Dossier : IMM-3672-20
Référence : 2023 CF 304
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 3 mars 2023
En présence de monsieur le juge Ahmed
ENTRE : |
JIE BAI |
demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La demanderesse, Jie Bai, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 27 juillet 2020 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la « SAR »
) a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la « SPR »
) portant qu’elle n’a ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni la qualité de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la « LIPR »
). La SAR a conclu que la question déterminante concernait la crédibilité de la demanderesse.
[2] La demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur en omettant de procéder à une analyse indépendante de sa demande d’asile et qu’elle s’est fondée de manière déraisonnable sur l’analyse de la SPR. Elle affirme en outre que la SAR a effectué une évaluation déraisonnable de sa crédibilité et qu’elle a, à tort, omis de tenir compte de sa demande d’asile sur place.
[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.
II. Faits
A. La demanderesse
[4] La demanderesse est une citoyenne de la Chine âgée de 59 ans. Lors du Nouvel An chinois de 2014, son amie, Zhu Xiao Yun (Mme « Yun »
), qui s’inquiétait de l’humeur dépressive de la demanderesse, a initiée cette dernière au Falun Gong. Mme Yun a dit à la demanderesse que le Falun Gong l’avait aidé à surmonter son humeur dépressive et son manque d’énergie.
[5] Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire « FDA »
), la demanderesse affirme qu’elle a d’abord hésité à en apprendre davantage sur le Falun Gong, car elle savait seulement que le gouvernement chinois en interdit la pratique. Néanmoins, elle a commencé à apprendre les exercices de Falun Gong et à se renseigner auprès de Mme Yun, après quoi elle s’est mise à pratiquer presque tous les jours. La demanderesse soutient que sa santé et son humeur se sont améliorées après quelques mois.
[6] En mai 2014, la demanderesse s’est jointe à un groupe d’adeptes du Falun Gong après avoir été invitée par Mme Yun. Le groupe était composé de sept femmes qui se réunissaient chaque fin de semaine chez un membre différent pour pratiquer les exercices et écouter les enseignements de la chef du groupe (« Mme Chen »
, selon les informations contenues dans le formulaire FDA). Le groupe ne s’est jamais rencontré en public.
[7] En septembre 2014, la demanderesse a appris que Mme Chen s’était cachée à la suite d’une visite du comité de quartier. La demanderesse a craint que cela soit dû aux activités du groupe concernant le Falun Gong. Mme Yun a informé la demanderesse que la séance de pratique de groupe était suspendue et qu’elle allait déménager. La demanderesse a elle aussi déménagé et est allée vivre avec son cousin pour éviter une confrontation avec le comité de quartier ou la police.
[8] La demanderesse soutient que le 6 octobre 2014, deux agents du comité de quartier se sont présentés chez elle pour s’enquérir de ses déplacements, sans dire pourquoi ils la cherchaient. Le fils de la demanderesse a dit aux agents que celle-ci était partie rendre visite à des parents. Les agents lui ont demandé de les aviser lorsqu’elle serait de retour. La demanderesse affirme que cette visite du comité de quartier lui a fait craindre que les autorités la soupçonnent d’être une adepte du Falun Gong.
[9] La demanderesse soutient qu’elle et son mari ont convenu qu’il était trop risqué pour elle de rester en Chine. Elle a obtenu un visa de visiteur pour le Canada par l’entremise d’un agent. L’agent et elle sont arrivés au Canada le 27 décembre 2014, après quoi la demanderesse affirme que l’agent a confisqué son passeport chinois.
[10] Depuis qu’elle est au Canada, la demanderesse a recommencé à pratiquer le Falun Gong. Elle fait partie d’un groupe d’adeptes et elle continue d’apprendre le Falun Gong.
[11] La demanderesse affirme que le 5 janvier 2015, un agent du comité de quartier a communiqué avec sa famille en Chine pour savoir où elle se trouvait. Son fils a dit à l’agent qu’elle s’était rendue au Canada pour faire du tourisme, ce à quoi l’agent a répondu que la demanderesse devait se présenter au bureau du comité de quartier à son retour en Chine. La demanderesse soutient que cela témoigne de l’intérêt que les autorités chinoises ont à son égard. Elle craint d’être poursuivie par les autorités si elle retourne en Chine et de ne plus être en mesure de pratiquer le Falun Gong, qui a été bénéfique pour sa santé physique et spirituelle.
