Ottawa (Ontario), le 3 février 2023
En présence de madame la juge Aylen
UPL NA INC., ARYSTA LIFESCIENCE NORTH AMERICA, LLC et UPL AGROSOLUTIONS CANADA INC.
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Dans un jugement rendu le 10 novembre 2022 et pour les motifs qui y sont énoncés, dans l’affaire UPL NA Inc c Agracity Crop & Nutrition Ltd, 2022 CF 1422 [le jugement], j’ai conclu que les revendications spécifiques du brevet canadien no 2,346,021 [le brevet 021] n’étaient pas invalides et avaient été contrefaites par la défenderesse AgraCity Crop & Nutrition Ltd [AgraCity]. AgraCity a été tenue de restituer ses profits aux demanderesses pour un montant de 227 409 $. L’action contre la défenderesse NewAgco Inc. [NewAgco] a été rejetée dans son intégralité. La question des dépens a été différée.
[2] Les parties n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur la question des dépens et ont maintenant présenté des observations écrites sur les dépens. Les parties conviennent que les demanderesses ont droit à leurs dépens auprès d’AgraCity, mais ne sont pas d’accord sur le montant.
I. Analyse
[3] L’article 400 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, confère à la Cour « le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer »
. Le paragraphe 400(4) des Règles porte expressément sur l’adjudication d’une somme globale au titre des dépens au lieu d’une taxation des dépens selon le tarif B.
[4] Le facteur déterminant en ce qui concerne l’adjudication des dépens est le caractère juste et raisonnable [voir Bristol-myers Squibb Canada Co c Teva Canada Limited, 2016 CF 991 au para 5]. L’adjudication de dépens représente un compromis entre l’indemnisation de la partie qui a gain de cause et la non-imposition d’une charge excessive à la partie qui succombe [voir Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2012 CF 842 au para 14].
[5] Bien qu’il faille éviter une comptabilité détaillée, la partie sollicitant des dépens doit fournir suffisamment de renseignements pour convaincre la Cour que les frais ont été raisonnablement engagés dans le cadre du litige [voir Seedlings Life Science Ventures, LLC c Pfizer Canada ULC, 2020 CF 505 au para 5]. Un affidavit devrait être présenté pour justifier les montants et le fait qu’ils sont liés à l’action. Il incombe aux demanderesses de présenter des éléments de preuve concernant le travail effectué, la nature de ce travail, son lien avec l’action, ainsi que son caractère raisonnable.
[6] Pour être jugés raisonnables, les débours doivent constituer des dépenses justifiées au regard des questions en litige. La décision de l’avocat d’engager les frais doit constituer une représentation prudente et raisonnable de ces frais, qui tient compte des circonstances à ce moment-là [voir Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2017 CAF 25 au para 20; Janssen Inc c Teva Canada Limited, 2012 CF 48 au para 68].
[7] Les parties conviennent, et la Cour accepte, que les dépens doivent être déterminés en fonction d’un pourcentage des frais réels raisonnablement engagés par les demanderesses.
[8] Les demanderesses sollicitent une ordonnance enjoignant à AgraCity de payer des dépens d’un montant total de 1 170 651 $, comprenant 797 048 $ en honoraires d’avocat et 373 603 $ en débours, assortis d’intérêts après jugement de 5 %, qui commencent à courir à la date du présent jugement. Le calcul des dépens des demanderesses est basé sur 37 % de leurs honoraires réels (155 744 $) jusqu’à ce qu’une offre de règlement soit faite le 30 novembre 2020, sur 50 % de leurs honoraires réels (641 304 $) après l’offre de règlement, et sur 100 % de leurs débours, après rajustement des honoraires et des débours pour éliminer tous les coûts associés à ce qui suit : a) la requête en modification de l’injonction provisoire présentée par les défenderesses; b) la requête en production d’échantillons présentée par les demanderesses; c) les brevets de procédé et les modifications des actes de procédure s’y rapportant (y compris la requête en injonction); et d) la requête en modification de leur défense présentée par les défenderesses et la requête incidente en radiation présentée par les demanderesses. Le total des frais réels rajustés engagés par les demanderesses s’élève à 1 703 537 $.
[9] Les défenderesses affirment que : a) toute adjudication d’une somme globale au titre des dépens devrait être basée sur 25 % des honoraires d’avocat réels et raisonnables; b) de nombreux aspects des frais réels des demanderesses sont manifestement déraisonnables dans les circonstances de la présente affaire; et c) certains des débours demandés sont excessifs, insuffisamment prouvés ou par ailleurs déraisonnables. Les défenderesses soutiennent qu’une contribution raisonnable d’AgraCity aux dépens des demanderesses liés à la présente action serait d’environ 450 000 $, comprenant 250 000 $ en honoraires d’avocat (sur la base des frais réels qui, selon les défenderesses, auraient dû être d’environ 1 000 000 $) et 200 000 $ en débours.
A. Honoraires des avocats
[10] Le calcul effectué aux fins d’adjudication d’une somme globale n’est pas une science exacte, mais le résultat correspond à ce que le tribunal estime être une contribution raisonnable aux frais judiciaires effectivement engagés par la partie victorieuse [voir Nova, précité, au para 21].
[11] Les dépens adjugés sous forme de somme globale correspondent généralement à un pourcentage allant de 25 à 50 % des frais effectivement engagés, bien qu’un pourcentage plus ou moins élevé pourrait être justifié. La détermination du pourcentage approprié pour l’adjudication d’une somme globale au titre des dépens est laissée à la discrétion du juge de première instance, qui est bien placé pour évaluer la complexité de l’instance sur le plan légal et sur le plan de la preuve, l’issue de l’action, le comportement des parties, et d’autres facteurs utiles à la taxation des dépens. À cet égard, la Cour devrait être guidée par les facteurs établis au paragraphe 400(3) des Règles, lesquels constituent des « balises utiles »
pour ce qui est de l’adjudication d’une somme globale [voir Nova, précité, aux para 17 et 21].
[12] Généralement, il est indiqué de joindre aux demandes d’adjudication de sommes globales un mémoire de frais et un affidavit concernant les débours dont le montant n’est pas connu de l’avocat [voir Nova, précité, au para 14], dont je dispose en l’espèce.
[13] À l’appui de leur demande d’honoraires décrite ci-dessus, les demanderesses font valoir que les montants demandés sont raisonnables compte tenu de ce qui suit :
C.Les demanderesses ont obtenu une injonction provisoire visant à empêcher la poursuite de la vente du produit contrefait par les défenderesses. De nombreux éléments de preuve ont été présentés par les demanderesses dans le cadre de la requête en injonction, notamment des affidavits d’un expert technique et d’un expert économique, ainsi que quatre affidavits de témoins de fait et un affidavit d’un auxiliaire juridique.
D.Le montant en jeu était beaucoup plus élevé que les profits dont la restitution a été ordonnée à la suite de l’injonction. Les éléments de preuve relatifs à l’injonction ont montré qu’en l’absence d’injonction, les pertes subies par les demanderesses auraient été de 1,8 à 2,1 millions de dollars.
E.Avant les interrogatoires préalables, les demanderesses ont proposé un règlement à l’amiable sans dépens avec quittances, offre qui a été rejetée par les défenderesses et qui n’a pas fait l’objet d’une contre-offre. L’offre des demanderesses a été réitérée deux mois avant le procès et a à nouveau été rejetée par les défenderesses. Bien que l’offre ne relève pas des paramètres de l’article 420 des Règles, les demanderesses affirment qu’elle est néanmoins utile pour l’examen des dépens par la Cour conformément aux alinéas 400(3)e) et o) des Règles [voir Pharmascience Inc c Teva Canada Innovation, 2022 CAF 207].
F.Les défenderesses ont inutilement compliqué l’action. Elles n’ont pas limité leur argumentation avant le procès en ce sens qu’elles n’ont pas admis la contrefaçon par AgraCity avant les observations finales, qu’elles n’ont pas fait d’aveux raisonnables, qu’elles n’ont pas omis les allégations relatives à des revendications de brevet non contestées, qu’elles ont avancé des allégations d’invalidité au procès sans aucune preuve d’expert à l’appui, et qu’elles n’ont pas signifié une demande d’aveux.
G.Le succès de l’action n’a pas été partagé, puisque les demanderesses ont obtenu gain de cause tant à l’égard de la contrefaçon que de la validité. Bien que seule AgraCity ait été jugée responsable de la contrefaçon, les demanderesses affirment que cette conclusion n’équivaut pas à un succès partagé puisque les profits à restituer étaient les mêmes.
[14] Au soutien de leur proposition d’honoraires telle qu’elle est décrite ci-dessus, les défenderesses affirment ce qui suit :
A.L’action n’était ni complexe ni longue. Le montant en jeu était faible, tout comme le profit attribué à AgraCity. Par conséquent, il ne justifiait pas la présence de deux avocats principaux et d’un avocat adjoint.
G.Le point de départ d’une évaluation forfaitaire est de 25 % des frais raisonnablement engagés et aucun des facteurs énumérés au paragraphe 400(3) des Règles ne justifie d’augmenter ce pourcentage au-delà de 25 %. À cet égard : a) le montant recouvré était faible et les questions n’étaient pas complexes; b) l’offre de règlement ne justifie pas le doublement du pourcentage de recouvrement à 50 %, car l’offre était limitée dans le temps et a expiré avant le procès, afin de ne pas déclencher l’application de l’article 420 des Règles; et c) les demanderesses ont inutilement poursuivi le brevet de procédé et les réclamations contre NewAgco et ont refusé la proposition de leur propre avocat visant à simplifier la quantification de la réparation pécuniaire au procès.
[15] En lisant les observations des parties, j’ai pris en considération les facteurs énumérés au paragraphe 400(3) des Règles. J’ai également à l’esprit le commentaire suivant du juge Sébastien Grammond dans la décision Seedlings, précitée au para 15, avec lequel je suis d’accord :
[…] Il est difficile en soi pour un tribunal de remettre en cause les choix stratégiques des parties dans la conduite de l’instance. La Cour ne connaît pas le degré de tolérance au risque de chaque partie et peut ne pas être en mesure d’apprécier pleinement l’incidence de son jugement sur les parties. De plus, la sagesse rétrospective est évidemment toujours parfaite. D’ailleurs, la partie perdante ne devrait pas [traduction] « dire à la partie gagnante comment elle aurait pu obtenir gain de cause en en faisant moins ou en dépensant moins » […]
[16] Bien qu’elle ne réponde pas à toutes les exigences du paragraphe 400(3) des Règles, je suis convaincue que l’offre de règlement des demanderesses est un facteur pertinent dans mon évaluation du montant des dépens, car l’offre était fondée et a été faite de bonne foi, et constituait une offre sérieuse de régler le litige, contenait un compromis important et méritait d’être examinée sérieusement. Cependant, je ne suis pas convaincue que cela justifie une augmentation du pourcentage de la somme globale à 50 % à partir de la date à laquelle elle a été faite, de manière à déclencher les conséquences financières qui découlent de l’article 420 des Règles. J’ai plutôt tenu compte de l’offre de règlement pour évaluer le pourcentage de recouvrement approprié.
[17] Je rejette l’affirmation des défenderesses selon laquelle toute réduction importante devrait être faite en ce qui concerne la poursuite par les demanderesses de l’action contre NewAgco, étant donné que les frais engagés par les défenderesses pour défendre de telles allégations auraient généralement été engagés pour répondre aux allégations contre AgraCity. Je ne suis pas convaincue qu’une augmentation supplémentaire pour traiter les questions liées uniquement à NewAgco soit importante et je ne dispose d’aucune preuve pour suggérer le contraire.
[18] Je rejette également l’affirmation des défenderesses selon laquelle les dépens devraient être réduits pour tenir compte de la recherche des brevets de procédé jusqu’à la fin des interrogatoires préalables ou du fait que les demanderesses n’ont pas simplifié les questions financières avant le procès. Quoi qu’il en soit, ces dépens seraient facilement compensés par les dépens associés aux questions soulevées par les défenderesses jusqu’à la fin du procès, mais qui ont ensuite été abandonnées ou n’ont pas fait l’objet d’un suivi significatif dans les observations finales. Les deux parties pourraient également être accusées d’avoir inutilement compliqué l’instance dans une certaine mesure.
[19] Je rejette l’affirmation selon laquelle les dépens devraient être réduits au motif que les demanderesses ont dépensé trois fois plus en honoraires d’avocat que les défenderesses. Aucune règle stricte ne prévoit que les deux parties doivent dépenser des sommes à peu près égales [voir Bauer Hockey Ltd c Sports Maska Inc (CCM Hockey), 2020 CF 862 au para 24], en particulier lorsqu’elles ont des intérêts différents en jeu dans le litige. De plus, une somme importante a été dépensée par les demanderesses pour la requête en injonction (ce qui était raisonnable dans les circonstances) et aucune preuve d’expert n’a été présentée par les défenderesses, ce qui explique une partie non négligeable de l’écart entre les dépens totaux des parties.
[20] Cela dit, je suis convaincue qu’il y a eu des inefficacités dans l’exécution des tâches et qu’il y avait un nombre inutile d’avocats travaillant à la réalisation de certaines tâches. En outre, compte tenu de la portée limitée des questions financières restantes au moment du procès, la présence de deux avocats principaux au procès, ainsi que d’un avocat adjoint, était excessive. Cela dit, le temps consacré au dossier par les avocats (y compris par deux avocats principaux) n’était pas, avant le procès, généralement déraisonnable compte tenu de la somme en jeu. Bien que le recouvrement ait été limité à 227 409 $ pour la restitution des profits, ce recouvrement a été motivé par le succès des demanderesses à l’égard de la requête en injonction, sans lequel le recouvrement aurait pu être plus proche de 2 000 000 $.
[21] À la lumière de ce qui précède, je suis convaincue qu’il convient de réduire les honoraires recouvrables de manière à fixer le montant des honoraires raisonnables à 1 500 000 $. En ce qui concerne le pourcentage de recouvrement, je suis d’accord avec les demanderesses pour dire que le juge en chef dans la décision Allergan Inc c Sandoz Canada Inc, 2021 CF 186, qui est postérieure à la décision Seedling invoquée par les défenderesses, a déclaré que le point de départ devrait correspondre au point médian entre 25 % et 50 %. Toutefois, contrairement à la décision Allergan, il ne s’agit pas d’une procédure complexe en matière de brevets de médicaments. Compte tenu de toutes les circonstances de la présente affaire (y compris l’offre de règlement), je suis convaincue que les demanderesses ont droit à 30 % de leurs frais raisonnables effectivement engagés.
[22] Ainsi, le montant total des honoraires recouvrables auprès d’AgraCity s’élève à 450 000 $.
B. Débours
[23] Les demanderesses demandent des débours, après rajustement, d’un montant de 373 603 $, qui sont constitués en grande partie d’honoraires d’expert pour la requête en injonction et le procès. Le solde concerne les frais liés à la procédure, tels que l’impression, les services de messagerie, les frais de justice, les honoraires du sténographe judiciaire, les frais de recherche juridique et les frais de déplacement pour le procès.
[24] Les défenderesses affirment que les débours devraient être réduits à 200 000 $ au motif suivant :
A.Les demanderesses ne devraient pas être autorisées à recouvrer les honoraires liés à la présence de l’expert financier des demanderesses au procès, étant donné que les demanderesses auraient dû accepter la proposition de leur propre avocat de régler les questions financières. En outre, il n’y a pas lieu de recouvrer les honoraires d’expert d’un montant de 21 468,75 $ correspondant à des honoraires non encore facturés par l’expert financier des demanderesses.
D.Les frais de photocopie interne sont excessifs et non documentés.
F.Les frais de déplacement pour le procès devraient être réduits de trois à deux avocats.
[25] Je suis convaincue que la majorité des débours des demanderesses étaient raisonnables et nécessaires et je rejette l’essentiel des critiques des défenderesses, pour les raisons invoquées par les demanderesses. Cependant, je suis convaincue que les débours doivent être réduits pour les frais de déplacement pour le procès, de trois à deux avocats, pour les frais de recherche de jurisprudence, et pour les frais de copie interne excessifs. En conséquence, le montant total des débours recouvrables auprès d’AgraCity est fixé à 350 000 $.
C. Intérêts après jugement
[26] Les demanderesses demandent des intérêts après jugement de 5 %, ce qui n’a pas été contesté par les défenderesses et qui est conforme au taux des intérêts après jugement accordés dans le jugement. La demande sera accueillie.
JUGEMENT dans le dossier T-604-19
Traduction certifiée conforme
C. Tardif