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Date : 20230213


Dossier : IMM-1361-22

Référence : 2023 CF 201

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 13 février 2023

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

DAVID WOKABI NENE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 18 décembre 2022 [la décision] par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] portant que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. La question déterminante était la crédibilité.

[2] Comme je l’explique ci-dessous, je suis d’avis que la demande devrait être accueillie, car la SAR a adopté une approche déraisonnable à l’égard de la preuve par affidavit présentée par le demandeur et des documents d’études de celui-ci.

I. Contexte

[3] Le demandeur, David Wokabi Nene, un citoyen du Kenya, allègue une crainte de persécution et un risque de préjudice aux mains du gang criminel des Mungiki en raison de son travail comme pasteur.

[4] En janvier 2017, les Mungiki auraient menacé le demandeur de le tuer s’il ne cessait pas de prêcher contre eux. En juillet 2017, le demandeur a déménagé à Muranga. Il affirme qu’en décembre 2017, il a été attaqué par un groupe de Mungiki armés. Toutefois, même si les Mungiki ont prétendument mis le feu à la camionnette de l’église qu’il utilisait, il a réussi à s’échapper et n’a subi que des blessures mineures.

[5] En avril 2018, dix Mungiki se seraient rendus à l’endroit où vivait le demandeur à Nanyuki et l’auraient battu. Le demandeur a été transporté à l’hôpital par ses voisins. Il affirme qu’il a signalé l’agression à la police de Nanyuki, sans croire que celle-ci l’aiderait.

[6] Le demandeur a fui le Kenya pour venir au Canada. Le 24 décembre 2020, des membres des Mungiki se seraient introduits de force dans la maison où la famille du demandeur s’était réinstallée. Les hommes ont fouillé la maison à la recherche du demandeur et ont attaqué l’épouse et les enfants de celui-ci.

[7] Le 16 août 2021, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur. Elle avait des doutes quant à la crédibilité du profil du demandeur en tant que pasteur ordonné en raison d’incohérences concernant sa confession religieuse proclamée, ses antécédents d’études, sa formation religieuse et sa preuve par affidavit présentée à l’appui. Elle avait aussi des doutes quant à la crédibilité des menaces de mort et des attaques alléguées.

[8] Le 18 janvier 2022, la SAR a rejeté l’appel du demandeur. Si la SAR a conclu que la SPR avait commis des erreurs dans certaines de ses conclusions quant à la crédibilité, elle a soutenu que ces erreurs ne portaient pas un coup fatal à la décision. Elle s’est dite d’accord avec la SPR au sujet des incohérences dans les antécédents d’études du demandeur et des doutes soulevés par les affidavits présentés. En outre, elle a conclu que les allégations du demandeur concernant les attaques dont il avait été victime n’étaient pas crédibles et que le fait qu’il n’ait pris aucune précaution ne cadrait pas avec ce à quoi on se serait attendu d’une personne craignant pour sa vie.

II. Question en litige et norme de contrôle applicable

[9] La seule question en litige dans la présente demande est celle de savoir si la SAR a commis des erreurs susceptibles de contrôle dans ses conclusions quant à la crédibilité.

[10] Les parties soutiennent, et je suis d’accord avec elles, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Aucune des situations permettant de réfuter la présomption selon laquelle toutes les décisions administratives sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16‑17 [Vavilov]).

[11] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, aux para 85‑86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31). Une décision est raisonnable si, lorsqu’elle est lue dans son ensemble et que le contexte administratif est pris en compte, elle possède les caractéristiques de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité (Vavilov, aux para 91‑95, 99‑100).

III. Analyse

[12] Le demandeur soulève un certain nombre de préoccupations quant à la façon dont la SAR a traité les éléments de preuve. À mon avis, la SAR a commis une erreur dans son traitement des antécédents d’études du demandeur et de la preuve par affidavit présentée, erreur qui était déterminante à l’égard de son examen de la question de savoir si le demandeur était pasteur. Comme le demandeur affirme qu’il avait été pris pour cible en raison de son travail comme pasteur, je suis d’avis que la question de savoir s’il était réellement un pasteur est au cœur de la demande d’asile. Par conséquent, je juge que ces erreurs sont déterminantes pour la présente demande.

[13] Comme l’a souligné la SAR, un témoignage sous serment est présumé vrai à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter (Maldonado c Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1979), [1980] 2 CF 302, 1979 CanLII 4098 (CAF)). Ces raisons peuvent comprendre des contradictions, des incohérences, des omissions et des invraisemblances.

[14] Le défaut de produire des documents corroborants ne peut étayer la conclusion selon laquelle le demandeur est dénué de crédibilité si l’on n’a pas tenu compte de la raison pour laquelle de tels éléments de preuve ne sont pas disponibles (Mohideen Osman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 921 au para 37).

[15] La SAR a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur au motif qu’il avait fourni des éléments de preuve incohérents et insuffisants concernant ses antécédents d’études. Ainsi, elle a conclu que le demandeur n’avait pas présenté d’éléments de preuve crédibles démontrant qu’il était pasteur.

[16] Pour tirer sa conclusion quant à la crédibilité, la SAR s’est appuyée sur le formulaire de demande générique rempli par l’agent d’immigration au point d’entrée, qui indiquait que le niveau de scolarité le plus élevé atteint par le demandeur était les études secondaires, alors que le formulaire Annexe A rempli par le demandeur indiquait qu’il avait obtenu un diplôme de l’Université Mount Kenya. La SAR a souligné que la preuve du demandeur comprenait un certificat du collège biblique de Kiambu, mais pas le diplôme universitaire, et que le certificat du collège biblique n’était mentionné ni dans le formulaire générique ni dans le formulaire Annexe A.

[17] Le demandeur a affirmé qu’il n’y avait aucune incohérence dans sa preuve, puisque c’était l’agent d’immigration, et pas lui, qui avait rempli le formulaire de demande générique. Il a soutenu qu’il n’avait plus de copie de son diplôme de l’Université Mount Kenya, car il conservait son diplôme dans la camionnette de l’église, laquelle avait été incendiée lors de l’attaque perpétrée par les Mungiki en 2017. Il a déclaré qu’il n’avait pas cherché à obtenir une autre copie parce qu’il craignait pour sa vie, et qu’une fois arrivé au Canada, il n’avait pas pu en obtenir une parce qu’il devait en faire la demande en personne à l’établissement. Il a ajouté que le certificat du collège biblique n’était pas mentionné dans son formulaire Annexe A parce qu’il ne s’agissait que d’études à temps partiel visant à faire de lui un meilleur pasteur.

[18] Dans la décision, la SAR a qualifié d’incohérente la preuve du demandeur, mais elle n’a pas tenu compte du fait que le formulaire de demande générique n’avait pas été rempli par le demandeur ni de l’explication du demandeur au sujet de l’erreur commise par l’agent. Les motifs sont plutôt axés sur la conclusion de la SAR selon laquelle il était invraisemblable que le demandeur n’ait eu qu’une seule copie de son diplôme universitaire ou qu’il n’ait pris aucune mesure après l’attaque alléguée de 2017 pour obtenir une autre copie de ce document.

[19] Bien que la SAR soit en droit de tirer des conclusions raisonnables fondées sur la vraisemblance, qui reposent sur le bon sens et la rationalité, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que les conclusions d’invraisemblance fondées sur des hypothèses sont inacceptables (Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 510 au para 48). Les conclusions d’invraisemblance ne doivent être tirées que dans les cas les plus évidents et elles doivent tenir compte des réalités du contexte culturel du demandeur (Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 au para 7).

[20] Dans la décision, la SAR a jugé qu’il n’était pas vraisemblable que le demandeur n’ait qu’une seule copie de son diplôme de l’Université Mount Kenya ou qu’il n’ait pas pris de mesures pour produire une copie de ce document afin d’établir le bien-fondé de sa demande d’asile, parce qu’il avait indiqué qu’il conservait une copie du document avec lui pendant qu’il prêchait à de jeunes hommes qui avaient été recrutés par les Mungiki. La SAR en a déduit que le demandeur avait l’impression qu’il devait prouver ses études au moyen d’un document officiel et qu’il aurait pris certaines mesures pour remplacer le diplôme si celui-ci avait brûlé dans l’incendie.

[21] Le problème que me pose l’analyse de la SAR est que la première hypothèse n’est pas fondée et que, dans le reste de l’analyse, la SAR ne tient pas pleinement compte de l’explication du demandeur. L’analyse est plutôt axée sur les mesures que, de l’avis de la SAR, le demandeur aurait dû prendre.

[22] Le demandeur a expliqué dans son témoignage qu’il lui était difficile de prendre des mesures après l’incendie puisque, craignant pour sa vie, il ne pouvait pas se déplacer librement. Une fois à l’extérieur du pays, il croyait qu’il ne pourrait pas obtenir le document parce qu’il lui faudrait se présenter en personne et fournir une pièce d’identité. La SAR n’a pas examiné la situation du demandeur ni la véracité de son témoignage. À mon avis, il était déraisonnable pour la SAR de tirer une conclusion d’invraisemblance sans tenir compte du contexte dans son ensemble.

[23] De plus, je conclus que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte du contenu des déclarations solennelles présentées à l’appui de la demande d’asile parce qu’elles comportaient des irrégularités et qu’elles ne satisfaisaient pas à toutes les exigences formelles énoncées au point 9.2 du cartable national de documentation sur le Kenya. La preuve comprenait deux déclarations sous serment faites par l’épouse du demandeur; une faite par la cousine du demandeur; et une faite par un pasteur qui avait travaillé avec le demandeur pendant qu’il se trouvait à Nanyuki.

[24] J’estime que les irrégularités constatées dans ces documents n’étaient pas extrêmes au point qu’elles justifiaient que la SAR ne se livre pas à un examen des documents sur le fond dans son analyse.

[25] Plus particulièrement, la SAR a déclaré qu’aucun poids ne devait être accordé à la seconde déclaration de l’épouse du demandeur, car elle ne contenait pas de numéro d’identification national, alors qu’une carte d’identité nationale comprenant le numéro d’identification national de la déclarante était jointe. La SAR a soulevé la même question à l’égard de la déclaration sous serment du pasteur Peter Kamau Kariuki, soulignant en outre que cette déclaration portait un tampon du notaire sur lequel devait figurer la date, mais où figuraient plutôt les initiales du notaire.

[26] De même, la SAR n’a pas examiné la première déclaration de l’épouse du demandeur sur le fond au motif que cette déclaration n’avait pas été assermentée correctement puisque l’épouse du demandeur l’avait reçue par la poste et ne l’avait pas signée en présence du notaire étant donné qu’elle se cachait. Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la déclaration aurait tout de même dû être examinée sur le fond, quitte à lui accorder moins de poids et à la traiter comme un document non assermenté.

[27] De même, il était, à mon avis, déraisonnable pour la SAR de ne pas tenir compte de l’explication donnée par le demandeur concernant l’écart entre le nom officiel figurant sur la carte d’identité et le nom figurant dans la déclaration de sa cousine. L’explication de la SAR selon laquelle le demandeur n’avait avancé aucun argument particulier à l’encontre de cette observation ne la dispensait pas d’examiner le témoignage du demandeur sur cette question, d’autant plus que la crédibilité de la preuve par affidavit demeurait en litige.

[28] Si la SAR a examiné l’incidence de la seconde déclaration de l’épouse du demandeur sur ses conclusions quant à la crédibilité en ce qui concernait le profil du demandeur en tant que pasteur, elle ne l’a pas fait pour les autres déclarations présentées. Elle a seulement conclu que cet unique document n’était pas suffisant pour dissiper les problèmes en matière de crédibilité dans le dossier en ce qui concernait le profil du demandeur en tant que pasteur. À mon avis, cela ne témoigne pas d’une analyse cohérente.

[29] Premièrement, la SAR a suivi un raisonnement circulaire en ce sens que sa conclusion antérieure concernant les documents d’études du demandeur semble avoir influencé son opinion quant à la crédibilité des déclarations, même si la conclusion antérieure laissait entendre que la preuve fournie par le demandeur pour établir qu’il était un pasteur était insuffisante. Deuxièmement, elle n’a pas examiné l’ensemble des éléments de preuve, qui portaient tous sur le prétendu profil du demandeur en tant que pasteur.

[30] La SAR a renvoyé à la preuve mise à jour sur le pays, qui indiquait que les affidavits faux et frauduleux étaient assez courants au Kenya, mais pas répandus. Elle a déclaré que cela indiquait qu’il était possible d’avoir accès à des affidavits frauduleux, même si elle a conclu que c’étaient les irrégularités dans les documents qui l’avaient amenée à douter de leur crédibilité et à ne leur accorder aucun poids.

[31] Toutefois, la SAR a effectivement traité les déclarations comme si elles n’étaient pas authentiques. Elle n’a pas traité du témoignage du demandeur au sujet des documents et n’a fait aucune appréciation du contenu des déclarations.

[32] À mon avis, la SAR n’a pas suffisamment justifié les conclusions quant à la crédibilité tirées à l’égard de ces documents et, par conséquent, je conclus que la décision est aussi déraisonnable pour cette raison.

[33] Pour l’ensemble des motifs qui précèdent, la demande sera accueillie.

[34] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1361-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la Section d’appel des réfugiés pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Angela Furlanetto »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1361-22

 

INTITULÉ :

DAVID WOKABI NENE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 janvier 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

Le 13 février 2023

 

COMPARUTIONS :

John Gruoba

 

Pour le demandeur

 

Zofia Rogowska

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grice & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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