Date : 20230217
Dossier : IMM‑2265‑22
Référence : 2023 CF 234
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 17 février 2023
En présence de monsieur le juge Diner
ENTRE : |
CHRISTOPHER OGBONNA |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Le demandeur sollicite, en application de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté sa demande d’asile. Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la demande.
I. Contexte
[2] Le demandeur, qui est âgé de 42 ans, est un citoyen du Nigéria originaire de Lagos. Il a grandi dans une famille, avec ses six frères et sœurs, qui visitait régulièrement un village de l’État d’Imo, dont ses parents étaient tous deux originaires.
[3] Lorsqu’il était enfant, sa mère l’a informé que sa grand-mère paternelle jouait le rôle de serviteur de la divinité familiale au sanctuaire de leur village. En 2000, les aînés du village ont informé le père du demandeur que ce dernier avait été choisi par la divinité pour être le prochain serviteur du culte et qu’il devait aller vivre au sanctuaire pour s’acquitter de son rôle. Le père n’a toutefois pas autorisé son fils, le demandeur, à le faire.
[4] En janvier 2005, le demandeur a reçu la visite d’un groupe d’aînés dans la maison familiale de son village, où son père et lui habitaient à l’époque. Les aînés ont réitéré leur demande voulant que le demandeur devienne le serviteur de leur divinité familiale, sinon, il devrait en [traduction] « subir les conséquences et serait sacrifié pour avoir désobéi aux dieux ».
[5] Après l’incident, le demandeur est rentré chez lui à Lagos, puis est parti pour l’Afrique du Sud, où il a épousé une citoyenne sud-africaine avec qui il a eu un enfant. En 2006, alors qu’il se trouvait toujours en Afrique du Sud, son père est décédé dans son sommeil. En 2010, le frère du demandeur est décédé dans une explosion alors qu’il remplissait une génératrice d’essence. En 2011, la mère du demandeur est décédée après un épisode de dépression. Le demandeur croit que le stress a causé le décès de sa mère. À peu près à la même époque, la sœur cadette du demandeur a contracté une maladie inconnue, qui persiste à ce jour.
[6] L’un des frères du demandeur a informé ce dernier que, lors d’une visite au village, les aînés lui avaient dit que le décès de leurs parents et de leur frère aîné ainsi que la maladie de leur sœur étaient survenus parce que le demandeur avait refusé de s’acquitter de son rôle de serviteur. Le demandeur s’est installé aux États-Unis en 2015, puis est entré au Canada de façon irrégulière en novembre 2017, où il a demandé l’asile.
[7] La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui avait conclu que le demandeur n’avait pas établi de façon crédible qu’il existait une possibilité sérieuse de persécution ou, selon la prépondérance des probabilités, un risque de subir un préjudice de la part des aînés de son village pour avoir refusé de s’acquitter du rôle de serviteur.
II. Analyse
[8] La seule question à trancher dans le cadre du présent contrôle judiciaire est celle du caractère raisonnable des conclusions relatives à la crainte de persécution du demandeur. La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, telle que l’a énoncée la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].
[9] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en concluant que les éléments de preuve ne suffisaient pas à étayer sa crainte d’être persécuté. Il fait remarquer que la SPR a reconnu qu’il était un témoin crédible. De plus, il affirme que son témoignage ne pouvait pas être rejeté uniquement en raison de l’absence d’éléments de preuve. À cet égard, il invoque notamment les décisions Maldonado c Canada (Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CAF), [1980] 2 CF 302, Mui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1020 et Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1034.
[10] Le demandeur affirme également avoir fourni suffisamment d’éléments de preuve corroborant sa situation, en plus des éléments de preuve sur la situation dans le pays, lesquels militent tous en faveur de sa demande d’asile. Il soutient que la preuve n’avait pas à être parfaite compte tenu de la prépondérance des probabilités et du fardeau de la preuve applicable (renvoyant à Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680 et Ponniah c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 359). Il soutient que la Commission ne s’est pas montrée sensible au fait qu’il avait quitté le Nigéria en 2005 et qu’il n’avait donc qu’un choix limité d’éléments de preuve à fournir. Il fait valoir également que, lors de son audience devant la SPR, la commissaire ne lui a jamais indiqué quel type d’éléments de preuve supplémentaires il aurait dû ou aurait pu produire.
[11] Enfin, le demandeur avance que la SAR a omis de justifier valablement les réserves qu’elle a émises à l’égard de son témoignage sous serment, dans lequel il affirmait qu’il s’exposerait à un risque de préjudice s’il retournait au Nigéria. Il soutient également que la SAR a eu tort de s’attendre à recevoir d’autres éléments de preuve à l’appui. Il invoque à ce sujet diverses sections d’une réponse à une demande d’information contenue dans le cartable national de documentation du Nigéria.
[12] Je ne suis pas convaincu que l’analyse de la SAR soit entachée d’une erreur qui permettrait à notre Cour d’accueillir la demande de contrôle judiciaire. La SAR a dûment justifié ses conclusions en se fondant sur la preuve dont elle disposait, y compris sur le fait que le demandeur avait résidé à Lagos pendant huit mois après avoir reçu des menaces, sans subir de conséquences au cours de cette période. Qui plus est, aucun élément de preuve objectif n’a pu démontrer que les aînés avaient pris des mesures pour mettre leurs menaces à exécution.
[13] Dans le cas où un demandeur sous-entend qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale en raison de l’absence d’indications quant aux documents qu’il aurait pu ou aurait dû fournir, il lui revient toujours d’établir le bien-fondé de son allégation. De plus, les objections relatives à l’équité procédurale doivent être soulevées le plus tôt possible (Hennessey c Canada, 2016 CAF 180 au para 21). En l’espèce, le demandeur n’a soulevé aucune objection liée à l’équité procédurale dans le cadre de son appel devant la SAR et n’a que brièvement traité de cette question dans ses observations de vive voix devant notre Cour, sans donner de détails ni la mentionner dans ses arguments écrits.
[14] En ce qui concerne les principaux arguments soulevés en temps opportun dans les documents écrits accompagnant la présente demande, je souligne que la présomption de véracité énoncée dans les décisions invoquées par le demandeur n’est pas absolue. Par exemple, la présomption ne s’applique pas à chaque inférence que le demandeur pourrait tirer des circonstances auxquelles il a fait face. En l’espèce, comme l’avocat du demandeur l’a admis à l’audience, la documentation sur la situation dans le pays était très contradictoire quant aux préjudices auxquels s’expose une personne qui refuse de s’acquitter de son rôle héréditaire au Nigéria. Comme le tribunal administratif l’a fait remarquer, le demandeur n’a pas prouvé que, compte tenu de ce qu’il avait vécu, il était une personne à risque de subir un préjudice, et les éléments de preuve contenus dans les rapports sur la situation dans le pays n’abondaient pas dans ce sens non plus.
[15] Il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve et d’accorder un poids à ceux qui sont favorables à la position du demandeur. La Cour doit plutôt déterminer si le tribunal administratif était en mesure de rédiger ses motifs de manière justifiable, transparente et intelligible en fonction de la preuve. C’est exactement ce que la SAR a fait en l’espèce. De plus, la SAR a raisonnablement fait valoir que le demandeur n’avait pas établi que la pratique culturelle constituait une menace à sa vie, qu’il avait demandé la protection de l’État ou qu’il n’aurait pas accès à une telle protection.
[16] En outre, il était loisible à la SAR de douter du fondement objectif de la crainte de persécution, puisque, avant de quitter le pays, le demandeur avait continué de vivre chez lui, à Lagos, pendant huit mois, après avoir reçu des menaces, sans compter que rien n’indiquait que les présumés agents de persécution avaient mis leurs menaces à exécution au cours de la période de près de 20 ans qui a suivi.
[17] Le demandeur a raison de dire que la SAR a reconnu qu’il était crédible quand il a déclaré qu’il avait été choisi pour s’acquitter du rôle de serviteur et qu’il avait une crainte subjective quant aux gestes qu’auraient pu poser les aînés du village. Cependant, je suis d’avis que la SAR pouvait néanmoins conclure que le demandeur n’avait pas établi de façon crédible et objective qu’il existait, selon la prépondérance des probabilités, une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté.
[18] En l’absence de tout élément de preuve démontrant que les aînés avaient pris des mesures pour mettre leurs menaces à exécution, les conjectures du demandeur et des autres personnes au sujet des raisons du décès et de la maladie des membres de la famille sans aucun lien objectif avec ces aînés ne suffisent pas à établir l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution. Les commentaires du juge McHaffie dans la décision Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799, sur lesquels s’est appuyée la juge Go dans la décision Hussin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 290, sont ainsi rédigés :
[25] Les Olusola soutiennent également que la « présomption de véracité » exigeait que la SAR accepte la déclaration de Mme Olusola selon laquelle la police la poursuivait, même en l’absence de preuves corroborantes : Maldonado c Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 CF 302 (CA) à la page 305. Toutefois, la présomption établie dans l’arrêt Maldonado est simplement qu’un témoin assermenté dit la vérité. Il ne s’agit pas d’une présomption selon laquelle tout ce que le témoin croit être vrai, mais dont il n’a aucune connaissance directe, est en fait vrai. Mme Olusola n’avait aucune connaissance personnelle des faits qui établiraient l’intérêt continu de la police nigériane à la poursuivre. Mme Olusola avait une connaissance indirecte, tirée de son mari, que la police avait interrogé ce dernier à propos de ses allées et venues et qu’elle n’avait pas tenté par la suite de la retrouver. Bien qu’elle ait pu croire avec sincérité que la police la poursuivait, la présomption établie dans l’arrêt Maldonado n’exige pas que la SAR accepte cet énoncé comme étant objectivement vrai.
[19] Lorsqu’il conclut qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse ou raisonnable de persécution, le tribunal administratif a le droit d’accorder plus de poids à la preuve documentaire, même s’il considère que le demandeur est digne de foi et crédible (JM c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 598 au para 66). Comme la juge Walker l’a récemment affirmé dans la décision Salem c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 195, « [i]l incombe au demandeur d’asile de démontrer que, selon la prépondérance des probabilités, il éprouve une crainte subjective d’être persécuté et que cette crainte repose sur un fondement objectif »
.
[20] En l’espèce, la SAR a clairement expliqué pourquoi, à son avis, le demandeur n’avait pas établi, même selon le seuil minimal requis, que ses craintes se matérialiseraient et qu’il ferait l’objet de persécution (voir, en particulier, les paragraphes 20 à 24 de la décision de la SAR).
III. Conclusion
[21] Il va sans dire – mais il convient de le répéter puisque c’est précisément ce qui est demandé en l’espèce – que, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, le rôle de la Cour n’est pas de soupeser à nouveau la preuve pour arriver à l’issue souhaitée par le demandeur. Le raisonnement convaincant et transparent du tribunal administratif était tout à fait justifiable compte tenu du contexte factuel, de la preuve et du droit, et, par conséquent, il était raisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑2265‑22
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
2. Aucune question n’a été énoncée aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
3. Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Alan S. Diner »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dossier : |
IMM‑2265‑22 |
INTITULÉ :
|
CHRISTOPHER OGBONNA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 16 février 2023
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE DINER
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 17 février 2023
|
COMPARUTIONS :
Vakkas Bilsin |
POUR LE DEMANDEUR |
Leila Jawando |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lewis & Associates Avocats Toronto (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |