Dossier : T-1365-21
Référence : 2022 CF 1785
Ottawa (Ontario), le 23 décembre 2022
En présence de madame la juge St-Louis
ENTRE :
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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demandeur
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et
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BENOIT LACHAPELLE
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1] Le Procureur général du Canada [le PGC] demande le contrôle judiciaire de la décision du Tribunal de santé et sécurité au travail du Canada [le Tribunal] rendue le 5 août 2021, accueillant l’appel logé par M. Benoit Lachapelle et modifiant la décision précédemment rendue par la déléguée officielle du ministre du Travail [la Déléguée ministérielle].
[2] De façon générale, dans le cadre de sa décision, le Tribunal interprète la notion de danger telle que définie au paragraphe 122(1) du Code canadien du travail, LRC 1985, ch L-2 [le Code]. Depuis 2014, le danger est défini comme suit :
danger Situation, tâche ou risque qui pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente ou sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté. (danger)
danger means any hazard, condition or activity that could reasonably be expected to be an imminent or serious threat to the life or health of a person exposed to it before the hazard or condition can be corrected or the activity altered; (danger)
[3] De façon particulière, et au cœur du présent litige, le Tribunal examine le sens à donner au terme « vraisemblablement »
de cette définition en lien avec une menace sérieuse. En bref, le Tribunal (1) examine le sens que la Déléguée ministérielle donne à ce terme; (2) souligne la difficulté, au plan terminologique, occasionnée par l’utilisation du terme vraisemblablement; (3) souligne le fait que les mots utilisés pour établir des distinctions sont en fait des synonymes; (4) cite la jurisprudence du Tribunal ayant interprété la notion de danger; (5) cite avec approbation la jurisprudence qualifiant la vraisemblance (dans la version anglaise « could reasonably be expected »
) comme étant une question de « probabilité raisonnable »
, « de possibilité raisonnable »
, « plus qu’une menace hypothétique »
, « plus qu’une simple hypothèse »
et une « probabilité »
; et (6) rejette la notion de « raisonnablement vraisemblable »
.
[4] Ultimement, selon son évaluation de la preuve, le Tribunal conclut que M. Lachapelle, dans les circonstances propres de son refus, faisait vraisemblablement face à une menace sérieuse au sens de la jurisprudence du Tribunal. Le Tribunal conclut donc que, lors du refus de travail de M. Lachapelle en 2018, il existait un danger ne représentant pas une condition normale d’emploi.
[5] Le PGC plaide essentiellement devant la Cour que la décision du Tribunal concluant à l’existence d’un danger est déraisonnable puisque (1) il importe d’évaluer la vraisemblance et la probabilité de la survenance du risque, et non sa possibilité, et le Tribunal a erronément appliqué les principes jurisprudentiels en lien avec le terme « vraisemblablement »
; (2) la preuve devant la Déléguée ministérielle montre que les risques étaient seulement possibles, mais non vraisemblables; et (3) le Tribunal a considéré des facteurs non pertinents, dont celui du principe de la « faible fréquence, risque élevé »
.
[6] Le PGC soutient aussi que le Tribunal a violé les principes de justice naturelle et d’équité procédurale en s’appuyant sur des définitions du dictionnaire sans au préalable accorder aux parties l’opportunité de soumettre des représentations.
[7] M. Lachapelle répond que la décision du Tribunal n’est pas déraisonnable puisque (1) le terme vraisemblablement dans la version française de la définition du mot danger correspond effectivement aux mots « could reasonably be expected »
dans la version anglaise et qu’aucune de ces versions ne prime sur l’autre; (2) les termes « vraisemblable »
, « possible »
, « plausible »
et « probable »
peuvent effectivement être utilisés comme synonymes; (3) il est exact de dire que la jurisprudence utilise des termes comme « probabilité »
ou « simple possibilité »
pour tenter de circonscrire certains aspects de la notion de vraisemblance; le Tribunal n’a pas fait fi de sa jurisprudence; (4) la Cour doit faire preuve de déférence envers l’appréciation factuelle du décideur et en l’espèce le Tribunal a tenu compte de tous les éléments importants; et (5) le Tribunal a répondu au critère de « sérieux »
de la menace et a ensuite appliqué le principe de « faible fréquence, risque élevé »
à la section appropriée de son analyse.
[8] M. Lachapelle ajoute que le Tribunal n’a pas violé les principes de justice naturelle et d’équité procédurale puisqu’il a utilisé les deux dictionnaires non pas pour définir des termes, mais pour illustrer que le caractère distinctif du vocabulaire employé n’est en fait pas distinctif.
[9] Pour les motifs détaillés ci-après, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. En bref, je conclus que le PGC n’a pas démontré que la décision du Tribunal est déraisonnable ou que le Tribunal a violé les règles de justice naturelle et d’équité procédurale.
II.
Contexte
[10] En 2018, M. Lachapelle est agent correctionnel de niveau I pour le Service correctionnel du Canada et il travaille à l’Unité spéciale de détention [USD], aussi appelée « super max »,
établissement où sont incarcérés des détenus de sexe masculin qui présentent un danger persistant pour le public, le personnel et/ou les autres détenus et qui ne peuvent être gérés sans danger dans aucun autre établissement à sécurité maximale.
[11] Tel que décrit dans la décision du Tribunal et non contesté, l’USD est composée de cinq ailes autour d’un poste de contrôle central. Chaque aile est composée de rangées au rez-de-chaussée (plancher) comportant des aires, soit des cellules des détenus, d’une aire de fouille (SAS), d’une salle commune vitrée et d’une cour extérieure (préau). Les aires sont surplombées d’un réseau de passerelles qui comportent des meurtrières. Depuis mai 2015, un des agents de l’USD est armé d’une carabine Colt 556, communément appelée C-8, remplaçant la carabine 9mm et plus puissante que cette dernière.
