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Date : 20230324


Dossier : IMM-1226-22

Référence : 2023 CF 410

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 24 mars 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

RAKEBUL ISLAM BHUIYAN

SAMIZA KHAN MOJLISH

FAEEZAH RUQUYYAH ZAINA

FAWZIYAH RUBABA BHUIYAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, M. Rakebul Islam Bhuiyan, son épouse, Mme Samiza Khan Mojlish, et leurs enfants, Faeezah Ruquyyah Zaina et Fawziyah Rubaba Bhuiyan [collectivement, les Bhuiyan] demandent le contrôle judiciaire de la décision du 14 janvier 2022 [la décision], par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de rejeter leurs demandes d’asile au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La SAR a conclu que les Bhuiyan disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Khulna ou à Chittagong, au Bangladesh, leur pays de citoyenneté.

[2] Les Bhuiyan demandent à la Cour d’annuler la décision de la SAR au motif que l’appréciation faite par celle-ci des endroits proposés comme PRI viable au Bangladesh est déraisonnable.

[3] La seule question en litige est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable. Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire des Bhuiyan. Je ne suis pas convaincu que les motifs qui ont amené la SAR à conclure que les Bhuiyan ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse d’être persécutés dans les endroits proposés comme PRI possèdent les caractéristiques qui rendent le raisonnement de la SAR logique et cohérent par rapport aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Dans les circonstances, cela suffit à justifier l’intervention de la Cour.

II. Contexte

A. Contexte factuel

[4] Les Bhuiyan sont des citoyens du Bangladesh. M. Bhuiyan possédait une agence de location de voitures prospère à Dacca, au Bangladesh, et il investissait dans l’immobilier. En raison de sa réussite, des partis politiques, à savoir l’aile Jubo Dal du Parti nationaliste du Bangladesh [le PNB] et l’aile Chatra de la Ligue Awami [la Ligue Awami], ont commencé à faire pression sur lui pour qu’il leur fasse des « dons ». M. Bhuiyan a cédé à ces pressions, car même s’il s’agissait d’extorsion d’argent, il craignait ces groupes.

[5] Entre 2016 et 2018, M. Bhuiyan a reçu, à quelques reprises, la visite d’un groupe d’imams venus le menacer en raison de l’orientation sexuelle de sa fille aînée, Farizma Rushnan Orni [Orni]. Il a aussi reçu des menaces de la part de son cousin, Henary, qui avait des collègues tant au sein du PNB que de la Ligue Awami. Henary a exigé que M. Bhuiyan lui cède ses propriétés et ses entreprises, faute de quoi il dénoncerait Orni aux autorités.

[6] Le 8 septembre 2018, après que les agents de persécution eurent menacé d’enlever Orni parce que son orientation sexuelle était contraire à la religion islamique, les Bhuiyan sont partis vivre avec le frère de M. Bhuiyan au Texas. Ils sont venus au Canada le 14 septembre 2018 et ont demandé l’asile.

[7] Le 24 février 2021, M. Bhuiyan a présenté une version modifiée de son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] afin d’apporter divers ajouts à la demande d’asile de sa famille. Il a déclaré qu’après son arrivée au Canada, son cousin avait travaillé pour la Ligue Awami dans le cadre de récentes élections au cours desquelles le candidat de ce parti avait été élu. Selon M. Bhuiyan, son cousin s’était en outre approprié sa maison à Dacca, où étaient établis ses bureaux. De plus, en mars 2019, un imam appelé imam J aurait dénoncé Orni, M. Bhuiyan et son épouse, et aurait déclaré qu’ils seraient tous punis pour avoir apporté leur soutien à Orni. Par ailleurs, un membre de la parenté de M. Bhuiyan aurait informé celui-ci qu’en mars 2020, des imams non identifiés avaient demandé où se trouvait sa famille. Enfin, en novembre 2020, le cousin de M. Bhuiyan aurait communiqué avec lui pour lui demander de lui transférer légalement ses entreprises et ses propriétés.