B. La décision de la SPR
[12] Dans une décision datée du 22 juillet 2019, la SPR a conclu que la demanderesse n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au motif que son allégation selon laquelle elle était une véritable adepte du Falun Gong manquait de crédibilité.
[13] La SPR a d’abord conclu que les réponses de la demanderesse aux questions sur les connaissances et les pratiques du Falun Gong étaient incompatibles avec son allégation selon laquelle elle pratique depuis plus de cinq ans. Le tribunal a fait remarquer que la demanderesse avait dit avoir lu deux livres sur le Falun Gong à plusieurs reprises, y compris le texte précurseur Zhuan Falun. Lorsqu’on lui a demandé si le Zhuan Falun abordait la façon de composer avec le deuil, la demanderesse a répondu qu’elle ne s’en souvenait pas, en partie parce que le décès de ses parents avait eu de graves conséquences sur elle. La SPR a jugé que cette explication ne correspondait pas raisonnablement à celle d’une adepte qui pratique depuis plus de cinq ans et qu’elle ne justifiait pas l’incapacité de la demanderesse à se rappeler s’il était question du deuil dans les enseignements du Falun Gong.
[14] La SPR a également conclu que la réponse de la demanderesse concernant les « pensées vertueuses »
, un principe central du Falun Gong, n’étayait pas l’affirmation selon laquelle elle était une véritable adepte. La demanderesse a déclaré qu’elle avait récité les pensées vertueuses plusieurs fois par jour pendant plusieurs années, mais elle n’a pas été en mesure de les réciter à l’audience. La SPR a également conclu que l’explication de la demanderesse pour justifier son incapacité à réciter les versets était déraisonnable et elle a jugé que celle-ci avait clairement répété son témoignage et esquivé la question directe. Par conséquent, la SPR a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du fait que la demanderesse n’avait pas répondu à sa question concernant les versets relatifs aux pensées vertueuses.
[15] De même, la SPR a conclu que l’incapacité de la demanderesse à répondre à une question sur la notion d’attachement dans les enseignements du Falun Gong minait davantage sa crédibilité. Lorsqu’on lui a demandé de définir les attachements, la demanderesse a déclaré qu’elle ne s’en souvenait pas et, lorsqu’on lui a posé la question à nouveau, elle a plutôt donné la définition du karma. La SPR a mentionné que le concept des attachements est au cœur des enseignements du Falun Gong et qu’il est donc raisonnable de s’attendre à ce que la demanderesse soit en mesure d’expliquer ce que cela signifie. Elle a tiré la même conclusion en ce qui concerne le fait que la demanderesse ne connaissait pas le sens de l’expression « substance blanche »
, qui fait référence à la vertu et qui est un autre concept clé des enseignements du Falun Gong.
[16] À l’audience de la SPR, on a demandé à la demanderesse si elle connaissait la Falun Dafa Association (l’Association), ce qu’elle était et s’il existait un tel groupe au Canada. La demanderesse a répondu qu’elle connaissait le groupe, qu’il s’agissait de personnes qui avaient souffert et qui avaient été torturées, et qu’il y avait une telle association au Canada. Elle a en outre déclaré qu’elle n’en était pas membre parce que l’Association acceptait un nombre limité de membres; qu’une majorité d’entre eux étaient des étudiants; qu’elle savait qu’elle ne pouvait pas devenir membre parce qu’elle n’avait pas assez d’expérience; et qu’elle n’avait pas essayé de devenir membre parce qu’il y avait beaucoup de choses au sujet du Falun Gong dont elle ne se souvenait pas. Elle a plus tard déclaré qu’elle avait assisté à des événements de l’Association ainsi qu’au défilé. La SPR a fait mention de la preuve relative à l’Association se trouvant dans le cartable national de documentation (le « CND »
), soulignant qu’il s’agissait de la seule association à représenter les adeptes de Falun Gong à l’échelle nationale. Elle a conclu que le fait que la demanderesse n’avait pas réussi à expliquer son manque d’efforts pour se joindre à l’Association ou s’enquérir de son admissibilité ne concordait pas avec l’affirmation selon laquelle elle était une véritable adepte du Falun Gong depuis plus de cinq ans.
[17] La SPR a conclu que la preuve documentaire de la demanderesse n’était pas suffisante pour pallier les multiples problèmes de crédibilité. Elle a fait observer que les lettres de la Chine provenant de sources partisanes intéressées par l’issue de la demande et les photographies d’événements ou de groupes de pratique n’étayaient pas l’affirmation de la demanderesse selon laquelle elle était une véritable adepte du Falun Gong.
[18] La SPR a relevé l’affirmation de la demanderesse selon laquelle le décès de ses parents lui avait causé des pertes de mémoires, ce qui expliquait qu’elle ne se souvenait pas de certains aspects des enseignements du Falun Gong pendant l’audience. Après avoir évalué les divers témoignages et éléments de preuve de la demanderesse concernant ses pertes de mémoire et d’autres problèmes médicaux potentiels, la SPR était d’avis que la demanderesse avait eu amplement l’occasion d’informer son avocat de ces problèmes, mais qu’elle ne l’avait pas fait. Elle a conclu que cela minait l’affirmation de la demanderesse selon laquelle elle avait parlé de ses problèmes de mémoire et de dépression à son médecin. Le tribunal a également conclu que la perte de mémoire de la demanderesse semblait être très sélective et qu’elle n’était survenue qu’à la deuxième séance de l’audience, lorsque le tribunal a commencé à poser des questions au sujet du Falun Gong. La SPR a fait remarquer que la note du médecin que la demanderesse a produite ne provenait pas du même médecin que celui dont elle avait parlé au cours de l’audience, et lui a donc accordé peu de poids. Elle a conclu que les diagnostics de troubles graves de l’humeur et de dépression que la demanderesse avait reçus ne faisaient pas en sorte qu’elle pouvait être désignée comme une personne vulnérable ou ne compensaient pas suffisamment les multiples problèmes de crédibilité de la demanderesse.
[19] Pour ces motifs, la SPR a conclu que la demanderesse n’était pas une adepte sincère et authentique du Falun Gong et qu’elle n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.
C. La décision faisant l’objet du contrôle
[20] Dans une décision datée du 27 juillet 2020, la SAR a rejeté l’appel de la demanderesse et a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle la demande manquait de crédibilité.
[21] En appel, la demanderesse a contesté l’évaluation que la SPR avait faite de ses réponses aux questions concernant les enseignements et les pratiques du Falun Gong. Elle a fait valoir que la SPR n’avait pas tenu compte de la lettre de son époux, présentée à l’appui de sa demande, et qu’elle s’était livrée à une évaluation microscopique et exagérée de ses réponses aux questions. Compte tenu de l’enregistrement de l’audience de la SPR et du dossier de preuve, la SAR a conclu que la SPR avait posé des questions raisonnables concernant les principes fondamentaux du Falun Gong, et que les réponses de la demanderesse démontraient son manque de connaissance des enseignements du Falun Gong, ce qui était incompatible avec ses allégations. La SAR a également fait observer que la SPR avait explicitement fait référence à la lettre de l’époux de la demanderesse dans son examen des documents soumis.
[22] En ce qui concerne l’observation de la demanderesse selon laquelle la SPR a déraisonnablement rejeté son allégation concernant sa dépression et la note corroborante de son médecin, la SAR a conclu que la SPR avait admis cet élément de preuve, l’avait pris en compte dans son analyse, lui avait raisonnablement accordé peu de poids et avait fourni un raisonnement convaincant à l’appui de cette évaluation.
[23] Pour ces motifs, la SAR a confirmé l’évaluation de la crédibilité de la SPR et a conclu que la demanderesse n’avait pas établi qu’elle était une véritable adepte du Falun Gong.
III. Question en litige et norme de contrôle
[24] La question en l’espèce est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable.
[25] La norme de contrôle n’est pas contestée. Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16–17, 23–25). Je suis d’accord. Cela est compatible avec les contrôles que la Cour a faits des décisions de la SAR concernant l’authenticité des croyances religieuses : Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 546 au para 15; Gao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 490 au para 14; Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1541 au para 24.
[26] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle fondée sur la déférence, mais aussi rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13; 75; 85). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, notamment en ce qui concerne le résultat obtenu et le raisonnement suivi (Vavilov, au para 15). Une décision qui est raisonnable dans son ensemble est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier présenté au décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes qui sont visées par celle-ci (Vavilov, aux para 88–90, 94, 133–135).
[27] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision, ou les préoccupations qu’elle soulève ne justifient pas toutes une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait tirées par celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ni accessoires par rapport au fond de la décision, ni constituer une « erreur mineure »
(Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).
IV. Analyse
[28] La demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur en ne procédant pas à une analyse indépendante de sa demande d’asile, la privant ainsi de son droit d’interjeter appel, et ajoute qu’elle a effectué une évaluation déraisonnable de sa crédibilité. Je conviens que la SAR a commis une erreur en ne procédant pas à une évaluation indépendante de la demande d’asile de la demanderesse, ce qui est suffisant pour rendre sa décision déraisonnable.
[29] La demanderesse soutient que dans ses motifs, la SAR ne fait que récapituler l’analyse de la SPR et mentionner qu’elle est d’accord avec elle. La demanderesse fait remarquer que l’analyse de la SAR ne comprend que deux paragraphes, qui portent principalement sur les conclusions de la SPR, et fait valoir que l’absence d’une analyse détaillée du fond de la demande dans la décision de la SAR équivaut à un défaut d’évaluer la demande et les éléments de preuve comme il se doit. Elle invoque la décision Ajaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 928 [Ajaj], où la Cour a conclu que la décision de la SAR était déraisonnable parce que « la SAR n’a pas effectué d’évaluation indépendante de la preuve »
et « s’est abondamment appuyée sur les conclusions de la SPR, usant constamment des termes liés à la raisonnabilité et à la déférence »
(aux para 41-42). La demanderesse soutient que le même raisonnement s’applique en l’espèce et justifie l’intervention de la Cour.
[30] Le défendeur fait valoir que la SAR a raisonnablement confirmé la décision de la SPR. Il soutient que la SAR a procédé à une évaluation indépendante de la demande d’asile de la demanderesse et qu’il lui est loisible d’adopter le traitement exhaustif que la SPR a fait du dossier et d’être en accord avec les conclusions de celle-ci. Il ajoute que le fait que la SAR a écouté l’enregistrement audio de l’audience, qu’elle a fait référence à la preuve et qu’elle a exprimé un accord explicite avec l’analyse et la conclusion de la SPR démontre qu’elle a procédé à une évaluation indépendante.
[31] Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que les motifs de la SAR témoignent d’un défaut de procéder à une évaluation indépendante de la demande. Le rôle de la SAR en appel n’est pas seulement d’examiner les erreurs que la SPR aurait commises et d’être en accord ou en désaccord avec la décision définitive de la SPR. Son rôle consiste également à effectuer une analyse indépendante de la demande d’asile, ce qui, en l’espèce, exigeait qu’elle examine les éléments de preuve présentés par la demanderesse à l’appui de son allégation selon laquelle elle est une véritable adepte du Falun Gong. Je souligne que la brièveté des motifs de la SAR n’équivaut pas à un défaut de procéder à une évaluation indépendante; c’est plutôt le contenu des motifs qui constitue une erreur susceptible de contrôle. Bien que la SAR ait déclaré avoir procédé au contrôle de la décision de la SPR selon la norme de la décision correcte et avoir évalué le témoignage que la demanderesse a donné devant la SPR, ses motifs et l’absence d’une analyse claire pour sous-tendre la décision témoignent du contraire (Vavilov, au para 85). À mon avis, les motifs de la SAR ne sont guère plus qu’une récapitulation de l’évaluation de la SPR et s’appuient globalement sur l’analyse de la preuve par la SPR, ce qui rend la décision de rejeter la demande d’asile de la demanderesse injustifiée et non transparente.
[32] Dans la décision Ajaj, la Cour a examiné la décision de la SAR de rejeter une demande d’asile au motif que le demandeur n’avait pas réussi à démontrer qu’il s’était réellement converti au christianisme. Mon collègue le juge Gascon a conclu que la décision de la SAR était déraisonnable, car la SAR n’avait pas procédé à sa propre analyse indépendante de la crédibilité de la demande d’asile du demandeur, déclarant ce qui suit aux paragraphes 41 et 42 :
[41] J’estime plutôt, comme M. Ajaj, que la SAR n’a pas effectué d’évaluation indépendante de la preuve, et qu’elle ne peut donc pas se prévaloir de la jurisprudence de la Cour relative aux conclusions touchant strictement la crédibilité. Comme la SAR est un tribunal spécialisé qui doit instruire un « véritable appel fondé sur les faits », elle ne peut faire preuve de déférence à l’égard de la SPR que lorsque la crédibilité d’un témoin est cruciale ou décisive ou lorsque la SPR bénéficie d’un avantage particulier, et à condition que la SAR effectue sa propre analyse. Ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce.
[42] Il ressort de toute la décision que la SAR s’est abondamment appuyée sur les conclusions de la SPR, usant constamment des termes liés à la raisonnabilité et à la déférence reproduits plus haut. Rien n’indique que la SAR ait effectué en l’espèce sa propre évaluation indépendante. Par ailleurs, je suis d’accord avec M. Ajaj pour dire que la SPR ne s’est pas exclusivement appuyée sur ses propres observations de sa personne et de son comportement. Les conclusions de la SPR en matière de crédibilité ne reposaient pas strictement sur le témoignage de M. Ajaj, mais plutôt sur des conclusions de vraisemblance d’après lesquelles M. Ajaj n’était pas un converti sincère compte tenu de ses connaissances limitées du christianisme et du fait qu’il n’était pas allé à l’église à Noël. La SAR était tout aussi bien placée pour tirer une conclusion de vraisemblance en l’espèce. La SPR ne jouissait pas d’un avantage mesurable par rapport à la SAR pour ce qui est d’évaluer la crédibilité, et aucune déférence ne lui était due dans les circonstances, ainsi que l’a conclu la Cour dans les décisions analogues Bahta et Hossain.
[Non souligné dans l’original]
[33] À mon avis, le même raisonnement s’applique à la décision de la SAR en l’espèce. À l’instar de la décision Ajaj, en l’espèce, les termes que la SAR a employés dans ses motifs témoignent d’un degré élevé de déférence envers la SPR et montrent qu’elle s’est appuyée sur l’évaluation de la SPR. Par exemple, lorsqu’elle s’est penchée sur les réponses de la demanderesse à des questions concernant certains enseignements du Falun Gong, la SAR a renvoyé aux paragraphes de la décision de la SPR contenant l’analyse, a déclaré qu’elle avait écouté l’enregistrement de l’audience et a souscrit aux conclusions finales de la SPR en matière de crédibilité. En ce qui concerne la note du médecin de la demanderesse, la SAR a simplement mentionné que la SPR avait « examiné en détail cet élément de preuve aux paragraphes [30] et [31] de sa décision »
, ce qui montre qu’elle a examiné les motifs de la SPR selon la norme de la décision raisonnable. La SAR était « bien placée pour tirer une conclusion de vraisemblance »
à l’égard de l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle était une véritable adepte, et ses motifs ne démontrent pas qu’elle a tiré ses propres conclusions quant à la crédibilité avant de souscrire à la décision de la SPR (Ajaj, au para 42). J’estime que cette omission de procéder à une évaluation indépendante de la demande d’asile de la demanderesse suffit à rendre la décision de la SAR déraisonnable.
[34] Je fais en outre remarquer que le défendeur s’appuie sur la décision Rehman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 783 [Rehman], pour faire valoir que le fait que la SAR a confirmé l’analyse et les conclusions de la SPR quant à la crédibilité n’établit pas qu’elle n’a pas effectué d’évaluation indépendante (au para 64). Cependant, la demanderesse mentionne à juste titre que, dans la décision Rehman, la Cour a conclu que « eu égard aux motifs détaillés exposés par la SPR, la SAR n’a pas commis d’erreur [en] reprenant à son compte des parties bien précises de ces motifs »
(au para 65). En l’espèce, la SAR a fait bien plus que reprendre à son compte des parties précises de l’analyse de la SPR. Elle semble plutôt s’être appuyée exclusivement sur l’analyse de la SPR pour rendre sa décision. Cela équivaut à un défaut de procéder à une évaluation indépendante de la demande d’asile de la demanderesse, comme elle était tenue de le faire.
V. Conclusion
[35] La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision de la SAR est déraisonnable, car cette dernière n’a pas procédé à sa propre évaluation indépendante de la demande d’asile de la demanderesse. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je suis d’accord que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-3672-20
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision visée par la demande de contrôle est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’une nouvelle décision soit rendue.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Shirzad A. »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-3672-20 |
INTITULÉ :
|
JIE BAI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Audience tenue par vidéoconférence
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 14 décembre 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE AHMED
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 3 mars 2023
|
COMPARUTIONS :
Vakkas Bilsin |
POUR LA DEMANDERESSE |
Amina Riaz |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lewis & Associates Avocats Toronto (Ontario) |
POUR LA DEMANDERESSE |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |