts supérieurs du demandeur d’asile et agit pour ce dernier lorsqu’il n’est pas en mesure de le faire en raison de son âge ou pour d’autres motifs (Aguirre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 281 au para 53).
[23] Mme Urbekhashvili conteste les conclusions de la SAR concernant la décision de ne pas nommer M. Beriashvili comme représentant désigné des enfants et, plus généralement, l’incompétence des représentantes désignées, soit Mmes Bernal, Konokhova et Garofalo.
1) Refus de nommer M. Beriashvili comme représentant désigné des enfants
[24] Mme Urbekhashvili soutient que la SPR et la SAR ont [traduction] « retiré au père des enfants ses droits de garde »
en lui refusant le droit d’agir à titre de représentant désigné des enfants. Je fais remarquer au passage que la Cour n’a pas à se pencher sur cet argument dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, étant donné que les demandes d’asile des enfants ont été séparées de la demande d’asile de Mme Urbekhashvili devant la SAR et que la présente instance ne porte pas sur ces demandes d’asile. En tout état de cause, je juge que l’argument de Mme Urbekhashvili n’a aucun fondement.
[25] La nomination d’un représentant désigné n’a absolument aucun lien avec les droits de garde de cette personne, comme l’a fait remarquer à juste titre la SAR au paragraphe 29 de sa décision :
[…] Le rôle des représentants désignés nommés pendant les procédures de la SPR est d’aider les demandeurs d’asile à faire valoir leurs meilleurs arguments en prenant des décisions importantes concernant le conseil, la demande d’asile, les procédures de traitement, la collecte des éléments de preuve, et le dépôt et la mise en état d’un appel. Le rôle des représentants désignés se limite à la procédure de la SPR en question et ne s’étend pas aux décisions en matière de garde ou à d’autres affaires relevant du tribunal de la famille.
[26] Le refus de la SPR de nommer M. Beriashvili comme représentant désigné des enfants n’a donc aucune incidence sur son droit de garde.
[27] De plus, lors du processus de sélection d’un représentant désigné, la SPR et la SAR « évalue[nt] la capacité de la personne de s’acquitter des responsabilités d’un représentant désigné »
et « s’assure[nt] que la personne a été informée des responsabilités d’un représentant désigné »
avant de désigner une personne comme représentant (art 20(9) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 [les Règles de la SPR]). Dans la présente affaire, la SAR a conclu que la SPR avait à juste titre déterminé que M. Beriashvili ne comprenait pas les responsabilités d’un représentant désigné et n’était pas prêt à agir dans l’intérêt supérieur des enfants « car il était disposé à communiquer des éléments de preuve relatifs à la demande d’asile de ses enfants seulement si sa demande en vue d’être nommé représentant désigné était acceptée »
(décision de la SAR, au para 24).
[28] Mme Urbekhashvili n’a pas réussi à démontrer en quoi cette conclusion est déraisonnable, et rien dans le dossier ne me porte à croire que la SAR a commis une erreur en tirant cette conclusion. Au contraire, comme l’a démontré l’avocate du ministre lors de l’audience devant la Cour, tous les éléments de preuve au dossier confirment plutôt que les conclusions de la SAR concernant M. Beriashvili étaient correctes.
2) Incompétence des représentants désignés
[29] Mme Urbekhashvili affirme que Mmes Bernal, Konokhova et Garofalo ont toutes fait preuve d’incompétence. Plus précisément, Mme Urbekhashvili affirme que l’incompétence de Mme Bernal était manifeste lorsqu’elle a perdu des déclarations de témoins qui auraient été pertinentes dans le cadre de l’instance. Mme Urbekhashvili affirme également que Mme Bernal a fait preuve d’incompétence parce que cette dernière a refusé de reconnaître le conflit d’intérêts qui aurait découlé du fait qu’elle l’a poursuivi devant la Cour des petites créances pour la perte de documents. De plus, Mme Urbekhashvili soutient que Mme Garofalo (qui a remplacé Mme Bernal) était incompétente parce qu’elle a retenu les services d’un conseil pour ses enfants sans son autorisation et que ce conseil était en conflit d’intérêts, bien qu’elle n’ait pas précisé la nature de ce conflit d’intérêts. Enfin, Mme Urbekhashvili soutient que Mmes Bernal et Konokhova ont toutes deux fait preuve d’incompétence parce qu’elles ont d’abord refusé de faire traduire des documents du français à l’anglais.
[30] Je ne suis pas convaincu par les arguments de Mme Urbekhashvili.