[8] Lors de son témoignage à l’audience de la SPR, M. Bhuiyan a déclaré qu’il craignait son cousin, les agents politiques du PNB et de la Ligue Awami, ainsi que les extrémistes islamistes dirigés par l’imam J.

[9] La SPR a conclu qu’Orni avait qualité de réfugié au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR. En raison de son orientation sexuelle, il n’existait aucune PRI viable pour elle au Bangladesh. Cependant, étant donné qu’Orni était une adulte – donc plus une personne à charge – et qu’il existait une PRI viable pour le reste de la famille à Khulna ou à Chittagong, les Bhuiyan se sont vu refuser l’asile.

B. Décision de la SAR

[10] Les Bhuiyan ont interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la SAR. Dans sa décision, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant que les Bhuiyan n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger parce qu’ils disposaient d’une PRI viable dans deux endroits au Bangladesh.

[11] En ce qui concerne le premier volet du critère, la SAR a conclu qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse que les agents de persécution présumés poursuivent les Bhuiyan s’ils déménageaient à Khulna ou à Chittagong. Même si les agents politiques du PNB et de la Ligue Awami et les extrémistes islamistes dirigés par l’imam J étaient toujours motivés à retrouver les Bhuiyan et à les punir, la SAR a conclu qu’ils n’auraient pas les moyens de les retrouver sans la coopération du cousin de M. Bhuiyan. Elle a aussi conclu que le cousin de M. Bhuiyan n’avait pas la motivation nécessaire pour poursuivre la famille de ce dernier dans les endroits proposés comme PRI puisqu’il s’était déjà approprié la plupart des propriétés et des entreprises de M. Bhuiyan. Elle a déclaré qu’il était raisonnable que M. Bhuiyan transfère le reste de ses propriétés à son cousin afin d’éliminer le risque prospectif que celui-ci représentait.

[12] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, la SAR a conclu que les Bhuiyan ne s’exposeraient pas à un grand danger physique ni ne subiraient des épreuves indues pour se rendre dans les endroits proposés comme PRI ou pour y demeurer. Elle a jugé, malgré un rapport psychologique présenté par les Bhuiyan, que la séparation de la famille ne constituerait pas une difficulté déraisonnable et que les membres de la famille pourraient toujours se rencontrer au Texas, là où habite le frère de M. Bhuiyan. De plus, les Bhuiyan seraient en mesure d’obtenir des soins au Bangladesh pour leurs problèmes de santé mentale. Pour ces motifs, la SAR a conclu que les Bhuiyan n’avaient pas démontré en quoi les endroits proposés comme PRI, soit Khulna ou Chittagong, étaient déraisonnables.

C. Norme de contrôle applicable

[13] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] soutient qu’une décision rendue par la SAR en appel des conclusions tirées par la SPR concernant l’existence d’une PRI viable est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Je suis d’accord (Valencia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 386 [Valencia] au para 19; Adeleye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 81 au para 14; Ambroise c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 62 au para 6; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 350 [Singh] au para 17; Kaisar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 789 au para 11). C’est ce que confirme l’arrêt de principe Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], dans lequel la Cour suprême du Canada a établi une présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est la norme qui s’applique dans tous les contrôles judiciaires portant sur le fond des décisions administratives.

[14] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs donnés par le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit donc se demander si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov, au para 99). Elle doit prendre en compte tant le résultat de la décision que le raisonnement suivi lorsqu’elle évalue si la décision possède ces caractéristiques (Vavilov, aux para 15, 95, 136).

[15] Un tel examen doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, la cour de révision doit, pour savoir si la décision est raisonnable, d’abord examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov, au para 84). La cour de révision doit adopter une approche empreinte de déférence et intervenir « uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov, au para 13) sans « apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (Vavilov, au para 125).

