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Date : 20230124


Dossier : IMM-1000-22

Référence : 2023 CF 110

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 24 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

ANDRES VIVEROS REYES

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] confirmant la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui concluaient toutes les deux qu’il n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention. Pour les motifs exposés ci‑après, je rejetterai la demande de contrôle judiciaire contestant la décision de la SAR.

I. Contexte

[2] Le demandeur, citoyen du Mexique, a demandé l’asile au Canada au motif de sa crainte alléguée de l’organisation criminelle mexicaine Los Zetas. Il résidait et travaillait sur la ferme de son père à El Viejon Nuevo, dans l’État de Veracruz. Il allègue que Los Zetas a commencé à le menacer au début de 2016 parce qu’il avait refusé de travailler pour eux en volant du carburant d’un oléoduc qui traverse la ferme de son père. Il prétend que, en raison des menaces proférées par Los Zetas, il a dû déménager dans l’État de Pueblo avec son épouse et son enfant.

[3] Le demandeur affirme que Los Zetas a enlevé son épouse en juillet 2016 et a réclamé une rançon d’un million de pesos en échange de sa vie. Il soutient qu’il n’a pas pu réunir cette somme de sorte qu’il a envoyé sa fille vivre chez ses parents pendant qu’il tentait de se réfugier aux États-Unis [les É.-U.].

[4] Après deux tentatives infructueuses pour joindre les É.-U., le demandeur est rentré à El Viejon Nuevo au début de 2017, où il a travaillé jusqu’à ce qu’il soit en mesure de prendre l’avion pour le Canada en septembre 2018. Le demandeur a demandé l’asile au Canada en juin 2019.

[5] La SPR a rejeté la demande d’asile présentée par le demandeur en août 2021 et a conclu qu’il n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger parce que sa crainte de Los Zetas était hypothétique et qu’il avait une possibilité de refuge intérieur [une PRI] viable à Cabo San Lucas, ville située dans l’État de la Basse-Californie du Sud. De plus, la SPR a conclu que la crédibilité du demandeur était gravement entachée par les gestes qu’il a posés avant d’arriver au Canada. Elle a aussi remis en question les quelque neuf mois que le demandeur a attendus avant de demander l’asile au Canada. Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la SAR.

[6] La SAR a rejeté l’appel interjeté par le demandeur le 17 janvier 2022 en raison de conclusions liées à la crédibilité comme il est mentionné plus haut, et parce que le demandeur dispose d’une PRI à Cabo San Lucas.

II. Analyse

[7] Le demandeur affirme que la SAR a commis une erreur i) dans sa conclusion selon laquelle la crainte du demandeur concernant Los Zetas était hypothétique; et ii) dans sa conclusion relative à la PRI. Il soutient qu’il serait exposé au risque d’être persécuté par Los Zetas à Cabo San Lucas et qu’en raison de sa situation particulière, il serait déraisonnable pour lui de déménager dans cette ville. La norme de contrôle qui s’applique à ces questions est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).

A. La crédibilité du demandeur est gravement entachée par les gestes qu’il a posés

[8] Je me penche d’abord sur les conclusions de la SAR au sujet de la crédibilité du demandeur. La conclusion de la SAR selon laquelle les gestes posés par le demandeur entachaient gravement sa crédibilité en ce qui concerne sa crainte subjective de Los Zetas était raisonnable.

[9] En premier lieu, le demandeur est retourné à El Viejon Nuevo en 2017 et y a travaillé pendant 18 mois, en dépit du fait que, selon ses affirmations, Los Zetas avait commencé à le menacer à cet endroit, ce qui l’avait forcé à déménager dans l’État de Pueblo avec son épouse et son enfant. Il soutient que ce retour à El Viejon Nuevo était nécessaire pour obtenir son passeport afin d’entrer au Canada. Je souligne que la Cour n’est pas dûment saisie de cette contestation étant donné que le demandeur n’a pas contesté en appel devant la SAR la conclusion quant à la crédibilité concernant son retour à El Viejon Nuevo (Canada (Citoyenneté et Immigration) c R. K., 2016 CAF 272 au para 6). Pour la gouverne du demandeur, je l’examine tout de même dans mon analyse.

[10] En second lieu, le demandeur n’a pas demandé l’asile dès son arrivée au Canada, mais il a attendu neuf mois pour le faire. Il prétend que le fait d’avoir attendu neuf mois pour demander l’asile au Canada ne revêt pas une grande importance pour quelqu’un qui ne savait absolument rien des procédures à suivre au Canada.

[11] J’estime qu’il était entièrement loisible à la SAR de tirer la conclusion qu’elle a tirée quant à la crédibilité et que cette conclusion est pleinement justifiée dans les motifs de la SAR. En ce qui concerne le fait que le demandeur est retourné à El Viejon Nuevo, le retour d’un demandeur au lieu où il craint d’être persécuté contredit son allégation de crainte subjective (Njomo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1402 au para 26). De plus, la Cour a maintes fois affirmé que le défaut de demander l’asile en temps utile peut constituer un facteur important dans l’appréciation de la crainte subjective (Labana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 414, renvoyant à Zeah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 711 au para 61; à Kayode c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 495 au para 29; et à Dawoud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1110 au para 41).

[12] Il était donc raisonnable pour la SAR de confirmer les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR et fondées sur le retour du demandeur, pendant 18 mois, à l’endroit au Mexique où il craignait d’être persécuté, ainsi que sur la période de neuf mois qui s’est écoulée entre son arrivée au Canada et la présentation de sa demande d’asile.

B. La crainte qu’inspire Los Zetas au demandeur est hypothétique

[13] Le demandeur soutient que la SAR a conclu à tort que sa crainte de Los Zetas était hypothétique et qu’elle a mal interprété les éléments de preuve contenus dans le cartable national de documentation [le CND]. Il affirme que la SPR l’a amené à émettre des hypothèses et qu’elle a retourné la situation contre lui en concluant que son témoignage relevait de la conjecture. Il fait valoir que la SAR a insisté sur le fait qu’il était mentionné dans le CND que Los Zetas était [traduction] « fragmenté » dans le Veracruz – état côtier dans lequel se situe El Viejon Nuevo – pour conclure que Los Zetas n’était pas actif dans la région et qu’il était peu probable que l’organisation soit derrière les activités de vol de carburant et les menaces reçues par le demandeur.

[14] La conclusion de la SAR fait état d’une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle qui est justifiée au regard de la preuve contenue dans le CND (Vavilov, au para 85). Selon les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays, Los Zetas n’opère que de façon fragmentée dans l’État de Veracruz et le vol de carburant dans cette région est aussi le fait de groupes criminels locaux, dont certains adoptent le nom de Zeta afin de tirer avantage de la réputation de Los Zetas. Le demandeur n’est pas d’accord avec les conclusions tirées par la SAR, mais il n’a fourni aucun élément de preuve hormis son témoignage pour démontrer qu’il était plus probable que ses agents de persécution étaient Los Zetas et non pas des voleurs de carburant qui sont actifs dans l’État de Veracruz.

[15] La croyance du demandeur qu’il serait pris pour cible par Los Zetas n’est pas un substitut à la nécessité de produire un nombre suffisant d’éléments de preuve fiables relatifs à l’identité des agents de persécution (Ocampo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1058 au para 30). À la lumière de l’ensemble du dossier, il était raisonnable pour la SAR de conclure que le témoignage du demandeur relevait de la conjecture en raison de sa crédibilité entachée, étayée par la preuve objective contenue dans le CND sur laquelle elle s’est fondée pour rendre sa décision.

C. Le demandeur dispose d’une PRI viable à Cabo San Lucas (Basse-Californie du Sud)

[16] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en confirmant la conclusion tirée par la SPR en ce qui concerne le premier volet du critère relatif à la PRI – soit que le demandeur ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution dans la ville proposée comme PRI. Il affirme qu’il possède une connaissance exceptionnelle des terres où sont situés la ferme de son père et un important oléoduc, ce qui fait de lui une ressource inestimable pour les opérations de vol de carburant menées par Los Zetas dans l’État de Veracruz.

[17] Le demandeur signale un article précis du CND en faisant valoir que le point 7.8 (une réponse à une demande d’information [RDI] datée de juillet 2021) confirme qu’il serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution à Cabo San Lucas. Le point 7.8 porte sur le crime organisé et les cartels qui sont actifs dans des villes du Mexique, dont Cabo San Lucas. Le demandeur fait valoir que, d’après la RDI, les cartels puissants comme Los Zetas ont les moyens pour retrouver des personnes partout au Mexique, même en dehors de leur sphère d’influence, et qu’ils sont motivés à rechercher des personnes afin d’exercer des représailles contre elles pour avoir refusé d’être recrutées. Il prétend que ces éléments de preuve suffisent pour démontrer que ses agents de persécution ont les moyens et la motivation de le retrouver.

[18] J’estime que le demandeur n’a pas présenté de preuves suffisantes pour démontrer que sa situation et son profil particuliers en feraient une cible pour Los Zetas. Plus précisément, le point 7.8 n’étaye pas l’argument avancé par le demandeur selon lequel Los Zetas a les moyens ou la motivation de le retrouver et de le persécuter à Cabo San Lucas. Il indique, en fait, que i) Los Zetas n’est pas présent à Cabo San Lucas, et ii) que « [c]ela dépend réellement de qui vous êtes et de ce que vous avez fait. Les membres subalternes ne valent pas le temps et les ressources que prendront les groupes armés pour les trouver et les tuer ».

[19] Par conséquent, la SAR a eu raison de conclure que le demandeur n’avait pas le profil d’une personne qui serait prise pour cible sur la foi de l’ensemble des faits, et que le risque qu’il allègue était hypothétique. La SAR est habilitée à apprécier les éléments de preuve qui lui sont soumis, et la Cour ne devrait pas intervenir à l’égard des conclusions qu’elle tire sauf « circonstances exceptionnelles ». En l’espèce, le demandeur n’a pas fait valoir de circonstances exceptionnelles qui constitueraient une erreur susceptible de contrôle (Vavilov, au para 125).

[20] Pour ce qui est du second volet du critère relatif à la PRI – à savoir si la situation particulière du demandeur ferait en sorte qu’il serait déraisonnable pour lui de s’installer dans le lieu proposé comme PRI –, le demandeur affirme qu’il serait certes déraisonnable pour lui de déménager à Cabo San Lucas, ville située dans l’État de la Basse-Californie du Sud, pour les raisons qui suivent : i) selon le point 7.8 du CND, la Basse-Californie est l’une des régions les plus touchées par la violence liée à la drogue et aux gangs, et ii) le demandeur ne pourrait pas obtenir la protection de l’État en raison de la violence généralisée et de l’anarchie qui règnent dans la région.

[21] Je relève que la SAR a reconnu, comme la SPR, que la criminalité est un problème généralisé au Mexique, mais elle a conclu, en se fondant sur la preuve documentaire objective, que le risque de violence à Cabo San Lucas et dans l’État de la Basse-Californie du Sud – bien qu’il soit généralisé – y est moins important que dans de nombreux autres États mexicains. La SAR a analysé en profondeur le second volet du critère relatif à la PRI : elle a abordé les arguments avancés par le demandeur en ce qui concerne le traumatisme émotionnel et psychologique et l’absence de garderie pour sa fille, en dépit du fait que le demandeur n’a présenté aucune preuve concrète à l’appui de ces observations.

[22] La barre est haute quand il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable en matière de PRI : « [i]l ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions » (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (CAF) [2001] 2 CF 164 au para 15). J’estime que la SAR a établi de façon raisonnable que la situation du demandeur n’atteignait pas ce seuil élevé, et qu’il ne serait pas déraisonnable pour lui de déménager à Cabo San Lucas.

III. Conclusion

[23] Pour les motifs exposés précédemment, je conclus que la décision de la SAR était raisonnable. Je rejetterai donc la demande de contrôle judiciaire. Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-1000-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Aucune question n’a été soulevée aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1000-22

 

INTITULÉ :

ANDRES VIVEROS REYES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 JANVIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 24 JANVIER 2023

 

COMPARUTIONS :

Mary Jane Campigotto

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Alethea Song

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Campigotto Law Firm

Windsor (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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