[31] Premièrement, au risque de me répéter, puisque la demande d’asile de Mme Urbekhashvili a été séparée des demandes d’asile de ses enfants par la SAR, les plaintes formulées par Mme Urbekhashvili contre Mmes Bernal et Garofalo ne sont pas pertinentes dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, car elles ont toutes deux agi uniquement à titre de représentantes désignées des enfants.
[32] Deuxièmement, je suis d’avis que Mme Urbekhashvili n’a pas relevé d’erreur susceptible de contrôle dans les conclusions de la SAR concernant la perte des déclarations de témoins, préparées par les anciens voisins de Mme Urbekhashvili, au sujet de l’incident de mai 2016 avec M. Gloveli. Tout d’abord, il était raisonnable de la part de la SAR de conclure à l’absence de preuve convaincante montrant que les documents avaient effectivement été envoyés à Mme Bernal, étant donné que Mme Urbekhashvili n’avait pas fourni de preuve du prétendu envoi, comme un numéro de suivi ou un relevé. Il était également raisonnable de la part de la SAR de conclure que, en tout état de cause, aucun préjudice ne découlait du fait que les documents n’étaient pas accessibles, puisque l’incident de mai 2016 – sur lequel portaient les déclarations des témoins prétendument perdues – n’était pas contesté.
[33] Troisièmement, Mme Urbekhashvili soutient que la SAR a mal compris la question de l’incompétence des représentants désignés, qui ne tenait pas au délai requis pour faire traduire des documents du français à l’anglais, mais plutôt au fait : 1) que le conflit d’intérêts découlant du fait que Mme Urbekhashvili a poursuivi Mme Bernal devant la Cour des petites créances n’a pas été reconnu; et 2) qu’une position contraire à celle de Mme Urbekhashvili a été adoptée concernant la répartition des frais de traduction (mémoire de la demanderesse, au paragraphe 16). Par conséquent, les représentants désignés n’auraient pas respecté leurs responsabilités énoncées aux alinéas 20(10)b) à 20(10)g) des Règles de la SPR.
[34] J’estime que cet argument n’a aucun fondement.
[35] La pièce H – qui traite du prétendu défaut de Mme Bernal de reconnaître le conflit d’intérêts – ne montre pas que Mme Bernal a refusé de reconnaître la possibilité d’un conflit d’intérêts. Au contraire, l’échange de courriels produit en tant que pièce H montre simplement la tentative de Mme Konokhova de clarifier la situation avec l’avocat de Mme Urbekhashvili et de comprendre à quels documents il renvoyait lorsqu’il affirmait que Mme Bernal était en conflit d’intérêts. En tout respect, cette pièce n’établit pas que Mme Bernal aurait refusé de se retirer en dépit d’un prétendu conflit d’intérêts. En outre, étant donné que Mme Garofalo a remplacé Mme Bernal et que M. Ormston a remplacé Mme Konokhova en tant que représentants désignés, tout prétendu manquement à l’équité procédurale attribuable à l’incompétence de Mmes Bernal ou Konokhova a été corrigé avant l’audience de la SPR. Je ne vois aucune erreur dans le raisonnement de la SAR sur ce point : soit les prétendus problèmes de procédure n’ont pas eu d’incidence sur l’issue de l’instance de la SPR, soit ils ont été résolus avant l’audience de la SPR ou par la SAR dans sa décision.
[36] Il en va de même pour la question de la traduction. Malgré des délais supplémentaires, les documents français ont finalement été traduits avant l’audience de la SPR. Cette situation n’a donc pas nui à l’équité procédurale.
[37] En résumé, je ne suis pas convaincu que la SAR ait commis une erreur en jugeant que les représentants désignés ont agi de façon compétente et n’ont pas influé de manière défavorable sur l’issue de l’instance devant la SPR. Encore une fois, je conclus que Mme Urbekhashvili n’a pas réussi à démontrer en quoi les actes des représentants désignés ont nui à l’équité de l’instance devant la SPR ou la SAR, ni en quoi ils ont eu une incidence sur la conclusion de la SAR relative à la protection de l’État, qui est déterminante en l’espèce. Par conséquent, je suis convaincu que la décision de la SAR est raisonnable à cet égard.
B. Refus de la SPR de faire comparaître des témoins
[38] Mme Urbekhashvili se fonde sur la décision Tabatadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24 [Tabatadze] pour affirmer que la SPR et la SAR ne pouvaient pas refuser que ses parents témoignent. Cet argument ne me convainc pas non plus.
[39] Dans la décision Tabatadze, la Cour fédérale confirme le principe selon lequel la preuve produite par la famille et les proches d’un demandeur ne peut être refusée uniquement en raison de son caractère intéressé. Dans la présente affaire, la demande de Mme Urbekhashvili de faire témoigner ses parents n’a pas été rejetée au motif qu’elle était intéressée. La SPR a plutôt rejeté cette preuve parce qu’elle n’était ni pertinente ni probante pour l’instance. Les éléments de preuve au dossier montrent que les témoignages des parents devaient porter sur les menaces continues formulées par M. Gloveli et sur l’absence de protection de l’État en Géorgie et au Portugal. Les menaces ont été reconnues par la SPR sur le fondement d’autres éléments de preuve, et la SPR a constaté qu’aucune protection de l’État ne pouvait être offerte en Géorgie. La SPR a également jugé que les parents de Mme Urbekhashvili ne pouvaient être d’aucune aide sur la question de la protection de l’État au Portugal, un pays où ils ne sont jamais allés. Il n’y avait donc aucun motif justifiant de les appeler à témoigner.
[40] Dans sa décision, la SAR a examiné les déclarations écrites des parents de Mme Urbekhashvili et a également conclu qu’elles ne fournissaient aucune information pertinente ou probante sur la protection de l’État au Portugal, qui était la question déterminante (décision de la SAR, aux para 32, 35). La SAR a jugé que les déclarations des parents de Mme Urbekhashvili ne « relataie[nt] [pas ni ne faisaient] mention d’incidents ou d’expériences au Portugal qui [auraient pu] influer sur la question déterminante de la protection de l’État au Portugal »
(décision de la SAR, au para 34).
[41] À mon avis, il n’y a rien de déraisonnable dans l’analyse et la conclusion de la SAR sur ce point. Mme Urbekhashvili n’a pas précisé de quelle manière ses parents (qui ne sont pas citoyens du Portugal et n’y sont jamais allés) auraient pu étayer la question de la protection de l’État dans ce pays et n’a pas démontré en quoi la conclusion de la SAR sur ce point n’était pas justifiée, transparente et intelligible. Pendant l’audience devant la Cour, l’avocat de Mme Urbekhashvili a soutenu que les parents de Mme Urbekhashvili disposaient d’éléments de preuve pertinents et probants sur la protection de l’État au Portugal. Après examen du dossier, je n’ai rien trouvé pour étayer cette affirmation. L’information contenue au dossier confirme plutôt la conclusion de la SAR selon laquelle les témoignages des parents de Mme Urbekhashvili n’apporteraient aucune preuve directe sur la question de la protection de l’État au Portugal.
[42] Pour tous les motifs exposés ci-dessus, je conclus que Mme Urbekhashvili ne s’est pas acquittée du fardeau de preuve qui lui incombait, c’est-à-dire qu’elle n’a pas démontré le caractère déraisonnable de la décision (Vavilov, au para 100). Les arguments de Mme Urbekhashvili témoignent plutôt du fait qu’elle est continuellement en désaccord avec la SPR et de la SAR. Cela n’est pas suffisant pour justifier l’intervention de la Cour, car le rôle d’une cour de révision n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve (Vavilov, au para 125; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55).
[43] La SAR n’a pas négligé d’examiner ni mal interprété quelque élément de preuve que ce soit. Au contraire, la décision de la SAR est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents (Vavilov, au para 105). Pour que la cour de révision puisse intervenir, le demandeur doit relever des erreurs qui ne doivent « pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision »
(Vavilov, au para 100). Dans la présente affaire, Mme Urbekhashvili n’a pas réussi à soulever une telle erreur ni une lacune importante dans le raisonnement de la SAR.
IV. Conclusion
[44] Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire de Mme Urbekhashvili sera rejetée. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que la décision s’appuie sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et qu’elle soit justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. C’est le cas en l’espèce, puisque la décision de la SAR constitue une issue raisonnable fondée sur le droit et la preuve, et que les conclusions de la SAR sur toutes les questions procédurales soulevées par Mme Urbekhashvili présentent les caractéristiques requises que sont la transparence, la justification et l’intelligibilité. De plus, Mme Urbekhashvili ne conteste pas la conclusion de fond de la SAR sur l’existence de la protection de l’État au Portugal.
[45] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-335-22
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée sans dépens.
Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.
« Denis Gascon »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-335-22
|
INTITULÉ :
|
IRMA URBEKHASHVILI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 12 AVRIL 2023
|
JUGeMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE GASCON
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 19 AVRIL 2023
|
COMPARUTIONS :
Victor Pilnitz
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Leanne Briscoe
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Victor Pilnitz
Avocat
Toronto (Ontario)
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|