[16] Il incombe à la partie qui conteste la décision administrative d’en démontrer le caractère déraisonnable. Les lacunes reprochées ne doivent pas être simplement superficielles pour que la cour de révision infirme une décision administrative. Elle doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves » (Vavilov, au para 100).

III. Analyse

A. Critère applicable aux décisions relatives à la PRI

[17] Le critère à appliquer pour déterminer l’existence d’une PRI viable est tiré des arrêts Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1992] 1 CF 706 (CAF) et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF) [Thirunavukkarasu]. Deux conditions doivent être respectées pour conclure qu’un endroit proposé comme PRI est raisonnable :

  • 1)le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où il existe une PRI;

  • 2)la situation dans cette partie du pays doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances, de s’y réfugier.

[18] Dans la décision Singh, la Cour a noté que « l’analyse d’une PRI repose sur le principe voulant que la protection internationale ne puisse être offerte aux demandeurs d’asile que dans les cas où le pays d’origine est incapable de fournir à la personne qui demande l’asile une protection adéquate partout sur son territoire » (Singh, au para 26).

[19] Si l’existence d’une PRI est établie, il incombe au demandeur de démontrer que l’endroit est inadéquat (Thirunavukkarasu, au para 5; Salaudeen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 39 au para 26; Manzoor-Ul-Haq c (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1077 au para 24).

B. Premier volet du critère relatif à la PRI : possibilité sérieuse de persécution ou risque dans les endroits proposés comme PRI

[20] Les Bhuiyan soutiennent qu’il était déraisonnable de demander à M. Bhuiyan de céder son entreprise à son cousin afin de mettre fin à la persécution exercée par celui-ci, car son entreprise était son gagne-pain. Ils soutiennent aussi que la persécution se poursuit; M. Bhuiyan a mentionné que son cousin avait communiqué avec lui en novembre 2020 pour lui demander de lui céder ses entreprises et ses propriétés et que des imams islamiques non identifiés s’étaient renseignés au sujet de sa famille auprès des membres de sa parenté en mars 2020. Par conséquent, un retour au Bangladesh obligerait les Bhuiyan à ne pas dévoiler leur lieu de résidence aux membres de leur parenté, ce qui démontre qu’il n’existe pas de PRI viable au Bangladesh (AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 915 [AB] aux para 20-21, 24, 26).

[21] Le ministre rétorque que la décision est raisonnable parce que la SAR n’a commis aucune erreur en concluant qu’il existait une PRI viable. Il soutient qu’il était raisonnable pour la SAR de s’attendre à ce que M. Bhuiyan abandonne le reste de ses propriétés si cela éliminait les risques de persécution, puisqu’il s’agissait de la principale raison de la persécution exercée par son cousin et que la propriété d’un bien n’est pas un droit fondamental. Il ajoute que, comme les autres agents de persécution sont principalement des collègues du cousin de M. Bhuiyan, il était aussi raisonnable pour la SAR de conclure qu’en l’absence de motivation de la part du cousin, les autres agents de persécution n’auraient pas les moyens de retrouver les Bhuiyan sans sa coopération.

[22] Je ne puis souscrire à l’avis du ministre. Dans la décision, la SAR a déclaré qu’il n’existait pas de crainte de nature prospective concernant des recherches à l’égard des Bhuiyan, car les extrémistes islamistes et les agents du PNB et de la Ligue Awami n’auraient pas les moyens de les retrouver sans la coopération du cousin de M. Bhuiyan. Toutefois, la SAR n’a pas tenu compte de la version modifiée du formulaire FDA dans laquelle M. Bhuiyan a mentionné que des imams islamiques non identifiés s’étaient renseignés sur ses allées et venues et sur celles d’Orni, ainsi que sur l’endroit où ils se trouvaient dans le pays. En somme, les motifs de la SAR ne me permettent pas de conclure qu’elle a tenu compte de cette autre source indépendante de persécution soulevée par les Bhuiyan, soit la persécution par des imams en raison du soutien manifesté par les membres de la famille à l’égard de l’orientation sexuelle d’Orni.

[23] Je ne conteste pas que le fait qu’un décideur administratif ne mentionne pas un élément de preuve ne rend pas nécessairement la décision déraisonnable (Valencia, au para 25; Khir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 160 [Khir] au para 48; Aghaalikhani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1080 au para 24). Il est bien établi qu’un décideur administratif est présumé avoir soupesé et considéré toute la preuve dont il est saisi à moins que le contraire ne soit démontré (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) au para 1). Dans le même ordre d’idées, le fait de ne pas mentionner un élément de preuve particulier ne signifie pas qu’il a été écarté (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16).

[24] Cependant, lorsqu’un décideur administratif n’analyse pas correctement les éléments de preuve qui contredisent carrément ses conclusions de fait, la Cour peut intervenir et inférer que le décideur a écarté la preuve contradictoire lorsqu’il a tiré ses conclusions (Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyennté et de l’Immigration), 2001 CAF 331 aux para 9-10; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL) au para 17). Le défaut de tenir compte de certains éléments de preuve bien précis doit être examiné au regard du contexte, et ce défaut pourra suffire à entraîner l’annulation d’une décision uniquement lorsque les éléments de preuve non mentionnés sont essentiels et contredisent la conclusion du décideur et que, de l’avis de la cour de révision, l’omission signifie que ce dernier n’a pas tenu compte de ce qui lui a été présenté (Khir, au para 48; Torrance c Canada (Procureur général), 2020 CF 634 au para 58).

[25] En l’espèce, ni la SPR ni la SAR n’ont expliqué pourquoi elles n’avaient pas tenu compte des renseignements supplémentaires fournis par M. Bhuiyan. Bien que la SAR ait brièvement déclaré qu’elle avait des doutes quant à la crédibilité des Bhuiyan, elle n’a pas donné de détails à ce sujet. Cette déclaration ne peut donc pas expliquer de façon appropriée pourquoi la SAR a ignoré cet élément de preuve.

[26] Le fait que les agents de persécution aient communiqué avec des membres de la parenté des Bhuiyan près de deux ans après que ces derniers eurent quitté leur pays indique qu’ils « ont [toujours] les moyens » de retrouver les Bhuiyan, avec ou sans la coopération du cousin de M. Bhuiyan.

[27] Dans la décision AB, la Cour a conclu que, puisque les agents de persécution avaient rendu visite à des membres de la famille des demandeurs et les avaient menacés pour savoir où se trouvaient les demandeurs, les endroits proposés comme PRI n’étaient pas raisonnables. Dans une telle situation, le fait de ne pas pouvoir communiquer des informations de localisation à sa famille ou ses amis équivaut à se cacher, ce qui ne correspond pas à une PRI viable (AB, aux para 20-23). Même si les membres de la parenté de M. Bhuiyan n’ont pas fait l’objet de menaces de violence de la part des agents de persécution, la situation est tout de même semblable à celle dont il était question dans la décision AB, puisque les membres de la parenté ont été interrogés sur les allées et venues des demandeurs. On ne peut s’attendre à ce que la famille et les amis mentent et mettent leur vie en danger s’ils reçoivent de nouveau la visite des agents de persécution, qui sont connus pour être capables de proférer des menaces violentes.

[28] De plus, la SAR s’est dite d’avis que le cousin de M. Bhuiyan cesserait de chercher la famille de celui-ci s’il lui transférait le reste de ses biens. Toutefois, dans les éléments de preuve présentés, je ne vois rien qui aurait raisonnablement pu permettre à la SAR de parvenir à une telle conclusion. En effet, l’obtention des entreprises et des propriétés de M. Bhuiyan n’est que l’une des motivations du cousin de celui-ci; tout comme les imams, le cousin a aussi menacé M. Bhuiyan en raison de son inaction concernant l’orientation sexuelle de sa fille. La décision n’explique pas clairement comment la SAR est parvenue à la conclusion que cette deuxième motivation serait abandonnée si la première disparaissait. L’absence d’éléments de preuve à l’appui de cette conclusion de fait va à l’encontre d’une issue raisonnable (Valencia, au para 27).

