Ottawa (Ontario), le 12 mai 2006
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLAIS
ENTRE :
JEAN LEONARD TEGANYA
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l'article 72 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) et visant la décision du 6 septembre 2005 par laquelle la Commission de l'immigration et du statut de réfugié - section de la protection des réfugiés (la Commission) - a conclu que M. Jean Leonard Teganya (le demandeur) était exclu de l'application de la définition de réfugié au sens de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention) et de la qualité de personne à protéger aux termes des articles 1Fa) et 1Fc) de l'article premier de la Convention.
FAITS PERTINENTS
[2] Le demandeur est un citoyen du Rwanda qui prétend être un rescapé du génocide rwandais de 1994 en raison de ses origines Hutu. Le demandeur est originaire de Gisenyi où la majorité des Hutus radicaux appartient au Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), le parti au pouvoir au moment du génocide. Il prétend ne pas appartenir à ce groupe radical, responsable du génocide contre les Tutsis et Hutus modérés.
[3] Durant la période des massacres d'avril à juin 1994, le demandeur avait le statut d'étudiant en médecine et faisait son stage à l'hôpital universitaire de Butare. Il aurait quitté l'hôpital le 17 juin 1994 et aurait fui le Rwanda pour l'ex-Zaïre le 17 juillet de la même année. Par la suite, il aurait pris la direction du Kenya et de l'Inde avant de prendre le chemin de l'exil vers le Canada en novembre 1999.
[4] Le demandeur a été entendu par un panel de deux commissaires le 10 décembre 2001 et le 12 février 2002. Le 15 mars 2002, le panel avait déterminé que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention et qu'il était exclu de l'application de la Convention aux termes des alinéas 1Fa) et c). La Cour fédérale du Canada, section de première instance, a annulé la décision en février 2003.
[5] Une deuxième demande d'asile a été entendue le 7 février 2005 et le 27 juin 2005.
QUESTION EN LITIGE
[6] Est-ce que la Commission a erré en excluant le demandeur de l'application de la définition de réfugié au sens de la Convention?
ANALYSE
[7] L'article 98 de la Loi se lit comme suit :
98. La personne visée aux sections E ou F de l'article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger. |
98. A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.
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[8] Les alinéas a) et c) de la section F de l'article premier de la Convention se lisent comme suit :
F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser : a) Qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes; c) Qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.
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F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that.
(a) He has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;
(c) He has been guilty of acts contrary to the purposes and principles of the United Nations.
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[9] La norme de contrôle applicable à la décision de la Commission selon laquelle certains actes sont compris dans la définition de « crimes contre l'humanité » est la norme de la décision correcte (Mendez-Levya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 523; Gonzalez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 24 Imm. L.R. (2d) 229). La jurisprudence semble établir que la norme de contrôle applicable à la décision de la Commission selon laquelle certains actes ont été commis est la décision manifestement déraisonnable (Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 1292, 2003 CAF 325).
[10] La Cour d'appel fédérale a adopté, à maintes reprises, la définition de crime contre l'humanité que l'on retrouve à l'article 6 du Statut du tribunal militaire international. Celle-ci comprend :
Les crimes contre l'humanité: c'est-à-dire l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime.
Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 433; Gonzalez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 3 C.F. 646; Sumaida c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 3 C.F. 66.)
[11] La section 1(F) de la Convention exige que l'on ait « des raisons sérieuses de penser » qu'un individu a commis un crime contre l'humanité. Dans Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306, la Cour a dit que cette norme constituait une norme de preuve moindre que la prépondérance des probabilités. Il appartient au gouvernement de présenter une preuve qui répond à cette norme (Srour c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration.), [1995] A.C.F. no 133).
[12] Des complices, de même que des auteurs principaux, peuvent être considérés comme ayant commis des crimes internationaux. Le concept de complicité a été défini comme une participation personnelle et consciente ou une association par laquelle des individus peuvent être tenus responsables d'actes commis par d'autres en raison de leur association étroite avec les auteurs principaux. La complicité dépend de l'existence d'une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause peuvent en avoir (voir Ramirez ci-dessus; Sivakuma ci-dessus).
[13] En l'espèce, pour être exclu de l'application de la définition de réfugié au sens de la Convention, il fallait démontrer que des crimes contre l'humanité ont eu lieu. De plus, pour démontrer que le demandeur agissait comme complice à ces crimes, il fallait démontrer que ce dernier avait connaissance de ces crimes et une intention commune avec ceux qui ont commis ces crimes.
[14] La Commission a remarqué que la preuve documentaire soumise démontrait que de nombreux crimes contre l'humanité ont été commis à l'hôpital de Butare durant le génocide rwandais et que le demandeur avait la connaissance de ces crimes :
De plus, le tribunal peut conclure que le demandeur admet lui-même qu'il connaissait les intentions génocidaires des Hutus extrémistes lorsqu'il écrit dans la pièce A-5, réponse la question 37 : « la majorité des Hutus radicaux appartiennent au MRND, le parti au pouvoir » à l'époque du génocide. Et qu'il ajoute dans P-14, aux paragraphes 6 et 7 que l'armée contrôlait l'hôpital et les militaires semaient la terreur.
La preuve documentaire au sujet de la situation à l'hôpital de Butare où travaillait le demandeur durant la période du génocide est assez claire :
Selon AA-3 (Rwanda death, despair and defiance) on lit :
The readiness of some senior medical practitioners to comply with the killings at Butare hospital has been noted. Other doctors acceded to the requests of the interahamwe to expel Tutsi patients who faced a certain death the moment they set foot outside the hospital. Some doctors refused to treat Tutsis. Others actively encouraged the murder of Tutsi patients, their Tutsi medical colleagues and workers at the hospital lectures at the university as well as students.
[15] Je suis satisfait que la preuve documentaire démontre que des crimes contre l'humanité au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes ont eu lieu. La preuve démontre aussi que le demandeur était conscient que ces crimes contre l'humanité étaient commis. D'ailleurs, la preuve démontre, que suite à des questions posées à l'audience, le demandeur aurait avoué qu'il savait que le MRND avait commis des crimes contre l'humanité. La conclusion de la Commission par rapport à ceci n'est pas manifestement déraisonnable.
[16] La Commission avait aussi conclu que le demandeur agissait comme complice des crimes contre l'humanité en raison d'une intention commune avec les auteurs de ces actes monstrueux.
Lors de l'audience, répétant ses admissions contenues dans P-14 le demandeur affirme que « en plus des militaires qui jalonnaient les corridors de l'hôpital, il y avait aussi des personnes vêtues partiellement en uniforme militaire qui semaient la terreur. » Il avait donc conscience de ce qui allait s'y produire.
Interrogé à ce sujet, il a prétendu qu'il devait terminer son stage malgré tout. Il est resté deux mois et 12 jours, soit du 5 avril au 17 juin 1994, sur le campus. Tout au long de l'audience, il n'a donné aucune autre justification et aucun moyen de défense sur sa présence continue à l'hôpital durant cette période. Le tribunal rejette cette réponse relative à sa volonté de finir son stage. Il est d'avis que cette justification n'est pas raisonnable dans un contexte d'horreur du Rwanda.
[...]
Bien qu'il dise n'avoir pas pris activement part aux massacres, le tribunal est d'avis qu'il est un témoin proche des extrémistes. Le tribunal est en droit de se poser la question de savoir si sa passivité face aux massacres n'équivaut pas à adhérer aux politiques et méthodes du parti au pouvoir.
[...]
Ainsi, les cibles des extrémistes Hutus à l'hôpital universitaire du Butare sont les Tutsis et les Hutus modérés, le tribunal est en droit de s'interroger sur le fait que la présence du demandeur sur le campus n'ait pas semblé inquiéter les extrémistes qui ont continué pendant plusieurs semaines leur sale besogne. En laissant vivant le demandeur qui n'est pas Tutsis, n'est-il pas raisonnable de penser que les Hutus extrémistes avaient toutes les raisons de croire que le demandeur n'était pas un Hutu modéré et qu'il partageait le même dessein soit celui d'éliminer les Tutsis et les Hutus modérés?
Pour le tribunal, il n'est pas déraisonnable de penser que le demandeur doive sa survie à sa complicité avec les extrémistes.
[...]
Il n'aurait pas survécu dans un tel milieu s'il n'était pas perçu comme partageant l'intention commune de tuer les Tutsis et les Hutus modérés.
[17] Dans la décision El-Kachi c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. no 554, au paragraphe 18, le Juge Edmond P. Blanchard a fait un survol de la jurisprudence reliée à la complicité et l'exclusion de la définition de réfugié dans la Convention :
La question de la complicité a aussi été considérée par le juge Reed dans l'arrêt Penate c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1994] 2 C.F. 79. Suite à une analyse des arrêts Ramirez c. Canada (Ministre de l'emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.), Moreno c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.) et Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 433, le juge Reed a conclu aux pages 84-85 :
Selon mon interprétation de la jurisprudence, sera considéré comme complice quiconque fait partie du groupe persécuteur, qui a connaissance des actes accomplis par ce groupe, et qui ne prend pas de mesures pour les empêcher (s'il peut le faire) ni ne se dissocie du groupe à la première occasion (compte tenu de sa propre sécurité), mais qui l'appuie activement. On voit là une intention commune. Je fais remarquer que la jurisprudence susmentionnée ne vise pas des infractions internationales isolées, mais la situation où la perpétration de ces infractions fait continûment et régulièrement partie de l'opération.
(mon souligné)
[18] Le demandeur ne s'est pas dissocié du MRND à la première occasion. Au contraire, il a continué avec son stage même en sachant que les crimes se perpétuaient autour de lui. De plus, il prétend être un Hutu modéré, pourtant, la preuve documentaire démontre que les Hutus modérés ont été tués à l'hôpital de Butare. Je crois que la Commission avait raison de conclure que le demandeur n'était pas un spectateur innocent parce qu'il n'aurait pas survécu dans un tel milieu s'il n'était pas perçu comme partageant l'intention commune de tuer les Tutsis et les Hutus modérés.
[19] Le défendeur prétend que la décision de la Commission est basée sur un lien entre les affiliations politiques du père et la participation possible du demandeur au massacre à l'hôpital. Même si la Commission a pris ce dernier en considération, ce n'est pas un facteur déterminant dans la décision. À mon avis, la preuve en sa totalité est suffisante pour permettre une détermination qu'il y a des « raisons sérieuses de penser » que le demandeur est complice des crimes contre l'humanité commis par MRND. La Commission n'a donc pas commis d'erreur quant à la complicité du demandeur.
[20] Le demandeur a soumis la question suivante pour fins de certification :
In the absence of a finding that a Refugee claimant was a member of, or was linked to, an organization that the IRB-RPD has categorized as being one with a limited and brutal purpose, does the IRB-RPD err in law if it finds the Refugee complicit in Crimes against Humanity without identifying either acts or omissions on the refugee's part which would render that person complicit with specific crimes?
[21] Le défendeur a déposé des notes écrites s'opposant à la certification de la question proposée.
[22] Je suis d'accord avec les motifs suggérés par le défendeur. En effet, la question de la complicité a déjà été réglée par la Cour d'appel fédérale et plusieurs décisions ont établi, au fil des ans, les paramètres applicables.
[23] Dans le cas qui nous occupe, la Section du statut de réfugié a conclu que le demandeur était complice des crimes commis par les militaires, les milices Interahawwe et d'autres membres du personnel médical.
[24] Tel que précisé par le défendeur, la Cour d'appel a déjà déterminé qu'il n'était pas nécessaire de lier le revendicateur à des crimes précis pour conclure à la complicité. Dans l'arrêt Sumaida c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 3 C.F 66, [2000] A.C.F. no 10, et confirmé par l'arrêt Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 103, la Cour d'appel mentionne :
Notre Cour n'a jamais exigé dans cette affaire qu'un demandeur soit lié à des crimes précis en tant que leur auteur réel ou que les crimes contre l'humanité commis par une organisation soient nécessairement et directement attribuables à des omissions ou à des actes précis du demandeur.
En fait, en l'absence de cette participation directe et d'une preuve pour l'appuyer, notre Cour a accepté la notion de complicité définie comme une participation personnelle et consciente dans l'affaire Ramirez (voir la page 438 de l'arrête Sivakumar), de même qu'une complicité par association qui s'étend du fait qu'un individu peut être responsable d'actes commis par d'autres personnes en raison d son association étroite avec les auteurs principaux (voir pages 439 et 440 de l'arrête Sivakumar).
[25] Il était nécessaire pour le décideur de déterminer si le demandeur avait eu une connaissance ou une implication telle qu'il puisse être considéré comme ayant eu une participation personnelle et consciente aux crimes commis. Le décideur a conclu en ce sens.
[26] À mon avis, il ne s'agit pas d'une question de portée générale, elle ne sera donc pas certifiée.
JUGEMENT
- La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
- Aucune question ne sera certifiée.
« Pierre Blais »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-6085-05
INTITULÉ : JEAN LEONARD TEGANYA
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
DATE DE L'AUDIENCE : 19 avril 2006
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT : Le juge Blais
COMPARUTIONS:
Me William Sloan
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POUR LE DEMANDEUR |
Me Michel Pépin
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:
Me William Sloan Montréal (Québec)
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POUR LE DEMANDEUR |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada
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POUR LE DÉFENDEUR |