Date : 20130816
Dossier : IMM-6304-12
Référence : 2013 CF 875
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 16 août 2013
En présence de madame la juge Mactavish
ENTRE :
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DOUGLAS GARY FREEMAN
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
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défendeurs
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MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] La demande de visa de résident permanent de Douglas Gary Freeman a été rejetée après que l’agent des visas a déterminé qu’il était un individu visé par l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). L’agent a conclu que M. Freeman était interdit de territoire au Canada pour des motifs liés à la sécurité, parce qu’il est membre du Black Panther Party, un groupe dont il y a des motifs raisonnables qu’il a été, est ou sera l’auteur d’actes de terrorisme.
[2] L’agent a également conclu que M. Freeman était interdit de territoire au Canada pour le motif supplémentaire de grande criminalité visé à l’alinéa 36(1)b) de la LIPR, du fait qu’il a été déclaré coupable aux États-Unis d’avoir infligé des coups et blessures graves.
[3] M. Freeman sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’interdiction de territoire de l’agent des visas. Dans le contexte de la présente demande de contrôle judiciaire, le ministre a présenté en application de l’article 87 de la LIPR une requête pour demander l’interdiction de la divulgation de certaines parties du dossier certifié du tribunal (DCT), au motif que la divulgation des renseignements caviardés porterait atteinte à la sécurité nationale ou à celle d’autrui.
[4] En réponse à la requête du ministre, M. Freeman a présenté sa propre requête demandant la nomination d’un avocat spécial pour protéger ses intérêts dans la procédure engagée au titre de l’article 87.
[5] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les considérations d’équité et de justice naturelle n’exigent pas la nomination d’un avocat spécial en l’espèce. Par conséquent, la requête de M. Freeman sera rejetée.
Les faits
[6] Né sous le nom de Joseph Pannell, M. Freeman est un citoyen américain qui a été impliqué dans un incident où un policier a été la cible de tirs à Chicago en 1969. M. Freeman s’est enfui au Canada en 1974, où il a vécu sous un nom d’emprunt pendant près de 40 ans. Entre-temps, M. Freeman a changé légalement de nom, s’est marié et a élevé une famille.
[7] En 2004, M. Freeman a été arrêté et détenu en vertu d’une demande d’extradition, puis extradé vers les États-Unis en 2008. Il a ensuite plaidé coupable au chef d’accusation de violence grave concernant les tirs contre le policier.
[8] Plus tard en 2008, l’épouse canadienne de M. Freeman l’a parrainé pour qu’il puisse s’établir au Canada. Cette démarche a en fin de compte mené à la décision d’interdiction de territoire qui sous-tend la présente demande. L’appel présenté à la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié par l’épouse de M. Freeman pour le rejet de la demande de parrainage est actuellement en instance.
[9] Bien que, dans sa demande de contrôle judiciaire, M. Freeman ne conteste pas la conclusion de grande criminalité fondée sur l’article 36, il conteste la conclusion d’appartenance à un groupe fondée sur l’article 34.
Les observations de M. Freeman sur la question de l’avocat spécial
[10] M. Freeman nie catégoriquement avoir été membre des Black Panthers. Il affirme qu’on ne lui a jamais présenté d’élément de preuve crédible à l’appui de ces allégations et qu’il n’a donc jamais pu y répondre.
[11] M. Freeman note qu’à trois occasions distinctes, le Service canadien du renseignement de sécurité a conclu qu’il n’y avait [traduction]« rien à signaler », rien ne montrant qu’il avait été associé aux Black Panthers. M. Freeman soutient que, dans ces circonstances, l’équité et la justice naturelle exigent qu’un avocat spécial soit nommé pour protéger ses intérêts dans toute instance à huis clos.
[12] M. Freeman soutient de plus que le défendeur le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a fait preuve de mauvaise foi et a rendu une décision abusive et déraisonnable dans son dossier. Il prétend en outre que les représentants du ministre ont manqué à leur obligation d’équité en concluant qu’il avait été membre des Black Panthers malgré ses dénégations sous serment, sans lui donner la possibilité de répondre aux doutes exprimés par l’agent des visas quant à sa crédibilité ni à la preuve qui pesait contre lui. M. Freeman fait également valoir qu’on ne lui a pas fourni les motifs étayant la conclusion qu’il était membre des Black Panthers et que les Black Panthers étaient une organisation terroriste.
[13] M. Freeman soutient qu’un examen des dossiers consulaires révèle qu’une conclusion défavorable avait été tirée à l’égard d’une demande antérieure de permis de résidence temporaire, avant qu’il ait eu la possibilité de répondre aux doutes du ministre, et que le manquement à l’équité commis dans cette procédure s’est répété dans la procédure visée en l’espèce.
[14] Selon M. Freeman, l’historique de la présente affaire, y compris le comportement prétendument abusif des défendeurs, et les droits fondamentaux de la personne qui y sont en jeu exigent qu’un avocat spécial soit nommé pour représenter ses intérêts.
Analyse
[15] Les dispositions relatives à l’avocat spécial de la LIPR ont été adoptées à la suite de l’arrêt de la Cour suprême du Canada Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9. Dans l’arrêt Charkaoui, la Cour suprême a conclu que, vu l’important droit à la liberté qui était en jeu dans l’instance concernant un certificat de sécurité, la justice fondamentale exigeait que la personne nommée dans le certificat ait la possibilité de connaître la preuve produite contre elle, ou qu’il fallait trouver une « autre façon de l’informer pour l’essentiel » (voir Charkaoui, par. 61).
[16] Bien que les modifications à la LIPR adoptées à la suite de l’arrêt Charkaoui rendent la nomination d’avocats spéciaux obligatoire dans les instances concernant les certificats de sécurité, dans d’autres types d’affaires régies par cette loi, la nomination d’avocats spéciaux est laissée à la discrétion du juge du procès désigné.
[17] En d’autres termes, l’article 87.1 de la LIPR confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire de nommer un avocat spécial lorsque le juge « est d’avis que les considérations d’équité et de justice naturelle requièrent » cette nomination afin de protéger les intérêts d’un demandeur.
[18] Lorsqu’elle examine une telle requête, la Cour fédérale doit soupeser plusieurs facteurs pour déterminer si l’équité et la justice naturelle exigent la nomination d’un avocat spécial pour protéger les intérêts de la personne. Aucun facteur ne sera nécessairement déterminant à lui seul – la Cour doit plutôt mettre en équilibre toutes les considérations concurrentes afin d’en arriver à un résultat juste : Farkhondehfall c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2009] F.C.J. No. 1323, par. 31.
[19] Je reconnais que la présente affaire est sans aucun doute d’une grande importance pour M. Freeman et sa famille. Toutefois, contrairement aux affaires de certificat de sécurité, il n’y a pas de droit garanti par l’article 7 qui soit en jeu en l’espèce.
[20] La Charte ne confère généralement pas de droits aux non-citoyens à l’extérieur du Canada : Tabingo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2013] A.C.F. no 410, par. 75. Voir également Zeng c. Canada (Procureur général), 2013 CF 104, par. 70 à 72; Kinsel c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1515, par. 45 à 47; Toronto Coalition to Stop the War c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 957, par. 81 et 82.
[21] Il existe de rares exceptions à ce principe, lorsque, par exemple, le non-Canadien est effectivement présent au Canada ou fait l’objet d’un procès criminel au Canada : R. c. Hape, 2007 CSC 26; Slahi c. Canada (Ministre de la Justice), 2009 CF 160, conf. par 2009 CAF 259, autorisation de pourvoi refusée [2009] C.S.C.R. no 444. Aucune des exceptions énoncées dans la jurisprudence ne s’applique en l’espèce. M. Freeman n’est pas au Canada et il n’est pas un citoyen canadien. Il n’est pas en détention ou en instance de procès au Canada, et il n’est pas question de le renvoyer du Canada vers une destination où sa vie ou sa liberté serait menacée.
[22] Étant donné que l’article 7 de la Charte n’est pas en cause en l’espèce, la question en litige relève donc de l’équité procédurale en common law.
[23] Comme la Cour suprême du Canada l’a fait observer dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, l’obligation d’équité procédurale est souple et variable et repose sur une appréciation du contexte du litige.
[24] Comme je l’ai mentionné plus haut, je reconnais que la décision en litige en l’espèce est d’une importance considérable pour M. Freeman et sa famille, un facteur qui montre qu’on lui doit un degré un peu plus élevé d’équité procédurale. Il en va de même pour la nature objective des décisions en litige et le fait que la LIPR ne prévoit pas d’appel relativement à la décision faisant l’objet du contrôle : voir Mekonen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1133, 66 Imm. L.R. (3d) 222, par. 17. Pour ce qui est de cette dernière considération, M. Freeman ne peut que faire une demande de contrôle judiciaire, et seulement si la Cour lui en accorde l’autorisation.
[25] Cela dit, il existe d’autres facteurs qui limitent l’obligation d’équité procédurale envers les demandeurs de visa, dont M. Freeman : Khan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 1699, par. 30. En particulier, la décision de l’agent des visas en l’espèce n’a privé M. Freeman d’aucun droit. En tant qu’étranger, il n’avait pas le droit d’entrer au Canada : Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] R.C.S. 711, par. 24. Cela réduit le degré d’équité procédurale due à M. Freeman : Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 297, par. 38 à 41.
[26] Il est également pertinent de noter que la quantité de renseignements non divulgués à M. Freeman est limitée. Comme la Cour l’a fait observer dans l’arrêt Segasayo c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 585, dans les affaires de certificat de sécurité, la quantité de renseignements qui ne sont pas divulgués à la personne visée est généralement importante. De plus, la personne nommée dans le certificat n’aura aucun moyen de connaître la quantité des renseignements qui ne lui sont pas divulgués : voir Segasayo, au paragraphe 28.
[27] En revanche, en l’espèce, le dossier du Tribunal compte quelque 615 pages et il n’y a du caviardage que sur 25 pages environ.
[28] Comme le fait observer le juge Noël dans Dhahbi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2009] A.C.F. 347, no 400, l’expérience a montré que, dans des affaires comme celle-ci, les renseignements caviardés du dossier ajoutent souvent peu d’éléments aux questions en litige. Les exemples donnés par le juge Noël comprennent des renvois aux techniques d’enquête, aux méthodes administratives et opérationnelles, aux noms et numéros de téléphone du personnel du SCRS et aux renseignements concernant les relations entre le SCRS et d’autres organismes au Canada et à l’étranger (paragraphe 24). Plusieurs renseignements caviardés en l’espèce correspondent à cette description.
[29] Un examen du dossier non caviardé du tribunal révèle également que M. Freeman a déjà eu accès à une grande partie des renseignements contenus dans le dossier et a été informé de la nature des doutes des défendeurs relativement à ses activités passées.
[30] Enfin, les questions en litige soulevées par la demande présentée au titre de l’article 87 semblent limitées et la Cour est manifestement bien placée pour examiner sans l’intervention d’un avocat spécial les arguments de sécurité nationale soulevés par les défendeurs en l’espèce.
Conclusion
[31] Compte tenu de tout ce qui précède, je conclus que les considérations d’équité et de justice naturelle n’exigent pas la nomination d’un avocat spécial en l’espèce. En conséquence, la requête de M. Freeman est rejetée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que la requête de M. Freeman demandant la nomination d’un avocat spécial est rejetée.
« Anne L. Mactavish »
Juge
Traduction certifiée conforme
Elisabeth Ross, jurilinguiste
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-6304-12
INTITULÉ : DOUGLAS GARY FREEDMAN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LA JUGE MACTAVISH
DATE DES MOTIFS : LE 16 AOÛT 2013
REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES
OBSERVATIONS ÉCRITES :
Barbara Jackman
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POUR LE DEMANDEUR
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Alexis Singer/Meva Motwani
Florence Clancy/Joelle Chia
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POUR LES DÉFENDEURS
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jackman, Nazami & Associates, Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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William F. Pentney
Sous-procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LES DÉFENDEURS
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