[29] Depuis l’arrêt Vavilov, les motifs donnés par les décideurs administratifs revêtent une plus grande importance et ils sont maintenant le point de départ de l’analyse d’une demande de contrôle judiciaire. Ils constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov, au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause », ils permettent de démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite », et ils servent de bouclier contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov, au para 79). En somme, ce sont les motifs qui établissent la justification de la décision, et les cours de révision doivent les interpréter « de façon globale et contextuelle » et « eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés » (Vavilov, aux para 97, 103; Alexion Pharmaceuticals Inc. c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 au para 15).

[30] En l’espèce, je suis d’avis que les motifs de la SAR ne justifient pas sa décision de façon transparente et intelligible (Vavilov, aux para 81, 136). Au paragraphe 102 de Vavilov, la Cour suprême a conclu que la cour de révision « doit être convaincue qu’“[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, [...] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait” ». En l’espèce, il n’y a tout simplement pas de raisonnement à suivre, et la décision ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov, au para 99). Autrement dit, je ne puis apprécier correctement le caractère raisonnable du raisonnement suivi par la SAR étant donné que les motifs passent sous silence les questions mentionnées précédemment (Vavilov, au para 103). Si une décision raisonnable permet à la cour de révision de « de relier les points sur la page » (Vavilov, au para 97, citant Komolafe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431 au para 11), en l’espèce, les écarts entre le dossier et les motifs de la SAR empêchent de tirer certaines lignes.

[31] Compte tenu de la conclusion qui précède, il n’est pas nécessaire d’examiner le deuxième volet du critère relatif à la PRI, puisque la SAR n’a pas tenu compte de tous les éléments de preuve pertinents concernant la possibilité sérieuse de persécution ou le risque dans les endroits proposés comme PRI. Par conséquent, en me fondant sur le premier volet du critère relatif à la PRI, je conclus que la décision n’est pas raisonnable.

[32] Il est vrai que les conclusions de la SAR sur l’existence d’une PRI sont essentiellement factuelles et qu’elles tombent au cœur même de son expertise en matière d’immigration et de protection des réfugiés. Il est bien reconnu que la SAR profite des connaissances spécialisées de ses membres pour apprécier la preuve ayant trait à des faits qui relèvent de son champ d’expertise. Dans de telles circonstances, la norme de la décision raisonnable impose à la Cour une grande déférence à l’égard des conclusions de la SAR. Une cour de révision n’a pas pour mission de soupeser à nouveau les éléments de preuve au dossier ni de s’immiscer dans les conclusions de fait de la SPR pour y substituer les siennes (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55). Elle doit plutôt examiner les motifs dans leur ensemble, à la lumière du dossier (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 53), et se contenter de se demander si les conclusions revêtent un caractère irrationnel ou arbitraire. Toutefois, dans le cas des Bhuiyan, je ne puis conclure que la conclusion de la SAR à l’égard des endroits proposés comme PRI possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, car je ne peux trouver aucun élément de preuve à l’appui de sa conclusion factuelle.

IV. Conclusion

[33] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à la SAR afin qu’une nouvelle décision soit rendue par un tribunal différemment constitué.

[34] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1226-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.

  2. La décision du 14 janvier 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés a rejeté la demande d’asile des demandeurs est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour réexamen fondé sur les motifs de la Cour.

  3. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1226-22

 

INTITULÉ :

RAKEBUL ISLAM BHUIYAN ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 OCTOBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 MARS 2023

 

COMPARUTIONS :

Viken G. Artinian

 

Pour les demandeurs

 

Thi My Dung Tran

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen & Associés

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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