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Date : 20230406


Dossier : IMM-6141-22

Référence : 2023 CF 496

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 avril 2023

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

NAVEED AHMED

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur sollicite, au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle il n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR ni qualité de personne à protéger au titre de l’article 97.

[2] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

II. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen du Pakistan.

[4] Le demandeur affirme être exposé à un risque de persécution de la part des groupes extrémistes Sipah-e-Sahaba Pakistan [SSP], Lashkar-e-Jhangvi [LeJ] et Jaesh Muhammad [JM] en raison de sa foi religieuse et de ses activités en tant que musulman barelvi (soufi).

[5] Le demandeur a vécu en Chine de 2009 à février 2020 et il a épousé une ressortissante chinoise en août 2010. Lorsqu’il vivait en Chine, il s’est rendu régulièrement au Pakistan, où il a visité de nombreux sanctuaires soufis dans la province du Pendjab, auxquels il a fait des dons.

[6] Le demandeur affirme que, lorsqu’il s’est rendu au Pakistan en décembre 2019, il a été confronté par un groupe de personnes à sa sortie d’un sanctuaire à Pakpattan (Pendjab). Dans sa fuite, il a entendu le groupe d’hommes l’appeler par son nom et il a entendu un coup de feu, mais la balle ne l’a pas atteint. Il a reçu l’aide de témoins et, plus tard, de son oncle.

[7] Après cet incident, l’oncle du demandeur a reçu un appel téléphonique d’un homme affirmant être le chef du LeJ. L’interlocuteur a menacé de le tuer lui aussi s’il tentait de cacher le demandeur. Les hommes semblaient également savoir que le demandeur était marié à une ressortissante chinoise non musulmane, et l’accusaient de polythéisme et d’idolâtrie.

[8] Le demandeur affirme qu’une fatwa a été lancée contre lui après l’incident. Il est par la suite retourné en Chine.

[9] Le demandeur a présenté une demande de résidence permanente en Chine en décembre 2019, mais il a été pris pour cible par les autorités chinoises pour avoir critiqué les mesures du gouvernement en réponse à la COVID-19.

[10] Le demandeur a fini par s’enfuir au Canada, où il a présenté une demande d’asile.

[11] Le 7 janvier 2022, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur. Elle a admis que la demande d’asile du demandeur était crédible, mais elle a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger en raison de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Hyderabad, au Pakistan.

[12] En appel devant la SAR, le demandeur a fait valoir que la SPR n’avait pas tenu compte du fait qu’une fatwa avait été lancée contre lui lorsqu’elle a conclu que les agents de persécution n’étaient pas motivés à le retrouver. Il a ajouté que la SPR avait commis une erreur en ne tenant pas compte des lignes directrices pertinentes du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [le HCR], selon lesquelles les personnes se trouvant dans sa situation ne disposaient d’aucune PRI viable.

[13] La question déterminante pour la SAR était de savoir si la SPR avait conclu à juste titre que le demandeur disposait d’une PRI viable à Hyderabad.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[14] La SAR a confirmé la décision de la SPR.

[15] La SAR a conclu que le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour établir que le SSP et le LeJ étaient en mesure de le retrouver dans l’endroit proposé comme PRI.

[16] La SAR a également conclu que, comme la dernière menace du LeJ remontait à décembre 2019, le demandeur n’avait pas démontré que les agents de persécution étaient motivés à le retrouver, vu le temps écoulé.

[17] En outre, la SAR a jugé que les amis ou les membres de la famille du demandeur ne se mettraient pas en danger en refusant de dire agents de persécution où se trouve le demandeur et que ce dernier n’aurait pas non plus à dissimuler son emplacement à ses amis et à sa famille.

[18] Compte tenu de ce qui précède, la SAR a établi que la SPR avait eu raison de conclure qu’il existait une PRI viable à Hyderabad et que, par conséquent, le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[19] La seule question en litige dans le cadre du présent contrôle judiciaire est de savoir si la décision est raisonnable. Le demandeur soulève deux sous-questions, qui ont toutes deux trait à l’analyse relative à la PRI effectuée par la SAR.

[20] Tout d’abord, le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en appliquant la mauvaise norme juridique, à savoir la prépondérance des probabilités, dans le cadre de l’évaluation du risque au titre du premier volet.

[21] Le demandeur soutient en outre que la SAR n’a pas tenu compte des éléments de preuve cruciaux qu’il a explicitement soulevés en appel, lesquels montrent qu’Hyderabad n’était pas une PRI viable pour lui et que, par conséquent, la décision n’était pas justifiée et transparente.

[22] Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, les parties conviennent, comme je le reconnais également, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, conformément à la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65.

[23] Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision : Vavilov, au para 85.

V. Analyse

A. Analyse de la possibilité de refuge intérieur effectuée par la Section d’appel des réfugiés

[24] Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire repose sur l’analyse effectuée par la SAR du premier volet du critère relatif à la PRI.

[25] Le critère à deux volets établi pour évaluer une PRI exige ce qui suit : i) il n’y a pas de possibilité sérieuse de persécution dans l’endroit proposé comme PRI, et le demandeur d’asile ne serait pas personnellement exposé soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumis à la torture dans l’endroit désigné comme PRI; et ii) il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile, compte tenu de toutes les circonstances, y compris celles qui lui sont propres, de chercher refuge dans l’endroit proposé comme PRI : Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1991 CanLII 13517 (CAF), [1992] 1 CF 706 (CA); Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589 (CA).

[26] Il incombe au demandeur d’asile d’établir que l’endroit proposé comme PRI n’est pas viable, et il peut s’acquitter d’un tel fardeau en réfutant au moins un des deux volets du critère.

[27] Après avoir examiné attentivement le dossier qui m’a été présenté, je suis d’accord avec le demandeur que la SAR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve cruciaux qui contredisent ses conclusions sur la portée géographique des agents de persécution et sur leur capacité à le retrouver dans l’endroit proposé comme PRI.

[28] Au paragraphe 17 de la décision, la SAR tire une conclusion centrale selon laquelle la preuve objective n’étaye pas la croyance subjective du demandeur selon laquelle le LeJ a la portée géographique nécessaire pour le retrouver à Hyderabad. Elle ne cite aucune source particulière à l’appui d’une telle conclusion.

[29] Dans ses observations présentées en appel à la SAR, le demandeur a invoqué le document 1.22 du cartable national de documentation [le CND] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Bien que ce document ne mentionne pas expressément Hyderabad, le demandeur affirme qu’il en ressort que le groupe a une grande portée géographique à proximité de l’endroit proposé comme PRI. On y lit notamment ce qui suit :

[traduction]

Présentant un compte rendu plus détaillé des régions où le LeJ exerce ses activités, le même document de l’International Crisis Group (ICG) mentionne que « le LeJ est principalement responsable des meurtres de masse de chiites dans des foyers de tensions sectaires comme Jhang, Karachi et le Khyber Pakhtunkhwa, en particulier les districts de Dera Ismail Khan, Hangu et Kohat » (ICG, 30 mai 2016, p. 4). De plus, « l’attentat à la bombe perpétré en janvier 2015 contre une mosquée chiite dans le district de Shikarpur, qui a fait 60 morts, montre que le groupe a accru sa présence dans le nord du Sindh ». L’ICG explique également ce qui suit : « Dans le sud du Pendjab, l’organisation et d’autres groupes extrémistes sectaires sont déterminés à détruire des traditions religieuses largement tolérantes. Non seulement les chiites sont pris pour cibles, mais aussi la majorité barelvie et soufie de la région, dont les pratiquants adoptent une forme plus syncrétique de l’islam, avec des pratiques et des rituels que les deobandis et les wahhabites/salafistes dépeignent comme étant hérétiques » (ICG, 30 mai 2016, p. 5) : document 1.22.

[30] Le dossier contient d’autres éléments de preuve montrant que des groupes extrémistes font des percées dans la province du Sindh, où se trouve Hyderabad. La SAR n’a pas mentionné ces éléments de preuve lorsqu’elle a tiré sa conclusion sur la capacité des agents de persécution à retrouver le demandeur dans l’endroit proposé comme PRI.

[31] Le demandeur attire l’attention sur d’autres éléments de preuve cruciaux contenus dans le CND, y compris le document 1.8, à savoir les lignes directrices du HCR sur l’admissibilité pour l’évaluation des besoins en matière de protection internationale des membres de minorités religieuses au Pakistan intitulées « Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Members of Religious Minorities from Pakistan ». Ce document a également été mentionné dans les observations que le demandeur a présentées à la SAR en appel. Il y est écrit ceci :

[traduction]

Le HCR considère par ailleurs que, de façon générale, les personnes qui sont membres d’autres minorités religieuses et qui risquent d’être prises pour cible par des groupes militants armés ne disposent d’aucune PRI, compte tenu de la violence sectaire fondée sur la religion que ces groupes exercent de façon soutenue ainsi que du vaste territoire où ils exercent leur emprise.

[32] La SAR n’a jamais mentionné les éléments de preuve soulevés par le demandeur ni l’importance du document 1.8 dans ses motifs. Dans son évaluation des moyens dont disposent le SSP et le LeJ pour retrouver le demandeur, la commissaire a simplement conclu que la preuve n’établissait pas que ces groupes étaient présents partout, « tout particulièrement à Hyderabad ».

[33] La position du défendeur est que la SAR est présumée avoir analysé l’ensemble de la preuve, invoquant à cet égard le paragraphe 16 de la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 [CF] [Cepeda-Gutierrez].

[34] Le demandeur affirme que la décision récente de notre Cour, Pasha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 43 [Pasha], est très pertinente. Dans cette décision, le juge Diner a examiné le même document du HCR qu’en l’espèce et a conclu que la preuve que constitue le document 1.8 du CND démontre que l’emprise des groupes militants comme le LeJ et le SSP s’étend à l’ensemble du Pakistan, même dans les régions où ils ne sont pas actifs. Il a conclu que, compte tenu de l’importance de cet élément de preuve, le défaut de la SAR d’en tenir compte au moment de conclure à l’existence d’une PRI viable à Hyderabad constituait une « lacune fatale » dans la décision.

[35] Dans ses observations de vive voix, le défendeur a admis que la SAR n’avait jamais fait mention des lignes directrices du HCR, mais il a fait valoir que la Cour devrait inférer que la commissaire en avait tenu compte, étant donné que la terminologie utilisée dans la décision ressemble beaucoup à celle utilisée dans les lignes directrices.

[36] Le défendeur a raison de dire que la SAR est présumée avoir analysé l’ensemble de la preuve, mais la décision Cepeda-Gutierrez appuie également l’argument selon lequel plus la preuve qui n’a pas été expressément mentionnée ni analysée dans les motifs est importante, plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence qu’une conclusion de fait a été tirée sans tenir compte de la preuve.

[37] Je conviens avec le demandeur que la décision Pasha est analogue à l’espèce.

[38] Pour en arriver à sa décision, le juge Diner a également tenu compte de l’analyse du juge Brown concernant l’importance des mêmes lignes directrices du HCR dans la décision Humayun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1640, aux paragraphes 36 à 38 :

[36] Le HCR – organisme des plus crédibles pour l’appréciation du risque auquel sont exposés les réfugiés – conclut qu’une PRI viable [traduction] n’est en général pas envisageable [non souligné dans l’original] pour les personnes exposées au risque d’être prises pour cible par certains groupes extrémistes armés :

[traduction]

« Étant donné la grande portée géographique de certains groupes extrémistes armés (comme l’attestent des attaques très médiatisées), il ne peut exister en général de PRI viable pour les personnes exposées au risque d’être prises pour cible par de tels groupes ».

[Non souligné dans l’original.]

[37] Il convient à cet égard de souligner à grands traits que cette affirmation est suivie d’un renvoi (444) désignant expressément le SSP comme l’un de ces groupes extrémistes armés.

[38] Avec égards, je ne suis pas convaincu que la SAR a pris en compte ces analyse et conclusion percutantes du HCR, et je ne vois pas non plus en quoi l’appréciation effectuée par la SAR reflète la conclusion du HCR. À ce sujet, je souscris à la position des demandeurs quand ils affirment que la question que devait trancher la SAR n’était pas celle de savoir si les chiites étaient ciblés par des attaques en général à l’endroit proposé comme PRI, mais plutôt celle de savoir si le SSP serait en mesure de trouver ces demandeurs en particulier et de s’en prendre à eux à cet endroit. J’estime que la question n’a pas été appréciée comme il se devait à la lumière de la conclusion essentielle tirée par le HCR selon laquelle il ne peut exister en général de PRI viable pour les personnes – comme les demandeurs – exposées au risque d’être prises pour cible par le SSP.

[39] Compte tenu de ce qui précède, je ne suis pas non plus convaincue que la SAR a examiné cet élément de preuve crucial que le demandeur a explicitement soulevé en appel. La preuve est importante, car, pour reprendre les mots du juge Brown, elle dépeint une « analyse et conclusion percutantes » pour les personnes ayant le même profil que le demandeur, un membre d’une minorité religieuse qui a déjà été pris pour cible par des groupes militants armés. Elle laisse clairement entrevoir une conclusion différente, et elle aurait donc dû être prise en considération et mentionnée dans la décision.

[40] Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve, mais une décision raisonnable en est une qui est justifiée au regard des faits : Vavilov, aux para 125 et 126. D’après les faits de l’espèce et les lignes directrices du HCR, les personnes ayant le profil du demandeur ne disposent généralement pas d’une PRI. Il était déraisonnable pour la SAR de ne pas tenir compte de ces éléments de preuve dans le cadre de son évaluation de la question de savoir si le demandeur disposait d’une PRI viable à Hyderabad.

VI. Conclusion

[41] La SAR n’a pas tenu compte des éléments de preuve dont elle disposait, et sa décision est donc déraisonnable. J’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

[42] Les parties n’ont proposé aucune question d’importance générale à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6141-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande est accueillie, et la décision est annulée.

  2. L’affaire doit être renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6141-22

 

INTITULÉ :

NAVEED AHMED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 FÉVRIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 avril 2023

 

COMPARUTIONS :

Steven Blakey

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Brendan Stock

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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