Date : 20230314
Dossier : T‑1017‑22
Référence : 2023 CF 349
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 14 mars 2023
En présence de madame la juge Go
ENTRE : |
SOHAIL M YOUSOF |
demandeur |
et |
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] M. Sohail Yousof [le demandeur] a présenté deux demandes en vue d’obtenir la Prestation canadienne de relance économique [la PCRE] pour les 27 périodes de deux semaines allant du 27 septembre 2020 au 9 octobre 2021. L’Agence du revenu du Canada [l’ARC] a examiné les demandes du demandeur et, dans une lettre datée du 10 décembre 2021, l’a informé qu’il n’était pas admissible à la PCRE parce qu’il n’avait pas gagné au moins 5 000 $ (avant impôt) provenant d’un revenu d’emploi ou d’un revenu net d’un travail indépendant en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande [la décision initiale].
[2] Le demandeur a interjeté appel de la décision initiale et un autre agent de l’ARC [l’agent] a effectué un examen de deuxième niveau de sa demande de PCRE. L’agent a confirmé la décision initiale dans une lettre datée du 14 avril 2022, et il a conclu que le demandeur n’était pas admissible à la PCRE pour la même raison [la décision].
[3] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision. Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur.
II. Contexte
[4] Entre 2012 et mai 2019 environ, le demandeur a travaillé à temps partiel dans une agence de placement appelée Labour Ready. Tout au long de cette période, il a également exploité sa propre entreprise, eSpydro Webs Inc. [eSpydro], dans le cadre de laquelle il créait et mettait à jour des sites Web pour ses clients, principalement des petites entreprises.
[5] Le demandeur a d’abord présenté une demande de PCRE pour les 25 périodes de deux semaines allant du 27 septembre 2020 au 11 septembre 2021. Sa deuxième demande de PCRE visait les deux périodes de deux semaines allant du 12 septembre 2021 au 9 octobre 2021.
[6] La première demande de PCRE du demandeur a été acceptée, et l’ARC lui a versé une somme d’environ 23 000 $. Après les versements, l’ARC a entamé son processus de validation afin d’examiner les deux demandes de PCRE.
[7] Au cours de l’examen des demandes de PCRE du demandeur, ce dernier a fourni des copies de factures, des calculs et des renseignements tirés de sa déclaration de revenus [les observations initiales].
[8] Le 7 décembre 2021, un agent de l’ARC a communiqué avec le demandeur par téléphone et lui a demandé de présenter des documents prouvant qu’il avait déposé les montants indiqués sur les factures soumises. Le demandeur a informé l’agent qu’il n’avait pas de compte bancaire et qu’il ne pouvait pas déposer les sommes dues.
[9] L’agent de l’ARC a conclu que, d’après les renseignements dont il disposait, le demandeur n’était pas admissible à la PCRE, et il lui a fait parvenir la décision initiale le 10 décembre 2021.
[10] Le demandeur a demandé un examen de deuxième niveau le 30 décembre 2021 et a fourni d’autres documents, notamment des observations écrites, des copies de factures, des calculs et des renseignements tirés de sa déclaration de revenus [les observations subséquentes].
[11] Le demandeur a joint à ses observations subséquentes sa déclaration de revenus de 2019, laquelle indique qu’il a gagné 6 065 $ au titre des autres revenus. Il affirme que ce montant provient des travaux qu’il a exécutés à titre d’entrepreneur indépendant pour eSpydro.
[12] Les factures produites dans le cadre des observations subséquentes concernaient également le travail que le demandeur a effectué pour eSpydro entre février 2019 et juillet 2020, et totalisaient 5 073,75 $.
[13] Le demandeur a également joint à ses observations subséquentes un rapport de police daté du 23 août 2020 [le rapport de police] concernant un vol dont il a été victime le 21 août 2020 à la gare Union à Toronto. Il a déclaré qu’il s’était fait voler deux sacs. Le rapport de police mentionne que ces sacs contenaient [traduction] « d’autres articles importants liés à des usages personnel et professionnel, comme des formulaires d’impôt contenant des renseignements fiscaux, des documents bancaires, etc. »
[14] Lors d’un appel téléphonique avec l’agent le 8 avril 2022, le demandeur a de nouveau expliqué qu’il n’avait pas de compte bancaire et qu’il avait encaissé les chèques qu’il avait reçus.
[15] L’agent a examiné les documents au dossier et a préparé un rapport détaillant l’analyse effectuée lors du deuxième examen [le rapport du deuxième examen].
[16] L’agent a confirmé la décision initiale le 14 avril 2022 et a conclu que le demandeur n’était pas admissible à la PCRE, car il n’avait pas gagné au moins 5 000 $ (avant impôt) provenant d’un revenu d’emploi ou d’un revenu net d’un travail indépendant en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande.
[17] Les motifs de la décision sont rédigés en ces termes dans le rapport du deuxième examen :
[traduction]
Le contribuable a présenté des factures totalisant 5 073,75 $ pour des travaux contractuels effectués en 2019 et en 2020; toutefois, il a expliqué avoir été payé comptant, et il n’a pas été en mesure de fournir de chèques ou de relevés bancaires pour prouver ses revenus. Il a expliqué que pendant cette période, il n’avait pas de compte bancaire et qu’il était donc payé principalement en espèces et par l’entremise de Western Union. Il a ajouté qu’il n’avait pas d’autres documents à fournir pour prouver ses revenus, à l’exception de la facture.
[18] Le rapport du deuxième examen indique que le demandeur a une dette de 22 500 $ envers l’ARC pour les versements de la PCRE qu’il a reçus.
III. Analyse
[19] En l’espèce, la question déterminante est de savoir si la décision était raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65; Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 au para 16.
[20] À l’audience, le défendeur a admis que la décision n’était pas raisonnable. La Cour se réjouit de cette concession.
[21] Je n’ai pas à aborder les questions d’équité procédurale soulevées par le demandeur.
[22] Les critères d’admissibilité en cause pour la PCRE sont énumérés dans la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, partie 1 de la Loi sur des mesures en réponse à la COVID‑19, LC 2020, c 12, art 2 [la Loi sur les PCRE], dont les dispositions pertinentes se trouvent à l’annexe A.
[23] L’article 6 de la Loi sur les PCRE habilite l’ARC à demander des renseignements à un demandeur et oblige ce dernier à fournir les renseignements demandés pour prouver son admissibilité. Toutefois, comme l’a fait valoir le demandeur, les lignes directrices de l’ARC intitulées [traduction] « Confirmation de l’admissibilité à la Prestation canadienne de la relance économique (PCRE), et à la Prestation canadienne de la relance économique pour proches aidants (PCREPA), et à la Prestation canadienne de maladie pour la relance économique (PCMRE) »
[les lignes directrices de l’ARC] contiennent une liste de preuves de revenu acceptables, qui comprend, notamment, des factures pour des services rendus, des contrats et [TRADUCTION] « tout autre document qui permettait de justifier un revenu d’emploi de 5 000 $ »
.
[24] Comme la Cour l’a expliqué dans la décision Santaguida c Canada (Procureur général), 2022 CF 523, [Santaguida] :
[26] Conformément à l’article 6 de la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art 2, le demandeur était tenu de fournir tout renseignement exigé par l’ARC relativement à la demande.
[27] Pour déterminer si un demandeur était admissible, les agents se servaient d’un document intitulé « Confirmation de l’admissibilité à la Prestation canadienne de la relance économique (PCRE), et à la Prestation canadienne de la relance économique pour proches aidants (PCREPA), et à la Prestation canadienne de maladie pour la relance économique (PCMRE) » [les lignes directrices de l’ARC] pour les orienter. Il y était question des documents que devait présenter le demandeur pour démontrer qu’il avait gagné au moins 5 000 $. Comme preuve acceptable des revenus d’emploi, le demandeur pouvait fournir des bordereaux de paie récents, des lettres de vérification de l’emploi, un relevé d’emploi, des relevés bancaires comprenant le nom, l’adresse et le dépôt de la paie, ainsi que tout autre document qui permettait de justifier un revenu d’emploi de 5 000 $. Pour ce qui est des revenus d’un travail indépendant, les lignes directrices de l’ARC donnaient plusieurs exemples d’une preuve acceptable, dont des factures aux clients indiquant la date du service, le nom du client, le coût du service et le type de paiement reçu.
