Date: 20230202
Dossier: IMM‑718-22
Référence: 2023 CF 157
Ottawa (Ontario), le 2 février 2023
En présence de monsieur le juge Régimbald
ENTRE :
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GODEFROID MASUSU GUPA
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Le demandeur, Monsieur Godefroid Masusu Gupa est citoyen de la République Démocratique du Congo [RDC]. Il a travaillé pendant 30 ans au sein de l’Agence nationale de documentation [AND], le Service national d’intelligence et de protection [SNIP] et l’Agence nationale de renseignements [ANR] de 1987 à 2017. Il y a gravi les échelons de « simple agent »
pour atteindre le poste de Deuxième directeur adjoint de la division du contre-espionnage de l’ANR, soit le 3e poste en importance au sein de l’Agence.
[2] L’ANR, le SNIP et l’AND sont en fait essentiellement la même organisation, celle-ci ayant changé de nom au cours des années. Il s’agit d’une organisation de services de renseignements de la République démocratique du Congo [RDC] qui était connue bien avant 1987 comme ayant un dessein circonscrit et brutal (Zoya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16634 au para 11; Diasonama c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), 2005 CF 888 aux paras 23-23). Plusieurs rapports d’Amnesty International ainsi que des agences de l’ONU ont rapporté les crimes commis par ces agences tels les arrestations arbitraires, les exécutions extrajudiciaires et les actes de torture.
[3] Ayant subi menaces et agressions, M. Gupa a profité d’un voyage officiel à Montréal, en tant que représentant de l’ANR, pour rester au Canada et éventuellement réclamer le statut de réfugié. Le Ministre s’y oppose puisque selon lui, M. Gupa n’a pas la qualité de « réfugié au sens de la Convention »
ni de « personne à protéger »
au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2011, c 27 [LIPR] et de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [Convention].
[4] La Section de la protection des réfugiés [SPR] et la Section d’appel des réfugiés [SAR] ont toutes deux fait droit aux arguments du Ministre. Selon eux, l’ANR a commis des crimes contre l’humanité et M. Gupa, de par ses fonctions, y a fait une contribution volontaire, consciente et significative. Notamment, ni la SPR ni la SAR n’ont retenu la crédibilité de M. Gupa dans l’explication de son rôle au sein de l’ANR, ni son ignorance alléguée des crimes perpétrés.
[5] M. Gupa sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SAR rendue le 26 novembre 2021. La décision de la SAR repose sur le fait que l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention s’applique au demandeur et le prive du droit d’asile au titre de l’article 98 de la LIPR. La SAR estime avoir des raisons sérieuses de croire que la contribution du demandeur à de nombreux crimes contre l’humanité commis par les services du renseignement pour lesquels il travaillait était consciente, volontaire et significative. [Je souligne.]
[6] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. La décision de la SAR, et celle de la SPR avant elle sont raisonnables eu égard aux principes juridiques. La SAR n’a pas erré dans l’application du critère prescrit par la jurisprudence pour l’exclusion au titre de l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention, et la preuve permettait à la SAR de rejeter la crédibilité de M. Gupa au sujet de son ignorance et de sa participation aux crimes commis par l’ANR.
I.
Contexte
[7] Le demandeur est un citoyen de la RDC qui a travaillé comme fonctionnaire au sein des services nationaux du renseignement de la RDC de juillet 1987 à 2017. En 1987, le demandeur s’est joint à la Direction du contre-espionnage à titre de simple agent de l’AND, qui est par la suite devenue le SNIP, puis l’actuelle ANR. Le demandeur a gravi les échelons pour atteindre le poste de Deuxième directeur adjoint de la division du contre-espionnage de l’ANR en 2007.
[8] Lors de son témoignage, le demandeur a indiqué que ses tâches, au début de son emploi, consistaient à répertorier toutes les ambassades des pays africains à Kinshasa. Par la suite, il eut la tâche de surveiller ces ambassades et de recueillir de l’information sur les personnes qui s’y trouvaient avec l’objectif d’identifier les employés étrangers. Puisqu’il avait une aptitude pour la dactylographie, il a indiqué qu’on lui a par la suite demandé de taper les rapports de surveillance de ces ambassades.
[9] En 1989, le demandeur a mentionné qu’il a été promu comme chef de bureau, poste qu’il a occupé jusqu’en 1999. Entre 1989 et 1997, le demandeur a indiqué ne pas avoir fait beaucoup d’activités en raison de la chute du régime soviétique et qu’il avait de la difficulté à trouver des tâches pour ses agents. Enfin, à partir de 1997, il a été recruté pour faire la surveillance des ambassades du Rwanda, du Burundi, du Congo-Brazzaville et du Soudan.
[10] En 1999, le demandeur a indiqué qu’il est devenu chef de division de la surveillance, un poste qu’il a occupé jusqu’en 2007. Dans cette fonction, il allègue avoir géré un maximum de soixante personnes assignées à quatre bureaux géographiques : les Amériques, Afrique-Asie, pays arabes et l’Europe. À titre d’exemple de ses activités pendant cette période, il a mentionné qu’il recevait comme instructions d’essayer d’identifier les Congolais qui rencontraient des personnes étrangères.
[11] Lors de son témoignage, le demandeur a donné l’exemple d’un membre de l’Union pour la démocratie et le progrès social [UDPS] qui avait rencontré la journaliste belge Collette Braekman. Il avait dû par la suite acheminer un rapport à son directeur sur cette rencontre. À l’audience, le demandeur a nié savoir comment l’information qu’il transmettait à son directeur était par la suite utilisée en raison du principe de cloisonnement, selon lequel chaque section des services de renseignements ne peut connaître les activités des autres sections.
[12] Or, il est important de savoir que l’UDPS est l’un des principaux partis d’opposition en RDC. Le dossier démontre que ses membres ont été persécutés de manière délibérée et régulière par l’AND, le SNIP et l’ANR. En effet, dans un rapport d’Amnesty International, on précise que dans les années 1980, l’AND procédait à des arrestations nocturnes, à des enlèvements et même à des incendies contre les membres de l’UDPS [Dossier certifié du Tribunal [DCT] à la page 556].
[13] C’est à partir de 2007 que le demandeur a finalement été promu au poste de Deuxième directeur adjoint de la division du contre-espionnage. Lors de son témoignage, le demandeur a mentionné qu’il s’occupait d’acheminer la nourriture pour le dîner des gardes de sécurité du bureau et qu’il gérait les demandes de congés de maladie.
[14] Le demandeur allègue avoir été menacé à partir de 2015 par son employeur en raison de son refus de recueillir de l’information compromettante contre un individu du mouvement de contestation Filimbi. Il aurait reçu une suspension de 15 jours en raison de son refus.
[15] Toujours en 2015, le demandeur a été choisi par son gouvernement pour accompagner une délégation internationale de travailleurs dans le domaine des droits humains et des journalistes pour enquêter sur la découverte d’une fosse commune. Lors de cet évènement, le demandeur aurait rapporté des conclusions contradictoires à celles de son gouvernement, ce qui lui aurait valu un rappel à l’ordre de son supérieur. On lui précisa qu’il devait s’aligner sur la position du Gouvernement, sinon il perdrait son travail avec toutes les conséquences fâcheuses qui pourraient s’en suivre, y compris la perte de sa vie.
[16] En 2016, suite à ces menaces, le demandeur aurait tout de même dénoncé l’instrumentalisation de son agence pour des fins politiques. Il fut alors victime d’une agression armée.
[17] Par la suite, en juin 2017, le demandeur fut détenu pour ses prises de position différentes à celles du Régime de Joseph Kabila. On le menaça également de mort.
[18] Vers la fin du mois de juillet 2017, le demandeur fut sélectionné pour faire partie d’une délégation gouvernementale pour assister à une conférence internationale sur l’aviation tenue à Montréal. Il s’agissait de la suite d’un atelier de formation professionnelle qui avait débuté à Dakar en avril 2017 et auquel il avait aussi participé. À ce moment, il prit la décision qu’il resterait au Canada suite à cette conférence puisque sa vie était menacée en RDC. Le demandeur est arrivé au Canada le 21 octobre 2017 et n’est jamais reparti.
