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Date : 20230327


Dossier : IMM-2155-22

Référence : 2023 CF 421

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 27 mars 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

TAHEREH ZAKERI

SOHRAB TABRIZIAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Mme Tahereh Zakeri et son époux, M. Sohrab Tabrizian, sont des citoyens de l’Iran. Ils sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision [la décision contestée] rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada le 7 février 2022. Dans la décision contestée, la SAR a confirmé la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SPR] avait rejeté la demande d’asile de Mme Zakeri et de M. Tabrizian au motif qu’ils n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Mme Zakeri et M. Tabrizian soutiennent que l’incompétence de leur ancien avocat a entraîné une atteinte à leur droit à l’équité procédurale et les a privés de leur droit à un processus équitable devant la SAR. Ils soutiennent également que la SAR a commis une erreur dans son examen de la décision de la SPR et que la décision contestée est déraisonnable.

[3] Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la demande de contrôle judiciaire de Mme Zakeri et de M. Tabrizian. Après avoir examiné les conclusions de la SAR, la preuve présentée et le droit applicable, je conclus que, dans les circonstances de la présente affaire, l’incompétence flagrante de l’ancien avocat de Mme Zakeri et de M. Tabrizian a entraîné un déni de justice et a constitué un manquement à l’équité procédurale, ce qui suffit à justifier l’intervention de la Cour. Par conséquent, je dois renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvel examen. Compte tenu de cette conclusion, il ne m’est pas nécessaire d’examiner les autres arguments présentés pour contester le caractère raisonnable de la décision.

II. Le contexte

A. Le contexte factuel

[4] Avant l’arrivée du couple au Canada, Mme Zakeri était chargée de cours à l’Université de Téhéran et M. Tabrizian était ingénieur en mécanique. Mme Zakeri a dit craindre d’être persécutée en Iran parce qu’elle est une femme. Elle a allégué qu’elle avait été harcelée au travail et à l’extérieur du travail en raison de son sexe et sous prétexte qu’elle ne portait pas correctement son hijab. Pour sa part, M. Tabrizian a affirmé qu’il avait été emprisonné en raison de ses activités politiques et qu’il lui avait été interdit de quitter le pays pendant dix ans.

[5] Mme Zakeri et M. Tabrizian ont expliqué que leur ressentiment envers le gouvernement islamique les avait amenés à se convertir au christianisme, ce qu’ils avaient fait avec l’aide de leur voisine, Anna.

[6] En janvier 2020, Mme Zakeri et M. Tabrizian sont venus au Canada et ont demandé l’asile. Ils ont dit craindre d’être persécutés dans leur pays de citoyenneté en raison de leur conversion au christianisme, car l’apostasie est un crime en Iran.

[7] Leur ancien avocat, Me Louis Nadeau, a déposé leurs formulaires Fondement de la demande d’asile [les FDA] et les a représentés devant la SPR et la SAR. Comme Mme Zakeri et M. Tabrizian parlent le farsi et ont une faible connaissance de l’anglais, Me Nadeau leur a recommandé de faire appel à M. Masud Mikaili, qui a été leur traducteur. M. Mikaili a rempli lui-même les formulaires FDA et a assuré à Mme Zakeri et à M. Tabrizian que sa traduction de leurs exposés circonstanciés était fidèle.

[8] Avant l’audience devant la SPR, Mme Zakeri a relevé des erreurs dans le formulaire FDA malgré sa faible connaissance de l’anglais et les a signalées à Me Nadeau. Entre autres, elle a remarqué qu’il y était indiqué qu’elle faisait partie d’une association de femmes au Canada, ce qui était faux. Me Nadeau a dit qu’il n’était pas nécessaire de modifier le formulaire FDA parce qu’ils pourraient fournir des éclaircissements à l’audience devant la SPR.

[9] Devant la SPR, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] a déposé en preuve vingt-trois demandes d’asile, concernant au total quarante et un demandeurs d’asile, dans lesquelles les récits étaient presque identiques à celui de Mme Zakeri et de M. Tabrizian. Pour ce motif et parce que Mme Zakeri et M. Tabrizian n’ont pas suffisamment expliqué pourquoi ces diverses demandes d’asile et la leur étaient similaires, la SPR a rejeté leur demande d’asile. Elle a conclu qu’ils manquaient de crédibilité en ce qui concerne des éléments centraux de leur demande d’asile, en particulier leur conversion au christianisme.

B. La décision contestée

[10] Dans la décision contestée, la SAR a rejeté l’appel de la décision de la SPR et conclu que Mme Zakeri et M. Tabrizian n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger parce que leurs allégations concernant le risque n’étaient pas crédibles.

[11] La SAR a conclu que la SPR avait correctement établi que les exposés circonstanciés de Mme Zakeri et de M. Tabrizian et ceux des autres demandeurs d’asile étaient similaires, comme l’avait démontré le ministre. La SAR a également conclu que l’explication de Mme Zakeri et de M. Tabrizian, à savoir que M. Mikaili avait utilisé un modèle pour préparer leurs formulaires FDA, ne suffisait pas à expliquer les similitudes entre les faits personnels de leurs exposés circonstanciés et ceux des exposés circonstanciés des autres demandeurs d’asile.

[12] Dans la décision contestée, la SAR a insisté sur le fait que Mme Zakeri et M. Tabrizian avaient disposé de suffisamment de temps pour expliquer les similitudes, mais qu’ils n’étaient pas parvenus à le faire de manière adéquate et convaincante. Elle a ajouté qu’en tout état de cause, les éléments de preuve relatifs à leur conversion au christianisme étaient vagues et insuffisants. Ces éléments de preuve n’appuyaient pas certaines de leurs allégations, dont celle selon laquelle des espions présents au Canada informeraient le gouvernement iranien au sujet de leur conversion.

[13] Enfin, la SAR a examiné la crainte de persécution fondée sur le sexe alléguée par Mme Zakeri. Elle a conclu que la preuve n’étayait pas l’allégation de crainte subjective de persécution, car Mme Zakeri s’était rendue dans des pays européens après la rencontre avec les autorités iraniennes à propos du port incorrect du hijab, mais elle n’avait pas tenté d’obtenir l’asile au cours de ces voyages et elle était volontairement retournée en Iran.

C. La norme de contrôle

[14] Mme Zakeri et M. Tabrizian soutiennent que la norme de révision applicable en ce qui concerne leurs allégations selon lesquelles leur ancien avocat a fait preuve d’incompétence est celle de la décision correcte. Pour sa part, le ministre affirme qu’aucune norme de contrôle ne s’applique aux questions d’équité procédurale, car la cour de révision doit examiner si le processus a satisfait aux critères d’équité dictés par les circonstances. Toutefois, il ajoute que la norme de la décision raisonnable s’applique aux autres questions soulevées dans le cadre du contrôle judiciaire.

[15] À propos de la norme de contrôle, je suis d’accord avec le ministre (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 aux para 30-35; Robert c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 268 au para 21; Warrich c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 76 au para 14).

[16] Lorsque la cour de révision procède au contrôle judiciaire du bien-fondé d’une décision administrative, la norme de contrôle de la décision raisonnable est présumée s’appliquer. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse à la décision rendue par le décideur administratif, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 83, 87 [Vavilov]). Une décision raisonnable se justifie par des raisons transparentes et intelligibles qui révèlent un raisonnement intrinsèquement cohérent (Vavilov, aux para 86, 99). La cour de révision doit avoir à l’esprit les contraintes factuelles et juridiques auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, aux para 90, 99), mais elle ne doit pas « apprécier à nouveau la preuve » soumise au décideur (Vavilov, au para 125).

[17] En ce qui concerne les questions d’équité procédurale, il est généralement jugé que la norme de la décision correcte est la norme à appliquer pour décider si un décideur a respecté l’obligation d’équité procédurale et les principes de justice fondamentale (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Heiltsuk Horizon Maritime Services Ltd c Atlantic Towing Limited, 2021 CAF 26 au para 107). Toutefois, la Cour d’appel fédérale a maintes fois affirmé que les questions d’équité procédurale n’exigeaient pas l’application des normes de contrôle judiciaire habituelles (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35); Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale, 2019 CAF 263 aux para 24, 25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [CFCP]). Il s’agit plutôt d’une question juridique qui doit être appréciée en vue de décider si la procédure suivie par le décideur satisfait aux normes d’équité et de justice naturelle, compte tenu de l’ensemble des circonstances (CFCP, au para 56; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 51-54). En d’autres termes, le processus suivi par le décideur doit avoir été équitable et avoir accordé aux parties touchées le droit d’être entendues ainsi qu’une possibilité complète et équitable de prendre connaissance de la preuve à réfuter et d’y répondre. Le décideur administratif n’a droit à aucune déférence lorsqu’il est question d’équité procédurale.

