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Date : 20230208


Dossier : IMM-1417-22

Référence : 2023 CF 189

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 8 février 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

PAT OYAIMAMEN UKHUEDUAN

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre], sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 12 janvier 2022 [la décision] par la Section d’appel de l’immigration [la SAI]. Dans sa décision, la SAI a confirmé la conclusion de la Section de l’immigration [la SI] selon laquelle la défenderesse, Mme Pat Oyaimamen Ukhueduan, n’était pas interdite de territoire au Canada pour raison de sécurité, au titre de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], en raison de son appartenance au Parti démocratique populaire [le PDP] du Nigeria.

[2] Le ministre soutient que la décision est déraisonnable parce que la SAI a mal interprété le concept de « membre » d’une organisation qui a commis des actes de subversion ou de terrorisme aux fins de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. De même, le ministre soutient que la SAI a commis une erreur en intégrant une dimension temporelle à l’analyse des actes commis par l’organisation dont Mme Ukhueduan était membre.

[3] La présente affaire soulève deux questions : 1) La SAI a-t-elle commis une erreur en concluant que Mme Ukhueduan n’était pas membre du PDP avant 2011? 2) La SAI a-t-elle commis une erreur en intégrant une dimension temporelle à l’analyse visant à déterminer si le PDP avait commis des actes décrits à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR?

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire du ministre sera accueillie. Je conviens avec le ministre que la décision est déraisonnable parce qu’elle repose sur une analyse erronée de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR et qu’elle contredit plusieurs arrêts de la Cour d’appel fédérale [la CAF] faisant autorité.

II. Contexte

A. Contexte factuel

[5] Mme Ukhueduan est citoyenne du Nigeria. De 2006 à 2015, elle a été membre du PDP au Nigeria. Cependant, elle n’est devenue une membre « active » qu’en 2011, lorsqu’elle a commencé à participer à des activités politiques.

[6] En raison d’agressions présumées de la part de membres de partis politiques adverses, Mme Ukhueduan a quitté le Nigeria le 28 août 2015 et est entrée aux États-Unis. Elle y a vécu durant plus de deux ans avant de demander l’asile au Canada en mars 2018.

[7] En raison de son appartenance au PDP, la demande d’asile de Mme Ukhueduan a été déférée à la SI afin que soit tranchée la question de savoir si elle était interdite de territoire pour raison de sécurité. Le ministre a fait valoir qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le PDP était une organisation qui se livrait au terrorisme et à la subversion contre toute institution démocratique, aux termes des alinéas 34(1)b.1) et 34(1)c) de la LIPR.

[8] La SI a conclu que, malgré la preuve selon laquelle le PDP était au courant des actes de violence commis par ses membres, le ministre ne s’était pas acquitté de son fardeau d’établir qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que les dirigeants du PDP avaient l’intention nécessaire de se livrer à la subversion contre toute institution démocratique. Par conséquent, même si Mme Ukhueduan avait admis être membre du PDP, la SI a conclu qu’elle n’était pas une personne visée par l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

B. Décision

[9] En appel, la SAI a confirmé la décision de la SI, mais pour des motifs différents. La SAI a conclu que Mme Ukhueduan avait été associée au PDP de 2006 à 2015, mais qu’elle ne pouvait être considérée comme une « membre » qu’à partir de 2011, moment où sa participation était devenue plus importante. De 2006 à 2011, son rôle se limitait à donner de l’argent au PDP par l’intermédiaire de ses cotisations, ce qui, de l’avis de la SAI, ne suffisait pas à conclure qu’elle était « membre » durant cette période aux fins de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

[10] La SAI a ajouté que, même si la preuve démontrait que le PDP avait commis des actes de subversion avant les élections de 2011 au Nigeria, elle ne permettait pas de conclure que les dirigeants du PDP s’étaient livrés à la subversion des élections après 2011. Selon la SAI, « [i]l [était] plus juste de parler de gestes subversifs locaux qui [n’étaient] pas l’œuvre de l’organisation dans son ensemble » (la décision, au para 26).

[11] Dans le même ordre d’idées, la SAI a conclu que les actes terroristes commis par le PDP se limitaient à la période précédant les élections de 2011, « soit une période où madame Ukhueduan n’était pas [une] membre [active] » (la décision, au para 32).

[12] Par conséquent, comme Mme Ukhueduan n’était pas une membre active durant les années où le PDP avait commis des actes de terrorisme et de subversion, la SAI a conclu qu’elle ne pouvait pas être considérée comme une « membre » aux fins de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

C. Dispositions pertinentes

[13] Les dispositions pertinentes de la LIPR sont ainsi libellées :

Interprétation

Rules of interpretation

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

Sécurité

Security

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[…]

b.1) se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

(b.1) engaging in an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

D. Norme de contrôle applicable

[14] Le ministre soutient que la norme de la décision raisonnable s’applique, et je suis d’accord (Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 311 au para 7; Abdullah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 949 [Abdullah] au para 17).

[15] La norme de la décision raisonnable est la norme qui est présumée s’appliquer lorsque les cours de révision doivent procéder au contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond. Cette norme s’intéresse à la décision effectivement rendue par le décideur administratif, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 83, 87). Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs donnés par le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Une décision raisonnable est justifiée par des motifs transparents et intelligibles qui révèlent un raisonnement intrinsèquement cohérent (Vavilov, aux para 86, 99). La cour de révision doit tenir compte des contraintes factuelles et juridiques auxquelles le décideur était assujetti (Vavilov, aux para 90, 99), mais s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve » dont celui-ci était saisi (Vavilov, au para 125).

[16] Il incombe à la partie qui conteste la décision administrative d’en démontrer le caractère déraisonnable. Les lacunes reprochées ne doivent pas être simplement superficielles pour que la cour de révision infirme une décision administrative. Elle doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves » (Vavilov, au para 100).

III. Analyse

A. Membre d’une organisation aux termes de l’alinéa 34(1)f)

[17] Le ministre soutient d’abord que l’analyse faite par la SAI de l’appartenance de Mme Ukhueduan au PDP est viciée. Je suis d’accord.

[18] Comme l’avocate du ministre l’a clairement établi à l’audience devant la Cour, la preuve au dossier ne laisse planer aucun doute quant au fait que Mme Ukhueduan est devenue membre du PDP en 2006. De nombreux éléments de preuve établissent son appartenance au parti, et la décision de la SI de même que celle de la SAI mentionnent expressément que Mme Ukhueduan a admis qu’elle était membre et qu’elle possédait une carte du PDP depuis 2006. Dans ses observations écrites et orales, Mme Ukhueduan a fait valoir que rien dans ses formulaires de demande d’asile n’indiquait qu’elle était membre du PDP en 2006. C’est inexact. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, elle a clairement mentionné qu’elle était devenue [traduction] « membre du Parti démocratique populaire (PDP), un parti politique démocratique du Nigeria, en 2006 ». Cet aveu aurait dû suffire à la SAI pour conclure que Mme Ukhueduan appartenait au PDP, et la SAI en était effectivement consciente. Au paragraphe 30 de la décision, la SAI a affirmé que « [l]e tribunal [était] conscient que madame Ukhueduan avait une carte de membre depuis 2006, ce qui habituellement est suffisant selon la jurisprudence ». De même, au paragraphe 5 de sa décision, la SI a reconnu que Mme Ukhueduan avait admis qu’elle était membre du PDP depuis 2006.

[19] Cependant, dans sa décision, la SAI a fait remarquer que Mme Ukhueduan n’était devenue une membre « active » qu’en 2011 et que, de l’avis du commissaire de la SAI, « son implication antérieure à 2011 n’attei[gnait] pas le seuil minimal pour être considéré membre d’une organisation au sens de la Loi » (la décision, au para 13). La SAI a aussi fait remarquer que le fait de prendre la carte du PDP n’était pas « une action suffisante pour être considérée membre d’une organisation au sens de la Loi » (la décision, au para 8). De plus, elle s’est dite d’avis qu’il « ne sembl[ait] pas dans l’esprit de la Loi d’interdire de territoire de simples donateurs ayant une carte de membre, comme l’était [Mme Ukhueduan] avant 2011 » et qu’il « conv[enait] tout de même de considérer un membre [aux fins de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR] comme une personne qui fait un peu plus que payer sa cotisation » (la décision, au para 30).

[20] En tout respect, ces déclarations faites par la SAI sont peut-être le reflet de l’opinion du commissaire de la SAI, mais elles font carrément abstraction de l’état du droit et elles créent un nouveau seuil à appliquer pour établir l’appartenance qui va à l’encontre de la jurisprudence de la CAF. La SAI n’offre aucune explication pour justifier qu’elle n’ait pas tenu compte de l’abondante jurisprudence sur cette question, qu’elle s’en soit écartée et qu’elle ait conclu à tort qu’il « [fallait] un peu plus d’engagement pour être considéré comme étant un membre ». Il s’agit là d’une erreur de droit justifiant l’intervention de la Cour.

[21] Comme le ministre l’a fait remarquer, à juste titre, le terme « membre » employé à l’alinéa 34(1)f) doit recevoir « une interprétation large et libérale » pour répondre aux objectifs visés par l’article 34 de la LIPR, qui sont la sécurité publique et la sécurité nationale (Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85 [Poshteh] au para 27; B074 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1146 aux para 28-29). Une participation officieuse ou un appui peut suffire, dans certaines circonstances, à étayer une conclusion d’appartenance (Kanapathy c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 459 au para 34).

[22] Rien dans l’alinéa 34(1)f) de la LIPR ne suppose « que le “membre” est un “véritable” membre de l’organisation, qui a contribué de façon significative aux actions répréhensibles du groupe » (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 [Kanagendren] au para 22). Au contraire, il est bien établi en droit qu’une conclusion d’appartenance à une organisation se livrant à la subversion ou au terrorisme au titre de l’alinéa 34(1)f) comporte des exigences peu strictes (Kanagendren, au para 22; Mirmahaleh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1085 au para 10; Haqi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1167 aux para 36-37). Rien n’exige une appartenance réelle ou formelle à une organisation, ni une participation réelle ou active aux actes de subversion ou de terrorisme commis par cette organisation (Opu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 650 au para 100). En outre, rien n’exige un niveau important d’intégration au sein de l’organisation (Poshteh, aux para 30-31).

[23] De plus, l’aveu d’une personne quant à son appartenance à une organisation suffit pour satisfaire aux exigences en la matière aux fins de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, « [p]eu importe la nature, la fréquence, la durée ou le degré d’implication » (Foisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 404 au para 11; voir aussi Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 397 [Khan] au para 31). Une fois l’appartenance admise, elle l’est à toutes fins (Al Ayoubi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 385 aux para 24-25; Khan, au para 31). Dans la décision Nassereddine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 85, dans laquelle le demandeur avait admis son appartenance au mouvement Amal, la Cour a conclu ce qui suit au paragraphe 57 :

Fait à noter, dans la plupart des affaires, notamment celles susmentionnées, dans lesquelles il a été statué qu’il fallait prendre en compte divers facteurs pour décider si un demandeur est membre ou non d’une organisation terroriste, le demandeur n’avait pas admis son appartenance à une telle organisation. Or, tel n’est pas le cas en l’espèce, car le demandeur a toujours reconnu qu’il était membre du Amal, et la présente affaire, de ce fait, se distingue selon moi de ces autres affaires.

[24] Parce que la SAI a renvoyé à la nature de la participation de Mme Ukhueduan aux activités du PDP et qu’elle a choisi d’individualiser la situation de celle-ci en fonction de son manque de participation « active », son analyse et sa conclusion sont manifestement incompatibles avec la jurisprudence sur l’interprétation large et libérale du terme « membre » aux fins de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

[25] La décision est donc tout à fait injustifiée compte tenu des contraintes juridiques et factuelles auxquelles la SAI était assujettie. Dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 112, la Cour suprême du Canada a été très claire à ce sujet :

Tout précédent sur la question soumise au décideur administratif ou sur une question semblable aura pour effet de circonscrire l’éventail des issues raisonnables. La décision d’un organisme administratif peut être déraisonnable en raison de l’omission d’expliquer ou de justifier une dérogation à un précédent contraignant dans lequel a été interprétée la même disposition. Si, par exemple, une cour de justice a examiné une disposition législative dans un jugement pertinent, il serait déraisonnable que le décideur administratif interprète ou applique celle‑ci sans égard à ce précédent.

[Non souligné dans l’original.]

[26] En l’espèce, la SAI n’a pas tenu compte de la jurisprudence de la CAF, et le commissaire a choisi d’y substituer sa propre interprétation du droit sans expliquer ni justifier le fait qu’il n’ait pas tenu compte de l’interprétation faite par la CAF de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

[27] Comme la CAF l’a déclaré à maintes reprises et l’a rappelé très récemment, il n’appartient pas aux tribunaux de « bricoler le sens véritable des mesures légales adoptées par nos représentants élus, par exemple en empreignant l’analyse des politiques qui nous conviennent ou de nos préférences personnelles de manière à en biaiser le résultat » (Canada (Commissaire de la concurrence) c Rogers Communications Inc, 2023 CAF 16 au para 17, renvoyant à Hillier c Canada (Procureur général), 2019 CAF 44 et à Williams c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 252 aux para 41-50). Il va sans dire qu’il ne revient pas non plus aux décideurs administratifs comme la SAI de le faire.

[28] Cette conclusion à elle seule suffit pour conclure que la décision est déraisonnable et pour renvoyer l’affaire à la SAI pour nouvel examen.

[29] J’ajouterais, comme l’a fait remarquer le ministre, que la SAI semble avoir oublié qu’un demandeur a la possibilité de présenter une demande au ministre, au titre de l’article 42.1 de la LIPR, afin qu’une conclusion d’interdiction de territoire soit infirmée. Cette exception vise à atténuer les lourdes conséquences que peut avoir, dans certains cas, l’interprétation large qu’il convient de faire de l’article 34 de la LIPR (Abdullah, au para 26; Al Yamani c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CF 1457 [Yamani] aux para 13-14).

B. Analyse des actes de terrorisme et de subversion aux fins des alinéas 34(1)b.1) et 34(1)c) de la LIPR

[30] Comme deuxième argument, le ministre soutient que l’erreur commise par la SAI dans son analyse de l’appartenance de Mme Ukhueduan s’est répercutée sur son analyse des actes de terrorisme et de subversion commis par le PDP réalisée aux fins de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. De l’avis du ministre, la SAI a aussi commis une erreur en intégrant une dimension temporelle à son analyse de la participation de Mme Ukhueduan aux activités du PDP.

[31] Une fois de plus, je suis d’accord avec le ministre.

[32] L’analyse aux fins de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR ne comporte aucune dimension temporelle, qu’il s’agisse de l’organisation ou de ses membres. Le libellé de la disposition renvoie expressément aux activités passées, présentes et futures d’une organisation. De plus, la Cour a établi que l’alinéa 34(1)f) n’exige pas de rapport temporel entre l’appartenance à l’organisation et les actes de subversion ou de terrorisme commis par celle-ci :

S’il y a des motifs raisonnables de croire qu’une organisation se livre actuellement à des actes de terrorisme, s’est livrée à de tels actes dans le passé ou s’y livrera à l’avenir, cette organisation satisfait alors au critère énoncé à l’alinéa 34(1)f). Ainsi, la Commission n’a pas à examiner si l’organisation en cause a mis un terme à ses activités terroristes, ou encore ne s’était pas livrée à de telles activités pendant une certaine période de temps.

Le fait pour l’intéressé d’être membre de l’organisation échappe de même aux restrictions quant au temps. La question est de savoir si l’intéressé est ou a été membre de l’organisation. Aucune correspondance n’est nécessaire entre la participation active comme membre de l’intéressé et la période pendant laquelle l’organisation se livrait à des actes terroristes.

[Non souligné dans l’original.] (Yamani, aux para 11‑12.)

[33] Ce principe a été confirmé de façon claire par la CAF dans l’arrêt Gebreab c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CAF 274 [Gebreab]. Dans cette affaire, la CAF a affirmé qu’un rapport temporel entre les actes de violence commis par une organisation et l’appartenance d’une personne à cette organisation n’était pas requis pour pouvoir conclure à l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 34(1)f) : « [c]e n’est pas requis pour pouvoir conclure à l’interdiction de territoire conformément à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR que les dates de l’adhésion d’un individu dans l’organisation correspondent aux dates auxquelles cette organisation a commis des actes de terrorisme ou d’un renversement par la force » (Gebreab, au para 3).

[34] Comme il l’a fait dans son interprétation du terme « membre », le commissaire de la SAI a une fois de plus écarté un arrêt de la CAF faisant autorité ainsi que le libellé précis de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, qui s’intéresse à une organisation qui « est, a été ou sera l’auteur d’un acte » de terrorisme ou de subversion. Au paragraphe 33 de la décision, la SAI a déclaré que, malgré le libellé explicite de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, « il conv[enait] d’appliquer une exception relative à la temporalité pour la période pendant laquelle madame Ukhueduan n’était pas un membre actif, donc avant 2011 ». Le raisonnement de la SAI sur ce point est totalement injustifié compte tenu des contraintes juridiques auxquelles elle était assujettie. Le législateur avait certainement l’intention d’inclure les organisations qui ont été les auteurs d’actes de terrorisme ou de subversion, ce que la Cour a reconnu. Étant donné que la SAI a expressément reconnu que le PDP avait déjà commis de tels actes, il ne lui était pas loisible de limiter son analyse à une période donnée et de conclure comme elle l’a fait sans justifier adéquatement son raisonnement et sans expliquer pourquoi la situation de Mme Ukhueduan suffisait à contourner les jugements de la Cour et le libellé de la LIPR. La SAI, une fois de plus, s’est écartée d’un arrêt de la CAF faisant autorité et de la disposition législative sans expliquer pourquoi il était nécessaire de le faire en l’espèce.

[35] Mme Ukhueduan soutient que le passage du PDP de la commission d’actes de subversion et de terrorisme à un appel à la tenue d’élections libres et sans violence – qui aurait eu lieu après 2011 – démontre un changement fondamental de circonstances, et qu’un tel changement a permis à la SAI de conclure qu’elle n’était pas membre d’une organisation visée aux alinéas 34(1)b.1) ou 34(1)c) de la LIPR. À l’appui de son argument, Mme Ukhueduan invoque les décisions El Werfalli c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 612 [El Werfalli] – également mentionnée dans la décision – et Abdullah.

[36] Je ne suis pas convaincu par cet argument, car ces deux affaires diffèrent considérablement de l’espèce et il est facile d’établir une distinction.

[37] Dans la décision Abdullah, la Cour a conclu qu’il existait une exception quant à la non‑pertinence du rapport temporel dans l’analyse aux fins de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Un changement de circonstances est pertinent lorsqu’un demandeur s’est joint à une organisation après que celle-ci eut subi une transformation importante (Abdullah, aux para 28, 34). En l’espèce, Mme Ukhueduan était déjà membre du PDP avant que celui-ci [traduction] « évolue vers la démocratie ». Par conséquent, l’exception dont il est question dans la décision Abdullah ne peut pas s’appliquer à sa situation.

[38] De même, dans la décision El Werfalli, la Cour a conclu qu’un rapport temporel devait être établi si l’organisation avait commis des actes terroristes ou de subversion après le départ du demandeur. Encore une fois, cette affaire est peu pertinente à l’égard de la situation de Mme Ukhueduan puisque celle-ci était déjà membre du PDP lorsque les actes de terrorisme et de subversion ont été commis. Comme la Cour l’a souligné au paragraphe 68, la situation de Mme Ukhueduan diffère de ce qui était en jeu dans la décision El Werfalli :

Appartenir à une organisation suppose l’approbation de celle‑ci, de ses buts et de son action. Lorsque l’intéressé est membre au moment où l’action terroriste a lieu, on peut considérer qu’il savait ou qu’il aurait dû savoir que l’organisation se livrait au terrorisme. Même si l’adhésion part d’une intention innocente, une approbation tacite de l’organisation demeure.

[39] Encore une fois, ces conclusions sont suffisantes pour conclure que la décision est déraisonnable puisqu’elle n’est pas fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et qu’elle n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Les décideurs administratifs qui sont limités par des décisions judiciaires bien établies, en particulier les décisions des cours d’appel, peuvent voir leurs décisions annulées s’ils ne tiennent pas compte de ces limites (Vavilov, aux para 108-114; Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 au para 33). Cela dit, je suis conscient du fait que, même en cas de dérogation à la jurisprudence, la question demeure intrinsèquement contextuelle; la mesure dans laquelle un précédent liera le décideur administratif dépendra de la nature du précédent et des motifs que le décideur administratif donnera pour justifier sa décision d’y déroger (Vavilov, aux para 112-113; Canada (Procureur général) c Fédération de la police nationale, 2022 CAF 80 aux para 49, 54). En l’espèce, la SAI est restée complètement muette sur les raisons pour lesquelles elle a dérogé à la jurisprudence de la CAF.

C. Question proposée aux fins de certification

[40] Le ministre propose la question suivante aux fins de certification au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR :

Pour déterminer l’appartenance d’une personne à une organisation aux fins de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, est-il nécessaire que la personne ait été un membre actif de l’organisation au moment où celle-ci a commis les actes en question?

[41] Cette question concernant la portée de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR comporte deux volets : le degré de participation requis de la part du membre (à savoir s’il était un membre actif ou non) et la pertinence d’un rapport temporel dans l’analyse.

[42] Au paragraphe 46 de l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, la CAF a décrit les critères de certification d’une question en ces termes :

La Cour a récemment réitéré, dans l’arrêt Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 R.C.F. 229, au paragraphe 36, les critères de certification. La question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Cela signifie que la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle-même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande. Un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée (arrêt Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, au paragraphe 10). Il en est de même pour une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire (arrêt Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, aux paragraphes 15 et 35).

[43] De plus, pour être certifiée en tant que « question grave de portée générale » au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR, « il ne faut pas que la Cour d’appel fédérale ait déjà répondu à la question et ait déjà établi le droit sur la question » (Rinchen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 437 au para 30, renvoyant à Rrotaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 292 au para 6; Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178 au para 36; Krishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1203 au para 98; et Halilaj c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 1062 au para 37).

[44] À la suite de mon examen de la jurisprudence, je suis d’avis que la CAF a déjà répondu à la question proposée aux fins de certification dans trois des arrêts mentionnés précédemment. Dans les arrêts Poshteh et Kanagendren, la CAF a répondu au premier volet de la question proposée aux fins de certification concernant le degré de participation requis puisqu’elle a conclu que rien dans le libellé de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR n’exige qu’un membre participe activement ou qu’il soit un membre « qui a contribué de façon significative aux actions répréhensibles du groupe » (Kanagendren, au para 22). En ce qui concerne le deuxième volet, pour reprendre ce que j’ai dit plus tôt dans les présents motifs, la CAF a expressément conclu dans l’arrêt Gebreab que « [c]e n’est pas requis pour pouvoir conclure à l’interdiction de territoire conformément à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR que les dates de l’adhésion d’un individu dans l’organisation correspondent aux dates auxquelles cette organisation a commis des actes de terrorisme ou d’un renversement par la force » (Gebreab, au para 3). Cela répond au deuxième volet de la question proposée aux fins de certification, à savoir le rapport temporel.

[45] Collectivement, ces précédents de la CAF fournissent donc une réponse satisfaisante à la question proposée par le ministre aux fins de certification. Par conséquent, il n’y a aucune raison de certifier la question.

[46] À l’audience, l’avocat de Mme Ukhueduan a insisté sur l’importance de limiter ce qu’il considère être une définition trop large du terme « membre » employé à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR et il a invité la Cour à réexaminer l’état actuel du droit. En tout respect, je ne suis pas convaincu qu’il s’agit d’une situation dans laquelle la Cour peut, ou devrait, le faire.

[47] Selon le principe du stare decisis vertical (R c Comeau, 2018 CSC 15 au para 26), « une juridiction inférieure est liée par les conclusions de droit particulières tirées par une juridiction supérieure susceptible d’être saisie, directement ou indirectement, de l’appel de ses décisions » (Tuccaro c Canada, 2014 CAF 184 au para 18). Le respect de la jurisprudence et des règles juridiques bien établies favorise l’uniformité et la prévisibilité, deux principes importants qui sous-tendent la primauté du droit et la règle du stare decisis vertical. Bien entendu, les tribunaux inférieurs ont le droit d’établir une distinction en fonction du contexte factuel dont ils sont saisis. Toutefois, il ne leur est pas loisible (ni aux décideurs administratifs) de refuser de suivre la décision d’une cour supérieure parce qu’ils estiment que cette décision est erronée, parce qu’ils n’y souscrivent pas ou parce qu’une autre interprétation aurait dû être retenue.

[48] Les tribunaux de première instance peuvent réexaminer les décisions de tribunaux supérieurs dans certaines situations, en particulier lorsqu’une nouvelle question juridique se pose ou lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve « change radicalement la donne » (Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 [Carter] au para 44; Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72 au para 42).

[49] Je concède que le droit est en constante évolution, que les tribunaux peuvent apporter des changements progressifs au droit en réponse aux obligations de justice et d’équité, et que « le principe du stare decisis ne constitue pas un carcan qui condamne le droit à l’inertie » (Carter, au para 44). Cependant, il n’est pas facile de satisfaire à la norme qui s’applique au contrôle et au réexamen d’une question qui a déjà été tranchée par une cour d’appel. Le principe du stare decisis est fondamental dans notre système juridique et il demeure le point de départ présumé de toute analyse visant à établir l’état du droit sur un point donné.

[50] Dans le cas de Mme Ukhueduan, aucune nouvelle question juridique n’a été soulevée devant la SAI ou devant moi, et aucune modification de la situation ou de la preuve au dossier « [ne] change radicalement la donne » en ce qui concerne l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. À mon avis, il ne s’agit donc pas d’une situation où il m’est loisible (ni d’une situation où il était loisible à la SAI) d’écarter les précédents établis par la CAF sur l’interprétation de cette disposition.

[51] L’invitation de Mme Ukhueduan à réexaminer l’état actuel du droit ne mènerait pas à « une modification réfléchie et progressive de la common law qui repose sur la doctrine et qui est réalisée au moyen d’un raisonnement juridique classique » (Paradis Honey Ltd c Canada, 2015 CAF 89 [Paradis Honey] au para 118). Le résultat serait plutôt « une remise en cause complète de la jurisprudence antérieure », ce contre quoi la CAF a mis en garde (Gligbe c Canada, 2016 CF 467 au para 16, citant Paradis Honey, aux para 116-118).

[52] Il reviendrait peut-être au législateur de réexaminer la portée de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR et la définition du terme « membre ». Cependant, il n’appartient certainement pas à la SAI de renverser la jurisprudence établie, sans fournir de raisonnement ni de justification.

IV. Conclusion

[53] Pour les motifs énoncés précédemment, la demande de contrôle judiciaire du ministre sera accueillie. L’affaire est renvoyée à la SAI pour nouvelle décision par un tribunal différemment constitué, conformément aux motifs de la Cour.

[54] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1417-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.

  2. La décision rendue le 12 janvier 2022 par la Section d’appel de l’immigration est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision, conformément aux motifs de la Cour.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1417-22

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c PAT OYAIMAMEN UKHUEDUAN

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 FÉVRIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 8 FÉVRIER 2023

COMPARUTIONS :

Suzanne Trudel

Pour le demandeur

Michael Dorey

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

 

Michael Dorey

Montréal (Québec)

Pour la défenderesse

 

 

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