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Date : 20230322

Dossier : IMM-3451-22

Référence : 2023 CF 400

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 mars 2023

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

URU LIYANAGE DON PRASAD NISHANTHA GUNASINGHE ET AUTRES

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 21 mars 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté leur appel de la décision rendue le 4 novembre 2021 par la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. La SPR avait conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La question déterminante portait sur l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Anuradhapura ou à Batticaloa, au Sri Lanka.

[2] Les demandeurs affirment que la décision de la SAR était déraisonnable pour les raisons suivantes : a) la SAR a commis une erreur en rejetant les nouveaux éléments de preuve; b) la SAR a commis une erreur en rejetant leur demande d’audience; c) la SAR a commis une erreur en concluant qu’ils disposaient d’une PRI viable à Anuradhapura ou à Batticaloa.

[3] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincue que les demandeurs ont démontré que la décision de la SAR était déraisonnable et, par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

I. Contexte

[4] Uri Liyanage Don Prasad Nishantha Gunasinghe [le demandeur principal], son épouse, Agra Sajeewani Gomes [la demanderesse associée], et leurs deux filles [les demanderesses mineures] sont citoyens du Sri Lanka.

[5] Dans l’exposé circonstancié joint à leur formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA], le demandeur principal affirme que les demandeurs ont fui le Sri Lanka et sont venus au Canada après s’être fait harceler à différentes occasions par le président d’un conseil local nommé Sampath Chaminda Jayasinghe [SCJ], par le cousin de celui-ci nommé Sumith, par le fils de Sumith nommé Ganidu et par la police sri-lankaise. Les demandeurs disent craindre d’être persécutés par ces agents de persécution en raison du soutien apporté par le demandeur principal au United National Party [l’UNP] et de la fixation de Ganidu sur l’aînée des demanderesses mineures, Sanjini. Ils prétendent que, par l’entremise de la police, les agents de persécution disposent des relations et des ressources nécessaires pour les retrouver n’importe où au Sri Lanka. Le demandeur principal allègue qu’il a soutenu le candidat de l’UNP et qu’il a fait du porte-à-porte pour lui lors des élections municipales de février 2018 au Sri Lanka. SCJ, candidat d’un autre parti, lui a demandé de changer d’allégeance et de le soutenir. Lorsqu’il a refusé, SCJ l’a menacé. Pendant qu’il faisait campagne avec un groupe de partisans de l’UNP, les partisans et lui ont été provoqués et agressés par des associés de SCJ. Il a tenté de signaler l’agression au service de police sri-lankais local, au poste de Kahathuduwa, mais l’agent de police a refusé de l’aider.Selon le demandeur principal, après que SCJ eut remporté les élections et qu’il fut devenu président du conseil municipal local, celui-ci a commencé à les prendre pour cible, sa famille et lui, parce qu’il s’était opposé à SCJ et avait tenté de déposer une plainte à son égard auprès de la police. En outre, SCJ, qui était aussi un homme d’affaires, s’est immiscé dans les affaires du demandeur principal.

[6] En particulier, les demandeurs affirment que le fils du cousin de SCJ, Ganidu, a commencé à harceler Sanjini à l’école. Au début, il se contentait de la suivre et de lui offrir des lettres d’amour, mais le harcèlement s’est ensuite mué en contacts physiques non désirés, au point que Sanjini ne voulait plus aller à l’école. Un enseignant a parlé à Ganidu une fois, mais les autorités scolaires n’ont pas voulu aller plus loin. Le demandeur principal a autorisé Sanjini à cesser de fréquenter l’école. Il a tenté de porter plainte, mais la police a déclaré qu’il s’agissait d’une affaire privée de nature civile et a refusé de porter des accusations criminelles. Le père de Ganidu et SCJ ont tous deux appelé le demandeur principal pour faire pression sur lui afin qu’il accepte un mariage forcé entre Ganidu et Sanjini. SCJ a déclaré qu’il cesserait de s’immiscer dans les affaires du demandeur principal si celui-ci acceptait le mariage. Lorsque le demandeur principal a refusé, SCJ l’a averti que le maintien de son refus lui ferait [traduction] « perdre » sa fille. Le demandeur principal a considéré cet avertissement comme une menace pour la sécurité de sa fille. Il a indiqué qu’il ne croyait pas que sa famille serait en sécurité au Sri Lanka tant que Ganidu serait obsédé par Sanjini. Il a installé sa fille chez son cousin, près d’Anuradhapura, le temps de prendre des dispositions pour qu’elle vienne étudier au Canada.

[7] En juillet 2019, le demandeur principal a embauché un agent afin que celui-ci présente une demande d’admission dans une école de Toronto et une demande de visa pour lui afin qu’il puisse accompagner sa fille au Canada.

[8] En septembre 2019, Ganidu et quelques-uns de ses amis se sont présentés au domicile familial du demandeur principal à la recherche de Sanjini. La demanderesse associée, qui se trouvait au domicile à ce moment-là, leur a demandé de partir. Les garçons l’ont insultée et ont lancé des pierres sur la maison.

[9] Le 17 novembre 2019, le demandeur principal et Sanjini sont arrivés au Canada et, le 4 décembre 2019, le demandeur principal est retourné au Sri Lanka.

[10] Peu de temps après son retour au Sri Lanka, le demandeur principal est parti en voyage d’affaires. Pendant son absence, SCJ et son cousin se sont présentés au domicile familial et ont interrogé la demanderesse associée au sujet de leur fille. Les hommes se sont montrés violents verbalement, ils ont giflé la demanderesse associée et l’ont menacée. La demanderesse associée a appelé le demandeur principal pour lui demander de rentrer immédiatement. Le demandeur principal a annulé son voyage d’affaires et est retourné chez lui le 25 décembre 2019.

[11] Le 26 décembre 2019, le demandeur principal et la demanderesse associée se sont présentés au poste de police afin de porter plainte contre SCJ et son cousin pour voies de fait à l’encontre de la demanderesse associée. L’agent de police leur a dit de retourner chez eux et qu’il s’occuperait de l’affaire.

[12] Le 28 décembre 2019, deux agents de police se sont présentés au domicile du demandeur principal pour lui demander de les accompagner au poste de police, sans lui expliquer pourquoi. Selon le demandeur principal, une fois au poste de police, il a été détenu, battu et accusé d’avoir tenté de déposer une fausse plainte contre SCJ et son cousin. Un policier a pointé une arme sur le demandeur principal et lui a ordonné de signer un document disant qu’il avait une dette envers SCJ. Le policier a informé le demandeur principal que la fausse « dette » serait oubliée s’il acceptait de marier sa fille à Ganidu et s’il cessait de soutenir l’UNP. Le policier lui a dit qu’il avait le temps d’examiner la proposition avant que des mesures soient prises pour recouvrer la dette. Le policier l’a averti de ne pas discuter de l’incident avec qui que ce soit, sinon sa famille en souffrirait. Il a été relâché par la police plus tard ce jour-là.

[13] Le 29 décembre 2019, le demandeur principal s’est présenté dans une clinique privée pour recevoir les soins médicaux dont il avait besoin en raison des coups que les policiers lui avaient donnés.

[14] Peu de temps après, les demandeurs (sauf Sanjini) se sont enfuis chez le cousin du demandeur principal. Ils y sont restés pendant que le demandeur principal prenait des dispositions avec le même agent pour obtenir des visas afin de quitter le Sri Lanka. L’agent a déplacé les membres de la famille vers un village situé en périphérie de Colombo, où ils sont restés jusqu’à ce que des dispositions puissent être prises pour qu’ils quittent vers le Canada. Ils sont finalement arrivés au Canada en février 2020 et les quatre demandeurs ont présenté une demande d’asile en avril 2020.

[15] Le 4 novembre 2021, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs, concluant que ceux-ci n’étaient pas exposés à un risque sérieux de persécution ou à un risque de préjudice au titre du paragraphe 97(1) de la LIPR. La question déterminante dont la SPR était saisie concernait la conclusion selon laquelle les demandeurs disposaient d’une PRI à Anuradhapura ou à Batticaloa. Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR, affirmant que la décision de la SPR était déraisonnable pour les raisons suivantes : a) la SPR avait commis une erreur dans son analyse de la portée et de l’influence des agents de persécution en dehors de leur localité; b) la SPR n’avait effectué aucune analyse de la crédibilité; c) les demandeurs devraient vivre dans la clandestinité dans les villes proposées comme PRI; d) la SPR n’avait pas tenu compte du risque de préjudice pour Sanjini.