III. Analyse

[18] La question déterminante dans la présente demande de contrôle judiciaire porte sur les allégations de Mme Zakeri et de M. Tabrizian selon lesquelles leur avocat, Me Nadeau, a fait preuve d’incompétence et a adopté un comportement constituant un manquement à l’équité procédurale.

[19] Le critère à trois volets à remplir pour établir qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale en raison de l’incompétence d’un représentant exige de démontrer : i) que les omissions ou les actes du représentant constituaient de l’incompétence; ii) qu’il y a eu déni de justice, en ce sens que, n’eût été la conduite alléguée, il existe une probabilité raisonnable que le résultat ait été différent; iii) que le représentant a bénéficié d’une possibilité raisonnable de répondre aux allégations (Rendon Segovia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 99 au para 22 [Rendon Segovia]; Guadron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1092 au para 11; Pathinathar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1225 au para 25; Nagy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 640 au para 25). Ces trois volets seront examinés successivement.

[20] Concernant le premier volet, Mme Zakeri et M. Tabrizian allèguent que Me Nadeau a fait preuve d’incompétence dans sa prise en charge de leur dossier devant la SPR. Leurs allégations peuvent se résumer ainsi :

  • 1)Ils n’ont rencontré Me Nadeau qu’une seule fois avant l’audience devant la SPR;

  • 2)Ils ont été dirigés vers M. Mikaili, qui leur a été présenté comme un traducteur et assistant, mais qui a fait office d’avocat;

  • 3)Me Nadeau a confié intégralement à M. Mikaili la préparation de leurs formulaires FDA plutôt que de les préparer lui-même et de les faire traduire par M. Mikaili;

  • 4)Ils n’ont pas pu examiner leurs exposés circonstanciés avant qu’ils soient soumis à la SPR;

  • 5)Il leur a été dit qu’ils ne pouvaient pas modifier un exposé circonstancié avant l’audience;

  • 6)Me Nadeau ne les a pas préparés pour l’audience et s’en est remis à un traducteur et assistant qui n’a pas été supervisé;

  • 7)Me Nadeau ne les a pas informés de la portée de l’intervention du ministre, car il a omis de leur communiquer des éléments de preuve ou leur a dissimulé des renseignements pertinents;

  • 8)Me Nadeau ne leur a pas dit que les exposés circonstanciés de leur demande d’asile étaient presque identiques à ceux de plus de 20 autres demandes d’asile semblables qu’il avait préparées;

  • 9)Me Nadeau, volontairement ou par omission, les a amenés à croire que le ministre intervenait dans l’instance en raison de l’utilisation d’expressions semblables dans la traduction des exposés circonstanciés ou a autrement minimisé la gravité des allégations de demande d’asile frauduleuse;

  • 10)Me Nadeau (et M. Mikaili) les ont amenés à croire que l’enquête menée à son égard par l’Agence des services frontaliers du Canada était mal fondée et découlait d’un malentendu;

  • 11)Me Nadeau les a mal conseillées sur la question de leur crédibilité;

  • 12)Me Nadeau a omis de présenter des éléments de preuve à l’appui de leur demande d’asile ou de les conseiller au sujet de la preuve;

  • 13)Me Nadeau ne les a pas adéquatement informés des motifs d’appel possibles;

  • 14)Exception faite de sa présence à l’audience, Me Nadeau a passé au total environ 45 minutes avec eux;

  • 15)Me Nadeau a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire dans cette affaire sans leur consentement.

[21] Je n’hésite pas à me dire d’accord avec Mme Zakeri et M. Tabrizian que les actes et les omissions de Me Nadeau constituent de l’incompétence grave et flagrante. Les actes les plus frappants de Me Nadeau sont les suivants : i) plutôt que d’aider Mme Zakeri et M. Tabrizian à remplir leurs formulaires FDA, il en a laissé le soin au traducteur, qui, en dépit du fait qu’il n’était pas avocat, a agi comme tel; ii) Me Nadeau n’a pas informé Mme Zakeri et M. Tabrizian de la portée de l’intervention du ministre et de l’ampleur des similitudes entre leurs exposés circonstanciés et ceux d’autres demandeurs d’asile qui étaient aussi des clients de Me Nadeau; iii) il leur a simplement dit que leurs exposés circonstanciés et d’autres étaient similaires, alors qu’il s’agissait en fait de copies identiques, et qu’ils n’avaient rien à craindre; et iv) il a conseillé à Mme Zakeri et à M. Tabrizian de ne pas déposer un formulaire FDA modifié parce que le changement aurait une incidence défavorable sur leur crédibilité et qu’ils pourraient fournir des éclaircissements à l’audience devant la SPR.

[22] Pris isolément, ces faux pas n’auraient peut-être pas permis de conclure que l’incompétence de leur représentant constitue un manquement à l’équité procédurale. Cependant, leur effet cumulatif suffit amplement à établir que Me Nadeau a fait preuve d’incompétence. La représentation juridique de Me Nadeau n’était pas déficiente seulement sur certains points, mais en tout ce à quoi un client peut raisonnablement s’attendre de la part d’un avocat. En fait, Me Nadeau semble avoir donné certains de ses conseils dans son propre intérêt afin de se protéger contre d’autres allégations d’inconduite professionnelle. Son incompétence et, notamment, son omission d’informer Mme Zakeri et M. Tabrizian que leur demande d’asile était une copie d’autres demandes d’asile ont directement eu pour effet que la SAR a relevé des incohérences dans leurs exposés circonstanciés et a remis en question leur crédibilité. En présentant à Mme Zakeri la situation dans laquelle ils se trouvaient sous un faux jour, il les a empêchés de prendre une décision éclairée au sujet de leur demande d’asile (El Kaissi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1234 aux para 17, 18 [El Kaissi]).

[23] Quant au troisième volet du critère relatif à l’incompétence d’un avocat, il ne fait aucun doute qu’il est également rempli. Même si Me Nadeau n’a transmis aucune réponse, la preuve démontre que Mme Zakeri et M. Tabrizian lui ont envoyé un avis le 11 mai 2022, conformément au protocole intitulé Concernant les allégations formulées contre les avocats ou contre d’autres représentants autorisés au cours des instances de la Cour fédérale en matière de citoyenneté, d’immigration et de personnes à protéger, daté du 7 mars 2014. Me Nadeau a eu l’occasion de répondre aux allégations d’incompétence, mais il a choisi de ne rien dire.

[24] La question de savoir si, tout compte fait, la conduite de Me Nadeau constitue un manquement à l’équité procédurale repose sur le deuxième volet du critère relatif à l’incompétence d’un représentant. Pour décider si l’incompétence d’un représentant a causé un déni de justice, la Cour doit examiner la décision contestée afin de déterminer si l’issue aurait été différente n’eût été cette incompétence (Tesema c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1240 au para 8). Dans le contexte des demandes d’asile, « l’incompétence d’un conseil ne constituera une atteinte à la justice naturelle que dans des “circonstances extraordinaires” » (Rendon Segovia, au para 22; (Memari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1196 au para 36 [Memari]).

[25] Le ministre soutient que l’incompétence dont aurait fait preuve Me Nadeau n’a pas constitué un manquement à l’équité procédurale. Il fait valoir que, n’eût été l’incompétence de Me Nadeau, les renseignements fournis ne suffiraient tout de même pas à expliquer les similitudes entre les diverses demandes d’asile soumises à la SAR. À son avis, même si Mme Zakeri et M. Tabrizian connaissent maintenant l’ampleur de ces similitudes, ils n’ont pas indiqué quels étaient les faits personnels de leurs exposés circonstanciés.

[26] Je ne suis pas d’accord. À mon avis, l’espèce présente les « circonstances extraordinaires » dans lesquelles l’incompétence du représentant constitue un manquement à l’équité procédurale.

[27] Contrairement à ce que soutient le ministre, les éléments des formulaires FDA qui, aux dires de Mme Zakeri et de M. Tabrizian, sont inexacts, à savoir l’appartenance de Mme Zakeri à une association de femmes au Canada et l’absence de mention de l’emprisonnement de M. Tabrizian pour ses activités politiques, ont été des facteurs déterminants des conclusions de la SAR en matière de crédibilité. Au paragraphe 24 de la décision contestée, la SAR a clairement affirmé que l’incohérence relative à l’appartenance de Mme Zakeri à une association de femmes au Canada, incohérence qui résulte directement de l’incompétence de Me Nadeau, affectait la crédibilité de Mme Zakeri et de M. Tabrizian. Le fait que Me Nadeau n’ait pas aidé Mme Zakeri et M. Tabrizian à remplir leurs formulaires FDA et qu’il n’ait pas produit une version modifiée de celui de Mme Zakeri lorsqu’elle y a relevé des erreurs a eu pour effet que la SPR et, ensuite, la SAR ont relevé dans les récits de Mme Zakeri et de M. Tabrizian des incohérences qui ont été fatales pour eux (El Kaissi, au para 17). La négligence de Me Nadeau a d’emblée nui à la crédibilité de Mme Zakeri et de M. Tabrizian.

[28] Par ailleurs, la réponse de Mme Zakeri aux questions de la SAR sur les similitudes entre les diverses demandes d’asile présentées par le ministre a été un élément crucial de l’appréciation de la crédibilité faite par la SAR (la décision contestée, au para 22), mais Mme Zakeri n’était pas prête à répondre à de telles questions. Sa réponse a été exactement celle que Me Nadeau lui avait conseillé de donner, à savoir que M. Mikaili avait utilisé un modèle. Mme Zakeri n’a pas pu donner davantage d’explications, puisqu’elle n’était tout simplement pas au courant de l’ampleur des similitudes et du fait que M. Mikaili avait littéralement copié dans leurs formulaires FDA des exposés circonstanciés d’autres formulaires FDA.

[29] En outre, le ministre soutient qu’en tout état de cause, la preuve relative à la conversion au christianisme de Mme Zakeri et de M. Tabrizian est insuffisante. Je rejette cet argument et je conclus qu’il découle d’une logique défectueuse pour deux raisons. Premièrement, il ressort clairement de la décision contestée que la SAR a tiré des conclusions défavorables en matière de crédibilité qui ont entièrement faussé son analyse de la preuve. Au paragraphe 35 de la décision contestée, elle a traité des éléments de preuve présentés par Mme Zakeri et M. Tabrizian concernant leur baptême chrétien célébré au Canada. Elle a affirmé que « la conclusion voulant que les exposés circonstanciés des appelants ne sont pas véritablement les leurs ne peut qu’affecter leur crédibilité générale, y compris au sujet des évènements qui seraient survenus suite à la rédaction desdits exposés ». La principale source des doutes de la SAR à propos de la crédibilité de Mme Zakeri et de M. Tabrizian était les vingt-trois demandes d’asile formulées de façon semblable déposées en preuve. Par conséquent, je conclus que la SAR a été aveuglée par cette preuve troublante consistant en dizaines de demandes d’asile rédigées de façon semblable et, en fondant son analyse sur cette preuve, elle a privé Mme Zakeri et M. Tabrizian d’un traitement équitable de leur demande d’asile. Je souligne au passage que Mme Zakeri et M. Tabrizian ont été des victimes innocentes de l’inconduite professionnelle et du stratagème de Me Nadeau.

[30] Deuxièmement, l’argument du ministre est vicié parce que Mme Zakeri et M. Tabrizian n’ont pas le droit de présenter des éléments de preuve supplémentaires concernant leur conversion au christianisme pour les besoins de la présente instance, exception faite des éléments nécessaires pour démontrer que l’incompétence de Me Nadeau a constitué un manquement à l’équité procédurale :

[L]a norme à laquelle il faut satisfaire pour pouvoir présenter de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire est exigeante. Il est bien établi que l’examen du caractère raisonnable de la décision contrôlée ne doit reposer que sur le dossier dont disposait le décideur. De nouveaux éléments de preuve ne peuvent être admis dans le cadre du contrôle judiciaire que pour démontrer qu’il y a eu un manquement à l’équité procédurale ou que lorsqu’une question de compétence est en jeu et non pour démontrer que le demandeur avait raison sur le fond (voir Fédération canadienne des étudiantes et étudiants c Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, 2008 CF 493, au paragraphe 40, Vennat c Canada (Procureur général) 2006 CF 1008, au paragraphe 44, McFadyen c Canada (Procureur général), 2005 CAF 360, au paragraphe 15).

