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Date : 20230210

Dossier : IMM-239-22

Référence : 2023 CF 199

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 février 2023

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

JAGREET SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] Jagpreet Singh [le demandeur] sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 25 novembre 2021 par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de permis d’études qu’il avait présentée en vue de suivre un programme d’études collégiales en gestion de projets au Loyalist College. L’agent n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de sa période de séjour autorisée et que les études proposées étaient raisonnables.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen de l’Inde âgé de 26 ans, qui est célibataire et n’a pas de personne à charge. En 2019, il a obtenu un baccalauréat en technologie, génie civil du Baba Farid College of Engineering and Technology.

[4] Entre 2019 et 2020, le demandeur a été accepté dans trois établissements d’enseignement au Canada, dans les programmes suivants : mécanique automobile (diplôme d’études professionnelles); administration de bases de données; et technique de génie civil. Il a présenté une demande de permis d’études pour chacun de ces programmes, demandes qui ont toutes été refusées.

[5] Le 24 août 2021, le demandeur a été admis au Loyalist College of Applied Arts and Technology, dans un programme de gestion de projets qui débutait à l’hiver 2022. Il a ensuite présenté une demande de permis d’études le 30 août 2021.

III. Décision contestée

[6] L’agent a rejeté la demande pour les raisons suivantes : 1) il n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de sa période de séjour autorisée; et 2) les études proposées n’étaient pas raisonnables compte tenu de ses qualifications, de ses études antérieures, de ses relevés de notes, de son dossier scolaire, de son niveau d’établissement, de ses capacités linguistiques et de ses perspectives et projets d’avenir.

[7] Dans les notes versées au Système mondial de gestion des cas [le SMGC], l’agent a soulevé les préoccupations qui suivent :

  • Le coût élevé des études internationales au Canada par rapport aux avantages professionnels possibles à la fin des études.
  • Les programmes d’études similaires offerts dans son pays.
  • Le demandeur avait initialement présenté une demande d’inscription à un seul programme, mais avait été refusé, puis il a présenté des demandes pour divers programmes dans divers établissements.
  • Les objectifs en matière d’études au Canada ne sont pas les mêmes d’une demande à l’autre et aucune explication n’est fournie.
  • Les frais de scolarité pour l’année ne sont pas payés en totalité.

IV. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[8] Les questions à examiner sont les suivantes :

  1. La décision était-elle raisonnable?

  2. Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale?

[9] Les deux parties conviennent que le fond de la décision contestée est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. En l’espèce, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable n’est pas réfutée (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16-17).

[10] Pour juger si une décision est raisonnable, la cour de révision doit se demander si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). Une décision est déraisonnable lorsqu’il y a une faille décisive dans la logique globale du décideur ou lorsqu’elle est indéfendable au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 102-105). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[11] Compte tenu de ma conclusion selon laquelle la décision était déraisonnable, comme je l’explique ci-après, il n’est pas nécessaire d’examiner la question relative à l’équité procédurale.

V. Analyse

A. La décision était-elle raisonnable?

1) Position du demandeur

[12] Non seulement l’agent a omis de prendre des éléments de preuve en considération, mais il a également mal interprété les éléments qu’il a pris en compte. Les conclusions de l’agent ne sont pas transparentes, intelligibles ou justifiées.

[13] Premièrement, l’agent n’a pas adéquatement expliqué pourquoi il n’avait pas accepté le but des études du demandeur (Iyiola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 324 [Iyiola] au para 19).

[14] Deuxièmement, dans les notes qu’il a versées au SMGC, l’agent n’a pas justifié plusieurs des motifs énoncés dans sa décision. L’agent a également appliqué un critère qui ne figure pas dans le droit applicable en examinant si le demandeur était capable de terminer le programme (Hamedani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 628 [Hamedani] au para 13).

[15] Troisièmement, l’agent n’a pas examiné les éléments de preuve en faveur du demandeur, notamment le montant considérable déjà payé pour les frais de scolarité, la lettre d’admission et les fonds disponibles pour financer ses études (Iyiola, au para 19; Kheradpazhooh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1097 [Kheradpazhooh] au para 18). Rien n’indique que le demandeur ne respecterait pas le droit canadien (Cervjakova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1052 au para 12).

[16] Quatrièmement, l’agent a fondé sa décision sur des conclusions de fait erronées concernant la note obtenue par le demandeur au test du Système international de tests de la langue anglaise [IELTS], le paiement des frais de scolarité et son établissement en Inde. Les vagues références que fait l’agent à l’historique des notes du SMGC et à la lettre d’admission ne satisfont pas aux critères de justification et de transparence de la norme de la décision raisonnable (Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 77 [Patel] au para 21).

[17] Enfin, toute préoccupation quant au coût disproportionné des études au Canada est injustifiée, surtout compte tenu du fait que la preuve démontre que le demandeur peut payer les frais de scolarité (Patel, au para 19; Caianda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 218 [Caianda] au para 5; Lingepo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 552 [Lingepo] aux para 17-18).

2) Position du défendeur

[18] La décision était raisonnable. Il incombe au demandeur de prouver le bien-fondé de son plan d’études. L’agent peut refuser d’accorder un permis d’études en l’absence de précisions quant à l’utilité du programme compte tenu du parcours et du but professionnel poursuivi par le demandeur (Charara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1176 [Charara] aux para 36, 38). À moins d’une preuve contraire, l’agent est présumé avoir considéré l’ensemble de la preuve et n’est pas tenu de référer à chaque élément qui la compose (Solopova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 690 [Solopova] au para 28).

[19] Le demandeur a fourni des éléments de preuve très minces pour étayer sa décision de ne pas étudier en Inde ou de ne pas opter pour d’autres programmes dans des pays à proximité. Bon nombre des déclarations qu’il a faites pour justifier son choix de programme et expliquer pourquoi il a choisi d’étudier au Canada ne sont pas étayées par des éléments de preuve.

[20] La variabilité des demandes de permis d’études antérieures du demandeur contribue à la crainte légitime de l’agent que le permis d’études soit un moyen de faciliter son entrée au Canada en vue d’y rester de façon permanente (Roopchan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1342 [Roopchan] au para 19). L’agent a eu raison de conclure que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle il est un immigrant qui cherche à rester au Canada (Ali c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 702 [Ali] au para 19; Ekpenyong c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 1245 au para 19).

3) Conclusion

[21] La décision était déraisonnable. À mon avis, l’agent n’a pas expliqué de façon intelligible pourquoi il n’était pas convaincu par le but des études du demandeur. Un agent n’est pas tenu d’accepter le but des études d’un demandeur, mais il est tenu d’expliquer pourquoi ce but était insuffisant (Iyiola, au para 19). Bien qu’elle manque peut-être de détails, la lettre de présentation du demandeur, datée du 30 août 2021, explique comment le programme de gestion de projet lui permettrait de progresser dans sa carrière. Les divergences entre les différents programmes auxquels le demandeur a déjà présenté une demande d’inscription y sont également mentionnées, malgré ce que disent les notes du SMGC. Dans l’ensemble, j’estime que la décision ne contenait que des affirmations et qu’elle ne mentionnait que vaguement la lettre d’admission du demandeur et l’historique des notes versées dans le SMGC. L’absence d’analyse rend la décision inintelligible et injustifiable.

[22] De plus, aucun élément de preuve ne démontrait que le demandeur ne pouvait pas terminer le programme. Il n’appartient pas à l’agent de mettre en doute la capacité du demandeur à terminer le programme qu’il propose si l’établissement l’a accepté et a confiance qu’il est capable de le faire (Hamedani, au para 13).

[23] Je conviens qu’un agent est présumé avoir considéré l’ensemble de la preuve, à moins d’une preuve contraire, et qu’il n’est pas tenu de référer à chaque élément qui la compose (Solopova, au para 28). Toutefois, en l’espèce, l’agent n’a fait aucune mention des éléments de preuve favorables démontrant que le demandeur avait déjà payé la quasi-totalité de ses frais de scolarité et qu’il disposait de fonds suffisants pour financer ses études (Kheradpazhooh, au para 18; Iyiola, au para 19).

[24] Je souscris également à l’opinion du demandeur selon laquelle rien ne prouve qu’il ne respecterait pas le droit canadien. Bien que le demandeur ait présenté plusieurs demandes de permis d’études pour divers programmes, la preuve démontre qu’il a fait preuve de diligence en présentant sa demande de manière appropriée et qu’il a tiré une leçon des refus antérieurs et s’est s’assuré de satisfaire aux critères cette fois-ci. J’estime que l’affaire Roopchan diffère de l’espèce, car la demanderesse avait déjà contrevenu aux conditions d’admission au cours d’un séjour antérieur au Canada dans cette affaire (au para 1).

[25] L’espèce se distingue également de l’affaire Charara, qui concernait elle aussi une admission à un programme collégial après des études universitaires de premier cycle. Toutefois, en l’espèce, le demandeur a expliqué en quoi le cours lui serait utile (au para 38).

[26] De même, l’affaire Ali se distingue parce que la demanderesse n’avait aucune expérience antérieure dans l’entreprise proposée et qu’elle n’avait pas les ressources nécessaires pour financer le projet (au para 19). Encore une fois, on ne peut pas en dire autant en l’espèce.

[27] Enfin, la jurisprudence indique clairement qu’il n’appartient pas à l’agent de déterminer la valeur des études pour le demandeur. Dans les décisions Caianda et Lingepo, la Cour a mentionné que le coût élevé des études ne rend pas l’inscription déraisonnable. Les conclusions du juge Grammond dans la décision Caianda s’appliquent entièrement aux circonstances de l’espèce :

[28] [5] Deuxièmement, il est déraisonnable de se fonder sur le coût des études postsecondaires au Canada pour conclure que M. Caianda n’est pas un véritable étudiant. Il ne fait aucun doute que la question du coût des études fait l’objet d’un débat public. Cependant, le seul fait qu’une personne accorde une grande importance à l’éducation supérieure n’est pas, en soi, un motif qui devrait éveiller les soupçons des agents des visas. Il existe de nombreuses raisons valables de choisir de poursuivre des études au Canada malgré les coûts relativement élevés. En outre, en l’espèce, les éléments de preuve démontrent que M. Caianda a les moyens de suivre le programme d’études proposé.

[29] Le demandeur s’est acquitté de l’obligation qui lui incombait de prouver qu’il disposait de fonds suffisants pour subvenir à ses besoins et payer ses frais de scolarité pendant une année universitaire. Le coût élevé des études au Canada ne constitue donc pas un obstacle pour lui.

VI. Conclusion

[30] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision n’est pas intelligible, transparente ou justifiée, car elle ne présente que des conclusions sans explication ou contexte, mis à part quelques vagues références au dossier.

[31] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-239-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  2. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

« Paul Favel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-239-22

INTITULÉ :

JAGPREET SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 AOÛT 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

LE 10 février 2023

COMPARUTIONS :

Samin Mortazavi

Pour le demandeur

Samson Rapley

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pax Law Corporation

Avocats

North Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour le défendeur

 

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