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Date : 20230418

Dossier : IMM-3456-22

Référence : 2023 CF 539

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 avril 2023

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

GULSHAN JAIN

RAYENA JAIN

SHIVOM JAIN

SNEHAL JAIN

NEETU JAIN

SOFIA JAIN

SHIVIN JAIN

NITIN JAIN

SUNITA JAIN

SUDHIR JAIN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée à l’encontre de la décision du 29 mars 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui a conclu que : a) les demandeurs Gulshan Jain, Neetu Jain, Nitin Jain, Sofia Jain et Sudhir Jain [les demandeurs visés par une exclusion] devaient se voir refuser l’asile en application de l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés des Nations Unies, 28 juillet 1951, [1969] RT Can no 6 [la Convention] et de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], au motif qu’il y avait des raisons sérieuses de penser qu’ils avaient commis un crime grave de droit commun en Inde; et b) les autres demandeurs n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR.

[2] Les demandeurs font valoir que la SAR a) a commis une erreur en concluant que les demandeurs visés par une exclusion au titre de l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention devaient se voir refuser l’asile; b) a commis des erreurs dans son examen visant à savoir si la SPR avait omis d’appliquer les Directives no 3 du président intitulées Les enfants qui revendiquent le statut de réfugié [les Directives no 3] et les Directives no 4 du président intitulées Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe [les Directives no 4]; c) n’a pas procédé à une évaluation prospective du risque; et d) a commis des erreurs dans son analyse de la demande d’asile sur place des demandeurs.

[3] Pour les motifs exposés ci-après, je conclus que les demandeurs n’ont pas démontré que la décision de la SAR était déraisonnable; par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

I. Contexte

[4] Les dix demandeurs sont tous des citoyens de l’Inde. Ils ont joint leurs demandes d’asile en tant que membres de la même famille. Le demandeur principal, Gulshan Jain, est le propriétaire-exploitant d’une exploitation rizicole relativement grande et établie de longue date, qui comprend un moulin et produit de nombreuses marques de grains de riz. Les codemandeurs sont l’épouse du demandeur principal, Sunita Jain; leurs fils adultes, Nitin Jain et Sudhir Jain; et les épouses des fils, Neetu Jain (l’épouse de Nitin) et Sofia Jain (l’épouse de Sudhir). Chacun des fils a deux enfants : les enfants de Nitin et de Neetu sont Snehal Jain et Shivin Jain, et ceux de Sudhir et de Sofia sont Shivom Jain et Rayena Jain [collectivement, les demandeurs mineurs].

[5] Les demandeurs déclarent être des jaïns, soit des membres d’un groupe minoritaire religieux en Inde. Dans l’exposé circonstancié contenu dans leur formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA], les demandeurs affirment qu’ils craignent la corruption et les préjugés en raison de leur appartenance au jaïnisme.

[6] Les demandeurs affirment que les demandeurs adultes dirigeaient une exploitation agricole prospère et qu’ils ont commencé à exporter leur propre riz afin de ne pas avoir à payer des pots-de-vin. Dans l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA, Nitin affirme que le succès de l’entreprise a suscité la jalousie de représentants du gouvernement.

[7] Le 6 avril 2018, Gulshan, Nitin, Neetu, Sudhir et Sofia ont fait l’objet d’un premier rapport d’information, dans lequel il était allégué qu’ils avaient détourné des millions de dollars provenant de l’exploitation de rizières appartenant au gouvernement. Les demandeurs affirment qu’il s’agit là de fausses accusations criminelles attribuables à la discrimination et à un complot criminel. Le gouvernement a également saisi leurs biens. Les demandeurs affirment que les accusations ont été portées en guise de vengeance politique parce qu’ils ont refusé d’appuyer le parti politique local aux élections de 2014, et que les dirigeants politiques participaient au trafic de drogue et qu’ils ont tenté d’obtenir leur aide.

