Dossier : T-1425-22
Référence : 2023 CF 331
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Edmonton (Alberta), le 10 mars 2023
En présence de madame la juge Aylen
ENTRE : |
GIANNINA VELASCO |
demanderesse |
et |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Commission de l’assurance-emploi du Canada [la Commission], datée du 13 juin 2022 [la décision], dans laquelle la Commission a jugé qu’elle n’avait pas le pouvoir de statuer sur la demande, présentée par la demanderesse, en révision d’une décision de la Commission. Celle‑ci avait délivré à la demanderesse un avis de dette concernant un versement excédentaire allégué au titre de la prestation canadienne d’urgence [la PCU].
[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la Commission n’est pas raisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.
II. Le contexte et la décision contestée
[3] La demanderesse a déposé une demande de prestations régulières d’assurance-emploi après son dernier jour de travail, le 17 mars 2020, en raison d’un manque de travail.
[4] La Commission a déterminé que la demande en était une au titre de la prestation d’assurance-emploi d’urgence [la PAEU] commençant le 15 mars 2020. Le 6 avril 2020, la demanderesse a reçu un paiement anticipé de 2 000 $ au titre de la PAEU, suivi du paiement de la PAEU pour sept semaines additionnelles couvrant la période du 15 mars au 14 juin 2020, pour un total de onze semaines.
[5] En fin de compte, la Commission a conclu qu’en fonction de la rémunération de la demanderesse, celle-ci n’avait, en fait, droit qu’à sept semaines au titre de la PAEU. Comme la demanderesse n’a pas perçu de la PAEU durant une longue période, la Commission n’a pas été en mesure de recouvrer les montants avancés en les déduisant de semaines de prestations ultérieures. Par conséquent, le 5 avril 2022, la Commission a envoyé un avis de dette à la demanderesse, l’informant d’un trop-perçu et lui demandant de rembourser l’avance de 2 000 $.
[6] Le 12 avril 2022, la demanderesse a communiqué avec la Commission pour obtenir des renseignements sur l’avis de dette et a été informée de son droit de demander une révision de la décision.
[7] Le 28 avril 2022, la demanderesse a soumis le formulaire « Demande de révision d’une décision d’assurance-emploi »
dûment rempli. La décision de l’assurance-emploi en cause est décrite comme [traduction] « les 2 000 $ dont on demande le remboursement »
. La demanderesse a expliqué en ces mots la raison pour laquelle elle demandait une révision :
[traduction]
En 2020, je travaillais comme employée d’entretien ménager pour un salaire de 16 $ de l’heure. La salle de sport (YMCA) a dû fermer à cause de la pandémie. J’ai fait une demande d’assurance-emploi lorsque j’ai été licenciée, et j’ai été très reconnaissante d’avoir obtenu cette aide pour payer la nourriture, le loyer et les autres dépenses. J’ai travaillé très dur pour trouver du travail et pour ne pas dépendre du gouvernement, et j’ai pris des risques en recherchant des emplois en entretien ménager pendant les périodes les plus difficiles de la pandémie, dans le cadre de l’entreprise d’entretien ménager que j’ai créée. Sans l’argent que j’ai reçu de l’assurance-emploi, je n’aurais pas été en mesure de faire face aux dépenses essentielles de nourriture, de soins de santé, etc. Je n’ai jamais demandé au gouvernement de m’envoyer plus d’argent que ce dont j’avais besoin. S’il vous plaît, reconsidérez ma demande pour que je n’aie pas à rendre l’aide que j’ai reçue alors que j’en avais le plus besoin. J’attends votre décision avec impatience.
[8] La Commission a répondu à la demanderesse par lettre, en date du 13 juin 2022 :
[traduction]
Nous avons reçu votre demande de révision le 5 mai 2022.
La Commission de l’assurance-emploi ne peut donner suite à cette demande de révision, parce qu’elle n’a pas le pouvoir de réexaminer la question. C’est l’Agence du revenu du Canada qui a compétence pour réexaminer une question liée au paiement d’une dette. Ainsi, vous avez reçu la prestation canadienne d’urgence (PCU) pour la période allant du 15 mars au 14 juin 2020, pour un total de sept semaines. Or, la rémunération que vous avez déclarée dépasse le seuil vous rendant admissible à des prestations pour certaines de ces semaines. Le 6 avril 2020, vous avez reçu une avance de prestation de 2 000 $, soit l’équivalent de quatre semaines. La somme totale qui vous a été versée représente onze semaines de prestations, soit quatre de plus que ce à quoi vous aviez droit. Le versement de l’avance n’a pas pu être récupéré par déduction de semaines de prestations ultérieures, ce qui explique le fait que votre dossier comporte un versement excédentaire.
[9] Le 11 juillet 2022, la demanderesse a introduit la présente demande de contrôle judiciaire, désignant l’Agence du revenu du Canada comme défenderesse. La demanderesse plaide que la demande concerne le remboursement de la PCU de 2 000 $ que lui demande la Commission, somme qui lui avait été versée le 6 avril 2020. Elle désigne la décision en cause comme la décision de la Commission par laquelle cette dernière exige le remboursement de la PCU.
[10] En guise de réparation, la demanderesse sollicite : a) une ordonnance déclarant qu’il est déraisonnable et illégal de demander à la demanderesse de rembourser la PCU; b) une ordonnance déclarant que la Commission, l’Agence du revenu du Canada ainsi qu’Emploi et Développement social Canada ont négligé pendant deux ans d’aviser la demanderesse que la PCU était sujette à un remboursement; c) une ordonnance déclarant que la demanderesse n’est pas tenue de rembourser la PCU.
III. La question préliminaire
[11] Dans son mémoire des faits et du droit, le défendeur demande une ordonnance modifiant l’intitulé afin que le Procureur général du Canada soit désigné comme défendeur. Selon l’article 303 des Règles des Cours fédérales, le défendeur approprié en l’espèce est le procureur général du Canada. L’intitulé sera modifié en conséquence.
IV. Analyse
[12] La seule question à trancher est de savoir si la décision de la Commission était raisonnable.
[13] Le défendeur soutient, et je suis du même avis, que lorsqu’une cour de justice examine une décision administrative sur le fond, la norme de contrôle présumée s’appliquer est la décision raisonnable. Aucune exception à cette présomption n’a été soulevée ni ne s’applique [voir l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23, 25].
[14] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, le juge Rowe a expliqué les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable. Il a déclaré ce qui suit :
[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).
[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « […] ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).
[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100). […]
[15] L’article 52 de la Loi sur l’assurance-emploi, LC 1996, c 23 [la Loi], confère à la Commission le pouvoir d’examiner à nouveau les demandes de prestations pendant une période prescrite après le versement des prestations. L’article est ainsi libellé :
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[16] En l’espèce, le nouvel examen de la Commission (qui a eu lieu dans le délai prescrit par le paragraphe 52(1) de la Loi) a abouti à : a) la décision selon laquelle la demanderesse avait reçu de l’argent sous forme de prestations auxquelles elle n’avait pas droit; b) la délivrance d’un avis de dette pour une somme de 2 000 $.
[17] La Cour d’appel fédérale a confirmé que les avis de dettes étaient des décisions de la Commission visées par le paragraphe 52(2) de la Loi [voir l’arrêt Braga c Canada (Procureur général), 2009 CAF 167 au para 41]. Le paragraphe 52(3) de la Loi prévoit que la somme d’un versement excédentaire indiqué dans un avis de dette devient remboursable, conformément à l’article 43 de la Loi, à la date de notification. Selon l’article 44 de la Loi, la personne qui reçoit un versement excédentaire de prestations est tenue d’en restituer immédiatement le montant. Ces dispositions ont pour effet de créer une dette dont le montant exigible est précisé dans l’avis de dette. Ce montant constitue une dette à l’endroit de Sa Majesté dont le recouvrement est poursuivi conformément aux dispositions de l’article 47, sous réserve du délai de prescription prévu au paragraphe 47(3) de la Loi.
[18] L’article 112 de la Loi donne à un demandeur la possibilité de demander une révision d’une décision de la Commission. L’article est ainsi libellé :
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[19] La demanderesse n’a pas présenté d’observations concernant le caractère raisonnable de la décision de la Commission voulant que cette dernière n’ait pas compétence pour réviser la décision au titre de l’article 112 de la Loi. Les observations de la demanderesse sont plutôt axées sur les raisons pour lesquelles elle ne devrait pas être tenue de rembourser les 2 000 $. La demanderesse y affirme : a) qu’elle n’a pas fait de demande au titre de la PAEU, mais qu’elle a plutôt demandé des prestations d’assurance-emploi régulières et que, par conséquent, le versement de la PAEU a été effectué sans son consentement; b) que la Commission n’a jamais désigné le versement anticipé de 2 000 $ comme étant au titre de la PAEU; c) qu’elle a utilisé l’argent pour ses dépenses, en croyant qu’il s’agissait de prestations d’assurance-emploi régulières, et qu’elle n’a jamais été informée de la possibilité que cet argent puisse devoir être remboursé. La demanderesse ajoute que, dans ces circonstances, elle ne devrait pas être tenue de rembourser le versement anticipé.
[20] Le défendeur affirme que la décision était raisonnable, car la responsabilité de la demanderesse de rembourser un versement excédentaire au titre des alinéas 52(3)a) et b) de la Loi ne peut faire l’objet d’une procédure de révision aux termes de l’article 112 de la Loi, parce que sa responsabilité de rembourser la dette ne constitue pas une décision de la Commission. Le défendeur ajoute que la procédure de révision aux termes de l’article 112 de la Loi n’est envisageable que lorsqu’un demandeur conteste l’exactitude du quantum de la dette (ce que, selon le défendeur, la demanderesse n’a pas fait en l’espèce) ou conteste toute autre décision de la Commission.
[21] Je conclus que la décision de la Commission manque d’intelligibilité. La Commission a rendu une décision au titre de l’article 52, selon laquelle il y avait un versement excédentaire, dont le quantum s’élevait à 2 000 $. Cette décision a donné lieu à un avis de dette, ce que la Cour d’appel fédérale a désigné, dans l’arrêt Braga, comme une « décision de la Commission »
.
[22] La décision de la Commission selon laquelle elle n’avait pas compétence pour procéder à une révision au titre de l’article 112 de la Loi semble être fondée sur la description par la Commission des motifs de révision avancés par la demanderesse (à savoir, un allègement de la dette). Cependant, l’article 112 ne tient pas compte des motifs de révision. La seule condition requise pour une révision est plutôt l’existence d’une décision de la Commission, ce qui était manifestement le cas en l’espèce. De plus, l’article 112 de la Loi ne confère pas à la Commission le pouvoir de refuser de réviser l’une de ses décisions en se basant sur les arguments avancés par un demandeur. Au contraire, le paragraphe 112(2) prévoit expressément que la Commission est tenue d’examiner de nouveau sa décision si une telle demande lui est présentée, ce qui fut le cas en l’espèce.
[23] Dans les circonstances, je conclus que la décision est déraisonnable et que, par conséquent, elle doit être annulée; la demande de révision doit être renvoyée à un autre agent de la Commission pour nouvelle décision. Bien que la demanderesse ait demandé à la Cour de la dispenser de l’obligation de rembourser le versement excédentaire calculé, comme je l’ai expliqué à la demanderesse lors de l’audience de la présente demande, la Cour ne peut pas accorder une telle dispense dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire.
[24] La demanderesse n’ayant pas sollicité les dépens de la présente demande, aucuns ne seront adjugés.
JUGEMENT dans le dossier T-1425-22
LA COUR STATUE :
L’intitulé est par les présentes modifié, de manière à ce que le procureur général du Canada y soit désigné à titre de défendeur;
La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
La décision de la Commission de l’assurance-emploi du Canada datée du 13 juin 2022, concernant la demande de révision de la demanderesse, est annulée; l’affaire est renvoyée à un autre agent de la Commission de l’assurance-emploi du Canada pour nouvelle décision;
Aucuns dépens ne sont adjugés relativement à la présente demande.
« Mandy Aylen »
Juge
C. Laroche
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-1425-22 |
INTITULÉ :
|
GIANNINA VELASCO c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
CALGARY (ALBERTA)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 9 mars 2023
|
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT : |
LA JUGE AYLEN
|
DATE DES MOTIFS
ET DU JUGEMENT :
|
Le 10 mars 2023
|
COMPARUTIONS :
Giannina Velasco
|
POUR LA DEMANDERESSE (POUR SON PROPRE COMPTE) |
Andrew Kirk
|
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA Charlottetown (Île-du-Prince-Édouard) |
POUR LE DÉFENDEUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |