Dossier : IMM-13666-22
Référence : 2023 CF 83
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2023
En présence de monsieur le juge Norris
ENTRE : |
SKGO |
demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
ORDONNANCE ET MOTIFS
I. APERÇU
[1] La demanderesse, une citoyenne de la Colombie, a reçu la directive de se présenter en vue de son renvoi du Canada le 20 janvier 2023. Elle a présenté une demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre elle en attendant qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision du 14 novembre 2022 par laquelle sa demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), présentée au titre du paragraphe 112(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), a été rejetée.
[2] À la fin de l’audience, j’ai déclaré que j’accueillerais la présente requête parce que j’étais convaincu que la demanderesse avait satisfait au critère à trois volets pour l’octroi d’un sursis. J’ai aussi déclaré que mes motifs suivraient. Les voici donc.
II. CONTEXTE
[3] La demanderesse est entrée pour la première fois au Canada en janvier 2016 en tant qu’étudiante. Elle a par la suite obtenu un permis de travail. Elle a conservé son statut au Canada au moins jusqu’en 2019.
[4] En avril 2020, la demanderesse a présenté une demande d’asile au Canada au motif qu’elle craignait les Aguilas Negras, ou les Aigles noirs, un groupe paramilitaire actif en Colombie. Cependant, alors que sa demande d’asile était en instance, elle a été déclarée coupable de certaines infractions criminelles au Canada. De ce fait, sa demande d’asile a été jugée irrecevable au titre de l’alinéa 101(2)a) de la LIPR. Une mesure d’expulsion a été prise contre elle le 30 juillet 2021.
[5] La demande d’ERAR initiale présentée par la demanderesse a été rejetée le 23 février 2022. Pour des motifs qui sont sans rapport avec la présente requête, l’agent principal qui avait rejeté la demande initiale a accueilli la demande par laquelle la demanderesse sollicitait un nouvel examen de sa demande d’ERAR. Après réexamen, la demande d’ERAR a de nouveau été rejetée le 14 novembre 2022. La demanderesse a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision.
[6] Durant ses études universitaires en Colombie, la demanderesse a commencé à s’intéresser au travail de justice sociale d’un professeur colombien de sociologie, Alfredo Rafael Francisco Correa de Andreis, qui avait été assassiné en septembre 2004. Elle a décidé de rédiger son dernier exposé sur le travail et l’assassinat du professeur Correa. Dans le cadre de ses recherches, elle a interrogé des personnes à Soledad, une communauté où le professeur Correa avait lui-même mené des recherches, et elle s’est renseignée sur le professeur auprès de divers départements de l’université et de divers organismes financés par le gouvernement.
[7] La demanderesse soutient que ses recherches ont attiré l’attention des Aigles noirs. En avril et en mai 2015, ses parents et elle ont commencé à recevoir à leur domicile des appels téléphoniques de menaces. L’interlocuteur avertissait la demanderesse qu’elle devait cesser ses activités. Cette dernière prétend qu’au début de novembre 2015, elle a été enlevée et violée par trois hommes qui se sont identifiés comme des membres des Aigles noirs. Les hommes lui ont dit qu’ils lui donneraient une leçon qu’elle n’oublierait pas, pour la punir d’avoir posé des questions sur le travail du professeur Correa. Quelques mois plus tard, la demanderesse a quitté la Colombie pour venir au Canada.
[8] L’agent principal a accepté le témoignage de la demanderesse au sujet de ses activités bénévoles en Colombie durant ses études secondaires. Il a aussi accepté que, durant ses études universitaires, la demanderesse avait fait des recherches sur le travail et l’assassinat du professeur Correa. De plus, il a reconnu que la demanderesse avait subi une violente agression sexuelle en Colombie en novembre 2015. Cependant, il a conclu que le récit de la demanderesse au sujet de l’agression n’appuyait pas une crainte fondée concernant les Aigles noirs. En se fondant sur ses propres recherches sur l’assassinat du professeur Correa, l’agent a conclu que la mort de celui-ci était attribuable à un autre groupe paramilitaire et non aux Aigles noirs. Il a accordé [traduction] « peu de poids »
au témoignage des parents de la demanderesse au sujet des appels téléphoniques de menaces parce que les parents avaient un intérêt dans l’issue de la demande et qu’ils n’avaient pas signalé les appels aux autorités. En outre, l’agent a conclu que le travail de la demanderesse en Colombie [traduction] « ne fai[sait] pas d’elle une militante ou une défenseure des droits de la personne »
. Par conséquent, l’abondante documentation sur les risques auxquels les militants et les défenseurs des droits de la personne sont exposés en Colombie a été peu pertinente dans le traitement de la demande de la demanderesse.
[9] L’agent a conclu que le profil, les activités et les recherches de la demanderesse n’exposaient pas cette dernière au risque de [traduction] « subir, de façon continue, des menaces ou de la violence de la part d’une organisation paramilitaire »
, ajoutant que la que demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État. L’agent a donc rejeté la demande d’ERAR.
III. ANALYSE
A. Critère applicable à l’octroi d’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi
[10] Le critère applicable à l’octroi d’un sursis interlocutoire à l’exécution de la mesure de renvoi est bien connu. La demanderesse doit démontrer trois choses : 1) que la demande de contrôle judiciaire soulève une « question sérieuse à juger »
; 2) qu’elle subira un préjudice irréparable si le sursis est refusé; 3) que la prépondérance des inconvénients (qui consiste à déterminer laquelle des deux parties est susceptible de subir le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande de sursis est accueillie ou rejetée) favorise l’octroi d’un sursis : voir Toth c Canada (Citoyenneté et Immigration) (1988), 86 NR 302, 1988 CanLII 1420 (CAF); R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196 [Société Radio-Canada] au para 12; Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110; et RJR – MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR – MacDonald] à la p 334.
[11] L’objectif d’une ordonnance interlocutoire comme celle demandée en l’espèce est de faire en sorte que l’objet du litige principal soit préservé afin qu’une réparation efficace soit possible si la demanderesse obtient gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire : voir Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 [Google Inc] au para 24. La décision d’accorder ou de refuser une telle injonction interlocutoire est une décision discrétionnaire qui doit être rendue eu égard à toutes les circonstances pertinentes : voir Société Radio‑Canada, au para 27. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Google Inc, « [i]l s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. La réponse à cette question dépendra nécessairement du contexte »
(au para 25).
[12] En ce qui concerne le premier volet du critère, le seuil à respecter en l’espèce aux fins de l’établissement de l’existence d’une question sérieuse à juger est peu élevé. La demanderesse n’a qu’à démontrer que la demande de contrôle judiciaire n’est ni frivole ni vexatoire : RJR – MacDonald, aux p 335 et 337; voir aussi Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 au para 11, et Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 [Glooscap Heritage Society] au para 25.
[13] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, « la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt [de la demanderesse] que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire »
(RJR – MacDonald, à la p 341). C’est ce qu’il faut entendre par le terme « irréparable »
qui doit qualifier le préjudice. Le terme « irréparable »
a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue (ibid). Généralement, est irréparable le préjudice qui ne peut être quantifié en termes monétaires ou qui ne pourrait être réparé pour quelque autre raison même s’il peut être quantifié (par exemple, l’autre partie est à l’abri de tout jugement).
[14] Pour établir qu’il y a préjudice irréparable, la partie requérante « doit établir de manière détaillée et concrète qu’[elle] subira un préjudice réel, certain et inévitable – et non pas hypothétique et conjectural – qui ne pourra être redressé plus tard »
(Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 24). Des affirmations non étayées de préjudice ne suffisent pas. La partie requérante doit démontrer qu’il existe une « forte probabilité »
qu’un préjudice irréparable sera causé (Glooscap Heritage Society, au para 31).
[15] Le troisième volet du critère consiste à évaluer quelle partie subirait le plus grand préjudice si le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi était accordé ou refusé en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond de la demande de contrôle judiciaire. Pour satisfaire à ce volet du critère, la demanderesse doit établir que le préjudice qu’elle subirait si le sursis était refusé est plus grave que celui que subirait le défendeur si le sursis était accordé. Le préjudice établi dans le cadre du deuxième volet du critère est examiné de nouveau à l’étape du troisième volet, sauf qu’il est désormais pondéré avec d’autres intérêts qui seront aussi touchés par la décision de la Cour. Cet exercice d’appréciation est imprécis et peu scientifique : voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Conseil canadien pour les réfugiés, 2020 CAF 181 [Conseil canadien pour les réfugiés] au para 17. Il est cependant au cœur de la question de savoir ce qui est juste et équitable eu égard aux circonstances de l’espèce.
[16] Plus largement, bien que chacun des volets du critère soit important et que tous trois doivent être observés, ils ne constituent pas des compartiments distincts et étanches. Chacun d’eux appelle la Cour à s’attarder à des facteurs qui influent sur l’exercice global du pouvoir discrétionnaire judiciaire dans une affaire en particulier : Wasylynuk c Canada (Gendarmerie royale), 2020 CF 962 [Wasylynuk] au para 135. Le critère doit être appliqué d’une manière globale, les forces attribuables à l’un de ses volets pouvant compenser les faiblesses attribuables à un autre : voir RJR – MacDonald, à la p 339; Wasylynuk, au para 135; Spencer c Canada (Procureur général), 2021 CF 361 au para 51; Colombie‑Britannique (Procureur général) c Alberta (Procureur général), 2019 CF 1195 au para 97 (inf. pour d’autres motifs par 2021 CAF 84); et Power Workers Union c Canada (Procureur général), 2022 CF 73 au para 56. Voir aussi l’ouvrage de Robert J Sharpe, « Interim Remedies and Constitutional Rights »
(2019) 69 UTLJ (supp 1) à la p 14.
[17] Ensemble, les trois volets du critère aident la Cour à évaluer et à répartir ce que l’on a appelé le risque d’injustice corrective (voir l’ouvrage de Sharpe, précité). Ils aident la Cour à répondre à la question suivante : est‑il plus juste et équitable pour la partie requérante ou pour la partie intimée de supporter le risque que l’issue du litige principal ne coïncide pas avec l’issue de la requête interlocutoire?
B. Critère applicable
(1) Question sérieuse à juger
[18] La demanderesse soutient que l’agent a commis des erreurs susceptibles de contrôle à l’égard d’au moins quatre points importants. Elle soutient plus précisément ce qui suit : a) l’agent a commis une erreur en tirant une conclusion voilée en matière de crédibilité sans tenir d’audience; b) l’agent a manqué à l’équité procédurale en s’appuyant sur des éléments de preuve extrinsèques sans lui donner la possibilité de répondre; c) l’agent a rejeté de façon déraisonnable la preuve des membres de sa famille; d) l’agent a imposé un seuil déraisonnable pour déterminer ce qui fait d’une personne un défenseur des droits de la personne.
[19] Le défendeur soutient que tous les motifs de contrôle invoqués par la demanderesse sont frivoles ou vexatoires. Je ne suis pas d’accord. Comme l’a démontré l’audition de la présente requête, tous les motifs soulevés par la demanderesse peuvent donner lieu à un débat sérieux. L’issue de la demande de contrôle judiciaire est loin d’être certaine. Les motifs de contrôle ne sont manifestement ni frivoles ni vexatoires. La demanderesse satisfait donc au premier volet du critère.
(2) Préjudice irréparable
[20] Je suis convaincu que le renvoi de la demanderesse avant qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable relative à l’ERAR rendrait inopérante cette demande. Cela suffit à respecter le deuxième volet du critère compte tenu de la solidité apparente de la demande de contrôle judiciaire principale.
[21] Si la demanderesse était renvoyée en Colombie à cette étape, sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable relative à l’ERAR deviendrait théorique (Solis Perez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 171 au para 5). Le caractère théorique potentiel d’une demande de contrôle judiciaire principale ne constitue pas nécessairement un préjudice irréparable; la question de savoir si c’est le cas doit être tranchée en fonction des circonstances particulières de l’espèce : voir El Ouardi c Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 42 au para 8; et Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286 aux para 34‑38.
[22] En l’espèce, je suis convaincu qu’à tout le moins, les premier et troisième motifs de contrôle énoncés au paragraphe 18 ci-dessus sont manifestement défendables. Même à cette étape préliminaire, la demanderesse a des arguments solides pour faire valoir qu’à au moins ces deux égards, la décision a été prise sans tenir compte des exigences d’équité procédurale ou qu’elle est déraisonnable. Ces arguments sont suffisants pour conclure que la demanderesse subirait un préjudice irréparable si elle était renvoyée en Colombie avant que sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable relative à l’ERAR ait été tranchée définitivement. En effet, si la demanderesse était renvoyée à l’étape actuelle, elle perdrait le droit de faire valoir des motifs manifestement défendables pour contester la décision défavorable relative à l’ERAR. Elle serait également, de ce fait, privée du droit de demander une réparation utile et efficace à la Cour à l’égard d’une décision dont on peut soutenir qu’elle est entachée d’irrégularités. Même si la Cour était disposée à entendre la demande de contrôle judiciaire en dépit de son caractère théorique, et même si la demanderesse était en mesure de persuader la Cour que la décision est déraisonnable ou qu’elle a été rendue en violation des exigences d’équité procédurale, l’annulation de la décision relative à l’ERAR et le renvoi de l’affaire à un autre agent pour nouvelle décision ne constitueraient pas une réparation utile ni efficace si la demanderesse se trouve déjà en Colombie. Il s’agit d’une circonstance qui ne peut faire l’objet d’aucune autre réparation.
[23] Avant de conclure sur ce volet du critère, il importe de souligner que la solidité apparente de la demande de contrôle judiciaire principale est un facteur essentiel à prendre en considération lorsque l’on se penche sur la question du préjudice irréparable comme je l’ai fait. En l’espèce, c’est cet élément qui a fait que le risque d’injustice corrective est devenu une probabilité réelle plutôt qu’un risque conjectural ou simplement hypothétique. Toutefois, soyons clairs : la demanderesse n’était pas tenue d’établir qu’elle aurait probablement gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire, et je n’ai pas non plus tiré pareille conclusion. J’ai simplement conclu que sa demande est suffisamment solide pour donner lieu à un risque réel d’injustice corrective si elle devait quitter le Canada avant que sa demande soit tranchée définitivement. Voilà qui suffit pour satisfaire au deuxième volet du critère. En revanche, les motifs de contrôle qui satisfaisaient au premier volet du critère du fait qu’ils n’étaient ni futiles ni vexatoires, même s’ils ne semblaient pas solides, pourraient ne pas appuyer une telle conclusion. Évidemment, dans un tel cas, une partie qui cherche à obtenir un sursis pourrait toujours chercher à satisfaire le deuxième volet du critère en établissant d’autres formes de préjudice irréparable.
[24] Dans sa demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre elle, la demanderesse invoque également d’autres formes de préjudice irréparable. Puisque j’ai conclu que la perte du droit de demander une réparation utile et efficace dans le cadre de l’instance principale suffit pour satisfaire au deuxième volet du critère, il n’est pas nécessaire d’évaluer les autres formes de préjudice irréparable qu’elle invoque.
(3) Prépondérance des inconvénients
[25] Je suis également convaincu que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de la demanderesse.
[26] Dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, outre les intérêts de la demanderesse, l’intérêt public doit être pris en compte puisqu’il s’agit d’une affaire mettant en cause les décisions d’un organisme public (RJR – MacDonald, à la p 350). La demanderesse fait l’objet d’une mesure de renvoi valide et exécutoire qui a été prise en vertu d’un pouvoir légal et réglementaire. Cette mesure est donc présumée conforme à l’intérêt public. De plus, aux termes du paragraphe 48(2) de la LIPR, une mesure de renvoi doit être « exécutée dès que possible »
une fois qu’elle est exécutoire. Il est présumé aussi qu’une action qui suspend l’effet de la mesure (comme le ferait un sursis interlocutoire) est préjudiciable à l’intérêt public : voir RJR – MacDonald, aux p 346 et 348‑349. La question de savoir si cela suffit à contrecarrer une demande de sursis interlocutoire dans un cas donné dépendra évidemment de l’ensemble des circonstances de l’affaire et aussi parfois de la période pendant laquelle l’effet de la mesure de renvoi serait suspendu : voir Conseil canadien pour les réfugiés, au para 27.
[27] En outre, l’incidence sur l’intérêt public de la suspension de l’effet d’une mesure législative par un organisme public est une question de degré qui varie selon l’objet du litige. Comme le faisait observer la Cour suprême dans l’arrêt RJR – MacDonald, l’incidence sur l’intérêt public d’une décision soustrayant une partie à l’application d’une mesure législative valide est moindre que l’incidence d’une suspension intégrale de l’effet d’une telle mesure. L’incidence d’une suspension temporaire de la mise en œuvre d’une mesure de renvoi est sans doute encore plus faible (mais, encore une fois, le calibrage précis de cette incidence dépendra des circonstances particulières de l’affaire).
[28] La demanderesse fait l’objet d’une mesure de renvoi parce qu’elle a été déclarée interdite de territoire pour grande criminalité. Il s’agit d’un facteur important dans l’évaluation de l’intérêt public. Cependant, le seul « inconvénient »
que le défendeur subirait si la demanderesse n’était pas renvoyée maintenant et si sa demande de contrôle judiciaire était rejetée serait un report du renvoi du Canada, lequel n’aura pas été entièrement contrecarré. De plus, rien ne donne à penser que la demanderesse présente un risque quelconque pour le public à l’heure actuelle.
[29] Par contre, l’« inconvénient »
que la demanderesse subirait si elle était privée de son droit à une réparation utile est considérable et, comme je l’ai conclu précédemment, irréparable. L’intérêt de veiller à ce que la demanderesse conserve le droit à une réparation utile et efficace n’est pas propre à la demanderesse. Il touche également le public et l’administration de la justice, un facteur qui fait également pencher la balance en faveur d’un sursis. Dans les circonstances particulières de l’espèce, cette réalité l’emporte sur l’intérêt public qui se dégage de l’exécution immédiate de la mesure de renvoi.
[30] Pour ces motifs, je suis donc convaincu que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de la demanderesse.
IV. CONCLUSION
[31] Après examen de tous les facteurs pertinents, je suis d’avis qu’il est plus juste et équitable que ce soit le défendeur, plutôt que la demanderesse, qui assume le risque que l’issue du litige principal ne coïncide pas avec l’issue de la requête. Un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est le seul moyen de faire en sorte que l’objet du litige principal soit préservé et qu’une réparation efficace demeure possible dans le cas où la demanderesse obtiendrait gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire (Google Inc, au para 24). Les facteurs faisant contrepoids ne suffisent pas à supplanter ce facteur d’une importance fondamentale.
[32] Par conséquent, la requête est accueillie. La demanderesse ne sera pas renvoyée du Canada avant qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire principale.
ORDONNANCE dans le dossier IMM-13666-22
LA COUR REND L’ORDONNANCE suivante :
La requête est accueillie.
La demanderesse ne sera pas renvoyée du Canada avant qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable du 14 novembre 2022 relative à l’examen des risques avant renvoi.
« John Norris »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-13666-22 |
INTITULÉ :
|
SKGO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 17 janvier 2023
|
ORDONNANCE ET MOTIFS : |
LE JUGE NORRIS
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 19 janvier 2023
|
COMPARUTIONS :
Andrew J. Brouwer |
Pour la demanderesse |
Charles J. Jubenville |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Bureau du droit des réfugiés Toronto (Ontario) |
Pour la demanderesse |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
Pour le défendeur |