[19] Le demandeur allègue que suite à son arrivée au Canada, sa femme, restée en RDC, aurait été menacée et violée dans la nuit du 3 novembre 2017 par trois individus armés qui étaient à bord d’une voiture taxi alors qu’elle revenait du centre-ville vers la maison. Le 16 décembre 2017, il décida donc de déposer son Formulaire de demande d’asile [FDA].
II.
Cadre législatif
[20] L’article 98 de la LIPR est ainsi libellé :
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III.
Décision de la SPR
[21] Suite à une analyse exhaustive de la preuve au dossier, la SPR a conclu que les agences pour lesquelles le demandeur a travaillé pendant plus de trente ans, soit l’AND, le SNIP et l’ANR, ont commis des crimes contre l’humanité tels des arrestations arbitraires, de la torture, des exécutions extrajudiciaires, des disparitions forcées ainsi que d’autres actes inhumains.
[22] En effet, la SPR a conclu que les actes commis par ces agences respectaient les critères élaborés dans l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CSC 40 [« Mugesera »
]. Le Ministre a démontré sans équivoque que les services du renseignement qui ont employé le demandeur pendant trente ans ont commis des violations massives et systématiques des droits de la personne contre la population de la RDC.
[23] La SPR cite les décisions Zoya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16634 au para 11 et Diasonama c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration) 2005 CF 888 aux para 23-24, lesquelles ont confirmé les desseins circonscrits et brutaux du SNIP et de l’ANR ainsi que de la connaissance de leurs activités par des demandeurs qui y avaient été employés pendant longtemps, malgré l’absence d’éléments de preuve montrant que ces employés avaient effectivement pris part aux crimes contre l’humanité commis par les services de renseignement.
[24] La SPR a par la suite conclu qu’il y avait donc des raisons sérieuses de croire que la contribution du demandeur à ces crimes était consciente, volontaire et significative et que par conséquent, l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention s’applique à celui-ci et le prive du droit d’asile au titre de l’article 98 de la LIPR.
[25] En effet, la SPR a jugé qu’il existe une preuve documentaire abondante démontrant que les crimes contre l’humanité commis par ces agences ont été commis tout au long de la carrière du demandeur. Le tribunal a conclu que le demandeur n’avait jamais été forcé de rester à cet emploi pendant trente ans, et que par conséquent, sa participation était volontaire.
[26] Le tribunal a aussi conclu que le demandeur était conscient des crimes qui étaient commis par son employeur puisqu’il a occupé des postes d’une grande importance et que les objectifs limités et brutaux de ces agences étaient bien connus. La SPR a d’ailleurs évoqué Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [« Ezokola »
] où la Cour suprême du Canada [CSC] mentionne que dans les instances où il est établi qu’une organisation a des fins limitées brutales, il est plus facile d’établir qu’un employé était conscient des crimes commis par celle-ci.
[27] La SPR a aussi jugé que le témoignage du demandeur au sujet du manque de connaissance des exactions commises par ces agences n’était pas crédible.
[28] Finalement, la SPR a établi qu’étant donné les nombreux postes d’importance que le demandeur a exercés durant sa carrière dans ces agences, sa contribution était significative. Son témoignage selon lequel ses rôles étaient minimes n’a d’ailleurs pas été jugé crédible non plus. La SPR a plutôt jugé que le demandeur avait tenté de diminuer l’importance de ses fonctions, et ce, en contraste avec la description offerte dans son récit écrit.
IV.
Décision de la SAR
[29] La SAR a procédé à un examen indépendant des éléments de preuve à sa disposition et a aussi conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié, conformément à l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention.
[30] Tout comme la SPR, la SAR a tout d’abord conclu que le Ministre avait démontré que les critères énoncés par la CSC dans l’arrêt Mugesera pour qualifier un acte criminel de crime contre l’humanité étaient remplis.
[31] Par la suite, la SAR a conclu que la SPR avait respecté le cadre d’analyse prescrit par la CSC dans les arrêts Mugesera et Ezokola pour arriver à la conclusion qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur avait volontairement et consciemment contribué de manière significative aux crimes contre l’humanité commis par les agences pour lesquelles il avait œuvré pendant plus de trente ans.
[32] La SAR a jugé que le témoignage du demandeur au sujet de son acquiescement passif par rapport aux crimes commis par son employeur n’était pas crédible. Tout comme la SPR, la SAR a conclu qu’il était plus probable que le contraire que le demandeur connaissait le dessein circonscrit et brutal des organismes pour lesquels il a travaillé et savait qu’ils commettaient des crimes contre l’humanité de façon généralisée et systématique. D’ailleurs, devant la SPR, le demandeur a avoué qu’il était conscient que les agences procédaient à des arrestations arbitraires.
[33] À l’issue de son propre examen, la SAR a conclu qu’il y avait complicité coupable de la part du demandeur au sens des arrêts Mugesera et Ezokola puisque celui-ci a volontairement et consciemment contribué de manière significative au crime ou au dessein criminel de l’ANR pour les motifs suivants :
Les éléments de preuve objectifs et la Cour fédérale établissent le dessein circonscrit et brutal de l’ANR et des services du renseignement qui l’ont précédée;
L’emploi de l’appelant dans les opérations de contre-espionnage de l’ANR et des services du renseignement qui l’ont précédée n’est pas contesté;
La participation de l’appelant à des activités de contre-espionnage, de surveillance, d’enquêtes internationales et de représentation de l’ANR à des congrès internationaux contredit son témoignage selon lequel son rôle et ses tâches étaient de nature administrative;
L’appelant a gravi les échelons de l’ANR pour atteindre le poste de gestion de niveau supérieur de deuxième directeur adjoint;
L’appelant a fait carrière pendant 30 ans au sein de l’ANR et des organisations qui l’ont précédé et dont le dessein circonscrit et brutal était déjà notoire avant qu’il s’y joigne en 1987;
L’appelant ne nie pas le fait que son entrée et sa période de service au sein de l’ANR étaient volontaires.
[34] La SAR a discuté de la preuve du demandeur lui permettant, et ayant permis à la SPR avant elle de douter de la crédibilité de celui-ci. Par exemple, la SAR a pris en considération le fait que le demandeur s’est contredit lors de son témoignage au sujet du principe de cloisonnement et du rôle des autres directeurs. En effet, appelé à préciser comment il avait pu assumer la direction sans savoir ce que les autres gestionnaires faisaient, le demandeur a répondu qu’il en avait été informé en temps opportun. Or, lorsque l’on a porté à son attention des éléments de preuve documentaire au sujet d’un discours d’un représentant de l’ANR sur les efforts déployés par les services du renseignement pour assurer la réélection du président Kabila, le demandeur a fourni des renseignements détaillés sur les activités d’un directeur provincial de l’ANR qui avait créé une direction du contre-renseignement parallèle.
[35] De plus, la SAR a également considéré le fait qu’il y avait certaines contradictions entre le récit circonstancié dans le FDA du demandeur et son témoignage. Par exemple, selon la description des tâches du demandeur dans son FDA, celui-ci avait un rôle plus important qu’un simple rôle administratif tel qu’il l’avait mentionné lors de l’audience. En effet, il avait entre autres été choisi comme le seul représentant de l’ANR à participer à des congrès internationaux et avait accompagné une délégation internationale lors de la découverte d’une fosse commune.
[36] Suite à sa propre analyse, la SAR a jugé qu’il y avait complicité coupable. Elle a conclu que le témoignage du demandeur était incohérent et changeant. La SAR a aussi conclu que le fait que le demandeur se soit vu confier des tâches très importantes indique qu’il y a des raisons sérieuses de penser que le demandeur connaissait le dessein circonscrit et brutal des organismes pour lesquels il a travaillé. Finalement, la SAR a établi, tout comme la SPR avant elle, que le fait que le demandeur avait tenté de minimiser l’importance de son rôle au sein de l’ANR avait miné sa crédibilité.
[37] La SAR a donc établi que la SPR n’avait commis aucune erreur et que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié en application de l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention.
V.
Question préliminaire
[38] Le demandeur reproche à la SAR de ne pas avoir procédé à une analyse du risque auquel il ferait face s’il devait retourner dans son pays selon les articles 96 et 97 de la LIPR pour conclure que celui-ci n’était ni un réfugié ni une personne à protéger.
[39] Or, comme indiqué dans la décision récente Jean-Baptiste c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1362, rendue par le Juge McHaffie, en procédant à une analyse sur le fond dans un cas où l’article 98 s’applique tel le cas ci-présent, la Cour outrepasserait ses compétences :
[9] Je ne suis pas d’accord. Il ressort clairement de l’article 98 de la LIPR que la demande d’asile d’une personne visée à l’article 1F de la Convention sur les réfugiés ne peut être acceptée, peu importe son fondement. En effet, la Cour d’appel fédérale a même indiqué que la SAR outrepassera sa compétence en tranchant sur le bien-fondé d’une demande d’asile lorsque l’article 98 s’applique : Xie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 250 au para 38; Han c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 432 aux para 39–41; Islam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 71 aux para 34–35; mais voir aussi Gurajena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 724 au para 5 au sujet de la possibilité de se prononcer sur cette question à titre de conclusion subsidiaire.
[10] La SAR a conclu que l’exclusion est « une étape préalable à franchir à cause du libellé de l’article 98 ». Cette conclusion est conforme à la jurisprudence et elle est raisonnable.
[Je souligne.]
[40] Ainsi, la SAR n’a commis aucune erreur à cet effet.
VI.
Les questions en litige et la norme de contrôle
[41] L’unique question en litige est à savoir si la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n’a pas la qualité de réfugié ni de personne à protéger en raison de l’application de l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention est déraisonnable.
[42] La norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable, tel que définie dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17 [« Vavilov »
]. Le rôle de la Cour est d’examiner le raisonnement suivi par le décideur administratif et le résultat obtenu pour déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles »
(Vavilov au para 85).
[43] Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov au para 100).
VII.
Analyse
[44] Le demandeur allègue que la SAR a rendu une décision dont la motivation est mal fondée en fait et en droit puisqu’elle n’a pas accordé de poids à toute la preuve du demandeur.
[45] Pour sa part, le défendeur soutient que la demande de contrôle judiciaire ne soulève aucun motif justifiant l’intervention de la Cour puisque la décision de la SAR est raisonnable et appuyée par la preuve au dossier. Le défendeur soutient également que le demandeur se contente de demander à la Cour de réévaluer la preuve et de substituer son point de vue à celui de la SAR et ne fait que répéter ses critiques de la décision de la SPR qu’il a fait auprès de la SAR. Pourtant, ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’une demande en contrôle judiciaire (Zang c. Canada, 2020 CF 75, au para 34).
A.
Les crimes perpétrés par l’ANR sont des crimes contre l’humanité
[46] Le Ministre soumet qu’il existe des raisons sérieuses de penser que le demandeur est complice de crimes commis par les agences de renseignement pour lesquelles il a travaillé pendant trente ans, en particulier des arrestations arbitraires (article 7(1)(e) Statut de Rome de la Cour pénale internationale, Doc. N.U. A/CONF.183/9, 17 juillet 1998 [Statut de Rome]), exécutions extrajudiciaires (article 7(1)(a) Statut de Rome), torture (article 7(1)(f) Statut de Rome), disparitions forcées de personnes (article 7(1)(i) Statut de Rome) et d’autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale (article 7(1)(k) Statut de Rome).
[47] Dans sa décision, la SPR précise que le Statut de Rome est un outil international qui peut être utile en l’espèce puisqu’on énonce à son septième article une liste d’actes qualifiés comme étant des crimes contre l’humanité, tels ceux décrits par le Ministre.
[48] Lors de l’audience, le demandeur a plaidé que bien qu’il ait admis que l’ANR ait commis des crimes haineux, il n’a pas admis que ces crimes se qualifiaient à titre de crimes contre l’humanité selon les critères établis dans le Statut de Rome. Durant l’audience, il a avancé un nouvel argument selon lequel le Statut de Rome exige qu’il y ait une politique gouvernementale en place afin d’établir qu’il y a eu crime contre l’humanité, et aucune preuve d’une telle politique n’a été faite par le Ministre. En d’autres mots, les crimes commis par l’ANR ne sauraient être qualifiés de crimes contre l’humanité au sens du Statut de Rome.
[49] Je ne peux souscrire à cet argument. Tel que l’énonce le juge Grammond au paragraphe 13 de la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Verbanov, 2021 CF 507, « le Statut de Rome a apporté une réponse définitive à ces questions [en ce qui a trait à la définition de crimes contre l’humanité] pour les actes perpétrés après son entrée en vigueur dans les pays qui l’ont ratifié »
. [Je souligne.]
[50] Ainsi, comme le Statut de Rome fut ratifié par le Canada en 2000 par la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch.24, [ci-après « Loi sur les crimes contre l’humanité »
], les exigences de celle-ci ne s’appliquent seulement qu’aux actes commis après l’an 2000. Bien que le demandeur ait fait partie de ces organisations jusqu’en 2007, il s’est joint à celles-ci en 1987, soit 13 ans avant l’entrée en vigueur de cette loi.
[51] Ainsi, dans le cas en l’espèce, c’est plutôt l’arrêt Mugesera qui s’applique, lequel ne requiert pas l’existence d’une telle politique. Dans cet arrêt de 2005, la CSC n’a pas pris en considération le Statut de Rome étant donné que les crimes reprochés au demandeur avaient été commis en 1992.
[52] Le paragraphe 119 de Mugesera précise les facteurs à prendre en considération pour qualifier un acte criminel comme un crime contre l’humanité :
119 Ainsi que nous le verrons, le Code criminel et les principes de droit international considèrent un acte criminel comme un crime contre l’humanité lorsque quatre conditions sont remplies :
1. Un acte prohibé énuméré a été commis (ce qui exige de démontrer que l’accusé a commis l’acte criminel et qu’il avait l’intention criminelle requise).
2. L’acte a été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique.
3. L’attaque était dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes.
4. L’auteur de l’acte prohibé était au courant de l’attaque et savait que son acte s’inscrirait dans le cadre de cette attaque ou a couru le risque qu’il s’y inscrive.
[53] Dans sa décision, la SAR affirme que le Ministre a démontré devant la SPR que les critères de Mugesera pour qualifier un acte criminel de crime contre l’humanité avaient été respectés.
[54] Le demandeur ne conteste pas que les organisations pour lesquelles il a travaillé pendant 30 ans ont commis des crimes, il qualifie d’ailleurs ces crimes de « notoires »
.
[55] Dans sa décision, la SPR cite plusieurs passages de la preuve objective permettant d’établir que les agences pour lesquelles le demandeur a travaillé ont commis de nombreux crimes contre l’humanité tels des crimes de torture, de détention arbitraire et d’exécution extrajudiciaire. Par exemple, la SPR cite un rapport d’Amnesty International où il est mentionné que de nombreux militants de l’UDPS sont arrêtés et détenus dans les cachots de l’AND où ils ont subi des « conditions de détention inhumaines et [de la] torture »
[Décision de la SPR, au para 35].
[56] La SPR cite également un extrait d’un rapport publié par l’Office français des Réfugiés et Apatrides énonçant que le SNIP était activement impliqué dans l’arrestation et la détention d’opposants politiques. Dans cet extrait, on mentionne également que « les postes d’informateurs étaient importants, car c’est à partir de leurs renseignements « vrais ou faux » que beaucoup de personnes étaient arrêtées, emprisonnées, torturées et même tuées »
.
[57] Selon une autre preuve, Amnesty International recevrait de nombreux témoignages de personnes disant avoir été torturées ou avoir subi d’autres mauvais traitements au cours de leur détention par l’ANR.
[58] La SAR, après avoir considéré les motifs de la SPR, les entérine et mentionne que « l’appelant ne conteste pas cette conclusion selon laquelle « […] les actes répréhensibles de ces agences ne sont pas contestés, ils sont notoires […] »
[Décision de la SAR, au para 17].
[59] Ainsi, la preuve documentaire a démontré que plusieurs types de crimes contre l’humanité ont été commis par ces agences après (et avant) le début de la carrière du demandeur au sein de celles-ci et tout au long de sa carrière.
[60] La preuve objective a également permis de démontrer que durant les années et malgré les changements de noms, l’organisation a continué de façon systématique et régulière à employer une méthodologie violente de répression à l’encontre des opposants politiques. La SAR et la SPR ont donc raisonnablement conclu que cette preuve remplissait les facteurs de l’arrêt Mugesera.
[61] De plus, la SAR s’est appuyée sur des décisions de cette Cour, qui ont déjà reconnu que les agences de renseignements de la RDC poursuivaient des fins limitées et brutales. En effet, dans la décision Zoya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16634, la Cour précise au sujet du SNIP que :
11 La preuve démontre clairement que le SNIP est une organisation qui a perpétré des infractions internationales dans le cadre continu et ordinaire de ses activités, et elle vise un objectif restreint et brutal. […] Tel que souligné par la SSR, il est reconnu, à travers le monde, que le SNIP est un mouvement tortionnaire. Les journaux en parlaient depuis 1990. […]
[Je souligne.]
[62] La décision Diasonama c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 888 (CanLII) est également venue confirmer que l’ANR avait commis des crimes contre l’humanité :
[23] Le tribunal n'était saisi d'aucune preuve de la participation des demandeurs à des crimes contre l'humanité commis par l'ANR. Toutefois, le défendeur a soutenu (avec succès) que la simple appartenance des demandeurs à l'ANR les rendait complices des atrocités imputées à cette organisation. Autrement dit, vu leur appartenance à l'ANR, une organisation poursuivant des fins limitées et brutales, soit ils étaient au courant des crimes commis par l'ANR, soit ils ignoraient volontairement ces crimes; par conséquent, ils étaient complices de ces crimes. […]
[Je souligne.]
[63] Ainsi, la conclusion de la SPR et de la SAR selon laquelle les critères de qualification des crimes contre l’humanité dans l’arrêt Mugesera sont satisfaits est raisonnable.
[64] Je rejette donc l’argument du demandeur, s’appuyant sur la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Verbanov, 2021 CF 507, que le Ministre devait prouver l’existence d’une politique gouvernementale. L’exigence d’une preuve de l’existence d’une telle politique n’existait pas avant l’adoption du Statut de Rome, et ne s’applique pas aux faits antérieurs à l’entrée en vigueur de la Loi sur les crimes contre l’humanité.
[65] Ainsi, contrairement à Verbanov et aux prétentions avancées par le demandeur lors de l’audience, l’existence d’une politique ne devait pas être démontrée en l’espèce pour conclure à la commission de crimes contre l’humanité puisque les faits ont débuté en 1987, soit avant l’entrée en vigueur du Statut de Rome.
[66] Similairement au cas en l’espèce, les faits de l’affaire Bedi c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1550 s’étaient déroulés avant et après l’entrée en vigueur du Statut de Rome, soit de 1991 à 2016 (au para 4). Dans cette décision, la Cour n’a pas appliqué les exigences du Statut de Rome, mais plutôt uniquement les critères de l’arrêt Mugesera pour établir que l’organisation pour laquelle le demandeur travaillait, soit la Force policière du Pendjab [FPP], avait commis des crimes contre l’humanité. L’exigence selon laquelle l’attaque doit être menée en application d’une « politique d’un État ou d’une organisation »
n’a pas été démontrée puisqu’il n’en était pas nécessaire.
[67] Or, bien que le Ministre n’avait pas à prouver que l’ANR opérait selon une politique gouvernementale de torture, la décision Diasonama est quand même venue établir que l’ANR remplissait ce critère :
[25] Sur le fondement de la preuve dont il était saisi, le tribunal a déclaré ensuite que la perpétration d'infractions internationales faisait continûment et régulièrement partie des activités de l'ANR. Cette conclusion s'appuyait sur la preuve documentaire indiquant que l'ANR participait, dans le cadre d'une politique gouvernementale, à la détention, à la torture, à la disparition et à l'assassinat systématiques des opposants politiques au régime de Kabila, d'une manière continue et régulière dans le cadre de ses activités. Elle ne semblait pas avoir d'autre fin que celle-ci. Il convient de noter que les demandeurs ont reconnu eux-mêmes également que l'ANR n'utilisait pas des moyens normaux d'enquête à l'endroit des personnes, ou de mise en oeuvre de la sécurité, et que les droits de la personne n'étaient pas respectés. En conséquence, le tribunal a décidé que l'ANR était une organisation visée par la section Fa) de l'article premier de la Convention. Dans les circonstances, il s'agissait d'une conclusion raisonnable pour le tribunal.
[Je souligne.]
[68] Ainsi, pour les crimes commis après 2000, les actes commis par l’ANR pourraient satisfaire a fortiori les critères plus stricts de la définition de crimes contre l’humanité en vertu du Statut de Rome mais, encore une fois, il n’est pas nécessaire de le démontrer en l’espèce.
[69] Par conséquent, l’argument du demandeur selon lequel l’existence d’une politique gouvernementale n’a pas été démontrée doit échouer puisqu’en plus de ne pas être requise pour remplir la définition de crimes contre l’humanité, la présence d’une telle politique a déjà été reconnue par cette Cour.
B.
Exclusion de l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention
[70] L’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention prévoit qu’une personne ne peut avoir accès à l’asile s’il y a des raisons sérieuses de penser qu’elle a commis un crime contre la paix, un crime de guerre, ou un crime contre l’humanité. [Je souligne.]
[71] La CSC a statué dans l’arrêt Ezokola que la preuve de la participation directe à la perpétration d’un crime contre l’humanité n’est pas requise pour conclure à l’application de l’exclusion (au para 76). Dans cette décision, la CSC est toutefois venue resserrer le critère appliqué au Canada en matière de complicité afin de définir qui peut réellement être considéré comme étant un « complice »
pour éviter qu’une personne se voie refuser la protection des réfugiés pour le seul motif qu’elle est associée à l’auteur de crimes internationaux. [Je souligne.]
[72] À cet effet, je suis d’accord avec les représentations du demandeur à l’effet que le fait d’avoir été un employé des agences en question ne rend pas tous les fonctionnaires complices des actes des agences, et donc inadmissibles au statut de réfugier. Je suis aussi d’accord que la décision de la SAR ne peut donc pas être basée que sur des soupçons. Il faut donc plus qu’une complicité par simple association (Ezokola au para 53).
[73] Par contre, et c’est la conclusion de la SAR, quiconque peut se voir refuser la qualité de réfugié aux termes de l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention pour cause de complicité dans la perpétration de crimes internationaux lorsqu’il existe un lien entre l’individu et les crimes ou les desseins criminels du groupe (au para 77). [Je souligne.]
[74] Un tel lien est établi lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’une personne a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel du groupe qui les aurait commis (au para 8). [Je souligne.]
[75] La CSC précise aux paragraphes 84 et 85 de sa décision :
[84] Compte tenu de ce qui précède, il devient nécessaire de clarifier la notion de complicité aux fins de l’application de l’art. 1Fa). Pour refuser l’asile à un demandeur sur le fondement de cette disposition, il doit exister des raisons sérieuses de penser qu’il a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation.
[85] Nous examinons chacune des caractéristiques clés de cette notion de complicité axée sur la contribution. Il s’agit à notre avis de conditions propres à empêcher un décideur d’élargir la notion indûment et de conclure à la complicité d’une personne pour simple association ou acquiescement passif.
[Je souligne.]
C.
Fardeau de la preuve pour établir la complicité
[76] Comme l’indique le demandeur, le « fardeau de preuve incombe à la partie qui requiert l’exclusion, à savoir le Ministre »
(Ramirez c. Canada (Ministre de l’emploi et de l’immigration), 1992 CanLII 8540 (FCA), à la p. 314 ; Ezokola au para 29). Toutefois, la norme de preuve à appliquer pour déterminer si une personne est complice d’un crime contre l’humanité est moindre que celle de la prépondérance des probabilités.
[77] Dans Ezokola, la CSC est venue établir la norme de preuve particulière à l’art. 1Fa) :
[101] Enfin, la norme de preuve particulière établie à l’art. 1Fa) de la Convention relative aux réfugiés s’applique pour déterminer s’il y a ou non complicité découlant de la contribution suivant le critère énoncé précédemment. Rappelons que la Commission ne statue pas sur la culpabilité. Ses décisions de refus d’asile ne sont donc pas fondées sur une preuve établie hors de tout doute raisonnable ou selon la norme de la prépondérance des probabilités généralement applicable en matière civile. L’article 1Fa) demande plutôt à la Commission de décider s’il existe ou non des « raisons sérieuses de penser » que le demandeur a commis un crime de guerre, un crime contre l’humanité ou un crime contre la paix. Au chapitre de l’application de la norme de preuve, nous souscrivons aux motifs du lord juge Brown dans J.S., par. 39 :
[traduction] Il me paraît vain de s’étendre sur la mention à l’art. 1F de « raisons sérieuses de penser » que le demandeur d’asile a commis un crime de guerre. De toute évidence, dans Gurung [2003] Imm AR 115 (à la fin du par. 109), le tribunal insiste avec raison sur « la norme de preuve moins stricte qui vaut dans une affaire d’exclusion de la protection », une norme moins stricte que celle applicable dans un procès pour crime de guerre. Cela dit, les mots « raisons sérieuses de penser » emportent certainement l’application d’un critère plus strict en la matière que, par exemple, les termes « motifs raisonnables de soupçonner ». Le sens du verbe « penser » se rapproche davantage du fait de « croire » que du fait de « soupçonner ». J’incline à convenir avec le lord juge Sedley, qui se prononce dans Al‑Sirri c. Secretary of State for the Home Department [2009] Imm AR 624, par. 33 :
« [L’expression utilisée] établit une norme plus stricte et il doit y avoir plus qu’un soupçon. Pour le reste, on s’efforce à tort de paraphraser le libellé clair de la Convention : celle‑ci doit être interprétée en fonction de son libellé. »
[102] À notre avis, cette norme de preuve particulière est appropriée eu égard au rôle de la Commission et à la réalité d’un refus d’asile dont nous faisons état dans les présents motifs. Toutefois, elle ne justifie pas un assouplissement des principes fondamentaux du droit pénal qui reconnaîtrait la complicité par association.
[Je souligne.]
[78] Dans la décision Oberlander c. Canada (Procureur général), 2018 CF 947 [« Oberlander »
], la Cour fédérale est venue résumer l’application de cette norme de preuve en précisant que :
152 La norme articulée sous forme de "raisons sérieuses de penser" est donc plus qu'un simple soupçon, mais moins que la norme de la prépondérance des probabilités applicable en matière civile. Elle semble se rapprocher de l'expression [TRADUCTION] "motifs raisonnables de croire" utilisée dans la décision Ramirez, mais, dans l'arrêt Ezokola, la Cour émet une mise en garde à l'intention de ceux qui tenteraient de paraphraser l'expression "raisons sérieuses de penser".
[79] Dans Hadhiri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [« Hadhiri »], 2016 FC 1284, la Cour précise le rôle de la SAR en application avec cette norme de preuve :
38 La SAR, il est important de le souligner, n'avait pas à être convaincue hors de tout doute raisonnable de la complicité par contribution du demandeur. Il lui suffisait d'être convaincue qu'il existe des raisons sérieuses de penser à une participation volontaire, significative et consciente du demandeur aux crimes contre l'humanité commis par le ministère de l'Intérieur sous le règne de Ben Ali, un fardeau se situant quelque part entre la norme de la prépondérance des probabilités applicable en matière civile et la norme minimale du simple soupçon (Ezokola au para 101). Encore là, un examen de la preuve au dossier m'amène à conclure, dans la perspective du cadre d'analyse qui s'impose à la Cour en l'instance, celui de la norme de la décision raisonnable, que la SAR a satisfait à ce fardeau.
[80] Ainsi, dans le cas présent, la SAR devait déterminer si le Ministre avait démontré qu’il existait « des raisons sérieuses de penser [que le demandeur] a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation »
afin d’établir le lien entre celui-ci et les crimes puisque le demandeur ne les avait pas commis directement.
[81] La SAR a évalué la preuve devant elle et a conclu que le demandeur n’était pas crédible en raison de nombreuses contradictions dans son témoignage, ainsi que certaines de ses réponses qui étaient tout simplement invraisemblables (Lawani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 aux para 26, 36). En contrôle judiciaire, il n’appartient pas à la Cour de refaire cette pondération. Plutôt, le fardeau appartient au demandeur d’identifier les failles dans le raisonnement juridique, logique, ou factuel de la SAR afin de démontrer que cette conclusion est déraisonnable (Vavilov au para 100 ; Hadhiri au para 37).
[82] Selon moi, la SAR a bien appliqué le cadre d’analyse élaboré dans l’arrêt Ezokola. Contrairement à ce que prétend le demandeur, la SAR a procédé à sa propre analyse de la preuve et s’est basée sur la liste non exhaustive de facteurs pour établir les trois composantes nécessaires à l’application du critère de la complicité. Contrairement à ce que soumet le demandeur au paragraphe 48 de son mémoire, la SAR a donc appliqué le « bon test »
. La décision de la SAR est donc raisonnable.
[83] En effet, il est important de comprendre que le fait que la SAR souscrive aux conclusions de la SPR ne signifie pas qu’elle n’a pas procédé à une analyse indépendante de la preuve (Guo c. Canada, 2017 CF 317, aux para 16-19). D’ailleurs, contrairement aux prétentions du demandeur, la SAR s’est basée sur l’entièreté de la preuve devant elle pour en venir à une telle conclusion. Il ne s’agit donc pas de spéculation, contrairement à ce que le demandeur plaide au paragraphe 48 de son mémoire.
D.
Complicité
[84] Le demandeur précise dans son argumentation devant la Cour qu’en vertu de l’arrêt Ezokola, la simple association ou l’acquiescement passif ne suffit pas pour conclure qu’il y a complicité (aux paras 81-83).
[85] Il précise que les raisons du Ministre se fondent sur le simple soupçon et que par conséquent celui-ci n’a pas démontré selon la prépondérance de la preuve des raisons sérieuses de penser que le demandeur est complice des actes de l’ANR. Le demandeur allègue qu’il n’existe aucun motif sérieux de penser qu’il serait impliqué ou aurait soutenu les actes répréhensibles de l’ANR.
[86] Au contraire, je conclus que la SAR a raisonnablement considéré le fardeau de preuve à atteindre lorsqu’elle a analysé la preuve du défendeur. La SAR ne s’est pas fiée sur l’acquiescement passif ou la complicité par association afin de déterminer de l’inadmissibilité du demandeur, tel que le prévient la CSC au para 9 d’Ezokola.
[87] Contrairement aux prétentions du demandeur selon lesquelles la SAR tombe dans le péché de la culpabilité par association sans établir en fait et en droit les actes posés par le demandeur au-delà de son emploi, celle-ci a plutôt suivi le cadre d’analyse plus restreint d’Ezokola et la notion de complicité axée sur la contribution significative et consciente.
[88] En suivant ce cadre d’analyse, la SAR a statué qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur était complice de crimes contre l’humanité et que par conséquent l’exclusion de l’art. 98 de la LIPR s’appliquait. La SAR a démontré dans ses motifs qu’il y avait un lien entre le demandeur et le dessein circonscrit et brutal de l’ANR, et que celle-ci s’était livrée à des actes tels que ceux énumérés à l’article premier de la Convention.
[89] En examinant « chacune des caractéristiques clés de cette notion de complicité axée sur la contribution »
, c’est-à-dire (1) le caractère volontaire de la contribution aux crimes ou au dessein criminel (2) la contribution significative aux crimes ou au dessein criminel et (3) la contribution consciente aux crimes ou au dessein criminel, la SAR « [s’est empêchée] »
à titre de décideur « d’élargir la notion indûment et de conclure à la complicité d’une personne pour simple association ou acquiescement passif »
(Ezokola au para 85).
(1)
Contribution volontaire
[90] Le demandeur n’a formulé aucune observation quant à la conclusion de la SAR selon laquelle sa contribution à l’ANR était volontaire. Le dossier contient suffisamment d’éléments de preuve afin d’étayer la conclusion de la SAR à cet égard. Cet élément est donc établi.
(2)
Contribution consciente
[91] Dans son mémoire, le demandeur fait valoir que le fardeau de preuve requis pour démontrer sa connaissance et sa participation aux faits allégués contre l’ANR n’est pas établi. De plus, le demandeur soumet que la SAR a conclu à sa contribution puisque celui-ci a avoué que son comportement pouvait être qualifié d’acquiescement passif.
[92] Il soumet aussi que la SAR n’a pas tenu compte de la preuve au dossier, car selon celle-ci, il est clair que les actes répréhensibles de l’ANR ont été commis par les autres départements opérationnels de l’ANR et non son département. Il précise également que les crimes commis par l’ANR constituent la raison pour laquelle il aurait quitté l’agence pour demander l’asile au Canada en 2017.
[93] Selon moi, la SAR a tenu compte de la preuve abondante déposée au dossier pour conclure que la contribution du demandeur était consciente, notamment son témoignage. La conclusion de la SAR quant à la conscience du demandeur repose sur de nombreuses contradictions lors du témoignage, ainsi que certaines réponses qui ne sont pas crédibles; notamment quant aux responsabilités que le demandeur s’attribuait même s’il occupait le 3e poste en importance dans la hiérarchie de l’ANR. Ces conclusions sont raisonnables.
[94] Dans l’arrêt Ezokola, au paragraphe 89, il est établi que « pour être complice de crimes gouvernementaux, un fonctionnaire doit être au courant de leur perpétration ou du dessein criminel du gouvernement et savoir que son comportement facilitera la perpétration des crimes ou de la réalisation du dessein criminel »
. Au paragraphe 94 d’Ezokola, la CSC précise que lorsqu’une « organisation sera animée d’un dessein circonscrit et brutal […] le lien entre le dessein criminel et la connaissance des crimes commis […] est plus facile à établir »
. En l’espèce, la preuve documentaire au dossier a permis d’établir que les agences pour lesquelles le demandeur a travaillé pendant plus de trente ans ont commis de façon systématique des crimes contre l’humanité. Par conséquent « un décideur peut être plus enclin à inférer que l’accusé connaissait le dessein criminel du groupe et qu’il a contribué à sa réalisation »
(para 94). [Je souligne.]
[95] En effet, il est important de mentionner encore une fois que le demandeur ne remet pas en question le fait que ces organisations ont commis des crimes haineux. En fait, bien que le demandeur ait mentionné lors de l’audience qu’il ignorait que l’ANR avait torturé des gens et qu’elle avait eu recours à des exécutions extrajudiciaires, il a admis qu’il était notoire que l’ANR avait participé à des arrestations extrajudiciaires, sans préciser quel département procédait à de telles activités.
[96] La SAR note dans sa décision que le témoignage du demandeur était incohérent et changeant lorsqu’on lui a posé certaines questions au sujet des crimes commis par son employeur. Il a de prime abord nié savoir que les services du renseignement pour lesquels il travaillait commettaient des arrestations arbitraires, de la torture et d’autres crimes. Il a toutefois par la suite déclaré avoir entendu à Radio France Internationale que l’ANR violait les droits de la personne. La SAR a également conclu que le fait que le demandeur ait avoué que son comportement pouvait être qualifié d’acquiescement passif étayait cette conclusion et faisait en sorte qu’il était plus probable que le contraire que le demandeur connaissait le dessein circonscrit et brutal des organismes pour lesquels il a travaillé. La SAR a jugé que le demandeur n’était donc pas crédible et que sa contribution était par conséquent consciente.
[97] De plus, même si le demandeur a réitéré à maintes reprises lors de l’audience qu’il n’avait pas lu les rapports produits par des organisations internationales au sujet de violations des droits de la personne commises par l’ANR, car cela « ne relevait pas de […] mes assignations »
, la SPR et la SAR ont toutes deux jugé que le demandeur n’était pas crédible lorsqu’il a affirmé ne pas avoir plus de connaissances sur les exactions commises contre le peuple de la RDC par les agences de renseignement pour lesquelles il a travaillé pendant plus de trente ans.
[98] Tel qu’établi dans la décision Lawal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 FC 558 aux para 19-25, un tribunal administratif tel la SPR peut juger de la crédibilité d’un demandeur, et la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard d’une telle conclusion (voir aussi Bedi c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1550 aux para 11, 27). La SPR et la SAR pouvaient donc raisonnablement tirer une inférence négative sur la crédibilité du demandeur de par l’incohérence et l’invraisemblance de ses propos. D’ailleurs, la preuve au dossier démontre que les crimes commis par les agences de renseignement de la RDC ont été dénoncés par la communauté internationale avant même que le demandeur ne se joigne à celles-ci.
[99] De plus, dans Zoya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16634 et dès 2000, la Cour fédérale a jugé qu’il pouvait être raisonnable de conclure qu’un demandeur était bel et bien au courant des infractions du SNIP, l’organisation qui a précédé l’ANR et dont le demandeur a fait partie, malgré son témoignage contradictoire :
11 La preuve démontre clairement que le SNIP est une organisation qui a perpétré des infractions internationales dans le cadre continu et ordinaire de ses activités, et elle vise un objectif restreint et brutal. Le demandeur admet qu'il était membre du SNIP pendant cinq ans (dans le FRP et dans sa preuve orale). Bien qu'il fasse valoir qu'il n'avait aucune connaissance de ces activités, je suis persuadé qu'il était raisonnable que la SSR tire une conclusion contraire. Tel que souligné par la SSR, il est reconnu, à travers le monde, que le SNIP est un mouvement tortionnaire. Les journaux en parlaient depuis 1990. Il est implausible que le demandeur ne soit pas au courant des activités du SNIP étant donné la connaissance répandue des activités répressives et surtout du fait qu'il travaillait au sein de cet organisme pendant une période prolongée. Le demandeur a continué à exercer ses fonctions pendant plusieurs années avant de décider de s'enfuir au lieu de se dissocier de cette organisation à la première occasion venue. Il était, à mon avis, complice et donc raisonnablement exclu. La conclusion s'appuie sur la preuve et elle est raisonnable. Conséquemment, la SSR n'a pas erré en concluant que le demandeur était exclu en vertu de l'alinéa 1Fa) de la Convention.
[Je souligne.]
[100] En l’espèce et comme dans Zoya, la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n’est pas crédible au sujet de sa méconnaissance des activités des agences pour lesquelles il a travaillé durant 30 ans est raisonnable. En fait, cet argument s’applique a fortiori pour le demandeur en l’espèce qui a travaillé pour l’ANR (et précédemment pour la SNIP et l’AND) pendant plus de trente ans puisque dans Zoya, la Cour a jugé qu’une telle conclusion était raisonnable pour un demandeur qui avait travaillé pendant seulement cinq ans pour le SNIP.
[101] En effet, la CSC est venue établir dans Ezokola que « l’appartenance de longue date peut faciliter la preuve de la complicité »
:
[98] La durée de l’appartenance du demandeur d’asile à l’organisation (surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel). L’appartenance de longue date peut faciliter la preuve de la complicité. Elle accroît en effet la possibilité que l’individu ait connu les crimes commis par l’organisation ou son dessein criminel. Elle peut également accroître l’importance de la contribution de l’intéressé aux crimes ou au dessein criminel de l’organisation.
[102] En l’espèce, étant donné les postes qu’il a occupés, la longueur de la carrière du demandeur au sein des services de renseignements ainsi que les objectifs limités et brutaux de l’organisation pour laquelle il a travaillé, il était raisonnable pour la SAR de conclure qu’il y a des raisons sérieuses de penser que le demandeur était complice de crimes contre l’humanité puisqu’il est un homme instruit et qu’il était conscient que les agences pour lesquelles il a travaillé ont commis des crimes haineux de manière généralisée et systématique.
[103] Enfin, bien que le demandeur se défende en alléguant le cloisonnement des tâches et de l’information au sein de l’ANR, dans Hadhiri, le Juge Leblanc rappelle que dans une situation de crimes contre l’humanité, l’évocation du principe de cloisonnement n’est pas une défense valable:
[35] Je souscris entièrement aux propos du juge Yvon Pinard, dans l’affaire Uriol Castro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1190 [Uriol Castro], qui rappelait que lorsqu’il s’agit de la perpétration de crimes contre l’humanité, « les responsabilités et les tâches sont justement compartimentées de telle sorte que chaque acteur puisse invoquer l’ignorance ». Pour tenir compte de cette réalité, ajoute le juge Pinard, la loi « est conçue de manière à déclarer complices non seulement ceux qui ordonnent et commettent directement les actes, mais également ceux qui se contentent d’ignorer les conséquences des actes apparemment insignifiants qu’ils ont posés » (Uriol Castro, au para 16).
[104] Ainsi, contrairement à ce que prétend le demandeur, le fait de ne pas avoir fait partie d’un « département qui procédait à de telles activités »
(en référence aux crimes contre l’humanité) et le fait de plaider l’ignorance ne sont pas des défenses pertinentes puisque l’organisation est précisément conçue pour tenter de contourner l’objectif d’une loi qui vise à imposer des conséquences aux acteurs de tels crimes.
(3)
Contribution significative
[105] Tel qu’énoncé dans la décision Hadhiri au para 37, il est important de rappeler « qu’il n’appartient pas à la Cour de décider si le demandeur a apporté une contribution significative et consciente aux crimes contre l’humanité »
commis par l’ANR et ses prédécesseurs. Son rôle est plutôt de déterminer s’il était raisonnable pour la SAR de conclure en ce sens (voir aussi Mata Mazima c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 531 au para 54) [« Mata Mazima »
].
[106] Le demandeur fait valoir qu’il a été un fonctionnaire d’état et que ce ne sont pas tous les fonctionnaires qui sont complices des actes des agences de renseignement. Il soumet qu’une telle approche est contraire au droit et équivaut à la culpabilité par association décriée par la CSC dans Ezokola.
[107] Le demandeur soutient qu’il a plutôt fait preuve d’acquiescement passif en raison du fait qu’il n’aurait pas cherché à s’informer sur les actions illégales de ces agences et non d’aveuglement volontaire, contrairement à ce que le prétend le Ministre. Par conséquent, le demandeur allègue ne pas avoir contribué de manière significative au dessein circonscrit et brutal de l’ANR.
[108] Je ne peux souscrire aux arguments du demandeur. Tout d’abord, il convient d’établir que dans Ezokola, la CSC fait une précision sur les circonstances où la simple association devient complicité :
[87] Selon nous, la simple association devient complicité coupable aux fins de l’art. 1Fa) lorsqu’une personne apporte une contribution significative aux crimes ou au dessein criminel d’un groupe. Comme l’affirme le lord juge Brown dans J.S., l’existence du lien requis entre la personne et le comportement criminel du groupe n’exige pas que la contribution de l’accusé [traduction] « vise la perpétration de crimes identifiables précis »; elle peut viser un « dessein commun plus large, comme la réalisation de l’objectif d’une organisation par tous les moyens nécessaires, y compris la commission de crimes de guerre » : par. 38. Cette interprétation de l’art. 1Fa) s’accorde avec la reconnaissance par le droit pénal international de la participation collective et indirecte aux crimes en question, ainsi qu’avec le par. 21(2) du Code criminel du Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑46, qui impute une responsabilité pénale à quiconque prête son concours à la réalisation d’une fin commune illégale.
[88] Étant donné que toute forme ou presque de contribution apportée à un groupe peut être considérée comme favorisant la réalisation de son dessein criminel, le degré de contribution doit être soupesé avec soin. L’exigence voulant que la contribution soit significative se révèle cruciale afin d’éviter un élargissement déraisonnable de la notion de participation criminelle en droit pénal international.
[Je souligne.]
[109] La contribution significative a été interprétée à quelques reprises suite à l’arrêt Ezokola. Par exemple, dans la décision Khudeish c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 1124, la Cour explique :
76 La SAR a conclu, à juste titre, que l'OLP poursuivait un dessein criminel, vu l'ensemble de la preuve présentée. Mme Khudeish n'a pas contredit ces éléments de preuve en présentant des éléments de preuve documentaire. La conclusion de la SAR suivant laquelle la Fondation pour les familles des martyrs de la Palestine avait été créée par l'OLP dans le but d'accomplir le dessein criminel qui consiste à encourager les actes de terrorisme contre les Israéliens est étayée par le dossier de preuve.
77 Il ne fait aucun doute que l'emploi qu'exerçait Mme Khudeish était volontaire. Elle n'a d'ailleurs pas prétendu le contraire.
78 La SAR a bien expliqué quelle version donnée par Mme Khudeish de la description de ses fonctions elle a retenue, et, comme il a été mentionné plus haut, la jurisprudence de notre Cour confirme qu'il était loisible à la SAR d'agir ainsi. La SAR s'est référée au dossier de la preuve pour conclure que les veuves et les orphelins qui avaient reçu les paiements en question étaient des "membres de la famille de terroristes" qui avaient commis des actes de violence illégaux et des assassinats. Compte tenu de la nature des fonctions de Mme Khudeish et de celle des paiements en question, il n'était pas déraisonnable de la part de la SAR de conclure que cela équivalait à une contribution significative au dessein criminel de l'organisation.
79 Enfin, la SAR a appliqué de façon raisonnable les facteurs énoncés par la Cour suprême dans l'arrêt Ezokola pour conclure que Mme Khudeish avait contribué consciemment au dessein poursuivi par l'OLP. La SAR a insisté sur la nature de l'organisation, en l'occurrence la Fondation pour les familles des martyrs de la Palestine, qui, selon la conclusion tirée par la SAR, n'avait qu'un seul objectif, qui était de nature criminelle. La SAR a également noté que les programmes en question existaient depuis des décennies et que Mme Khudeish avait travaillé pour l'organisation pendant 22 ans. Ces trois facteurs font partie de ceux qui sont énumérés au paragraphe 91 de l'arrêt Ezokola.
80 On ne m'a donc pas convaincue que la décision de la SAR est déraisonnable. La décision est fondée sur "une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle" et elle est "justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti" (Vavilov au para 85). La demanderesse ne m'a pas convaincue que la décision de la SAR est déraisonnable sur le plan du résultat ou du raisonnement suivi.
[Je souligne.]
[110] Tout comme dans cette affaire, le demandeur en l’espèce n’a pas contesté le fait que l’organisation pour laquelle il œuvrait poursuivait un dessein criminel et il y a travaillé pendant 30 ans. La SAR a également tenu compte des fonctions importantes du demandeur dans l’organisation pour conclure que celui-ci y avait contribué de manière significative. L’analyse de la décision de la SAR est cohérente et rationnelle.
[111] En l’espèce, la SPR et la SAR ont jugé que le témoignage du demandeur était incohérent et non crédible, et ce en raison de nombreuses contradictions.
[112] Par exemple, le demandeur a allégué ne pas connaître les activités de l’ANR en raison du principe du cloisonnement, selon lequel chaque département n’est pas au courant des activités d’autres départements. Or, dans son FDA, le demandeur a indiqué qu’il a participé à une réunion d’évaluation organisée par l’administrateur général de l’ANR et dont tous les directeurs centraux et adjoints ont été convoqués pour discuter de la situation politique du pays, ce qui est contraire aux déclarations du demandeur affirmant que l’agence opérait sur une base stricte de cloisonnement. Donc, les éléments de preuve présents dans le FDA ne concordaient pas avec son témoignage devant la SPR, ce qui a permis au tribunal administratif d’en tirer une conclusion négative.
[113] De plus, malgré son allégation de « cloisonnement »
des différentes directions au sein de l’ANR, et de ses responsabilités administratives seulement, le demandeur indique avoir été délégué par le Gouvernement de la RDC pour la tâche sensible d’accompagner une délégation d’enquêteurs de l’ONU et de journalistes lors d’une enquête internationale sur la découverte d’une fosse commune en raison du fait qu’il possédait un véhicule tout terrain.
[114] La SPR et la SAR ont jugé qu’il était incohérent que le demandeur ait été choisi pour une tâche aussi sensible que la découverte d’une fosse commune parce qu’il était la seule personne possédant un véhicule tout terrain. La SPR et la SAR ont toutes deux conclu au manque de crédibilité du demandeur à l’effet que ses tâches en tant que Deuxième directeur adjoint se résumaient à faire le suivi des demandes de congé des agents et d’acheter de la nourriture pour le dîner des gardes. Selon la SAR, il semble invraisemblable que le Gouvernement de la RDC ait décidé d’attribuer une tâche si importante à une personne ayant des responsabilités aussi minimes.
[115] Enfin, le demandeur a été sélectionné par son gouvernement pour participer à une conférence internationale sur l’industrie de l’aviation tenue à Dakar, et par la suite à Montréal, à titre de seul représentant de l’ANR pour la délégation de la RDC. Ces mandats appuient également le fait que le demandeur avait un poste plus important qu’il ne semble le laisser croire.
[116] Lors de son témoignage devant la SPR, le demandeur a précisé qu’il ne savait pas pourquoi il avait été sélectionné pour participer à ces conférences internationales. La SPR et la SAR ont jugé que cette réponse n’était pas crédible étant donné qu’il est incohérent que le Gouvernement de la RDC décide d’envoyer un représentant de l’ANR pour faire partie d’une délégation nationale dans un secteur sensible comme la sécurité nationale (l’identification de voyageurs internationaux), mais que celui-ci n’ait aucune quelconque connaissance opérationnelle de l’agence. De plus, s’il y avait eu « cloisonnement »
véritable, le demandeur n’aurait probablement pas été délégué pour ces tâches importantes et officielles.
[117] La SPR et la SAR ont donc jugé que le demandeur avait été choisi en raison de la nature importante de son poste, de sa connaissance de l’agence, et de son expérience antérieure. Cette conclusion est raisonnable puisqu’elle est justifiée au regard des faits et du droit (Vavilov au para 86). En effet, il appert d’un examen holistique et contextuel des motifs que ceux-ci présentent les caractéristiques du caractère raisonnable (Vavilov aux para 97 et 99).
[118] Par exemple, dans la décision Oberlander, la Cour a jugé qu’en tant qu’interprète pour les nazis, le demandeur avait « facilité le processus de sélection pour les exécutions et a contribué à la réalisation du dessein criminel de l'Ek 10a. Compte tenu de la nature unique de l'Ek 10a, l'interprétation n'avait d'autre but que de remplir le funeste mandat de cette unité. En participant occasionnellement, en tant qu'interprète, aux interrogatoires de personnes soupçonnées d'entretenir des sentiments anti-allemands ou de prendre part à des activités anti-allemandes, le demandeur a considérablement contribué aux crimes et au dessein criminel de l'Ek 10a »
(para 66). [Je souligne.]
[119] Bien que les fonctions du demandeur en l’espèce n’étaient pas celles d’un interprète, on peut concevoir qu’en participant à des activités de contre-espionnage, notamment la surveillance de journalistes et l’identification d’individus rencontrés, et en représentant l’ANR lors de rencontres internationales, celui-ci a « considérablement contribué au dessein criminel »
de l’ANR, surtout puisqu’il avait une position importante dans l’organisation.
[120] Le demandeur a d’ailleurs précisé durant son témoignage que lorsqu’il a été embauché à titre de « simple agent »
au sein de la division du contre-renseignement de l’AND en 1987, une de ses premières tâches a été de surveiller les ambassades des pays africains à Kinshasa ainsi que de recueillir des renseignements sur les personnes qui s’y trouvaient dans le but de recenser les employés étrangers. Après la guerre de 1997, il a par la suite « surveillé »
les nouveaux arrivants. Par la suite, lorsqu’il a été à la tête de la division de la surveillance, le demandeur mettait sur pied des équipes de surveillance pour les reporters internationaux aux frontières. Il devait également recenser les Congolais qui rencontraient les étrangers. Il a même donné l’exemple d’un membre de l’UDPS qui avait rencontré la journaliste belge Colette Braekman.
[121] Bien que le demandeur ait nié savoir comment avaient été utilisés les rapports qu’il avait envoyés à son directeur, il appert de la preuve objective à ce sujet que les membres de l’UDPS étaient persécutés et torturés par l’ANR depuis très longtemps. Ainsi, on peut concevoir qu’en effectuant les tâches dont il était responsable, le demandeur devait moindrement se douter des raisons pour lesquelles ses informations étaient recueillies.
[122] À la lumière de la preuve devant elle, incluant le témoignage du demandeur, la SAR pouvait raisonnablement conclure que la contribution du demandeur aux crimes commis par les agences de renseignement était significative. La SAR a examiné l’ensemble des facteurs permettant de concevoir la complicité du demandeur selon les critères établis dans l’arrêt Ezokola. Je ne vois rien, ni dans son approche analytique ni dans son traitement de la preuve, qui puisse justifier l’intervention de la Cour (Mata Mazima au para 37).
VIII.
Conclusion
[123] Selon la preuve au dossier, il était raisonnable pour la SAR de conclure qu’il y a des raisons sérieuses de penser que le demandeur a contribué de manière consciente, volontaire et significative au dessein brutal de l’ANR. Par conséquent, la décision de la SAR à l’effet que le demandeur n’a pas la qualité de « réfugié au sens de la Convention »
ni de « personne à protéger »
au sens des articles 96 et 97 de la LIPR et de l’article premier de la Convention est raisonnable.
[124] Pour l’ensemble des raisons mentionnées, la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.
[125] Les parties n’ont proposé aucune question d’importance générale à certifier
JUGEMENT dans le dossier IMM‑718-22
LA COUR STATUE:
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Aucune question d’importance générale n’est certifiée.
« Guy Régimbald »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑718-22
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INTITULÉ :
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GODEFROID MASUSU GUPA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 16 DÉCEMBRE 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE RÉGIMBALD
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DATE DES MOTIFS :
|
LE 2 FÉVRIER 2023
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COMPARUTIONS :
François Kasenda Kabemba
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POUR LE DEMANDEUR
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Maryse Piché Bénard
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Cabinet François K. Law Office
Avocat et Notaire public
Ottawa, Ontario
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Ottawa, Ontario
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POUR LE DÉFENDEUR
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