Date : 20230127
Dossier : IMM-477-21
Référence : 2023 CF 128
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 27 janvier 2023
En présence de monsieur le juge Gleeson
ENTRE : |
AMERICO RUI MARTINS ARAUJO |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le demandeur, M. Americo Rui Martins Araujo, est citoyen du Portugal. La demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’il avait présentée au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], a été rejetée. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue par un agent principal [l’agent] le 6 janvier 2021.
[2] Le demandeur invoque deux raisons pour lesquelles la décision de l’agent serait déraisonnable : 1) l’approche de l’agent n’était pas équitable et il n’a pas examiné la situation dans son ensemble, et 2) il a déraisonnablement évalué et soupesé les considérations d’ordre humanitaire invoquées à l’appui de la demande.
[3] De son côté, le défendeur soutient que la décision de l’agent était raisonnable, surtout étant donné que le demandeur n’a pas toujours respecté les lois sur l’immigration dans le passé.
[4] Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie. Je suis d’avis que l’agent a déraisonnablement évalué et soupesé les considérations d’ordre humanitaire applicables. Cette question étant déterminante, je n’examinerai pas l’argument du demandeur concernant l’approche inéquitable de l’agent lors de l’examen de la demande.
II. Contexte
[5] Jeune enfant, le demandeur a été victime d’un grave accident qui l’a laissé avec un certain nombre d’incapacités physiques, cognitives et psychologiques. La preuve indique qu’en raison de ses incapacités, le demandeur a du mal à suivre des instructions et il met du temps à comprendre les nouveaux concepts ou les nouvelles idées, qui doivent lui être expliqués à plusieurs reprises. Il oublie souvent ce qui lui a été dit et fonctionne mieux lorsqu’il n’a qu’une ou deux tâches répétitives à accomplir. Il lui est difficile de bien communiquer ses pensées et, souvent, de trouver les bons mots pour s’exprimer. Cette situation lui cause de la frustration et peut l’amener à perdre son sang-froid. Selon la preuve présentée, le demandeur éprouve également des symptômes d’anxiété et de dépression.
[6] Le père du demandeur est décédé en 2002. Sa mère réside toujours au Portugal, tandis que son frère aîné a quitté ce pays en 2004 pour venir au Canada, où il est désormais résident permanent. Il semble que la mère du demandeur ne serait plus en mesure de s’occuper de son fils ni disposée à le faire. En 2011, le demandeur est venu au Canada à titre de visiteur. À l’expiration de son statut de visiteur, il est resté au pays, chez son frère aîné.
[7] L’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a pris connaissance de la présence du demandeur au Canada lorsque celui-ci a été accusé de vol, accusation qui a par la suite été retirée. Selon le rapport établi en vertu de l’article 44 de la LIPR, le demandeur était alors interdit de territoire au Canada pour avoir prolongé indûment son séjour après l’expiration de son visa. Une mesure d’exclusion a donc été prise contre lui. En plus d’avoir obtenu une décision défavorable à l’issue d’un examen des risques avant renvoi et de s’être vu refuser sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur ne s’est pas présenté à son entrevue avec l’ASFC. Il a ultérieurement été arrêté, puis remis en liberté, à la suite de quoi il a présenté une deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.
[8] La deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire déposée par le demandeur a elle aussi été rejetée. Le demandeur devait être renvoyé du Canada le 14 mai 2021, mais le renvoi a fait l’objet d’un sursis judiciaire jusqu’à ce que la Cour statue sur la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable quant à la deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.
III. Décision faisant l’objet du contrôle
[9] L’agent a d’abord résumé les antécédents du demandeur en matière d’immigration, puis a mentionné qu’il incombait à ce dernier de le convaincre qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire était justifiée. Il a ensuite examiné la demande dans laquelle le demandeur, invoquant ses incapacités et sa dépendance envers son frère, demandait à bénéficier, malgré son âge, d’une l’analyse relative à l’intérêt supérieur de l’enfant. L’agent a refusé au motif qu’une telle analyse est effectuée uniquement dans le cas d’un enfant de moins de 18 ans. Il a précisé que le demandeur avait déjà 18 ans lorsqu’il est arrivé au Canada en 2011; il avait donc atteint la majorité depuis un bon moment. Pour ces raisons, l’agent a conclu que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant ne s’appliquait pas en l’espèce.
[10] L’agent a admis [traduction] « que le frère du demandeur, David, qui est résident permanent, est une importante source de soutien pour le demandeur »
. Il a aussi concédé que [traduction] « le demandeur est à la charge de son frère, et que c’est grâce à lui s’il peut vivre une vie enrichissante au Canada »
. L’agent a attribué un poids considérable aux liens familiaux du demandeur au Canada. Par contre, il a conclu que le degré d’établissement du demandeur n’était ni considérable ni extraordinaire, mais plutôt prévisible dans les circonstances. Il a donc accordé peu de poids à ce facteur.
[11] L’agent a tenu compte de deux évaluations psychologiques auxquelles le demandeur s’est soumis. Il mentionne que, d’après la plus récente évaluation, le demandeur présentait des symptômes indicateurs d’une anxiété généralisée et d’un état dépressif attribuables à un traumatisme antérieur, et qu’un renvoi du Canada pourrait raviver ce traumatisme et entraîner d’importantes souffrances émotionnelles et psychologiques. L’agent a reconnu que le demandeur présentait de tels symptômes, mais n’a accordé que peu de poids aux évaluations psychologiques. Il a jugé que les évaluations fournissaient des impressions cliniques plutôt qu’un diagnostic officiel, et que leur fonction avait été détournée. Elles militaient en faveur des démarches d’immigration du demandeur plutôt que de fournir une opinion d’expert.
[12] Lorsqu’il a examiné les difficultés, l’agent a encore une fois admis les incapacités physiques et cognitives du demandeur ainsi que l’incapacité et le refus de sa mère de s’occuper de lui. Il a concédé le fait que le demandeur [traduction] « dépend de son frère au Canada pour répondre à ses besoins quotidiens ».
Il a également reconnu que le demandeur pourrait rencontrer des difficultés dans le cadre de sa réinstallation au Portugal, ajoutant toutefois que certaines difficultés sont inévitables lorsque l’on quitte le Canada. L’agent a conclu que le demandeur pourrait obtenir de l’aide auprès d’une église au Portugal, comme il l’a fait au Canada, sans compter que, selon la preuve, le Portugal offre des services de soutien social. Selon l’agent, le frère du demandeur pourrait aussi continuer de soutenir ce dernier au Portugal. L’agent a accordé un certain poids aux difficultés qui attendraient le demandeur s’il était renvoyé.
[13] L’agent a aussi pris en considération le fait que le demandeur n’avait pas respecté les lois canadiennes sur l’immigration. Parmi les violations relevées, il a noté le fait que le demandeur avait prolongé indûment son séjour après l’expiration de son visa de résident temporaire, qu’il avait travaillé sans y être autorisé, qu’il ne s’était pas présenté volontairement à l’ASFC après qu’un mandat d’arrestation eut été lancé contre lui et qu’il avait cherché à régulariser son statut au Canada seulement après que l’ASFC eut constaté sa présence au pays. L’agent a attribué à ces circonstances un poids défavorable important.
IV. Norme de contrôle applicable
[14] Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer à la décision contestée (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable suppose une évaluation sensible et respectueuse, mais rigoureuse, sans toutefois chercher la perfection (Vavilov, aux para 12 et 13).
[15] Au moment d’effectuer un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci »
(Vavilov, au para 99). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle (Vavilov, au para 85).
[16] Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ni constituer une erreur mineure dans le raisonnement. La cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou l’insuffisance qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable (Vavilov, au para 100).
V. Analyse
[17] Le défendeur soutient que la demande peut être rejetée au seul motif que le demandeur n’a pas respecté les lois canadiennes en matière d’immigration. Invoquant les décisions Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313 [Shackleford], et Ylanan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1063, le défendeur affirme que la Cour a toujours confirmé le caractère raisonnable des décisions dans lesquelles le décideur avait conclu que le demandeur ne devait pas être récompensé pour le temps passé illégalement au Canada.
[18] Je ne remets pas en question le principe qui sous-tend la position du défendeur. Cependant, comme la Cour l’a noté dans la décision Shackleford au sujet de l’analyse de l’établissement faite par l’agent, « [i]l peut y avoir d’autres considérations »
en plus du temps passé illégalement au pays (au para 23).
[19] En l’espèce, d’autres considérations s’appliquent effectivement. Le frère du demandeur décrit ces considérations dans l’affidavit qu’il a souscrit et qui a été présenté à l’agent (voir le dossier certifié du tribunal, à la p 82). Il y décrit en détail la situation du demandeur, y compris ses troubles physiques, cognitifs et comportementaux, ainsi que l’incidence de ces troubles sur la capacité du demandeur d’apprendre, d’accomplir des tâches, de communiquer ses pensées et de nouer des liens sociaux. Il explique également les difficultés qu’a eues la mère du demandeur à prendre soin, seule, de ce dernier à mesure qu’il vieillissait, de même que le soutien qu’il a lui-même fourni au demandeur au Canada, ainsi que le rôle qu’occupe le demandeur au sein de sa famille et de son entreprise au Canada. Le frère du demandeur s’exprime ensuite ainsi dans l’affidavit :
[traduction]
16. Il lui serait impossible de mener la même vie au Portugal. Son mode de vie actuel dépend entièrement de ma capacité à continuer de le soutenir. Grâce à mon soutien et à sa ténacité, il a accompli des réalisations incroyables malgré ses incapacités. Tout ce qu’il lui faut, c’est un membre de la famille compréhensif qui l’aide à gagner en autonomie et en assurance plutôt que de vivre dans un état de dépendance et de dépression. J’ai la chance d’avoir la capacité financière de lui offrir un emploi et de l’aide. Je connais beaucoup d’autres personnes qui vivent avec des incapacités similaires, qui sont incapables de travailler et qui dépendent des autres pour subvenir à leurs besoins.
[20] L’agent n’a remis en doute aucun de ces éléments de preuve. Pourtant, le défendeur soutient que la preuve ne permet pas d’établir que le demandeur souffre d’une incapacité cognitive suffisamment grave qui excuserait son non-respect des lois. Il relève également que la mère du demandeur n’a présenté aucun élément de preuve probant malgré l’importance qui lui est accordée dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.
[21] Les arguments du défendeur à ce sujet ne me convainquent pas. Il incombait à l’agent, et non à l’avocat, de contester le caractère suffisant de la preuve. Non seulement l’agent ne l’a pas fait, mais il a reconnu et accepté sans réserve la plupart des éléments de preuve. En fait, par son argumentaire, le défendeur demande à la Cour d’examiner et d’apprécier à nouveau la preuve. Or, ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire.
[22] L’agent n’ayant pas remis en question le caractère suffisant ou probant de la preuve relative aux incapacités et à la dépendance du demandeur, il était tenu de considérer et de soupeser cette preuve dans son évaluation des considérations d’ordre humanitaire invoquées par le demandeur. Il a omis de le faire lorsqu’il a examiné la question du non-respect des lois.
[23] Dans son analyse des difficultés, l’agent a reconnu que le demandeur comptait sur son frère pour [traduction] « répondre à ses besoins quotidiens »
, avant de conclure que les difficultés que le demandeur rencontrerait à son retour au Portugal ne seraient rien de plus que les difficultés inévitables associées au fait de devoir quitter le Canada. De même, l’agent a conclu que peu de renseignements ou d’éléments de preuve indiquaient que le frère du demandeur ne pourrait ou ne voudrait se rendre au Portugal pour aider celui-ci à s’y réinstaller. En tirant cette conclusion, l’agent n’a pas tenu compte du temps et de l’engagement qu’une telle démarche pourrait exiger, même s’il avait reconnu que le demandeur dépendait de son frère et que ce dernier avait des responsabilités et des obligations envers sa famille et l’entreprise qu’il possède et exploite au Canada. Les conclusions de l’agent concernant les difficultés ne reposent pas sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle.
[24] En ne s’attaquant pas de façon significative aux éléments de preuve relatifs aux incapacités et à la dépendance du demandeur, l’agent a compromis l’intelligibilité de son examen des considérations d’ordre humanitaire et, par conséquent, le poids attribué à ces facteurs aux fins de l’évaluation globale qu’il a menée en définitive.
[25] De même, l’agent a fait abstraction de la dépendance reconnue du demandeur envers son frère dans son évaluation de la demande d’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant; cet aspect de la décision est donc déraisonnable. Une décision raisonnable est une décision qui tient compte des questions soulevées par le demandeur. Celui-ci a demandé une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant en raison de son état de dépendance, non pas de son âge. Comme l’agent a limité l’analyse à la seule question de l’âge, ses motifs ne répondaient pas à l’une des principales observations du demandeur.
VI. Conclusion
[26] Pour les motifs qui précèdent, la demande sera accueillie. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-477-21
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
1. La demande est accueillie.
2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.
3. Aucune question n’est certifiée.
Blanc
|
« Patrick Gleeson » |
Blanc
|
Juge |
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-477-21 |
INTITULÉ :
|
AMERICO RUI MARTINS ARAUJO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 23 janvier 2023
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE GLEESON
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DATE DES MOTIFS :
|
Le 27 janvier 2023
|
COMPARUTIONS :
Daniel Kingwell |
Pour le demandeur |
Charles J. Jubenville |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP
Avocats
Toronto (Ontario)
|
Pour le demandeur |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
Pour le défendeur |