[12] Le 16 juillet 2018, ayant des motifs raisonnables de croire qu’il est dangereux pour lui de travailler, M. Lachapelle invoque l’alinéa 128(1)(b) du Code et il refuse de travailler dans son lieu de travail.
[13] Dans sa lettre de refus de travail, M. Lachapelle allègue que : (1) sur la passerelle de l’USD, la carabine 9 mm a été remplacée par la carabine Colt 556; (2) la carabine Colt 556 a été implantée sans aucune mesure de sécurité supplémentaire, bien que plus puissance; (3) un autre collègue a déposé une plainte sous l’article 127 du Code, en 2016, pour les mêmes raisons; (4) les fenêtres des salles communes de l’USD ne sont pas assez résistantes pour arrêter une balle tirée à partir de la passerelle et qu’il s’agit d’un danger mortel pour les officiers en poste au rez-de-chaussée; (5) il y a demande de remplacement des fenêtres des salles communes; et (6) les températures caniculaires des dernières semaines affectent le comportement des détenus de l’USD et augmentent la possibilité d’une intervention armée.
[14] Suite au refus de travailler de M. Lachapelle, la procédure prévue à l’article 128 du Code suit son cours. M. Lachapelle maintient son refus de travailler de sorte qu’en juillet 2018, la Déléguée ministérielle effectue l’enquête prévue à l’alinéa 129(1) du Code afin de déterminer s’il existait un danger pour M. Lachapelle au moment où il a exercé son droit de refus en vertu de l’article 128 du Code, le 16 juillet 2018.
[15] Le 27 juillet 2018, la Déléguée ministérielle rend sa décision. Dans la section III de sa décision, la Déléguée ministérielle examine la définition de danger prévue au paragraphe 122(1) du Code, définition que j’ai citée précédemment.
[16] La Déléguée ministérielle note que cette définition du terme danger a été interprétée pour la première fois par un agent d’appel dans l’affaire Service correctionnel du Canada c Ketcheson, 2016 TSSTC 19 au paragraphe 199 [Ketcheson] dans laquelle l’agent d’appel suggère de procéder par le critère à trois volets suivants pour déterminer s’il existe un danger :
Pour simplifier, les questions à poser pour déterminer s’il y a un « danger » sont les suivantes :
1) Quel est le risque allégué, la situation ou la tâche?
2) a) Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace imminente pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
ou
b) Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
3) La menace pour la vie ou pour la santé existera-t-elle avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté?
[17] En lien avec le premier point du critère à trois volets, la Déléguée ministérielle souligne que M. Lachapelle allègue qu’il existe un danger mortel pour un officier pouvant se trouver en poste sur le plancher du rez-de-chaussée déployé pour prendre le contrôle d’un incident dans une salle commune s’il y avait un coup de feu tiré par un autre agent correctionnel à partir de la passerelle de surveillance. La Déléguée ministérielle note que M. Lachapelle allègue aussi que, advenant cette situation, les fenêtres des salles communes ne sont pas assez résistantes pour arrêter une balle ainsi tirée et qu’il existe un risque pour un officier se situant à l’extérieur de la salle commune de recevoir une balle directement ou par ricochet.
[18] Quant au deuxième point du critère à trois volets, la Déléguée ministérielle conclut d’abord que la situation ne présente pas une menace imminente pour la vie et la santé de l’employé puisque, essentiellement, la situation n’était pas sur le point de se produire.
[19] La Déléguée ministérielle examine ensuite si la situation peut vraisemblablement présenter une menace sérieuse. Elle reprend le concept de menace sérieuse exposé dans la décision Ketcheson au paragraphe 210 :
Une menace sérieuse fait qu’il est vraisemblable que le risque, la situation ou la tâche cause des blessures ou une maladie grave à un moment donné à l'avenir. […] Le caractère vraisemblable comprend la prise en compte de ce qui suit : la probabilité qu’une personne soit en présence du risque, de la situation ou de la tâche; la probabilité que le risque cause un événement ou une exposition; et la probabilité que l'événement ou l'exposition cause un préjudice à une personne.
[20] La Déléguée ministérielle n’indique pas précisément sa conclusion que la menace est sérieuse et elle délaisse ce concept pour citer ensuite les éléments à prendre en considération pour déterminer le « caractère vraisemblable »
de la menace sérieuse. Nous comprenons plus loin qu’elle tient pour acquis, sans le confirmer, que la menace en est une sérieuse et que ce volet est conséquemment satisfait.
[21] En lien avec le « caractère vraisemblable »
de la menace sérieuse, la Déléguée ministérielle réfère aux décisions Keith Hall & Sons Transport Limited c Robin Wilkins, 2017 TSSTC 1 [Keith Hall] et Nolan et autres c Western Stevedoring, 2017 TSSTC 11 [Nolan et autres]. Elle conclut que le caractère vraisemblable réfère à des circonstances au-delà d’une « menace hypothétique »
ou d’une « simple probabilité »
- des circonstances basées sur des faits concrets qui permettront à une personne raisonnable de conclure qu’il existe une « possibilité raisonnable »
que les employés soient exposés à la menace sérieuse alléguée. La Déléguée ministérielle souligne que la définition de danger repose sur une « attente raisonnable »
que la situation alléguée puisse survenir et cite un passage de l’affaire Brink’s Canada Limitée c Dendura, 2017 TSSTC 9. Elle souligne ensuite qu’il est « plausible »
qu’une balle puisse être tirée à partir de la passerelle de surveillance et qu’un agent en poste à proximité puisse recevoir une balle et elle conclut que la situation constitue davantage une « possibilité »
qu’une « probabilité raisonnable »
.
[22] Ultimement, la Déléguée ministérielle estime que, du point de vue objectif, une personne raisonnable dûment informée et au courant des circonstances propres à l’USD conclurait que la preuve soumise ne permet pas d’établir qu’il existe une probabilité raisonnable que toutes les conditions se présentent en même temps pour la survenance du danger allégué et que, par conséquent, le caractère vraisemblable de la menace sérieuse n’est pas répondu. Le 27 juillet 2018, au terme de son enquête, la Déléguée ministérielle conclut que « [i]l y a absence de danger »
- une des décisions qui lui sont ouvertes selon l’effet combiné du paragraphe 129(4) et de l’alinéa 128(13)(c) du Code.
[23] Le 2 août 2018, M. Lachapelle interjette appel de la décision auprès du Tribunal, alléguant qu’un danger existe.
III.
La décision du Tribunal
[24] Le 5 août 2021 au terme d’un examen de novo de l’affaire, le Tribunal conclut plutôt que, lors du refus de travail, il existait un danger ne représentant pas une condition normale d’emploi pour M. Lachapelle. Le Tribunal accueille donc l’appel de M. Lachapelle et modifie la décision d’absence de danger de la Déléguée ministérielle.
[25]
Le Tribunal note certains aspects de la décision de la Déléguée ministérielle et souligne d’emblée la difficulté au plan terminologique qu’occasionne l’emploi du terme « vraisemblablement »
dans la définition de « danger »
au Code pour correspondre à l’expression « reasonably be expected »
de la version anglaise, rendue dans maintes décisions par l’expression « attente raisonnable ».
Le Tribunal souligne aussi que la version traduite (en français) de la décision Ketcheson, originellement écrite en anglais, emploie les mots « vraisemblablement »
(vraisemblable), « probablement »
(probable), et « possibilité »
(possible) aux fins d’établir des distinctions, alors que selon les dictionnaires Le Petit Robert et le Multi Dictionnaire de la Langue Française, les mots « vraisemblable »
, « possible »
, « plausible »
et « probable » sont synonymes. Le Tribunal ajoute que la décision de la Déléguée ministérielle illustre une certaine confusion des termes qui mène le Tribunal à se questionner sur la validité des conclusions de la Déléguée ministérielle. Enfin, il observe que les termes employés par le Code au plan de la définition de « danger »
sont « reasonably expected »
dans la version anglaise, ce qui est rendu en français par « vraisemblable »
et non « probabilité raisonnable ».
[26] Le Tribunal mentionne qu’il doit déterminer si la décision de la Déléguée ministérielle est bien fondée ou, en d’autres mots, si M. Lachapelle était exposé à un danger, tel que défini par le Code, au moment d’exercer son droit de refuser de travailler. Le Tribunal détaille ensuite les arguments des parties.
[27] Le Tribunal met d’abord en lumière les arguments de M. Lachapelle. Ce dernier fait en outre valoir que (1) l’analyse doit se fonder sur la grille établie par le Tribunal dans Ketcheson; (2) les faits ne constituent pas une menace imminente, mais plutôt une menace sérieuse; et (3) une importance particulière doit être accordée à la notion de vraisemblance dans l’analyse. Selon le Tribunal, M. Lachapelle s’appuie à cet égard sur la décision du Tribunal dans Service correctionnel du Canada c Sandrina Courtepatte, 2018 TSSTC 9 au paragraphe 41 selon laquelle « […] il est clair que pour qu’un danger existe, une menace, sans égard à sa provenance, n’a qu’à revêtir un potentiel raisonnable d’existence et n’a pas à exister concrètement. […] quelque part entre la certitude et l’hypothèse »
.
[28] Par la suite, le Tribunal fait état de la preuve présentée par M. Lachapelle. Il note à cet égard que la preuve statistique présentée par M. Lachapelle démontre la survenance de plusieurs événements au cours desquels la carabine C-8 a été déployée dans des salles communes. Ainsi, selon le Tribunal, la preuve est à l’effet que des incidents (bagarres, assauts avec armes artisanales) entre détenus surviennent dans ces salles, bien qu’il ne soit survenu aucun tir direct sur un détenu à l’USD. M. Lachapelle présente aussi au Tribunal une preuve d’expert en balistique confirmant que le tir est létal.
[29] En ce qui a trait à la position du PGC, le Tribunal souligne que le PGC, tout comme M. Lachapelle, réfère au cadre d’analyse prévue dans Ketcheson pour déterminer si la décision de la Déléguée ministérielle est bien fondée. Devant le Tribunal, le PGC affirme que la véritable question n’est pas de déterminer si un tir vers un détenu est vraisemblable, mais plutôt de savoir s’il est raisonnablement vraisemblable qu’un agent correctionnel, derrière les vitres des salles communes, soit atteint par une balle tirée de la passerelle. Le PGC plaide alors que M. Lachapelle doit démontrer que le risque représente plus qu’une situation hypothétique, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une probabilité raisonnable que le risque se réalise, citant Zimmerman c Service correctionnel du Canada, 2018 TSSTC 14, et qu’il est plus probable qu’improbable que le risque identifié se matérialise. Le PGC soumet au Tribunal que chacune des circonstances qui doivent être réunies pour que le risque se matérialise est peu probable et le risque que toutes ces circonstances surviennent simultanément est entièrement hypothétique. Le PGC est alors d’avis qu’il n’existe pas de danger et que le risque ne constitue pas une menace imminente ni une menace sérieuse. Le PGC insiste sur la preuve des statistiques concernant l’arme à feu à l’USD illustrant qu’aucun tir vers des détenus n’est survenu à l’USD entre le 1er avril 2015 et le 20 novembre 2019.
[30] Dans son analyse, le Tribunal fait d’abord état des parties marquantes de l’énoncé du refus par M. Lachapelle
. Le Tribunal indique qu’il est admis que les vitres des salles communes donnant sur les corridors ne sont pas pare-balles et qu’il n’y a eu aucune prétention qu’un tir en soi à travers une vitre de salle commune qui frapperait un agent correctionnel se trouvant de l’autre côté de ladite vitre, en l’absence de tous les éléments ou facteurs d’atténuation, formation, protection, fonctionnement ou autres dont les parties ont traité abondamment dans leur preuve et argumentation, ne pourrait pas blesser ou même tuer ledit agent.
[31] Le Tribunal observe que « [t]out tourne toutefois autour de la notion de vraisemblance ou attente raisonnable (reasonably expected) de survenance de cette situation de tir entraînant une menace imminente ou sérieuse, c’est-à-dire un préjudice, en regard de la présence de ces éléments, entièrement, partiellement ou aucunement »
. Le Tribunal ajoute que « [l]a déléguée ministérielle a conclu que bien qu’il était plausible qu’une telle situation de tir survienne, la véritable question concernait la vraisemblance d’une telle survenance, laquelle elle associait davantage à une possibilité qu’à une probabilité raisonnable, semblant de ce fait, tel que précédemment mentionné, donner des significations différentes à des termes de sens à toutes fins synonymes »
.
[32] Le Tribunal note que le décideur, dans la décision Ketcheson, a développé une grille et a examiné distinctement les concepts de menace imminente et sérieuse. Le Tribunal cite aussi la décision Keith Hall dans laquelle la vraisemblance est assimilée à une « attente raisonnable »
, à « plus qu’une menace hypothétique »
et à « plus qu’une possibilité raisonnable »
. Le Tribunal réfère enfin à la décision Nolan et autres dans laquelle la vraisemblance est « plus qu’une simple possibilité »
et n’est pas « hypothétique ou indirecte »
.
[33] Le Tribunal estime, en lien avec l’interprétation du terme « vraisemblance »
, que l’exercice devient en quelque sorte futile quand il consiste à tenter de formuler des distinctions en donnant des sens différents à des termes qui comportent essentiellement la même signification (p. ex., « plausible »
« possible »
et « probable »
). Le Tribunal ajoute qu’en réalité la seule question à poser se limite à « est-ce vraisemblable ou pas ? »
sans pour autant imposer un critère d’assurance ou sûreté de survenance. Le Tribunal rejette à cet égard l’expression « raisonnablement vraisemblable »
utilisée par le PGC, estimant qu’il s’agirait là d’une approche réductrice ne concordant pas au critère établi par le Code, soit celui de « vraisemblable »
.
[34] Le Tribunal réitère la preuve qu’il a considérée, confirme que l’opinion de l’expert en balistique est utile et il reprend certains éléments de la preuve. Au paragraphe 91 de sa décision, le Tribunal est d’avis que le risque qu’un agent présent dans le corridor attenant aux salles communes puisse être blessé gravement ou même mortellement advenant un tir de la passerelle qui frapperait une vitre de salle commune est établi. Le Tribunal reconnaît que la preuve reçue montre que le recours à l’arme à feu est un événement rare tant à l’USD que dans les autres pénitenciers à sécurité maximale. Il observe que cette même preuve toutefois, même si elle sert à établir qu’il n’y a pas eu usage de la C-8 à l’USD, montre que tel n’a pas été le cas dans d’autres pénitenciers à sécurité maximale. Le Tribunal s’appuie sur des données particulières à l’USD (« super max »
, les détenus sont plus dangereux et moins nombreux et la période de référence des statistiques visant les données est courte) pour conclure que le passé ne peut être garant du futur et qu’en fait, je paraphrase, il accorde peu de poids à ces données statistiques.
[35] Le Tribunal note ensuite que la Déléguée ministérielle a considéré une longue liste de conditions préalables ou mesures visant à mitiger les différents risques pour évaluer la vraisemblance de la menace et il détermine que ces mesures ne visent pas spécifiquement la ou les situations de recours à l’arme à feu et qu’elles ne sont donc pas déterminantes pour évaluer l’existence du danger en l’instance et la vraisemblance de la menace (c.-à-d., question en jeu au para 93).
[36] Enfin, le Tribunal écarte l’argument de réussite assurée d’un tir en situation d’urgence retenu par la Déléguée ministérielle compte tenu des circonstances dans lesquelles il est susceptible de se produire.
[37] Ayant soupesé et en fait écarté la preuve statistique passée, la preuve des mesures d’atténuation en place et celle en lien avec la présomption de réussite de tir, soit la preuve retenue par la Déléguée ministérielle et justifiant sa conclusion d’absence de danger, le Tribunal conclut que la Déléguée ministérielle a erré dans sa conclusion. Il conclut au contraire que M. Lachapelle, dans les circonstances propres au refus, « faisait vraisemblablement face à une menace sérieuse au sens énoncé dans les décisions Ketcheson; et Keith Hall & Sons Transport Limited mentionnées précédemment »
reprenant les éléments de preuve soutenant particulièrement sa conclusion et référant à la « probabilité »
que le risque cause des blessures sérieuses.
[38] Le Tribunal cite la notion de vraisemblance à laquelle il souscrit, qui est celle qu’il cite de la décision Ketcheson au paragraphe 210, soit « la probabilité qu’une personne soit en présence du risque, de la situation ou de la tâche, la probabilité que le risque cause un évènement ou une exposition, et la probabilité que l’évènement ou l’exposition cause un préjudice à une personne »
.
[39] Au titre de déterminer si le danger constitue une condition normale d’emploi, le Tribunal réitère que la preuve est claire quant à la rareté de l’emploi de l’arme à feu et spécifie que la jurisprudence reconnaît que « […] la rareté, quel qu’en soit le degré, ne peut servir de raison pour ne pas prendre toutes les mesures s’inscrivant dans la hiérarchie de contrôle que vise l’article 122.2 pour tenter de l’éliminer, la gravité potentielle du risque légitimant l’importance des mesures d’atténuation selon les propos de la Cour dans Martin-Ivie c Canada (Procureur général), 2013 CF 772, légitimant ainsi le principe de « faible fréquence, risque élevé » »
. Le Tribunal note que la preuve révèle que l’employeur n’a pas pris de mesure d’atténuation ou de prévention afin de rendre le risque ou le danger résiduel et d’en faire une condition normale d’emploi.
[40] Le Tribunal conclut que « […] lors du refus de travail, il existait un danger ne représentant pas une condition normale d’emploi pour l’appelant Lachapelle »
et il modifie conséquemment la décision d’absence de danger émise par la Déléguée ministérielle. Cependant, concernant la possibilité de donner des instructions, le Tribunal ajoute qu’il « […] opte conséquemment de ne pas émettre d’instruction pour le moment, mais demeure saisi en l’instance et demeure compétent pour émettre toute instruction jugée indiquée si les parties n’en arrive pas à résoudre la question dans un délai de 90 jours de la date des présentes et qu’une telle demande m’en est faite »
.
IV.
Norme de contrôle
[41] Compte tenu des arguments soulevés par le PGC, la Cour est d’accord avec les parties en ce que la décision du Tribunal doit être revue à l’aune de la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16, 73 [Vavilov]).
[42] Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, le rôle de la Cour en contrôle judiciaire est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov au para 85). La cour de révision doit tenir compte « [...] du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée »
(Vavilov au para 15). La cour de révision doit donc se demander « [...] si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci »
(Vavilov au para 99 citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47, 74 et Catalyst Paper Corp. c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).
[43] Pendant la lecture du dossier et lors de l’audience, j’ai eu de la difficulté à évaluer si deux des éléments de la définition du mot danger en jeu dans la présente affaire - vraisemblablement et menace sérieuse - devaient être interprétés en silo ou s’ils devaient être amalgamés. J’ai demandé des représentations additionnelles aux parties sur cette question, lesquelles ont eu la gentillesse de me les transmettre. Cependant, je réalise que cette question ne peut être examinée par la Cour en contrôle judiciaire puisque ni les parties ni le Tribunal n’en ont traitée avant la présente demande de contrôle judiciaire. Puisque le rôle de la Cour, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, ne consiste pas à indiquer aux décideurs l’interprétation qu’il convient de donner à une disposition, mais consiste à vérifier si l’interprétation qu’a faite le décideur était raisonnable ou correcte, selon le cas, je réalise qu’il serait erroné pour moi, dans les circonstances, d’examiner cette question. Au surplus, la question de déterminer où se situe cette notion de vraisemblance n’a pas d’impact sur le dossier en l’espèce puisqu’il s’agit plutôt de déterminer si l’interprétation du terme par le Tribunal est raisonnable.
[44] J’examinerai donc la notion de vraisemblance telle qu’elle a été traitée par le Tribunal et laisserai de côté la question de déterminer si cette vraisemblance est un élément de la menace sérieuse ou si elle est un élément distinct.
[45] En ce qui concerne l’allégation de violation de justice naturelle et d’équité procédurale, le PGC cite le paragraphe 127 de Vavilov. Tel que le souligne mon collègue, le juge Gascon, aux paragraphes 13 et 14 de la décision Ilaka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1622:
[…] l’approche n’a pas changé depuis l’arrêt Vavilov (Vavilov au para 23). La Cour d’appel fédérale a conclu à plusieurs reprises que l’équité procédurale ne requiert pas réellement l’application des normes de contrôle judiciaire habituelles (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l'aérospatiale, 2019 CAF 263 aux para 24–25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CCP] au para 54). […]
Ainsi, lorsqu’une demande de contrôle judiciaire porte sur l’obligation d’équité procédurale et sur des allégations de manquement aux principes de justice fondamentale, la cour de révision doit déterminer si, compte tenu du contexte particulier et des circonstances de l’espèce, le processus suivi par le décideur administratif était équitable et a donné aux parties concernées le droit d’être entendues ainsi que la possibilité complète et équitable d’être informées de la preuve à réfuter et d’y répondre. La cour de révision n’a pas à faire preuve de déférence envers le décideur administratif sur des questions d’équité procédurale.
V.
Les positions des parties et l’analyse
A.
La décision est raisonnable
(1)
L’interprétation du terme « vraisemblablement »
a)
Arguments des parties
[46] Le PGC soutient que, lorsque le Tribunal dès le début de la décision s’intéresse à la définition de « vraisemblance »
dans divers dictionnaires, le Tribunal agit de manière à « […] influencer de manière déraisonnable toute l’analyse du Tribunal relativement à la notion de “vraisemblance” et de “menace sérieuse” dans la décision contestée ». Le PGC soutient que le Tribunal a précédemment intimement lié la notion de « vraisemblance » à « probabilité » dans Ketcheson au paragraphe 210 et que « […] la simple possibilité qu’un événement ou un incident cause un préjudice sérieux ne suffit pas pour conclure à l’existence d’une menace sérieuse » et cite la décision Air Canada c Syndicat canadien de la fonction publique, (composante d’Air Canada), 2020 CF 420 au paragraphe 40 où la Cour, sur la notion de danger, a expliqué que « [l]a tâche du décideur consiste à apprécier la preuve pour déterminer s’il est plus probable que le contraire que ce qu’un demandeur affirme se produira à l’avenir ».
Le PGC soutient que le Tribunal dans la présente affaire a retenu la notion de possibilité plutôt que celle de probabilité, ce qui est un seuil plus bas.
[47] Le PGC soutient que « [d]’une part, le Tribunal reconnaît que la déléguée ministérielle a fait une distinction entre la “possibilité” et la “probabilité raisonnable” que la menace survienne », mais il lui reproche, d’autre part, de « […] donner des significations différentes à des termes de sens à toutes fins synonymes ». Le PGC est d’avis que les notions juridiques de « possibilité »
, « probabilité »
, « plausibilité »
et « vraisemblance »
ne sont pas des synonymes puisqu’elles ont été abondamment distinguées dans la jurisprudence.
[48] M. Lachapelle répond que la décision du Tribunal est raisonnable. Il cite aussi la décision Ketcheson comme première décision traitant de la nouvelle définition de « danger »
et note qu’au paragraphe 199 de Ketcheson, le Tribunal énonce le test à trois volets pour évaluer la présence d’un danger au sens du paragraphe 122(1) du Code.
[49] M. Lachapelle note que le Tribunal indique avec raison que la version française de « reasonably expected »
se traduit par « vraisemblablement »
et non par « probabilité raisonnable »
. M. Lachapelle est aussi d’avis qu’il est exact de dire que les termes « vraisemblable »
, « possible »
, « plausible »
et « probable »
peuvent être utilisés comme synonymes et ce, tel que décrit dans deux dictionnaires, soit le Petit Robert et le Multi Dictionnaire de la Langue Française. M. Lachapelle stipule qu’il est faux de prétendre que le Tribunal fait fi de la jurisprudence alors qu’il en traite aux paragraphes 70 à 80 de sa décision.
[50] M. Lachapelle ajoute qu’il est aussi exact de dire que la jurisprudence utilise des termes comme « probabilité »
ou « simple possibilité »
pour tenter de circonscrire certains aspects de la notion de vraisemblance, mais qu’il est faux de prétendre que le Tribunal en fait fi complètement. M. Lachapelle souligne qu’au contraire, le Tribunal fait une revue de la jurisprudence en lien avec la question de la vraisemblance aux paragraphes 70 à 80 de la décision.
[51] M. Lachapelle soutient que le commentaire du Tribunal sur la difficulté d’application de la notion de vraisemblance est raisonnable et, qu’à tout événement, cette interprétation n’a pas d’incidence sur le résultat de la décision.
b)
Analyse
[52] En 2014, la définition de « danger »
a été modifiée dans le Code et les parties soulignent que le Tribunal a interprété cette nouvelle définition pour la première fois dans l’affaire Ketcheson.
[53] Je recopie ici le critère en trois volets élaboré par le Tribunal au paragraphe 199 de Ketcheson, tel que cité par les parties :
1) Quel est le risque allégué, la situation ou la tâche?
2) a) Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace imminente pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
ou
b) Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?
3) La menace pour la vie ou pour la santé existera-t-elle avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté? [Je souligne]
[54] Le concept de vraisemblance est sans contredit au cœur de l’analyse du concept plus large de danger, tel que défini dans le Code, et ceci, peu importe que cette vraisemblance soit interprétée distinctement ou indistinctement de la notion de menace sérieuse ou imminente.
[55] Ceci étant dit, les arguments du PGC ne me convainquent pas que le Tribunal a interprété le concept de vraisemblance comme une possibilité plutôt que comme une probabilité, en présumant même qu’il y ait une distinction significative dans la signification de chacun de ces deux mots.
[56] Tel que le souligne M. Lachapelle, le Tribunal note le sens courant des mots et la similitude dans leur signification, ce qui n’est pas déraisonnable. Au surplus, le Tribunal revoit la jurisprudence et applique sans contredit les principes qui s’en dégagent, faisant référence à une probabilité, tel que le requiert le PGC, voir par exemple :
· Au paragraphe 78, citant Nolan et autres dans laquelle la simple possibilité ne suffit pas;
· Au paragraphe 79 citant toujours Nolan et autres dans laquelle l’agent d’appel indique que la détermination exige une appréciation des faits et une décision sur la probabilité de survenance;
· Au paragraphe 79, où le Tribunal indique, qu’au sens étymologique, « vraisemblable » s’associe notamment avec « probable »;
· Au paragraphe 96 souscrivant à la notion de vraisemblance expliquée dans Ketcheson et Keith Hall, notion empreinte de « probabilités ».
[57] Le PGC n’a pas démontré que le Tribunal a utilisé, pour interpréter le terme vraisemblable, un seuil plus bas que celui suggéré par sa propre jurisprudence et que la décision du Tribunal est à cet égard déraisonnable.
(2)
La preuve devant le Tribunal
a)
Arguments des parties
[58] Le PGC rappelle la preuve non contestée « […] selon laquelle les statistiques récentes des trois dernières années démontrent qu’il y a eu 74 interventions nécessitant le recours à la force pour maîtriser une situation à l’USD, dont 19 interventions dans une salle commune, sans qu’il y ait eu nécessité d’utiliser la carabine C-8 vers les détenus »
. Le PGC souligne aussi la preuve démontrant que le recours à l’arme à feu à l’USD est relativement rare.
[59] Le PGC allègue que « [d]ans l’évaluation de la question de savoir s’il est vraisemblable qu’un agent correctionnel dernière les vitres des salles communes de l’USD soit atteint par une balle tirée par un agent correctionnel sur la passerelle au-dessus des salles communes, il incombe à la partie appelante de démontrer que le risque allégué est davantage qu’une situation hypothétique »
. Selon le PGC, la preuve montre plutôt que les risques étaient seulement possibles et non vraisemblables.
[60] M. Lachapelle note que le PGC conteste « […] l
’analyse de la preuve faite par le Tribunal, surtout en lien avec son appréciation des statistiques »
. M. Lachapelle rappelle à la Cour qu’elle « […] doit faire preuve de déférence envers l’appréciation factuelle du décideur […] »
se
trouvant aux paragraphes 81 à 95 de la décision contestée. M. Lachapelle soutient que cette analyse de la preuve par le Tribunal est étayée.
[61] M. Lachapelle cite la décision Canada (Procureur général) c Laycock, 2018 CF 750 au paragraphe 15 [Laycock] qui stipule inter alia que la cour de révision doit accorder une grande déférence lorsqu’une expertise hautement spécialisée est appliquée.
b)
Analyse
[62] Tout comme le PGC l’a souligné, le Tribunal s’exprime sans ambiguïté au sujet de la rareté du recours à l’arme à feu à l’USD. Le PGC souligne la preuve statistique qui montre qu’il n’y a jamais eu nécessité d’utiliser la carabine C-8. Or, le Tribunal note au paragraphe 91 de sa décision, quant à la preuve sur la rareté du recours à l’arme à feu, que ces données doivent être considérées en tenant compte de divers facteurs dont la période courte de référence statistique visant lesdites données. Le Tribunal a donc soupesé la preuve, mais a accordé peu de poids aux statistiques.
[63] Or, il n’appartient pas à la Cour de soupeser différemment la preuve pour en arriver à une conclusion différente (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 727 au para 10 citant Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59; Bhatti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1386 au para 36; Catalyst Pharmaceuticals, Inc c Canada (Procureur général), 2022 CF 292 au para 186; Haji v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 291 au para 35; Ramirez Arroyave v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 426 au para 19). Ce principe est d’autant plus vrai que « [l]a Cour de révision doit accorder une grande déférence lorsqu’une expertise hautement spécialisée est appliquée dans le domaine du travail. Cela est particulièrement vrai dans un environnement carcéral où les considérations multifactorielles sont nombreuses »
(Laycock au para 15).
[64] L’argument du PGC voulant qu’un autre décideur ait lui-même qualifié la situation d’une possibilité, suggérant ainsi que cela ne serait pas vraisemblable, n’est pas convaincant.
[65] L’argument du PGC que le Tribunal a émis une conclusion totalement spéculative en énonçant que le passé ne peut être garant du futur est aussi peu convaincant. Dans le contexte du paragraphe 91 de la décision contestée et des éléments que le Tribunal a considérés dans sa décision, cette mention n’est pas déraisonnable. Je souligne que le fardeau en contrôle judiciaire est celui du demandeur : celui-ci doit établir que la décision est déraisonnable. Le paragraphe 31 du mémoire du PGC notant que la conclusion ne répond en aucun cas au test élaboré par la jurisprudence n’est tout simplement pas suffisant pour me convaincre du caractère déraisonnable de ladite conclusion.
(3)
La considération de facteurs non pertinents
a)
Arguments des parties
[66] Le PGC soutient que le Tribunal a erronément appliqué le principe de la « faible fréquence, risqué élevé »
, aux paragraphes 96 et 102 de sa décision, dans le cadre de la détermination de l’existence même d’un danger et non seulement lors de son analyse de la condition normale d’emploi, ce qui serait une erreur fatale.
[67] Le PGC cite la décision Martin-Ivie c Canada (Procureur général), 2013 CF 772 au paragraphe 41 [Martin-Ivie] pour énoncer le principe suivant : « si l’on sait que les conséquences d’un événement particulier seront désastreuses ou critiques pour une personne, il faut prendre des mesures de prévention pour éviter une telle issue désastreuse, quelle que soit la probabilité que cet événement puisse se produire »
. Dans cette décision, la Cour avait noté que (Martin-Ivie au para 44) :
[…]le Code n’exige pas d’appliquer – en fait, il ne le permet même pas – le « principe de faible fréquence, risque élevé » à la définition du « danger », qui y figure. On ne trouve rien dans la définition de ce terme à l’article 122 du Code qui autorise l’application de ce principe, puisque son libellé prévoit que tous les dangers doivent être évalués de la même façon.
[68] Je note que l’article 122 était libellé différemment en 2013, soit plutôt :
« danger » Situation, tâche ou risque — existant ou éventuel — susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade — même si ses effets sur l’intégrité physique ou la santé ne sont pas immédiats — , avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée. Est notamment visée toute exposition à une substance dangereuse susceptible d’avoir des effets à long terme sur la santé ou le système reproducteur.
[69] M. Lachapelle répond que cette prétention du PGC est erronée puisque le Tribunal répond plutôt au critère de « sérieux »
de la menace. M. Lachapelle soumet que le principe de « faible fréquence, risque élevé »
a plutôt été appliqué à l’étape adéquate de l’analyse, soit sous l’analyse liée à l’alinéa 128(2)(b) du Code « Est-ce que le danger soulevé par le refus constitue une condition normale d’emploi ? »
.
b)
Analyse
[70] Je souscris aux arguments de M. Lachapelle. La décision Ketcheson assimile la menace sérieuse à la gravité du préjudice et aux conséquences importantes (Ketcheson au para 130). Tel que le soulève M. Lachapelle au paragraphe 54 de son mémoire, mentionner le sérieux des conséquences d’être frappé par un tir identifie le caractère « sérieux »
de la menace.
[71] Quant au principe de « faible fréquence, risque élevé »
, il a été évoqué par le Tribunal uniquement à l’étape d’analyse adéquate, c’est-à-dire au moment de la question en vertu de l’alinéa 128(2)(b) du Code.
B.
Le Tribunal a respecté les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale
(1)
Arguments des parties
[72] Le PGC mentionne à nouveau que le Tribunal a erronément conclu que certains termes relatifs au concept de danger sont synonymes (paragraphes 5 et 70 de la décision) et il soutient qu’« […] il n’est pas loisible pour le Tribunal de se fonder sur des dictionnaires ordinaires relativement à des notions juridiques qui ont un sens bien défini dans la jurisprudence et tirer une conclusion sur un enjeu déterminant, le tout sans avoir donné la chance aux parties de présenter des arguments »
. Le PGC cite à cet effet la décision Pfizer Co Ltd c Sous-ministre du Revenu National, [1977] 1 RCS 456 à la page 463.
Le PGC est d’avis que « [l]e Tribunal n’a donné aucun préavis aux parties que la signification de termes centraux à son analyse serait fondée sur des recherches dans des dictionnaires »
.
[73] M. Lachapelle répond en expliquant que « le Tribunal n’a pas utilisé les deux dictionnaires pour “définir” des termes, mais plutôt pour mettre de l’avant un constat de difficulté quant à la notion de vraisemblance et à son vocabulaire employé qui se veut parfois distinctif alors qu’au sens étymologique, “vraisemblable”, s’associe à “plausible”, “possibilité” et “probable” ».
[74] M. Lachapelle allègue que donner la chance aux parties de présenter des arguments aurait été inutile puisque « […] Tribunal ne fait qu’émettre une critique et/ou un constat sur la difficulté que présente la notion de vraisemblance, les parties ne pouvaient ajouter quelque élément essentiel à ce débat »
.
(2)
Analyse
[75] La Cour d’appel fédérale a récemment réitéré le principe d’équité procédurale dans CSX Transportation Inc v ABB Inc, 2022 FCA 96 [CSX Transportation]. Dans cette affaire, la Cour n’avait pas donné l’opportunité aux parties de faire des représentations sur l’applicabilité du Code civil du Québec. La Cour d’appel fédérale spécifie que [en anglais uniquement] « [t]he Federal Court need not have fleshed out the issues for the parties in much detail at all. Rather, it only had to flag the issues with enough particularity to facilitate the making of submissions » (
CSX Transportation au para 9).
[76] L’argument du PGC quant au fait qu’il y aurait un bris des principes d’équité procédurale est intimement lié à la première question examinée dans le cadre de cette décision, sur le caractère raisonnable de l’interprétation du critère de vraisemblance. En effet, le PGC soutient qu’il n’est pas « loisible pour le Tribunal de se fonder sur des dictionnaires ordinaires relativement à des notions juridiques […] le tout sans avoir donné la chance aux parties de présenter des arguments »
.
[77] Je ne souscris pas à cet argument, ayant conclu
en première partie de cette décision que le Tribunal ne s’était pas fondé sur des définitions de dictionnaires pour définir des notions juridiques ayant un sens défini dans la jurisprudence. Au contraire, tel que noté précédemment, le Tribunal s’est plutôt appuyé sur ladite jurisprudence pertinente. Pour cette raison seule, l’argument du PGC échoue.
[78] Au surplus, bien que ce ne soit pas déterminant en l’instance vu ma conclusion précitée, je note que les observations que les parties ont soumises au Tribunal ne sont pas dans le dossier du demandeur et ne sont donc pas devant cette Cour. Il est difficile, voire impossible de déterminer ce que les parties ont plaidé ou n’ont pas plaidé devant le Tribunal sans avoir accès aux plaidoiries.
[79] En somme, je n’ai pas été convaincue que le processus suivi par le Tribunal n’était pas équitable.
VI.
Conclusion
[80] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire du PGC sera rejetée. Je ne vois rien d’irrationnel dans le processus décisionnel suivi par le Tribunal ou dans ses conclusions. La décision du Tribunal possède les attributs de transparence, de justification et d’intelligibilité requises et n’est entachée d’aucune erreur susceptible de contrôle. Selon la norme du caractère raisonnable, il suffit que la décision soit fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et soit justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur administratif est assujetti. Le PGC n’a pas démontré que ce n’était pas le cas en l’espèce, surtout compte tenu de la jurisprudence du Tribunal ayant interprété la question de la vraisemblance de la définition de danger.
JUGEMENT dans le dossier T-1365-21
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Les dépens sont accordés au défendeur selon la Règle 407.
Les parties devront indiquer à la Cour les informations qu’elles considèrent confidentielles au plus tard le 16 janvier 2023.
« Martine St-Louis »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1365-21
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INTITULÉ :
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c BENOIT LACHAPELLE
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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par vidéoconférence - zoom
|
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 5 juillet 2022
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JUGEMENT ET motifs :
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LA JUGE ST-LOUIS
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DATE DES MOTIFS :
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LE 23 décembre 2022
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COMPARUTIONS :
Me Karl Chemsi
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Pour le demandeur
|
Me Catherine Sauvé
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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Pour le demandeur
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Laroche Martin
Service juridique de la CSN
Montréal (Québec)
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Pour le défendeur
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