[8] Les demanderesses ont également affirmé craindre d’être persécutées en raison de la violence fondée sur le sexe. En octobre 2017, un groupe d’hommes masqués ont abordé et agressé Snehal, Sofia et Neetu en plein jour alors qu’elles faisaient les courses au marché. Les hommes ont commencé à les agresser et à les traîner, mais les trois demanderesses ont réussi à s’enfuir. Bien qu’elles aient déposé une plainte à la police, elles disent que la police n’a rien fait.

[9] Le 8 mars 2018, un chauffeur ramenait deux des demandeurs mineurs (Shivom et Shivin) à la maison au retour de l’école lorsqu’un véhicule inconnu a pourchassé le véhicule des demandeurs et l’a frappé. Encore une fois, les demandeurs soutiennent que la police n’a rien fait. Selon le demandeur principal, ce dernier incident a traumatisé son épouse et lui a causé un épisode de dépression.

[10] Les demandeurs sont arrivés au Canada en mars et en avril 2018, après quoi ils ont été informés des accusations portées contre eux en Inde.

[11] Depuis leur arrivée au Canada, les demandeurs ont participé à des manifestations publiques contre le gouvernement nationaliste hindou en Inde. Selon les demandeurs, leurs employés en Inde les ont informés que la police et les autorités ont été mises au courant de ces activités.

[12] Les demandeurs ont présenté une demande d’asile en septembre 2018. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est intervenu dans la demande d’asile des demandeurs relativement à la question de l’exclusion en application de l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention.

[13] La SPR a instruit la demande d’asile des demandeurs les 7 et 16 juillet 2021. Dans sa décision du 16 août 2021, la SPR a conclu que les demandeurs visés par une exclusion devaient se voir refuser l’asile en application de l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention. La SPR a ensuite examiné les quatre autres motifs invoqués par les demandeurs non visés par une exclusion à l’appui de leur demande d’asile : a) le harcèlement pour des raisons politiques par des politiciens corrompus; b) des motifs fondés sur le sexe; c) le fait qu’ils présentent une demande d’asile sur place, étant donné qu’ils ont participé à des manifestations politiques au pays; et d) des allégations de persécution en raison d’un statut de minorité religieuse. Après avoir examiné les éléments de preuve à sa disposition, la SPR a conclu que les demandeurs non visés par une exclusion n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, et elle a rejeté leur demande d’asile.

[14] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR à la SAR et ont soulevé les questions suivantes en appel : i) La décision de la SPR est-elle raisonnable? ii) L’évaluation de la gravité de l’infraction effectuée par la SPR était-elle erronée, surtout en ce qui concerne son traitement des facteurs pertinents pour l’évaluation? iii) La SPR a-t-elle commis une erreur en n’appliquant pas les Directives nos 3 et 4? iv) La SPR a-t-elle commis une erreur en négligeant de fournir une évaluation prospective du risque qui tienne compte des motifs de persécution invoqués? v) La SPR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation des éléments de preuve liés à la demande d’asile sur place? et vi) La SPR a-t-elle commis une erreur en négligeant d’examiner les demandes d’asile des demandeurs au titre de l’article 97 de la LIPR?

[15] Le 29 mars 2022, la SAR a rendu sa décision, par laquelle elle a confirmé la décision de la SPR. En ce qui concerne l’exclusion en application de la section F de l’article premier, la SAR a conclu qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que les demandeurs visés par une exclusion avaient commis un crime grave de droit commun. La SAR a jugé que les accusations en Inde se comparaient à des accusations de fraude dans le système de justice pénale canadien. La SAR a également relevé des facteurs aggravants, le plus évident étant que la fraude prétendue concerne une somme d’argent importante (environ l’équivalent de cinq millions de dollars canadiens). La SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi que les accusations déposées étaient motivées par des considérations politiques, qu’elles avaient été orchestrées par des trafiquants de drogue ou qu’elles étaient liées à leur confession religieuse minoritaire.

[16] Pour ce qui est de savoir si la SPR a négligé d’appliquer les Directives nos 3 et 4, la SAR a souscrit à l’argument des demandeurs selon lequel la SPR avait commis une erreur, car elle n’avait pas renvoyé aux deux Directives et ne les avait pas citées, mais la SAR a conclu que la SPR avait tenu l’audience conformément aux Directives.

