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                                                     IMM-75-95

ENTRE

               GURMEET SINGH ET JASWANT NARANG,

                                                   requérants,

                              et

                 LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                     ET DE L'IMMIGRATION,

                                                       intimé.

                      MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE RICHARD


Il s'agit en l'espèce d'une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la section du statut de réfugié (section du statut de réfugié) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a conclu, le 19 décembre 1994, que les requérants n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention. Les requérants, à savoir le mari et son épouse, sont des citoyens de l'Inde et ils prétendent être persécutés en raison de leur religion (sikhe), de leurs opinions politiques et de leur appartenance à un groupe social particulier. La revendication de l'épouse repose entièrement sur celle de son mari. Ils sont arrivés au Canada en 1989 et ils ont présenté leur revendication du statut de réfugié en 1991. La première décision rendue par la section du statut de réfugié relativement aux revendications des requérants a été annulée par la présente Cour le 8 octobre 1993, et renvoyée au tribunal pour qu'il procède à un nouvel examen[1]. La décision de la Cour reposait, d'une part, sur la reconnaissance par les deux parties que le tribunal avait commis une erreur dans son appréciation de l'existence d'une possibilité de refuge dans une autre partie du même pays, et d'autre part, sur la conclusion de la Cour que l'appréciation de la crédibilité du requérant par le tribunal n'était pas régulièrement fondée sur les éléments de preuve dont il disposait.

Les requérants habitaient la ville de Karnal dans la province d'Haryana. Le requérant était propriétaire d'un moulin à farine et d'une huilerie, et il conduisait deux camions. Il était également membre du temple sikh Mainji Sahib Gurdwara et participait aussi dans toute la ville à des tournées consacrées au chant des cantiques (nagar kirtan). Dans son formulaire de renseignements personnels (FRP), de même que dans sa déposition devant le tribunal, le requérant a relaté plusieurs incidents survenus entre 1983 et 1987, dont une émeute entourant une tournée de chant de cantiques (nagar kirtan), un passage à tabac, des actes de vandalisme contre sa maison supposément commis par les membres du parti Jansang, le boycottage de son moulin par les Hindous, le harcèlement de la part du syndicat des camionneurs et des policiers, qui a donné lieu à une arrestation ainsi qu'à un passage à tabac par ces derniers, et une agression accompagnée de coups par des membres du groupe militant hindou Shiv Sena. À la suite du meurtre du Premier ministre survenu au mois d'octobre 1984, les requérants se sont enfuis dans un village éloigné. À leur retour, le requérant a constaté que son moulin avait été saccagé et il a tenté de le vendre. Un acheteur éventuel a été menacé par le groupe Shiv Sena, et le requérant a dû rendre les arrhes versées. Il a été arrêté et battu par la police après qu'une personne eut tiré des coups de feu dans un village situé à l'extérieur de Karnal. Il a été arrêté de nouveau, battu et détenu pendant douze jours après que quelqu'un eut tiré des coups de feu et tué un politicien de la région. Peu de temps après sa libération, les requérants ont fui Karnal et ils ont voyagé à travers l'Inde avant de venir au Canada.


Les membres de la section du statut de réfugié ont reconnu que le témoignage du requérant était crédible dans son ensemble. Ils ont conclu cependant que le requérant n'avait pas raison de craindre d'être persécuté, en partie pour les raisons suivantes :

[Traduction] Nous reconnaissons que le demandeur de statut a subi des expériences éprouvantes comme membre du comité du temple sikh pendant l'année 1984, période d'agitation, de harcèlement et de persécution pour les sikhs à la suite de l'assassinat d'Indira Gandhi. Le tribunal conclut qu'en raison surtout du fait que le demandeur était membre du temple sikh, qui relevait du "Temple d'or", il était susceptible d'être arrêté, interrogé, de voir ses biens personnels détruits et de subir les contraintes des groupes hindous, telle que Shiv Sena, qui vivait à proximité du temple sikh.

