Dossier : IMM-1475-22
Référence : 2023 CF 517
Ottawa (Ontario), le 12 avril 2023
En présence de monsieur le juge Gleeson
ENTRE : |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
demandeur |
et |
ROGELYN CABIGAS |
défenderesse |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] La défenderesse, Mme Rogelyn Cabigas, est citoyenne des Philippines et résidente permanente du Canada. Elle a présenté une demande en vue de parrainer son mari pour qu’il obtienne la résidence permanente. La demande a été rejetée. La décision défavorable a été portée en appel devant la Section d’appel de l’immigration (la SAI). Dans sa décision du 2 février 2022, la SAI a fait droit à l’appel pour des considérations d’ordre humanitaire.
[2] Le ministre sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SAI au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Il soutient que la SAI a manqué aux principes d’équité procédurale en ne lui donnant pas l’occasion de présenter des observations relatives à la question des considérations d’ordre humanitaire, en contravention à la procédure qu’elle avait proposée et sur laquelle les parties s’étaient entendues.
[3] Le ministre soutient que la SAI avait, avec l’accord des parties, adopté une procédure qui permettrait de trancher les questions en deux étapes distinctes. Au cours de la première étape, la SAI devait examiner les questions de fond soulevées en appel. Si la manière dont la SAI avait tranché les questions de fond exigeait qu’elle examine ensuite la compétence en equity relative aux considérations d’ordre humanitaire (article 65 de la LIPR), la deuxième étape proposée dans le cadre de la procédure aurait lieu et les parties auraient l’occasion de présenter des éléments de preuve et des observations sur la question des considérations d’ordre humanitaire.
[4] Les questions d’équité procédurale ne sont pas assujetties à une norme de contrôle précise, mais font plutôt intervenir une question juridique : le processus suivi par le décideur était-il équitable compte tenu du contexte particulier et des circonstances de l’espèce (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Chemin de fer Canadien Pacifique])? Les circonstances à prendre en considération comprennent les facteurs contextuels non exhaustifs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817. L’examen fondé sur l’équité est semblable à un contrôle selon la norme de la décision correcte, et c’est dans cette norme qu’il se reflète le mieux (Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 54).
[5] La défenderesse soutient qu’il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale. Elle fait valoir qu’à la suite de l’audition des questions de fond soulevées en appel, la SAI pouvait conclure, comme elle l’a fait, que l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire était justifié. La défenderesse soutient que le ministre avait été informé du fait qu’elle solliciterait une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, et qu’il a eu amplement l’occasion de présenter des éléments de preuve et des arguments à cet égard; occasion dont la défenderesse a tiré parti en présentant des documents favorables à l’octroi d’une dispense. Elle soutient en outre que la SAI, en tant que maître de sa procédure, dispose d’un large pouvoir discrétionnaire pour trancher les questions dont elle est saisie sans tenir d’audience, et qu’elle a raisonnablement usé de ce pouvoir en l’espèce.
[6] La défenderesse reconnaît que la question de l’approche en deux étapes relative à la procédure a été soulevée et examinée, mais soutient qu’elle n’a pas été adoptée de façon claire et sans équivoque par la SAI. Elle fait valoir que la SAI ne s’était pas engagée à tenir une audience ni à donner aux parties l’occasion de présenter des éléments de preuve ou des observations relatives aux considérations d’ordre humanitaire. Selon la défenderesse, la possibilité que la SAI sollicite des observations relatives aux considérations d’ordre humanitaire n’équivalait pas à une promesse et ne créait pas d’attentes légitimes (Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30). Enfin, la défenderesse soutient que, s’il y a eu manquement à l’équité procédurale, le défaut du ministre de présenter une preuve relative à l’existence d’un préjudice réel porte un coup fatal à la demande.
[7] Contrairement à l’avis de la défenderesse, je suis convaincu que la SAI a d’abord proposé une procédure en deux étapes, et que la SAI ainsi que les parties avaient convenu que l’affaire serait instruite sur ce fondement au début de l’audience du 15 juin 2021. La transcription de l’audience indique ce qui suit :
La SAI a proposé que les questions de fond soulevées en appel soient examinées et tranchées en premier, et que la question relative aux considérations d’ordre humanitaire le soit par la suite, le cas échéant (dossier du demandeur [dd], aux pages 62-63).
Dans sa réponse à l’avocat de la défenderesse, la SAI a confirmé que son intention était d’entendre les témoins sur les questions de fond avant de les entendre sur la question des considérations d’ordre humanitaire (dd, à la page 63).
La SAI a reconnu que la défenderesse avait déposé des éléments de preuve relatifs aux considérations d’ordre humanitaire, mais a aussi reconnu qu’une preuve supplémentaire pourrait être déposée dans le cas où [traduction]
« une autre séance s’avérait nécessaire »
(dd, à la page 64).La SAI a ensuite demandé à l’avocat de confirmer si le processus proposé [traduction]
« avait du sens »
; les deux parties ont répondu par l’affirmative (dd, à la page 64).
[8] La demanderesse fait remarquer, et je suis d’accord avec elle, que le conditionnel a été utilisé tout au long de la discussion du 15 juin 2021. Toutefois, cela n’était pas attribuable à l’existence d’une incertitude dans la procédure. L’usage du conditionnel reflétait le simple fait que la question des considérations d’ordre humanitaire dépendait de la manière dont la SAI trancherait les questions de fond lors de la première étape. Compte tenu de l’échange dans son ensemble et du contexte, je suis convaincu que les parties étaient parvenues à un accord clair et sans équivoque selon lequel elles auraient l’occasion de présenter des éléments de preuve supplémentaires dans le cas où la SAI, après avoir tranché les questions de fond, devait se prononcer sur celle des considérations d’ordre humanitaire.
[9] Le pouvoir discrétionnaire incontesté de la SAI relatif à sa procédure n’est guère utile à la défenderesse dans un cas où, comme en l’espèce, la SAI a établi une procédure pour ensuite procéder autrement sans donner de préavis. Dans le même ordre d’idées, l’argument selon lequel le ministre a eu l’occasion de présenter des éléments de preuve relatifs aux considérations d’ordre humanitaire ainsi que des observations durant la première étape de la procédure ne saurait être retenu contre lui alors qu’il était entendu que la question des considérations d’ordre humanitaire serait traitée séparément.
[10] Dans les circonstances, le défaut de la SAI de respecter la procédure était manifestement inéquitable et constituait un manquement évident à l’équité procédurale. La jurisprudence établit que les manquements à l’équité procédurale rendent habituellement une décision invalide à moins qu’il soit possible de démontrer que l’issue de l’affaire était inéluctable sur le plan juridique ou que le manquement à l’équité procédurale avait été corrigé en appel (Canada (Procureur général) c McBain, 2017 CAF 204 aux paras 9-10). Aucune de ces exceptions ne s’applique en l’espèce.
[11] La défenderesse soutient que, si la Cour conclut qu’un manquement à l’équité procédurale a été commis, l’affaire doit être renvoyée pour nouvelle décision sur la seule question de savoir si l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est justifié. Elle fait également valoir que la Cour devrait ordonner que l’affaire soit examinée par le même tribunal.
[12] Le ministre soutient qu’il ne serait pas indiqué de renvoyer l’affaire à un décideur ayant déjà conclu que les considérations d’ordre humanitaire justifiaient qu’une décision favorable soit rendue alors qu’il n’était pas saisi de sa preuve et de ses observations.
[13] Les audiences de la SAI dans cette affaire se sont étalées sur une année, les témoignages ont été entendus pendant plus de sept heures, et les intérêts de la défenderesse à l’égard d’une décision définitive en l’espèce sont importants. La seule question soulevée dans le cadre du contrôle judiciaire concernait l’existence d’une erreur de procédure. Dans les circonstances, je ne suis pas convaincu qu’il serait inapproprié de renvoyer l’affaire au banc initial pour qu’il tranche la question relative aux considérations d’ordre humanitaire sur le fondement du dossier existant et en conformité avec la procédure établie par la SAI. Les parties devraient d’abord avoir l’occasion de présenter des éléments de preuve et des observations sur la question des considérations d’ordre humanitaire.
[14] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1475-22
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie; la partie de la décision rendue par la SAI le 2 février 2022 qui porte sur les considérations d’ordre humanitaire est annulée.
La partie de la décision rendue par la SAI le 2 février 2022 qui porte sur les considérations d’ordre humanitaire est renvoyée au banc initial pour qu’il rende une nouvelle décision fondée sur l’intégralité du dossier existant, et les parties auront l’occasion de présenter des éléments de preuve et des observations sur la question des considérations d’ordre humanitaire.
Dans le cas où le banc initial n’est pas disponible, les parties pourraient solliciter des directives supplémentaires auprès de la Cour.
Aucune question de portée générale n’est certifiée.
« Patrick Gleeson » |
|
Juge |
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-1475-22 |
INTITULÉ :
|
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c ROGELYN CABIGAS |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TORONTO (ONTARIO)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 3 AVRIL 2023
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE GLEESON
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 12 AVRIL 2023
|
COMPARUTIONS :
Charles J. Jubenville |
POUR LE DEMANDEUR |
Raymond Lo |
POUR LA DÉFENDERESSE |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Lo & Associates
Avocats
Richmond Hill (Ontario)
|
POUR LA DÉFENDERESSE |