(Molnar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 530 au para 39)

[31] Il est vrai que Mme Zakeri et M. Tabrizian auraient pu détailler davantage leurs récits personnels et fournir plus d’éléments à l’appui de leur demande d’asile dans les affidavits qu’ils ont déposés dans le cadre de leur demande de contrôle judiciaire. Cependant, leurs affidavits indiquent clairement qu’ils ont été surpris par les similitudes entre les diverses demandes d’asile gérées par Me Nadeau et qu’ils n’étaient aucunement au fait de la conduite de Me Nadeau à cet égard. De plus, je suis convaincu que la preuve au dossier suffisait à démontrer que leur situation était différente de celles relatées dans plusieurs des autres demandes d’asile présentées par le ministre. Par exemple, la SAR s’est appuyée sur la conclusion de la SPR selon laquelle le nom de la voisine de Mme Zakeri et de M. Tabrizian qui les a initiés au christianisme figurerait maintes fois dans les nombreux formulaires FDA produits par le ministre. Toutefois, une telle conclusion n’est pas fondée sur la preuve au dossier, car le nom utilisé dans les formulaires FDA de Mme Zakeri et de M. Tabrizian, « Rita », et non pas « Anna », ne figure dans aucune des demandes d’asile produites par le ministre. En somme, n’eût été l’incompétence dont a fait preuve Me Nadeau dans la préparation des formulaires FDA de Mme Zakeri et de M. Tabrizian, il existe une probabilité raisonnable que leur récit ait été jugé crédible et que la preuve qu’ils avaient produite ait été suffisante pour étayer leur demande d’asile (Rendon Segovia, au para 31).

[32] Pour tous ces motifs, je suis d’avis que, compte tenu de l’effet cumulatif, le préjudice subi par Mme Zakeri et M. Tabrizian en raison de l’incompétence de Me Nadeau était suffisamment grave pour compromettre le bien‑fondé de la décision contestée (Memari, au para 64). Par conséquent, le deuxième volet du critère relatif à l’incompétence d’un représentant est également rempli. Par conséquent, je suis convaincu que Mme Zakeri et M. Tabrizian ont démontré que l’incompétence de leur ancien avocat avait constitué un manquement à l’équité procédurale, ce qui avait vicié les conclusions de la SAR et le rejet par celle-ci de leur demande d’asile.

[33] Compte tenu de ma conclusion sur la question du manquement à l’équité procédurale, il ne m’est pas nécessaire d’examiner les autres arguments que Mme Zakeri et de M. Tabrizian ont présentés pour contester le caractère raisonnable de la décision.

IV. Conclusion

[34] Pour tous les motifs exposés ci-dessus, je conclus que l’incompétence de l’ancien avocat de Mme Zakeri et de M. Tabrizian a entraîné un déni de justice et une atteinte au droit à l’équité procédurale. Étant donné que Mme Zakeri et M. Tabrizian n’ont pas eu une possibilité complète et équitable d’être entendus et de comprendre les arguments qu’ils devaient réfuter, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué afin qu’il rende une nouvelle décision à l’égard de leur demande conformément aux motifs de la Cour.

[35] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2155-22

LA COUR ORDONNE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. La décision contestée, par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté la demande d’asile des demandeurs le 7 février 2022, est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal de la SAR différemment constitué afin qu’il rende une nouvelle décision sur le fond conformément aux motifs de la Cour.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2155-22

INTITULÉ :

ZAKERI ET TABRIZIAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 JANVIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 27 MARS 2023

COMPARUTIONS :

Rachel Bourbeau

POUR LES DEMANDEURS

Suzanne Trudel

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats Semperlex s.e.n.c.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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