[17] La SAR a examiné si la SPR avait commis une erreur dans sa conclusion relative à l’évaluation prospective du risque. La SAR a jugé que l’argument des demandeurs sur ce point prêtait à confusion et que les demandeurs n’avaient pas précisé en quoi la SPR avait commis des erreurs sur ce point ni l’endroit où de telles erreurs se trouvaient. La SAR a ensuite examiné successivement chacun des motifs ne portant pas sur l’exclusion et elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils étaient exposés à de la persécution en raison de leur religion ou de la persécution fondée sur le sexe.

[18] Par la suite, la SAR a cherché à savoir si la SPR avait commis une erreur dans son évaluation de la demande d’asile sur place des cinq demandeurs non visés par une exclusion en se fondant sur leur prétendue participation à des manifestations politiques au Canada et a conclu qu’ils n’avaient pas établi le bien-fondé de leur demande d’asile sur place.

[19] Enfin, la SAR s’est penchée sur la question de savoir si le défaut prétendu de la SPR d’examiner la demande d’asile des demandeurs au regard de l’article 97 de la LIPR rendait la décision déraisonnable. La SAR a conclu que la SPR n’était pas tenue de procéder à un examen fondé sur l’article 97 de la demande d’asile des demandeurs visés par une exclusion et qu’elle avait correctement examiné la demande d’asile fondée sur l’article 97 des demandeurs non visés par une exclusion.

II. Question en litige et norme de contrôle

[20] Dans la présente demande, les demandeurs soulèvent les questions suivantes :

  1. La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que les demandeurs visés par une exclusion devaient se voir refuser l’asile en application de l’alinéa Fb) de l’article premier?

  2. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation visant à savoir si la SPR avait négligé d’appliquer les Directives nos 3 et 4?

  3. La SAR a-t-elle omis de fournir une évaluation prospective du risque qui tenait compte des motifs sous-tendant leur crainte de persécution?

  4. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation des éléments de preuve liés à la demande d’asile sur place?

  5. Le fait que la SAR n’a pas examiné la demande d’asile des demandeurs au regard de l’article 97 de la LIPR rend-il la décision déraisonnable?

[21] J’examine successivement chacune des questions qui précèdent; cependant, la seule question que la Cour doit trancher est celle de savoir si la décision de la SAR était raisonnable.

[22] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit déterminer si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 15, 85]. La Cour n’interviendra que si elle est convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence [voir Adenjij-Adele c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 418 au para 11].

III. Analyse

A. La SAR n’a pas commis d’erreur en concluant que les demandeurs visés par une exclusion devaient se voir refuser l’asile en application de l’alinéa Fb) de l’article premier

[23] Aux termes du paragraphe 107(1) de la LIPR, la SPR accepte la demande d’asile « [si] le demandeur a […] la qualité de réfugié ou de personne à protéger ». Dans le cas contraire, la demande d’asile doit être rejetée. La qualité de réfugié au sens de la Convention est définie à l’article 96 de la LIPR, et la qualité de personne à protéger, à l’article 97 de la LIPR.

[24] Toutefois, la LIPR désigne explicitement certaines catégories de personnes qui ne peuvent se voir reconnaître la qualité définie dans ces articles. Aux termes de l’article 98 de la LIPR, la personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger. Par cet article, le législateur a intégré à la loi les dispositions d’exclusion de la Convention et a fait en sorte qu’elles englobent expressément la « personne à protéger » au sens de l’article 97 de la LIPR à l’étape de la détermination du statut de réfugié. La disposition d’exclusion pertinente dans l’affaire qui nous occupe est l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention, qui est ainsi libellé :

1F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

[…]

b) Qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés […]

1F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

(b) he has committed a serious non-political crime outside the country of refuge prior to his admission to that country as a refugee;…

[25] La Cour d’appel fédérale a confirmé que, pour que l’exclusion visée à l’alinéa Fb) de l’article premier s’applique, le ministre n’a qu’à démontrer, selon une norme de preuve moindre que la norme civile de la prépondérance des probabilités, qu’il a des raisons sérieuses de penser que le demandeur a commis les actes qui lui sont reprochés. Dans l’arrêt Zrig c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 178, au paragraphe 56, le juge Nadon confirme le principe suivant :

[56] […] Le ministre n’a pas à prouver la culpabilité de l’intimé. Il n’a qu’à démontrer – et la norme de preuve qu’il doit satisfaire est « moindre que la prépondérance des probabilités » […] – qu’il a des raisons sérieuses de penser que l’intimé est coupable.

[Non souligné dans l’original.]

[26] Pour que l’alinéa Fb) de l’article premier s’applique, il n’est pas nécessaire que le demandeur ait été reconnu coupable de l’infraction criminelle en question. Comme il a été statué dans l’arrêt Zrig, précité, au paragraphe 129 :

[…] Il s’ensuit que la section Fb) de l’article premier permet d’exclure tout autant les auteurs de crimes graves de droit commun qui cherchent à utiliser la Convention pour échapper à la justice locale, que les auteurs de crimes graves de droit commun qu’un État juge indésirable d’accueillir sur son territoire, qu’ils cherchent ou non à fuir une justice locale, qu’ils aient ou non été poursuivis pour leurs crimes, qu’ils aient ou non été reconnus coupables de ces crimes ou qu’ils aient ou non purgé la sentence qui leur aurait été imposée relativement à ces crimes.

[27] Habituellement, la SPR ne cherche pas à savoir si le demandeur faisant l’objet d’accusations à l’étranger était coupable ou non. En fait, en l’absence d’allégations selon lesquelles il s’agissait de fausses accusations, l’existence d’un mandat valide délivré par un pays étranger remplit le critère des « raisons sérieuses de penser ». Cependant, lorsque, comme en l’espèce, les demandeurs soutiennent que les accusations ont été fabriquées de toutes pièces, la SPR doit déterminer si elle accepte l’allégation de fabrication en se demandant si les demandeurs sont crédibles. S’ils le sont, la simple existence du mandat ne sera peut-être pas suffisante [voir Moreno c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 298 (CAF); Qazi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1204 aux para 18-19].

[28] Quant à ce qui constitue un crime « grave », la Cour suprême du Canada affirme ce qui suit dans l’arrêt Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68 au paragraphe 62 :

[62] Dans les arrêts Chan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 C.F. 390 (C.A.), et Jayasekara, la Cour d’appel fédérale s’est dite d’avis que le crime est généralement considéré comme grave lorsqu’une peine maximale d’au moins dix ans d’emprisonnement aurait pu être infligée si le crime avait été commis au Canada. C’est aussi mon avis. Toutefois, il ne faut pas voir dans cette généralisation une présomption rigide qu’il est impossible de réfuter. Lorsqu’une disposition du Code criminel du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-46, prévoit un large éventail de peines, qui vont d’une peine relativement légère jusqu’à une peine d’au moins dix ans d’emprisonnement, on ne saurait exclure de façon présomptive un demandeur qui serait condamné au Canada à une peine parmi les plus légères. L’article 1Fb) vise à n’exclure que les personnes qui ont commis des crimes graves. Le HCR a indiqué qu’une présomption de crime grave pourrait découler de la preuve de la perpétration des infractions suivantes : l’homicide, le viol, l’attentat à la pudeur d’un enfant, les coups et blessures, le crime d’incendie, le trafic de drogues et le vol qualifié (Goodwin-Gill et McAdams, p. 179). Il s’agit là d’exemples valables de crimes suffisamment graves pour justifier de façon présomptive l’exclusion de la protection offerte aux réfugiés. Toutefois, je le rappelle, la présomption peut être réfutée dans un cas donné. Le fait qu’une peine maximale d’au moins dix ans d’emprisonnement aurait pu être infligée si le crime avait été perpétré au Canada s’avère un guide utile, et les crimes qui, au Canada, rendent leur auteur passible d’une peine maximale d’au moins dix ans seront en général suffisamment graves pour justifier l’exclusion, mais il ne faudrait pas appliquer la règle des dix ans machinalement, sans tenir compte du contexte ou de manière injuste.

[Non souligné dans l’original.]

[29] Dans l’arrêt Jayasekara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 404 au paragraphe 44, la Cour d’appel fédérale recense les facteurs permettant d’évaluer si un crime est « grave » au sens de l’alinéa Fb) de l’article premier :

[44] Je crois que les tribunaux s’entendent pour dire que l’interprétation de la clause d’exclusion de l’alinéa 1Fb) de la Convention exige, en ce qui concerne la gravité du crime, que l’on évalue les éléments constitutifs du crime, le mode de poursuite, la peine prévue, les faits et les circonstances atténuantes et aggravantes sous-jacentes à la déclaration de culpabilité (voir S c. Refugee Status Appeals Authority, (C.A. N.-Z.), précité; S and Others c. Secretary of State for the Home Department, [2006] EWCA Civ 1157 (Cours royales de Justice, Angleterre); Miguel-Miguel c. Gonzales, no 05-15900, (Cour d’appel É.-U., 9e circuit), 29 août 2007, aux pages 10856 et 10858). En d’autres termes, peu importe la présomption de gravité qui peut s’appliquer à un crime en droit international ou selon la loi de l’État d’accueil, cette présomption peut être réfutée par le jeu des facteurs précités.

[Non souligné dans l’original.]

[30] Par conséquent, comme l’a récemment résumé la juge Strickland dans la décision Okolo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2021 CF 1100, au paragraphe 27, un crime de droit commun est considéré au départ comme un crime grave lorsqu’une peine maximale d’au moins dix ans aurait pu être infligée s’il avait été commis au Canada. Cependant, cette présomption est réfutable. Pour évaluer la gravité d’une infraction, la SPR doit examiner les éléments constitutifs du crime, le mode de poursuite, la peine prévue, les faits et les circonstances atténuantes et aggravantes sous-jacentes à la déclaration de culpabilité.

[31] Les demandeurs ont présenté des observations longues et souvent imprécises concernant les erreurs qu’aurait commises la SAR dans sa décision relative à l’alinéa Fb) de l’article premier, dont je traite ci‑après.

[32] En ce qui concerne les principes juridiques applicables, les demandeurs affirment que la SAR n’a pas adopté une approche fondée sur les principes pour déterminer ce qui constitue un « crime grave » et plaident en faveur d’un nouveau critère juridique qui limiterait les crimes graves aux [traduction] « crimes les plus graves », et selon lequel l’exclusion ne s’appliquerait que [traduction] « lorsque la reconnaissance du statut de réfugié entrerait en contradiction avec l’objet qui sous-tend l’alinéa Fb) de l’article premier ». Je rejette cette affirmation. La SAR était tenue d’appliquer les principes juridiques énoncés par la Cour suprême du Canada, la Cour d’appel fédérale et notre Cour pour rendre sa décision au titre de l’alinéa Fb) de l’article premier, ce qu’elle a fait. Il n’était pas loisible à la SAR d’adopter le nouveau critère proposé par les demandeurs.

[33] Je juge que la conclusion de la SAR selon laquelle les demandeurs visés par une exclusion devaient se voir refuser l’asile en application de l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention était raisonnable compte tenu des éléments de preuve à la disposition de la SAR et que les motifs de la SAR satisfont aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence.

[34] Compte tenu du premier rapport d’information et du fait que la police et les tribunaux en Inde maintiennent les accusations, il était raisonnable de la part de la SAR de conclure qu’il y avait des « raisons sérieuses de penser » qu’un crime grave de droit commun avait été commis. Bien que les demandeurs aient fait état de nombreux complots de grande envergure pour étayer leur affirmation selon laquelle les accusations ont été fabriquées, je juge qu’il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que l’affirmation de fabrication n’avait été étayée par aucun élément de preuve crédible et fiable. À cet égard, j’estime que les demandeurs n’ont mentionné aucun élément de preuve particulier que la SAR aurait écarté ni aucun élément de preuve objectif examiné par la SAR qui pourrait raisonnablement appuyer l’existence des divers complots allégués.

[35] La SAR s’est ensuite penchée à juste titre sur la gravité des crimes. Les accusations portées contre les demandeurs visés par une exclusion comprennent le complot criminel, l’abus de confiance et la tricherie et l’incitation malhonnête à la livraison de biens, infractions prévues au Code pénal indien, relativement à des biens totalisant environ cinq millions de dollars canadiens. Il a raisonnablement été jugé que ces accusations équivalaient à l’infraction de fraude énoncée au Code criminel du Canada, soit une infraction qui, poursuivie par mise en accusation, est punissable d’un emprisonnement maximal de 14 ans. Cela satisfait à la norme de présomption du crime grave de droit commun. La SAR a ensuite examiné si la présomption avait été réfutée par les demandeurs, en tenant compte des divers facteurs énoncés dans l’arrêt Jayasekara. Certains facteurs ont été jugés comme des considérations neutres (p. ex. le mode de poursuite et la peine prévue, car les demandeurs visés par une exclusion ont fui l’Inde et n’ont pas encore été jugés) et d’autres, comme des facteurs aggravants; il était raisonnablement loisible à la SAR de tirer pareilles conclusions.

[36] Les demandeurs affirment que la SAR a commis une erreur en concluant que le mode de poursuite et la peine prévue étaient des considérations neutres, car les demandeurs visés par une exclusion sont venus au Canada en vacances et ne fuyaient pas la justice. Je rejette cette affirmation, car il était raisonnable de la part de la SAR de tirer cette conclusion en se fondant sur les éléments de preuve. Les demandeurs demandent à tort à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve pour parvenir à une conclusion différente, ce que la Cour ne fera pas.

[37] Les demandeurs soutiennent que la SAR a eu tort de rejeter leurs éléments de preuve selon lesquels ils sont innocents, que les accusations ont été fabriquées pour diverses raisons, telles qu’elles sont décrites dans leurs éléments de preuve, et que, en ce qui concerne les demanderesses visées par une exclusion, celles-ci peuvent invoquer des moyens de défense valides pour contrer les accusations. Les demandeurs affirment qu’il s’agit de facteurs contextuels pertinents que la SAR aurait dû prendre en considération. Toutefois, j’estime que la SAR a tenu compte de tous ces facteurs, mais qu’elle a conclu que les diverses allégations formulées par les demandeurs visés par une exclusion n’avaient pas été établies au moyen d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi. Les demandeurs soutiennent qu’ils n’ont pas été en mesure de se défendre contre ces accusations et de prouver leur innocence, mais, selon les éléments de preuve à la disposition de la SAR, les demandeurs visés par une exclusion sont représentés par un avocat en Inde dans le cadre de la procédure criminelle, et ils ont toujours la possibilité de retourner en Inde pour y être jugés, ce qu’ils ont refusé de faire jusqu’à maintenant.

[38] Par conséquent, je ne suis pas convaincue que les demandeurs ont démontré qu’il y avait quelque erreur susceptible de contrôle que ce soit dans la conclusion d’exclusion en application de l’alinéa Fb) de l’article premier tirée par la SAR.

B. La SAR n’a pas commis d’erreur dans son évaluation visant à savoir si la SPR avait négligé d’appliquer les Directives nos 3 et 4

[39] Les demandeurs affirment que la SAR a commis une erreur en concluant que la SPR avait eu tort de ne pas renvoyer aux Directives nos 3 et 4 et de ne pas les citer, tout en concluant ensuite que la SPR avait tenu l’audience conformément aux Directives. Les demandeurs affirment que le [traduction] « fond doit l’emporter sur la forme » et que la SPR, dans les faits, n’a pas appliqué les Directives lorsqu’elle a tenu l’audience, ce qui a nui à la présentation de la demande d’asile et amené la SPR à faire fi d’éléments de preuve essentiels.

[40] J’estime que les arguments des demandeurs ne sont pas fondés. Premièrement, je fais remarquer que les demandeurs n’ont présenté rien de plus que de simples affirmations selon lesquelles la SPR a fait abstraction d’éléments de preuve présentés par les demanderesses et les demandeurs mineurs ou qu’elle a fait obstacle à la présentation de la demande d’asile, sans renvoyer précisément à la transcription de l’audience de la SPR ou aux motifs de la décision. Deuxièmement, je suis d’accord avec les demandeurs pour affirmer que le fond doit l’emporter sur la forme et j’estime que la SAR a bel et bien examiné si la SPR avait réellement consulté les Directives (même si elle ne les a pas mentionnées dans ses motifs de décision) et, en particulier, la façon dont la SPR a tenu l’audience. La SAR a jugé que la conduite de la SPR était à la fois « professionnelle et respectueuse », que « ni [les demandeurs] ni leur conseil ne se sont opposés à l’une ou l’autre des questions de la SPR ou du ministre concernant les éléments de preuve présentés » et que le conseil des demandeurs n’a demandé aucune mesure d’adaptation. Je ne vois aucune erreur dans la manière dont la SAR a évalué la façon dont la SPR a appliqué les Directives.

C. La SAR n’a pas négligé de fournir une évaluation prospective du risque qui tenait compte des motifs de persécution invoqués et n’a pas commis d’erreur dans son évaluation des éléments de preuve concernant la demande d’asile sur place

[41] Les arguments avancés par les demandeurs relativement aux deux questions qui précèdent se recoupent et sont tous deux liés à la prise en considération par la SAR de la demande d’asile sur place des demandeurs. Par conséquent, je les examine ensemble.

[42] Comme l’a déclaré le juge McHaffie dans la décision Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 907 au paragraphe 7 :

Un réfugié sur place est une personne qui n’était pas réfugié lorsqu’elle a quitté son pays, mais qui devient réfugié par la suite : Thanabalasingam au para 6, citant le Guide et principes directeurs sur les procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés des Nations Unies aux para 94‑96. Une personne peut devenir un réfugié sur place par suite d’événements qui surviennent dans son pays d’origine, ou de son propre fait. Comme pour les autres demandes d’asile, l’évaluation d’une demande sur place est fondée sur une approche prospective, et elle consiste à déterminer si le demandeur « craint avec raison d’être persécuté » ou s’il a qualité de personne à protéger contre un préjudice futur : Pour‑Shariati c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 1 CF 767 au para 17; Henry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1084 au para 47; Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, art 96, 97.

[43] Les demandeurs affirment que la SAR a commis une erreur en concluant qu’ils n’avaient pas établi le bien-fondé d’une demande d’asile sur place, compte tenu des éléments de preuve qu’ils avaient présentés à la SPR et à la SAR et de la possibilité que de tels éléments de preuve soient portés à l’attention du gouvernement indien.

[44] Je rejette l’affirmation qui précède. Je ne vois aucune erreur dans l’évaluation que la SAR a effectuée de la demande d’asile sur place. Je conclus en outre que les demandeurs demandent en fait à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve qui étaient à la disposition de la SAR et de parvenir à une conclusion différente sur le bien-fondé de leur demande d’asile sur place, ce qui n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre du contrôle judiciaire.

[45] À l’appui de leur demande d’asile sur place, les demandeurs se sont fondés sur une série de photographies qui étaient à la disposition de la SPR et sur des photographies supplémentaires présentées en tant que nouveaux éléments de preuve devant la SAR. Celle-ci a conclu que les photographies avaient été prises en mai, en juin et en septembre 2021 et qu’elles montrent un nombre variable de personnes (de trois à neuf personnes) debout dans un champ ou devant l’Assemblée législative provinciale à Edmonton qui tiennent des pancartes indiquant que les demandeurs appuient les manifestations des agriculteurs en Inde et le respect des droits religieux des minorités et qu’ils estiment que le premier ministre indien est un [traduction] « meurtrier » de la démocratie indienne. La SAR a conclu que les demandeurs n’avaient fourni aucune explication quant à savoir si les médias au Canada ou en Inde avaient pris connaissance des activités montrées dans les photographies, ni aucune explication concernant le contexte des événements, les personnes qui y ont assisté (mis à part les demandeurs) et ce qu’ils tentaient d’accomplir en prenant les photographies. La SAR a jugé qu’aucun élément de preuve ne montrait que quiconque, à part les demandeurs, était au courant des séances de photographie et qu’aucun élément de preuve ne montrait que les demandeurs avaient mené au Canada d’autres activités pour exprimer leur insatisfaction à l’égard des autorités indiennes. Par conséquent, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que, compte tenu de leurs activités au Canada, ils avaient désormais un profil tel qu’ils seraient exposés à un risque, même si le gouvernement indien prenait connaissance des photos, et qu’aucun élément de preuve objectif ne montrait que les commentaires formulés par les demandeurs sur les pancartes les exposeraient à de la persécution ou à des mesures défavorables de la part du gouvernement s’ils devaient retourner en Inde. J’estime qu’il était raisonnable de la part de la SAR de tirer toutes ces conclusions en fonction des éléments de preuve à sa disposition.

D. L’examen par la SAR de la demande d’asile au titre l’article 97 était raisonnable

[46] Les demandeurs affirment que la SPR et la SAR n’ont pas évalué correctement la demande d’asile des demandeurs au titre de l’article 97, car elle n’a pas analysé les principes juridiques pertinents ni leur application à la demande d’asile fondée sur le sexe présentée par les demanderesses au titre de l’article 97.

[47] La Cour a examiné l’application de l’article 97 et a précisé la façon dont une analyse fondée sur l’article 97, qui établit une distinction entre les risques généralisés et ceux auxquels les demandeurs sont personnellement exposés, devrait être effectuée. Premièrement, la SPR doit décrire correctement la nature du risque auquel est exposé le demandeur. Pour ce faire, la SPR doit se demander s’il y a un risque permanent éventuel et, dans l’affirmative, si le risque équivaut à un traitement ou à une peine cruel et inusité. Surtout, la SPR doit déterminer ce qu’est précisément le risque. Une fois cela fait, la SPR doit ensuite comparer le risque auquel est exposé le demandeur à celui auquel est exposée une partie importante de la population du même pays pour déterminer si les risques sont de même nature et du même degré [voir Ortega Arenas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 344 [Ortega Arenas] au para 9].

[48] Cependant, la Cour d’appel fédérale a reconnu qu’une conclusion défavorable en matière de crédibilité suffit pour rejeter une demande d’asile fondée sur les articles 96 et 97, à moins que le dossier ne comporte une preuve documentaire indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable au titre de l’article 97 [voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Sellan, 2008 CAF 381 au para 3].

[49] Dans la présente affaire, il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que la SPR n’était pas tenue d’examiner la demande d’asile fondée sur l’article 97 présentée par les demandeurs visés par une exclusion. En ce qui concerne les demanderesses non visées par une exclusion, la SAR a conclu que la SPR avait tenu compte de leur motif fondé sur le sexe et s’était prononcée sur celui-ci, et que cette conclusion était raisonnable. À cet égard, je fais remarquer que, bien qu’il ne soit pas expressément mentionné qu’il s’agit d’une analyse fondée sur l’article 97, la SPR a effectué, aux paragraphes 101 à 103 de sa décision, une analyse fondée sur l’article 97 telle qu’elle est décrite dans la décision Ortega Arenas.

IV. Conclusion

[50] Je suis convaincue que la décision de la SAR était raisonnable. Elle était fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et était justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[51] Les parties n’ont pas soulevé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3456-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Mandy Aylen »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3456-22

INTITULÉ :

GULSHAN JAIN ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 AVRIL 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AyLEN

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 18 AVRIL 2023

COMPARUTIONS :

Birjinder P.S. Mangat

POUR LES DEMANDEURS

Meenu Ahluwalia

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mangat Law Office

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

POUR LE DéfeNDEUR

 

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