                          ..........

Selon le tribunal, le demandeur de statut a fait l'objet de harcèlement parce qu'en 1984, il avait participé, à titre de membre du comité du temple sikh, à l'organisation des festivals religieux sikhs. Il pouvait pratiquer librement sa religion. D'autres cas de représailles exercées par les hindous et que le demandeur a relatés, découlaient d'actes violents de la part des Sikhs.

                          ..........

Compte tenu des circonstances de son arrestation et des événements entourant la mort de Mme Gandhi aux mains des terroristes sikhs, l'action policière était une tentative de réagir efficacement contre la violence des émeutes entre les Sikhs et les Hindous et des représailles qu'ils exerçaient. En conséquence, le demandeur de statut a été détenu pendant douze jours sans aucun procès et il a été libéré après avoir versé un pot-de-vin de 12 000 roupies. Le tribunal ne considère pas que les mesures prises contre le demandeur, même de façon cumulative, équivalent à de la persécution.[2]


À mon avis, la conclusion du tribunal selon laquelle le requérant n'avait pas raison de craindre d'être persécuté, parce que les mesures prises contre lui en 1984 n'équivalaient pas à une persécution antérieure, est tout à fait déraisonnable.[3] Il ressort clairement de la décision rendue par la Cour d'appel dans l'arrêt Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) que les arrestations et les détentions arbitraires de même que les coups et les tortures infligés par les autorités publiques ne peuvent jamais être tolérés, peu importe les motifs invoqués.[4] Le tribunal a commis une erreur en omettant d'une part, de tenir compte des coups que le requérant a reçus des policiers, et en concluant d'autre part, que les difficultés que le requérant a connues entre les mains des policiers ne s'assimilaient pas à de la persécution.

Les requérants font valoir que le tribunal, en plus d'avoir tiré une conclusion erronée au sujet de la persécution antérieure, a commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire en omettant de tenir compte, à la fois, de l'application du paragraphe 2(3) de la Loi sur l'Immigration et du rapport médical. Au début de l'audience tenue devant le tribunal, l'avocat des requérants a précisé qu'il tenait à ce que le tribunal s'interroge sur l'applicabilité du paragraphe 2(3) de la Loi sur l'Immigration, et il a déposé le rapport dressé par le Dr. Pilowsky. Dans ses motifs de décision, le tribunal n'a examiné ni l'applicabilité du paragraphe 2(3) ni le rapport psychologique. L'avocate de l'intimé a fait valoir que le tribunal n'était pas tenu de tenir compte du paragraphe 2(3) en raison de sa conclusion concernant la persécution antérieure, et en outre, parce ce qu'il n'y avait aucune conclusion concernant les changements de circonstances au pays d'origine.



À mon avis, outre l'erreur concernant la persécution antérieure, le tribunal a commis plusieurs erreurs justifiant l'intervention de la présente Cour. La première de ces erreurs tient au fait que le tribunal a omis de tenir compte de l'application du paragraphe 2(3). Ce paragraphe ne s'applique généralement que dans les cas où il y a décision portant sur des changements de circonstances.[5] La définition figurant au paragraphe 2(1) prévoit que toute personne est considérée comme réfugié au sens de la Convention si elle se trouve hors du pays dont elle a la nationalité ou du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle en raison d'une crainte fondée de persécution pour l'un des motifs énoncés, et qu'elle ne peut ou ne veut se réclamer de la protection de ce pays. La condition essentielle à la possibilité de refuge dans une autre partie d'un même pays est la constatation que même si un requérant peut avoir raison de craindre d'être persécuté dans une partie du pays d'origine, cette crainte n'est pas valable pour la totalité du pays. À ce titre, le requérant dont la revendication est rejetée uniquement parce qu'il a une possibilité de refuge dans une autre partie du même pays, n'est pas et n'aurait jamais pu être un réfugié au sens de la Convention, telle que cette expression est définie au paragraphe 2(1).[6] Puisque le requérant n'aurait pu être un réfugié au sens de la Convention, il ne peut cesser d'être un réfugié au sens de l'alinéa 2(2)e), et il s'ensuit que le paragraphe 2(3) ne s'appliquerait pas. La décision fondée sur des changements de circonstances au pays d'origine implique cependant la reconnaissance que le requérant aurait pu être à un moment donné un réfugié au sens de la Convention, mais qu'il ne l'est plus ou a cessé de l'être parce que les conditions dans le pays d'origine ont tellement changé qu'elles font disparaître la source de sa crainte.[7]

Il est évident, en l'espèce, que le tribunal a fondé sa décision en partie sur la conclusion qu'il existait une possibilité de refuge dans une autre partie de l'Inde à l'extérieur du Pendjab ou d'Haryana. Cependant, cette décision impliquait également la reconnaissance que les circonstances avaient changé depuis 1984, date à laquelle les tensions ethniques avaient atteint leur paroxysme à la suite de l'assassinat de Mme Gandhi, et que les requérants étaient demeurés paisiblement en Inde jusqu'en 1989. Compte tenu de ces conclusions, je suis d'avis que le tribunal a commis une erreur en n'étudiant pas l'application du paragraphe 2(3) au cas des requérants.[8] Même si je conviens que la section du statut de réfugié peut ne pas avoir l'obligation d'examiner chaque argument qu'un requérant soulève devant elle, son omission de se demander si le paragraphe 2(3) s'applique à l'espèce porte un coup fatal à sa décision, parce qu'elle aggrave l'erreur que le tribunal a déjà commise. En outre, l'avocat des requérants a expressément soulevé cette question au début de l'audience tenue devant le tribunal, et il a déposé un rapport médical à l'appui de sa demande. Le tribunal a omis dans sa décision de faire la moindre mention du rapport médical ou du paragraphe 2(3). Il se peut que le paragraphe 2(3) ne se serait pas appliqué dans les circonstances de l'espèce, mais il n'appartient pas à la Cour de faire des conjectures sur les raisons pour lesquelles le tribunal a jugé qu'il ne s'appliquait pas, et l'omission de la part du tribunal d'examiner cette question dans ses motifs équivaut à une erreur susceptible de contrôle judiciaire.


Le tribunal a également commis une erreur en ne tenant pas compte du rapport psychologique de façon plus générale. Il semble que cet élément de preuve était fiable et qu'il s'appliquait directement aux revendications des requérants. Dans certains cas, un rapport semblable appuiera une décision sur la crédibilité, et dans d'autres cas, une décision conformément au paragraphe 2(3). À mon avis, le rapport en question est également un facteur important lorsqu'il s'agit d'établir si la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est raisonnable, compte tenu des circonstances particulières applicables aux requérants. Je suis arrivé à cette conclusion en partie à cause de ce que j'ai dit précédemment, à savoir, que la conclusion qu'il existe une possibilité de refuge ailleurs dans le même pays peut empêcher un requérant de jouir de la protection accordée en vertu du paragraphe 2(3). Le raisonnement à la base du paragraphe 2(3) est la reconnaissance du fait qu'une protection supplémentaire devrait être accordée à "ceux qui ont souffert d'une persécution tellement épouvantable que leur seule expérience constitue une raison impérieuse pour ne pas les renvoyer, lors même qu'ils n'auraient plus aucune raison de craindre une nouvelle persécution."[9] Dans l'arrêt Thirunavukkarasu, la Cour d'appel a décidé qu'un requérant doit, compte tenu des circonstances individuelles, chercher refuge dans une autre partie du même pays, seulement s'il est objectivement raisonnable de le faire.[10] La Cour a, par la suite, donné des précisions sur la nature de la question soumise au tribunal, et elle a déclaré ce qui suit :


Il s'agit plutôt de déterminer si, compte tenu de la persécution qui existe dans sa partie du pays, on peut raisonnablement s'attendre à ce qu'il cherche refuge dans une autre partie plus sûre de son pays avant de chercher refuge au Canada ou ailleurs. Autrement dit pour plus de clarté, la question à laquelle on doit répondre est celle-ci : serait-ce trop sévère de s'attendre à ce que le demandeur de statut, qui est persécuté dans une partie de son pays, déménage dans une autre partie moins hostile de son pays avant de revendiquer le statut de réfugié à l'étranger?[11]

Ainsi, un rapport psychologique ou médical peut apporter la preuve objective qu'il serait "trop sévère" de s'attendre à ce que les requérants, qui ont déjà été persécutés dans une région de leur pays d'origine, déménagent dans une autre partie moins hostile du même pays. On peut s'attendre, comme c'est le cas pour l'application du paragraphe 2(3), que cet élément de preuve "s'applique uniquement à une petite minorité de demandeurs actuels".[12]

Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à la section du statut de réfugié, afin qu'elle procède à un nouvel examen, conformément aux présents motifs, en tenant compte du dossier dont cette Cour est présentement saisie ainsi que de tout élément de preuve complémentaire que le tribunal ou les avocats des parties peuvent exiger.

J.D. Richard

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 4 juillet 1995

Traduction certifiée conforme              ____________________

    A. Champagne


                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                 SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

           AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :           IMM-75-95

INTITULÉ DE LA CAUSE : GURMEET SINGH ET JASWANT NARANG c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :     TORONTO

DATE DE L'AUDIENCE :     LE 14 JUIN 1995

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

PRONONCÉS PAR :          MONSIEUR LE JUGE RICHARD

EN DATE DU :             4 JUILLET 1995

ONT COMPARU :

Lorne Waldman                               POUR LE REQUÉRANT

Diane Dagenais                              POUR L'INTIMÉ

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Lorne Waldman

Toronto (Ontario)                           POUR LE REQUÉRANT

George Thomson

Sous-procureur général

du Canada                                 POUR L'INTIMÉ



     [1]     Gurmeet Singh et Jaswant Narang c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 62 F.T.R. 142 (le juge Reed).

     [2]     Dossier du tribunal aux pages 12 à 14.

     [3]     Dans l'examen des décisions de la section du statut de réfugié relatives aux questions mixtes de fait et de droit relevant de sa compétence, les normes de contrôle judiciaire applicables aux motifs de contrôle énoncés aux alinéas 18.1(4) c) et d) de la Loi sur la Cour fédérale, sont celles concernant le caractère manifestement déraisonnable de la décision; voir à ce sujet : Sivasamboo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) 1994, [1995], 1 C.F. 741 à la page 764 (C.F. 1re inst.) et Stelco Inc. c. Tribunal canadien du commerce extérieur et autres (23 mai 1995) No du greffe : A-360-93 (C.A.F.).

     [4]     (1993), [1994] 1 C.F. 589 aux pages 600 et 601.

     [5]     Hassan c. Canada (Minister of Employment and Immigration) (1992), 147 N.R. 317 à la page 319 (C.A.F.).

     [6]     Rasaratnam c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1991] 1 C.F. 706 à la page 710 (C.A.F.). Voir aussi l'arrêt Thirunavukkarasu, précité, note 4, pages 592 et 593.

     [7]     Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Obstoj, [1992] 2 C.F. p. 739 (C.A.F.).

     [8]     Dans l'affaire Brown c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (23 juin 1995), IMM-2586-94, j'ai examiné les circonstances où le tribunal doit tenir compte du paragraphe 2(3), et j'ai décidé qu'il n'a pas à en tenir compte dans chaque cas, sans égard au fait qu'il existe des éléments de preuve ou des arguments à l'appui d'un tel examen.

     [9]     Obstoj, précité, note 7 à la page 748.

    [10]    Précité, note 4, à la page 597.

     [11]    Ibidem à la page 598.

     [12]    Obstoj, précité, note 7 à la page 748.

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