[16] En appel devant la SAR, les demandeurs ont présenté trois documents comme nouveaux éléments de preuve : i) une lettre du cousin de la demanderesse associée, datée du 4 décembre 2021; ii) une lettre d’un ami et camarade de classe de l’aînée des demanderesses mineures, datée du 22 décembre 2021; iii) une page Web du conseil municipal, datée du 7 décembre 2021. Selon les deux lettres, un membre de la famille et un ami des demandeurs avaient été approchés par Ganidu et la police sri-lankaise, qui étaient toujours à la recherche des demandeurs. Ces deux lettres avaient été reçues quelques semaines après la réception, par les demandeurs, de la décision défavorable de la SPR. La page Web du conseil municipal contenait une liste des personnes qui étaient membres du conseil à l’époque.

[17] La SAR a admis la page Web en preuve, notant que la liste des membres du conseil avait été mise à jour après la décision de la SPR et qu’elle satisfaisait donc aux exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR. La SAR a jugé que la page Web semblait crédible et pertinente, puisqu’elle montrait que SCJ continuait d’exercer son rôle politique malgré les accusations criminelles en instance que la SPR avait relevées. La SAR a examiné les nouveaux éléments de preuve et elle a conclu qu’ils ne montraient pas que SCJ avait de l’influence à l’extérieur de leur localité.

[18] La SAR a conclu que, même si les autres nouveaux éléments de preuve satisfaisaient aux exigences du paragraphe 110(4), ils manquaient de crédibilité. Elle a mentionné qu’elle trouvait « trop fortuit » que, quelques semaines après avoir reçu la décision défavorable de la SPR (instance dans laquelle ils n’avaient présenté aucune preuve indiquant que des menaces avaient été proférées depuis décembre 2019), les demandeurs aient appris que les agents de persécution étaient toujours à leur recherche alors qu’ils avaient passé près de deux ans au Canada sans aucune nouvelle dans ce sens. Elle a jugé que, dans les circonstances, le contexte et le moment des prétendues interactions étaient « très suspect[s] ». Elle a conclu que les lettres présentées comme nouveaux éléments de preuve n’étaient pas crédibles et qu’elles n’étaient donc pas admissibles.

[19] Les demandeurs ont demandé la tenue d’une audience, ce qui leur a été refusé. La SAR a déclaré qu’étant donné que les éléments de preuve étaient des documents de tiers qui ne soulevaient pas de question importante quant à la crédibilité des demandeurs, rien ne justifiait la tenue d’une audience au titre du paragraphe 110(6).

[20] Dans sa décision, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Anuradhapura ou à Batticaloa. La SAR a conclu ce qui suit : a) la SPR s’est penchée sur la question de la corruption policière et, en effet, la preuve ne permet pas de conclure que la police sri-lankaise aiderait SCJ à retrouver les demandeurs partout au Sri Lanka; b) il aurait été « préférable » que la SPR commente la crédibilité des allégations, mais ne pas l’avoir fait ne constituait pas une erreur, et les allégations principales étaient crédibles; c) la preuve n’étayait pas la thèse des demandeurs selon laquelle ils devraient vivre dans la clandestinité; d) la SPR a tenu compte de facteurs liés à la langue, à l’éducation et à l’emploi, et elle n’a pas omis de tenir compte du risque de préjudice pour Sanjini pour parvenir à la conclusion qu’aucun des demandeurs ne serait exposé à un risque de préjudice dans les villes proposées comme PRI.

II. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[21] La présente demande soulève les questions suivantes :

  1. La SAR a-t-elle commis une erreur en admettant les nouveaux éléments de preuve et, de manière connexe, a-t-elle commis une erreur en rejetant la demande d’audience des demandeurs relativement à cette question?

  2. La décision de la SAR était-elle raisonnable?

[22] La norme de la décision raisonnable s’applique à toutes les questions soulevées par la présente demande [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]; Iyere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 67 au para 16].

[23] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit établir si la décision qui fait l’objet du contrôle, y compris le raisonnement qui la sous-tend et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable [voir Vavilov, précité, aux para 15, 83, 85, 99, 100]. La Cour n’interviendra que si elle est convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence [Adeniji-Adele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 418 au para 11].

III. Analyse

A. Le refus de la SAR d’admettre les lettres comme nouveaux éléments de preuve et de tenir une audience était raisonnable

[24] Le paragraphe 110(4) de la LIPR, qui traite de l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve en appel devant la SAR, prévoit ce qui suit :

Éléments de preuve admissibles

Evidence that may be presented

(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

[25] Le paragraphe 110(4) prévoit que la SAR ne peut examiner de nouveaux éléments de preuve que : i) s’ils sont survenus depuis la décision de la SPR; ou ii) s’ils n’étaient alors pas normalement accessibles ou que la personne en cause ne les aurait pas normalement présentés au moment où la SPR a rendu sa décision défavorable. Les conditions strictes prévues par la loi offrent une approche restrictive quant à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve [voir Demberel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 731 au para 31; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 96 [Singh] au para 63]. Le critère établi au paragraphe 110(4) est disjonctif, ce qui signifie que la SAR doit examiner si les nouveaux éléments de preuve ne satisfont pas aux deux conditions énoncées au paragraphe 110(4) [voir Olowolaiyemo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 895 [Olowolaiyemo] aux para 19-20]. De plus, même si la preuve des demandeurs entre dans l’une des deux catégories de preuve prévues au paragraphe 110(4), la SAR peut toujours exercer son pouvoir discrétionnaire pour l’accepter ou non [voir Olowolaiyemo, précitée, au para 20]. Toutefois, si elle juge que les nouveaux éléments de preuve ne satisfont pas aux conditions énoncées au paragraphe 110(4), la SAR ne dispose pas de la latitude nécessaire pour les admettre [voir Figueroa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 521 aux para 23, 45].

[26] Si les nouveaux éléments de preuve satisfont aux conditions explicites du paragraphe 110(4), la SAR doit aussi être convaincue qu’ils satisfont aux critères implicites liés à la crédibilité, à la pertinence, au caractère substantiel et à la nouveauté énoncés dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 [Raza], sous réserve des adaptations nécessaires [voir Singh, précité, aux para 38, 74].

[27] Les demandeurs affirment que la SAR a commis une erreur en rejetant les lettres du cousin et du camarade de classe, car elles répondaient aux conditions du paragraphe 110(4) du fait qu’elles décrivaient en détail des événements survenus après l’audience devant la SPR. Ils soutiennent que les lettres sont pertinentes et probantes puisqu’elles concernent des allégations importantes formulées dans la demande d’asile et que les deux lettres étaient signées, datées et accompagnées de documents d’identité.

[28] Je ne vois aucune erreur de ce genre. La SAR a reconnu que les lettres répondaient aux conditions prévues au paragraphe 110(4). Toutefois, le fait de répondre aux exigences prévues par la loi n’est pas le seul critère d’admissibilité. Les lettres doivent également respecter les exigences énoncées dans les arrêts Raza et Singh, et en l’espèce, la SAR a conclu que les lettres manquaient de crédibilité. Si la SAR conclut qu’un nouvel élément de preuve manque de crédibilité, la pertinence et la nouveauté de cet élément de preuve ne sont pas déterminantes [voir Marquez Obando c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 441 [Marquez Obando] au para 18].

[29] Les demandeurs affirment aussi que, compte tenu des réserves qu’elle avait quant à la crédibilité des lettres en raison des circonstances dans lesquelles elles avaient été produites, la SAR était tenue de convoquer une audience avant de décider que les documents n’étaient pas admissibles. S’étant vu refuser la tenue d’une audience, les demandeurs soutiennent qu’il y a eu atteinte à leur droit à l’équité procédurale.

[30] Je rejette l’affirmation des demandeurs. Le paragraphe 110(6) de la LIPR prévoit que la SAR peut tenir une audience si de nouveaux éléments de preuve documentaire soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité des demandeurs, s’ils sont essentiels pour la prise de la décision relative à la demande d’asile et, à supposer qu’ils soient admis, s’ils justifieraient que la demande d’asile soit accordée ou refusée. Plus précisément, le paragraphe prévoit ce qui suit :

[31] Il ressort des paragraphes 110(3), (4) et (6) de la LIPR que la SAR ne peut tenir une audience que s’il y a de nouveaux éléments de preuve qui satisfont aux conditions énoncées au paragraphe 110(4) et au critère implicite de la crédibilité [voir Marquez Obando, précitée, aux para 24, 26]. La Cour a conclu à maintes reprises que rien n’oblige la SAR à tenir une audience pour déterminer si un document présenté comme nouvel élément de preuve est crédible, car une conclusion concernant la crédibilité relativement à l’admissibilité d’un nouvel élément de preuve n’équivaut pas à une appréciation de la crédibilité d’un demandeur [voir AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 61 au para 17; Mohamed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1145 aux para 19-21; Sunday c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 266 aux para 42-44; Singh, précité, au para 44].

[32] En outre, les demandeurs affirment que, même si rien ne l’obligeait à tenir une audience, la SAR a tiré une conclusion d’invraisemblance déraisonnable en ce qui concerne la crédibilité des lettres, car cette conclusion était fondée sur la période au cours de laquelle les incidents s’étaient produits. Ils soutiennent que la SAR n’a pas examiné le contenu des lettres et n’a pas reconnu que les allégations contenues dans celles-ci concordaient avec les allégations importantes formulées dans la demande d’asile des demandeurs. Ils ajoutent qu’il peut sembler fortuit que les événements décrits dans les lettres se soient produits dans les semaines qui ont suivi la décision défavorable de la SPR, mais que cela ne signifie pas pour autant que les incidents ne se sont pas produits. Selon les demandeurs, il est déraisonnable de rejeter des éléments de preuve au motif qu’ils ne sont pas crédibles simplement parce que les événements qu’ils décrivent sont inhabituels ou improbables.

[33] Je rejette cette affirmation. L’invraisemblance est un des facteurs employés pour tirer une conclusion quant à la crédibilité, et la SAR est en droit de tirer des conclusions fondées sur ce facteur [voir Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au para 26]. Des éléments de preuve non réfutés peuvent être rejetés s’ils ne sont pas compatibles avec les probabilités propres à l’affaire dans son ensemble [voir Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116 aux para 9-10]. Cependant, une conclusion d’invraisemblance ne devrait être tirée que dans les cas les plus évidents, c’est-à-dire si les faits présentés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le demandeur d’asile le prétend. La prudence s’impose au moment de rejeter des éléments de preuve pour invraisemblance, compte tenu des réserves quant à la subjectivité et au contexte culturel [voir Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 [Valtchev] au para 7].

[34] La Cour a appliqué les formulations « les cas les plus évidents » et « ne pouvaient pas se produire » tirées de la décision Valtchev aux situations où il est « clairement invraisemblable » que les événements se soient produits de la manière alléguée, à la lumière du bon sens ou de la preuve au dossier [voir Zaiter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 908 au para 8; Aguilar Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155 aux para 10-11].

[35] En l’espèce, la SAR a résumé le contenu et la source de chaque lettre, a reconnu que les allégations contenues dans les lettres touchaient directement au cœur de la décision défavorable de la SPR et a fait remarquer que les lettres avaient été présentées quelques semaines après que la SPR eut expliqué que sa décision défavorable était attribuable au fait que rien n’indiquait que les demandeurs avaient reçu des menaces depuis décembre 2019. La directive établie dans l’arrêt Raza indique clairement que les sources des nouveaux éléments de preuve et les circonstances dans lesquelles ils ont vu le jour font partie de l’analyse de la crédibilité, qui est exactement l’analyse qu’a effectuée la SAR. Les demandeurs n’ont avancé aucun argument qui me convainc que la conclusion de la SAR était déraisonnable dans les circonstances.

B. La conclusion de la SAR quant à l’existence d’une PRI viable à Anuradhapura ou à Batticaloa était raisonnable

[36] Le critère à deux volets relatif à la PRI a été décrit de la manière suivante par le juge McHaffie aux paragraphes 8 et 9 de la décision Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 :

[8] Pour établir s’il existe une PRI viable, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que (1) le demandeur ne sera pas exposé à la persécution (selon une norme de la « possibilité sérieuse ») ou à un danger ou un risque au titre de l’article 97 (selon une norme du « plus probable que le contraire ») dans la PRI proposée; et (2) en toutes les circonstances, y compris les circonstances propres au demandeur d’asile, les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge : Thirunavukkarasu, aux pages 595 à 597; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643, aux para 10 à 12.

[9] Les deux « volets » du critère doivent être remplis pour appuyer la conclusion qu’un demandeur d’asile dispose d’une PRI viable. Le seuil du deuxième volet du critère de la PRI est élevé. Il faut « une preuve réelle et concrète de l’existence » de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité des demandeurs tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr : Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF), au para 15. [...]

[37] En ce qui concerne le premier volet du critère, les demandeurs affirment que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte de la capacité des agents de persécution à les retrouver dans les villes proposées comme PRI et en écartant le fait que les politiciens locaux sont liés à des politiciens de rang supérieur qui ont des relations avec des autorités policières corrompues partout au pays. Ils renvoient à la preuve documentaire qui indique que la corruption demeure un problème grave au sein de la police sri-lankaise.

[38] De plus, les demandeurs soutiennent que la SAR a trop insisté sur le fait que les agents de persécution ne les avaient pas cherchés depuis leur arrivée au Canada, car le simple passage du temps ne permet pas de conclure que les agents de persécution n’ont plus d’intérêt à leur égard. Ils font valoir qu’il est probable que les agents de persécution ne les aient pas retrouvés lorsqu’ils se sont installés chez le cousin du demandeur principal, près de Colombo, avant de venir au Canada, parce qu’ils n’y sont restés que brièvement. Ils affirment que la Cour a déjà clairement établi qu’il n’est pas raisonnable de spéculer quant aux actions, aux motifs, aux moyens et aux intentions des agents de persécution ou de tenter de les rationaliser, et que c’est une erreur de supposer qu’un agent de persécution se comporterait d’une certaine manière. Ils ajoutent qu’il était déraisonnable pour la SAR de conclure que les agents de persécution n’avaient plus d’intérêt à leur égard depuis leur arrivée au Canada, car ils pourraient ne pas avoir appris, du fait qu’ils sont à l’extérieur du pays, que des représailles ont été exercées.

[39] Je rejette les affirmations des demandeurs. Je conclus que rien dans l’analyse faite par la SAR du premier volet du critère relatif à la PRI ne justifie l’intervention de la Cour. La SAR a tenu compte de la preuve tirée du cartable national de documentation concernant la police sri-lankaise et des observations des demandeurs à ce sujet. Elle a noté que la preuve, y compris le témoignage du demandeur principal, indiquait que les agents de persécution avaient accès à quelques agents de police locaux corrompus. Elle a apprécié la preuve et a conclu que celle-ci n’étayait pas l’argument selon lequel la police sri-lankaise aiderait SCJ à retrouver les demandeurs partout au Sri Lanka, une conclusion qu’il lui était raisonnablement loisible de tirer. Elle a convenu que, même si la preuve montrait que SCJ demeurait le président du conseil local, les demandeurs n’avaient pas fourni une preuve objective suffisante pour démontrer qu’il avait de l’influence au-delà de leur localité. Fait important, je fais remarquer que les demandeurs ont admis devant la SAR qu’ils n’avaient pas fourni une preuve objective suffisante pour démontrer que le président avait de l’influence dans les villes proposées comme PRI.

[40] De plus, je conclus qu’il était raisonnable pour la SAR de tenir compte du fait que les agents de persécution n’avaient pas tenté de retrouver les demandeurs après leur réinstallation à Anuradhapura, à Colombo puis au Canada pour conclure qu’ils n’avaient pas la motivation de poursuivre les demandeurs dans les villes proposées comme PRI, étant donné l’absence d’une preuve objective démontrant que les agents de persécution avaient toujours un intérêt à poursuivre les demandeurs [voir Cherednyk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 873 au para 28].

[41] En ce qui concerne le second volet du critère relatif à la PRI, les demandeurs affirment que la SAR n’a pas tenu compte de la preuve montrant ce qui suit : a) les demanderesses mineures ne savent ni lire ni écrire en singhalais, ce qui nuirait à leur capacité à faire des études au Sri Lanka; b) les demandeurs (en particulier Sanjini) devraient vivre dans la clandestinité dans les villes proposées comme PRI.

[42] Je rejette cette affirmation. Les demandeurs n’ont pas soulevé la question de la capacité des demanderesses mineures à lire ou à écrire en singhalais devant la SAR et il ne leur est donc pas loisible de reprocher maintenant à la SAR de ne pas avoir tenu compte de cet argument. De plus, contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, la SAR a expressément examiné l’allégation selon laquelle les demandeurs devraient vivre dans la clandestinité dans les villes proposées comme PRI et elle a expliqué de façon intrinsèquement cohérente et rationnelle les raisons pour lesquelles elle rejetait l’allégation. Je ne suis pas convaincue que les demandeurs ont établi que la SAR n’avait pas tenu compte d’un élément de preuve en particulier pour tirer cette conclusion.

IV. Conclusion

[43] Je suis convaincue que la SAR a examiné la preuve et a expliqué ses conclusions à la lumière de celle-ci, de sorte que sa décision présente les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité. Comme les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de démontrer que la décision de la SAR était déraisonnable, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[44] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3451-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3451-22

INTITULÉ :

URU LIYANAGE DON PRASAD NISHANTHA GUNASINGHE ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 MARS 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS :

LE 22 MARS 2023

COMPARUTIONS :

Yelda Anwari

Pour les demandeurs

Leila Jawando

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anwari Law

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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