[Non souligné dans l’original]
[25] En l’espèce, le demandeur a fourni à l’ARC un type de preuve qui figurait dans les lignes directrices de l’ARC et que la Cour a jugé acceptable dans l’affaire Santaguida.
[26] De plus, comme le défendeur l’a souligné dans ses observations écrites, l’agent a pris acte des 6 065 $ déclarés par le demandeur au titre des autres revenus lorsqu’il a examiné la déclaration de revenus de 2019 de ce dernier. Le défendeur a également souligné que l’agent avait examiné les factures d’eSpydro soumises dans le cadre des observations initiales et subséquentes et qu’il était parvenu à un total de 5 073,75 $ pour la période allant de février 2019 à juillet 2020. Par conséquent, la seule raison pour laquelle l’agent a conclu que le demandeur était inadmissible était que ce dernier n’avait pas été en mesure de produire des chèques et des relevés bancaires pour prouver qu’il avait déposé le revenu provenant d’un travail autonome.
[27] Comme le demandeur l’a expliqué au cours du premier et du deuxième examen, il n’a pas été en mesure de fournir de tels documents parce qu’il n’avait pas de compte bancaire et que ses dossiers d’entreprise avaient été volés avec ses sacs en août 2020.
[28] La PCRE a été mise en place pour offrir une aide financière aux employés et aux travailleurs autonomes directement touchés par la pandémie de COVID‑19 et à ceux qui ne sont pas admissibles aux prestations d’assurance‑emploi. La Loi sur les PCRE confère des prestations visant à fournir une aide rapide à ceux qui en ont besoin.
[29] Ni la Loi sur les PCRE ni les lignes directrices de l’ARC ne mentionnent que les relevés bancaires sont la seule preuve de revenu admissible. En guise de remarque incidente, je prends acte d’office du fait que certains segments de la population canadienne vivent en marge de la société et n’ont peut‑être pas de compte bancaire et qu’ils seraient touchés de façon disproportionnée si les relevés bancaires étaient considérés comme une exigence obligatoire.
[30] Comme la juge Furlanetto l’a souligné dans la décision Sjogren c Canada (Procureur général), 2022 CF 951 :
[29] L’imposition d’une obligation de fournir des relevés bancaires empêche effectivement la demanderesse d’obtenir la PCRE si elle ne dépose pas l’argent reçu à la banque. En outre, une telle obligation ne semble pas reconnaître les divers renseignements qui pourraient être fournis pour prouver le revenu selon les lignes directrices sur la PCRE.
[31] Le juge McHaffie a tiré une conclusion semblable dans la décision Crook c Canada (Procureur général), 2022 CF 1670 [Crook] :
[15] À mon avis, la décision de l’agent ne satisfait pas aux normes de justification, de transparence et d’intelligibilité requises pour qu’une décision soit raisonnable. Je fonde cette conclusion principalement sur l’absence d’explication de la part de l’agent justifiant pourquoi les [traduction] « factures détaillées » fournies par M. Crook ne suffisaient pas dans le contexte pour prouver qu’il avait touché au moins 5 000 $ de revenu d’un travail à son compte pendant la période de 12 mois précédant sa demande de PCRE. Bien que l’agent ait accepté la plausibilité des affirmations de M. Crook et n’ait tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité de celui‑ci, il semble avoir conclu que des relevés bancaires montrant des dépôts d’argent comptant, des reçus pour des fournitures ou d’autres documents étaient nécessaires pour que M. Crook prouve ses revenus. Cette conclusion a été tirée malgré la nature du travail de M. Crook, qui, à première vue, ne générerait pas de documents comme des reçus, et malgré les explications de M. Crook quant à la raison pour laquelle il ne déposait pas chaque paiement en argent comptant de quelques centaines de dollars dans son compte bancaire, une explication que l’agent n’a pas mise en doute.
[Non souligné dans l’original]
[32] Je conviens avec le demandeur que l’ARC dispose d’autres moyens pour vérifier son revenu en plus des relevés bancaires et des chèques. Le demandeur a présenté à l’ARC des factures contenant les noms, les numéros de téléphone et les courriels de ses clients. L’agent aurait pu communiquer avec ces entreprises pour confirmer le travail effectué par le demandeur et les montants qu’il a reçus pour son travail.
[33] Comme l’agent a insisté au sujet de certains documents qu’il savait que le demandeur ne pouvait pas produire pour des raisons indépendantes de sa volonté, et comme il n’a pas expliqué sa conclusion selon laquelle les documents fournis par le demandeur ne constituaient pas une preuve suffisante, la décision manquait de transparence, d’intelligibilité et de justification et était donc déraisonnable.
[34] En outre, comme la Cour l’a précisé au paragraphe 17 de la décision Crook : « [u]ne dérogation inexpliquée aux lignes directrices peut être l’indice d’une décision déraisonnable »
. La Cour a poursuivi ainsi au paragraphe 20 :
Des situations où des petites entreprises acceptent des paiements en argent comptant sont clairement envisagées par les Lignes directrices, lesquelles indiquent plusieurs moyens pouvant servir à prouver des revenus sans relevés bancaires ou autres reçus, dont les factures créées par ces entreprises. Néanmoins, l’agent dans la présente affaire n’a pas expliqué pourquoi les [traduction] « factures détaillées » de M. Crook n’étaient pas acceptables, et il n’a pas expliqué non plus pourquoi il avait dérogé aux Lignes directrices, qui indiquaient que ces documents constituaient des preuves acceptables de revenus. Vu l’absence de telles explications, je conclus que la décision ne comporte pas les caractéristiques d’une décision raisonnable : Alexion au para 58 […]
[35] De même, en l’espèce, l’agent s’est déraisonnablement écarté des lignes directrices de l’ARC en exigeant que le demandeur produise des relevés bancaires, sans tenir compte des factures détaillées que le demandeur avait déjà présentées comme preuve de revenu.
IV. Réparation demandée
[36] Le demandeur demande à la Cour d’annuler la décision selon laquelle il ne satisfait pas aux critères d’admissibilité à la PCRE. Le demandeur soutient qu’il ne devrait pas avoir à rembourser à l’ARC les paiements de la PCRE reçus et que le reste des prestations de la PCRE auxquelles il a droit doit lui être versé. Il demande également à la Cour de lui adjuger des dépens.
[37] Bien que je juge la décision déraisonnable, il ne m’appartient pas d’ordonner à l’ARC d’annuler la dette du demandeur ou de reprendre le versement des prestations au demandeur. Je peux uniquement annuler la décision et renvoyer l’affaire à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision. Je m’attends à ce que l’ARC donne au demandeur l’occasion de fournir d’autres documents pour étayer sa demande de PCRE, et qu’elle utilise d’autres moyens pour vérifier le revenu déclaré du demandeur comme travail autonome.
[38] Comme il a admis que la décision est déraisonnable, le défendeur demande à la Cour de réduire les dépens qu’elle adjugera, le cas échéant, en faveur du demandeur, puisque ce dernier a refusé à deux reprises les offres de règlement du défendeur.
[39] Je remarque que, dans la décision Crook, la Cour a ordonné au défendeur de payer au demandeur des dépens de 1 120 $. Compte tenu de toutes les circonstances de l’espèce, j’ordonne des dépens de 800 $ contre le défendeur.
V. Conclusion
[40] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.
[41] Le défendeur devra payer au demandeur des dépens d’un montant de 800 $.
JUGEMENT dans le dossier no T‑1017‑22
LA COUR ORDONNE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.
Le défendeur doit payer au demandeur des dépens d’un montant de 800 $.
« Avvy Yao‑Yao Go »
Juge
Traduction certifiée conforme
Mélanie Vézina
Annexe A
Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art. 2,
Canada Recovery Benefits Act, SC 2020, c 12, s. 2
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T‑1017‑22 |
INTITULÉ :
|
SOHAIL M YOUSOF c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Toronto (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 1er MARS 2023
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE GO
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 14 MARS 2023
|
COMPARUTIONS :
Sohail M Yousof |
POUR son propre compte |
Tigra Bailey |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |