Dossier : T-151-22
Référence : 2023 CF 63
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 23 janvier 2023
En présence de madame la juge adjointe Mireille Tabib
ENTRE :
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TAKEDA CANADA INC.
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demanderesse
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et
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APOTEX INC.
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défenderesse/propriétaire de brevet
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et
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TAKEDA PHARMACEUTICAL COMPANY LIMITED et TAKEDA PHARMACEUTICALS USA, INC.
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défenderesses/propriétaires de brevet
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MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE MODIFIÉS
I. APERÇU
[1] La demanderesse, Takeda, demande à la Cour d’ordonner que deux actions intentées en vertu de l’article 6 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement
), soient réunies. Les deux actions concernent les mêmes parties, le même produit pharmaceutique et la même présentation abrégée de drogue nouvelle. La première action, T-151-21, a été intentée en février 2021 et a déjà été mise au rôle pour septembre 2023 (la première action
). La deuxième action, T-2262-22, a été intentée le 5 octobre 2022 (la deuxième action
). Les parties s’entendent pour dire que la deuxième action ne pourra pas raisonnablement être prête pour être instruite en 2023. Ainsi, si la requête de Takeda est accueillie, les parties devront renoncer aux dates de procès prévues en octobre 2023 au profit d’un procès conjoint qui sera instruit plus tard, au début de 2024, soit plus de 24 mois après le début de la première action.
[2] Dans son avis de requête, Takeda demande également la prolongation du délai de 24 mois prévu à l’article 7 du Règlement. À l’audience, les avocats de Takeda ont informé la Cour que la requête en réunion des actions de leur cliente ne dépendait toutefois pas de cette prolongation. Autrement dit, Takeda préférerait la tenue d’un procès conjoint, même si le délai de 24 mois n’est pas prolongé. Enfin, bien que la requête en réunion des actions de Takeda ne dépend pas de la prolongation du sursis de 24 mois, l’inverse n’est pas vrai. Si la Cour refuse de réunir les actions, il n’y aurait alors aucune raison d’accorder la prolongation demandée.
[3] Apotex s’oppose vigoureusement à la réunion des actions et à la prolongation du délai de 24 mois.
[4] Pour les motifs qui suivent, la requête sera rejetée. Comme la réunion des actions ne sera pas ordonnée, il est inutile que j’examine la demande de prolongation du délai de 24 mois.
II. LE RÉGIME RÉGLEMENTAIRE
[5] Il est extrêmement coûteux de commercialiser des médicaments innovateurs. En plus des investissements en recherche et développement nécessaires pour mettre au point de nouvelles pharmacothérapies, l’obtention d’une autorisation de mise en marché d’un produit pharmaceutique au Canada (appelée un avis de conformité (AC
)) exige de convaincre le ministre de la Santé que le médicament est à la fois sûr et efficace. Les essais cliniques qui sont habituellement menés pour le démontrer prennent des années et coûtent des millions de dollars. Il n’est pas surprenant que les sociétés pharmaceutiques innovatrices cherchent à recouvrer ces coûts grâce aux profits réalisés par la vente de leurs produits. La rentabilité est assurée par le brevetage des inventions liées à la fabrication ou à l’utilisation des produits pharmaceutiques. Les brevets empêchent les tiers de reproduire les médicaments et de les vendre à un prix moindre, ce qui mine les profits des innovateurs.
[6] Si les innovateurs jouent un rôle essentiel dans la création et la mise en marché de nouveaux médicaments, les entreprises pharmaceutiques qui se consacrent à la fabrication et à la vente de copies « génériques »
de ces nouveaux médicaments jouent un rôle important dans la création d’un environnement concurrentiel dans lequel les médicaments dont les Canadiens ont besoin sont accessibles et abordables. Afin de faciliter l’entrée des produits génériques au Canada, le ministre de la Santé autorise les fabricants à utiliser les données sur l’innocuité et l’efficacité générées par les innovateurs, pour les aider à prouver que la copie générique proposée est tout aussi sûre et efficace. Pour pouvoir s’appuyer sur les données d’un innovateur, le fabricant de médicaments génériques doit simplement établir que son produit est bioéquivalent au médicament dont la vente est déjà autorisée au Canada (le produit de référence
). Les demandes d’approbation d’un médicament générique fondées sur le produit d’un innovateur sont appelées des présentations abrégées de drogue nouvelle (PADN
).
[7] Le Règlement cherche à établir un équilibre entre la protection des brevets qui sont essentiels au modèle d’entreprise des innovateurs et la nécessité de veiller à ce que les Canadiens aient accès dès que possible à des médicaments génériques moins chers. Il établit un régime complexe par lequel les innovateurs peuvent faire enregistrer un brevet à l’égard d’un nouveau médicament pour lequel ils ont obtenu ou cherchent à obtenir une approbation. Une fois qu’un brevet a été enregistré à l’égard d’un produit, les fabricants de médicaments génériques ne peuvent l’utiliser comme produit de référence dans une PADN que dans l’un ou l’autre des cas suivants :
-
–ils acceptent d’attendre l’expiration du brevet pour recevoir leur AC;
-
–ils allèguent que leur produit proposé ne contreferait pas le brevet inscrit ou que le brevet est invalide.
[8] Les allégations selon lesquelles le brevet inscrit ne sera pas contrefait ou est invalide prennent la forme d’un avis d’allégation (AA
), que le fabricant de médicaments génériques doit signifier à l’innovateur. À la réception d’un avis d’allégation, l’innovateur peut décider d’autoriser la délivrance de l’AC en temps utile ou de contester l’allégation. S’il décide de contester l’allégation, l’innovateur intente une action devant la Cour fédérale dans le but d’obtenir une déclaration selon laquelle la fabrication, la vente ou l’exploitation du produit générique proposé conformément à la PADN contreferait le brevet visé par l’AA. Le dépôt d’une telle action a le même effet qu’une injonction interlocutoire automatique : l’AC ne pourra être délivré tant que le brevet est valide. Un AC ne sera délivré au fabricant de médicaments génériques que si l’action est rejetée ou retirée, ou si plus de 24 mois se sont écoulés depuis le dépôt de l’action et qu’aucun jugement n’a été rendu.
[9] Si l’action de l’innovateur est rejetée, le Règlement permet au fabricant de médicaments génériques d’être indemnisé pour les pertes qu’il a subies en raison du sursis de 24 mois. Il peut réclamer, de l’innovateur, les profits qu’il aurait réalisés à partir du moment où l’AC aurait été délivré, n’eût été le sursis, jusqu’à la date où l’AC est délivré après le rejet de l’action.
[10] Le Règlement établit donc un régime complexe, destiné à garantir que, lorsque les fabricants cherchent à commercialiser des versions génériques de médicaments protégés par des brevets, les litiges relatifs à la validité et à la contrefaçon des brevets concernés sont réglés rapidement. Le Règlement part du principe que tous les participants au processus – les innovateurs, les fabricants de médicaments génériques et la Cour – agiront avec diligence pour réaliser son objectif. À cette fin, il impose certaines obligations aux parties et prévoit que le défaut des parties de se conformer à ces obligations peut être sanctionné de diverses façons, notamment, lorsque la partie défaillante est le fabricant du médicament générique, par la prolongation du sursis de 24 mois.
III. LES FAITS
[11] Le médicament en litige en l’espèce est le dexlansoprazole, que Takeda commercialise sous la marque Dexilant. Ce médicament fait l’objet de huit brevets. Deux d’entre eux ont expiré en 2022 ou avant. Le brevet no 2 570 916 (le brevet 916
), le brevet no 2 702 356 et le brevet no 2 671 369 expirent beaucoup plus tard, soit en 2025, 2028 et 2029, respectivement. Les trois autres brevets, soit le brevet no 2 499 574, le brevet no 2 737 851 (le brevet 851
) et le brevet no 2 771 725, viennent tous à échéance le 15 octobre 2023.
[12] Lorsqu’Apotex a déposé sa PADN à la fin de 2021, elle a choisi de ne pas contester la validité des cinq brevets qui devaient expirer en 2023 ou avant ni alléguer qu’ils ne seraient pas contrefaits. Elle a informé le ministre qu’elle se contentait d’attendre leur expiration avant de recevoir son AC. Elle a toutefois transmis à Takeda des AA relatifs aux trois autres brevets. Le 27 janvier 2022, Takeda a intenté la première action en vertu de l’article 6 du Règlement en vue d’obtenir une déclaration portant que, si l’Apo-dexlansoprazole était fabriqué ou vendu conformément à la PADN, il contreferait deux de ces trois brevets. Le procès relatif à la première action est prévu commencer le 16 octobre 2023 et devrait durer deux semaines.
[13] Le 26 août 2022, Apotex aurait changé d’idée et décidé qu’elle ne voulait plus attendre l’expiration des quatre brevets qui devaient expirer en 2022 et 2023. Elle a donc signifié quatre AA à Takeda relativement à ces quatre brevets. Le 5 octobre 2022, Takeda a déposé la deuxième action, alléguant que, si Apotex fabriquait et vendait l’Apo-dexlansoprazole, elle contreferait les revendications du brevet 851, qui doit expirer en octobre 2023. Takeda a choisi de ne pas contester les allégations d’Apotex concernant les trois autres brevets, et je ne me pencherai donc pas davantage sur celles-ci dans les présents motifs.
[14] Apotex admet volontiers que les AA envoyés en août 2022 découlaient du fait qu’elle avait changé d’idée en raison de circonstances extérieures inattendues. Ces circonstances sont énoncées dans la version confidentielle des dossiers de requête des parties et ne sont pas contestées. Apotex avait manifestement l’intention, si elle devait obtenir gain de cause dans la première action, de réclamer des dommages-intérêts en vertu de l’article 8 à compter du moment où sa PADN est devenue susceptible d’être approuvée. Toutefois, étant donné qu’elle n’avait pas contesté les brevets expirant en 2022 et 2023, la période pour laquelle elle pouvait réclamer des dommages-intérêts n’aurait commencé à courir qu’à compter du 15 octobre 2023. Les AA signifiés en août 2022 ne visaient donc qu’à prolonger la période pour laquelle elle pourrait éventuellement réclamer des dommages-intérêts en vertu de l’article 8. De même, la décision de Takeda d’intenter la deuxième action est motivée uniquement par le souhait d’éviter cette responsabilité additionnelle.
[15] Takeda a d’abord soutenu dans le cadre de la présente requête que la signification tardive par Apotex de l’AA relatif au brevet 851 était un stratagème délibéré pour éviter d’avoir à expliquer sa position prétendument contradictoire à l’égard de ce brevet et du brevet 916, qui était visé dans la première action. Même si Takeda maintient toujours que la position d’Apotex à l’égard des brevets 851 et 916 est intrinsèquement contradictoire, elle concède maintenant qu’Apotex a changé d’idée au regard du brevet 851 en raison de circonstances externes inattendues et qu’il ne s’agissait pas d’une stratégie délibérée de litige.
[16] Après avoir examiné les nombreux éléments de preuve fournis par Apotex, je suis convaincue que la décision initiale d’Apotex d’attendre l’expiration du brevet 851 et sa décision de faire marche arrière en 2022 ont été prises sur la base de considérations commerciales plutôt que sur la base d’une stratégie de litige.
IV. LES QUESTIONS EN LITIGE
[17] Dans ce contexte factuel, Takeda soutient que les première et deuxième actions devraient être entendues ensemble. Elle fait valoir que la position contradictoire adoptée par Apotex à l’égard des brevets 851 et 916 doit être tranchée dans un seul procès pour éviter le risque de jugements contradictoires. Elle soutient également qu’il existe un chevauchement considérable entre les questions en litige dans les deux actions et qu’il serait inutile et redondant de juger les affaires séparément.
[18] Takeda fait valoir que la réunion des actions ne portera pas préjudice à Apotex. Subsidiairement, elle soutient que tout préjudice subi par Apotex est le fait d’Apotex et ne devrait pas faire obstacle à la réunion des actions.
[19] Étant donné qu’il ne serait pas possible d’instruire une action réunie avant l’expiration du délai de 24 mois applicable à la première action, Takeda demande également à la Cour de prolonger le délai de 24 mois d’une période équivalant au délai entre le début du procès actuellement prévu et le début du procès conjoint. Takeda soutient que, si Apotex avait envoyé son AA relatif au brevet 851 en même temps que les autres, toutes les questions auraient pu être tranchées – et l’auraient été – lors du procès d’octobre 2023. Takeda fait valoir que le retard d’Apotex à envoyer un AA pour le brevet 851, qu’il ait été intentionnel ou non, aura pour effet de retarder la décision relative à la première action, vu la nécessité selon elle de réunir les actions, et que la Cour est donc justifiée de prolonger le délai de 24 mois.
[20] En revanche, Apotex soutient qu’il n’y a pas de chevauchement entre les actions, ou, subsidiairement, que le chevauchement entre les actions n’entraîne pas le risque que des jugements contradictoires soient rendus ni ne justifie l’ajournement du procès relatif à la première action. Elle affirme qu’elle subirait un préjudice en raison de la perte des dates actuelles de procès et que la réunion des actions devrait par conséquent être refusée. Apotex soutient en outre que le Règlement n’impose aucune obligation aux fabricants de médicaments génériques quant au moment où les AA doivent être signifiés et qu’elle n’a donc manqué à aucune de ses obligations en vertu du Règlement. Ainsi, elle soutient que la Cour n’a pas compétence pour prolonger le délai de 24 mois.
[21] Les questions à trancher en l’espèce sont donc les suivantes :
(1) La première action et la deuxième action doivent-elles être réunies?
(2) Si la réunion des actions est ordonnée, le délai de 24 mois doit-il être prolongé?
V. LA RÉUNION DES ACTIONS
[22] L’alinéa 105a) des Règles des Cours fédérales régit la réunion des instances. L’objectif de la réunion consiste « à éviter la multiplication des instances et à favoriser un règlement rapide et peu coûteux de ces instances »
(Apotex Inc c Bayer Inc, 2020 CAF 86 au para 45). Pour statuer sur une requête en réunion d’instances, la Cour peut tenir compte des questions de savoir :
-
–s’il s’agit des mêmes parties;
-
–s’il y a des questions de droit et de fait communes;
-
–si les causes d’action sont semblables;
-
–si les instances sont fondées sur des preuves communes;
-
–s’il est probable que l’issue d’une instance aura pour effet de régler l’autre instance (Global Restaurant Operations of Ireland Limited c Boston Pizza Royalties Limited Partnership, 2005 CF 317).
[23] Toutefois, cette même décision indique également que la Cour ne doit pas réunir des instances lorsque la réunion causerait un préjudice à l’une des parties (voir également Eli Lilly and Co c Apotex Inc, [1994] ACF no 680). Il incombe à la partie requérante de convaincre la Cour que la partie intimée ne subira pas de préjudice ou d’injustice appréciable ou que la poursuite des actions séparément constituerait un abus de procédure ou lui causerait un préjudice. La partie requérante doit prouver l’existence d’un préjudice et non pas seulement d’un inconvénient (voir Sanofi-Aventis Canada Inc et al c Apotex Inc, 2009 CF 1285 au para 11; Apotex Inc c Bayer Inc, précité, au paragraphe 46). Le principe primordial qui s’applique aux requêtes en réunion d’instances, énoncé par la Cour fédérale dans la décision John E Canning Ltd c Tripap Inc, [1999] ACF no 715, au paragraphe 26, est « l’intérêt général de la justice, sa bonne administration et l’intérêt véritable des parties »
.
A. Similitudes
[24] Les deux actions ont des similitudes évidentes : elles concernent les mêmes parties, qui sont représentées par les mêmes avocats, et elles visent le même produit d’Apotex et la même PADN. Il y a aussi des faits semblables : dans la première action, Apotex fait valoir que le brevet 916 est invalide pour cause d’évidence vu les renseignements divulgués dans le brevet 851. De plus, dans la première action, Apotex invoque le moyen de défense fondé sur l’arrêt Gillette, alléguant que son produit est fabriqué [traduction] « conformément aux directives du brevet 851 » ou [traduction] « d’une manière conforme aux enseignements du brevet 851 »
. Dans la deuxième action, Apotex soutient que le brevet 851 est invalide pour cause de divulgation insuffisante parce que son mémoire descriptif [traduction] « n’énonce pas clairement les diverses étapes »
du processus de fabrication, de composition ou d’exploitation de l’invention. Les allégations formulées dans les deux actions soulèvent donc une question de fait commune, à savoir comment une personne versée dans l’art interpréterait et comprendrait le brevet 851 et ses enseignements.
[25] Ces similitudes sont en effet importantes et le fait de juger toutes les questions mettant en cause les enseignements applicables et l’interprétation du brevet 851 créerait des gains d’efficacité et serait souhaitable. Cela dit, le chevauchement entre les deux actions n’est pas à ce point important que la tenue de procès séparés s’avérerait tout à fait inutile ou redondante. La deuxième action comprend des allégations relatives à l’invalidité du brevet 851 qui sont entièrement distinctes des allégations de contrefaçon et d’invalidité du brevet 916 et des autres brevets visés par la première action. En effet, Takeda a reconnu que la deuxième action ne pouvait pas raisonnablement être prête pour être instruite en même temps que la première action précisément parce qu’il n’y avait pas suffisamment de chevauchement entre les faits en cause dans les deux actions.
[26] Comme je l’ai déjà dit, les gains d’efficacité potentiels ne justifient pas, en soi, la réunion des actions en l’absence du consentement d’Apotex. Pour que sa requête soit accueillie, Takeda doit également établir soit que la tenue de deux procès séparés lui causerait un préjudice, soit que la réunion des actions ne causerait aucun préjudice à Apotex.
B. Préjudice causé à Takeda
[27] Takeda soutient que la tenue de deux procès lui causerait un préjudice, premièrement parce qu’elle serait obligée de se défendre contre deux actions différentes, à quelque huit mois d’intervalle et avec des délais qui se chevauchent, et deuxièmement parce que la position contradictoire adoptée par Apotex dans les deux actions pourrait mener à des décisions incompatibles.
[28] Takeda n’a pas établi que le fait d’avoir à se défendre dans deux actions distinctes ayant des échéanciers qui se chevauchent mettrait indûment ses ressources à rude épreuve, de sorte qu’elle subirait un préjudice. Takeda est une partie avertie, représentée par des avocats compétents et expérimentés. Il n’y a aucune preuve que ses ressources ne lui permettraient pas de se préparer et de présenter pleinement ses arguments dans les circonstances telles qu’elles existent. Comme je l’ai mentionné, les faits se chevauchent peu. Il n’y a donc pas de motifs raisonnables de croire que les témoins clés, qu’ils s’agissent de témoins de fait ou de témoins experts, ne seraient pas disponibles ou seraient difficiles à trouver dans l’une ou l’autre des actions ou les deux.
[29] Quant à la prétention de Takeda relative au préjudice occasionné par les actes de procédure incompatibles et le risque de jugements contradictoires, elle n’est pas convaincante. Il n’est pas intrinsèquement contradictoire d’affirmer, d’une part, que le produit d’Apotex est fabriqué [traduction] « conformément »
aux directives du brevet 851 ou [traduction] « d’une manière conforme »
à ses enseignements et, d’autre part, d’affirmer également que les enseignements de ce brevet ne sont pas, à eux seuls, suffisamment clairs ou complets pour satisfaire aux exigences de divulgation de l’alinéa 27(3)a) de la Loi sur les brevets. Bien que certaines conclusions de fait précises puissent rendre la décision sur les deux arguments mutuellement exclusive, ceux-ci ne le sont pas nécessairement. Quoi qu’il en soit, étant donné que les deux actions concernent les mêmes parties, les conclusions de fait tirées dans le cadre de la première action lieront les deux parties dans le cadre de la deuxième action en vertu du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, ce qui éliminera la probabilité de jugements contradictoires.
[30] Par conséquent, je ne suis pas convaincue que la tenue de deux procès séparés causera un préjudice à Takeda.
C. Préjudice causé à Apotex
[31] La réunion des actions nécessiterait l’ajournement du procès qui doit débuter en octobre 2023, de sorte que la décision à l’égard des questions soulevées dans la première action serait retardée. Selon le calendrier proposé par Takeda, le procès conjoint pourrait être instruit au plus tôt en mars 2024, soit cinq mois après la date prévue du procès relatif à la première action. Takeda fait valoir que le fait de repousser la décision relative à la première action ne sera pas préjudiciable à Apotex parce que son entrée sur le marché ne sera pas retardée ou, subsidiairement, parce qu’Apotex ne perdra pas de part de marché ou l’avantage d’être la première sur le marché, car il n’y a pas actuellement d’autre fabricant de médicaments génériques qui pourrait entrer sur le marché pour ce médicament.
[32] Le premier argument de Takeda suppose que la Cour ne prolongera pas le délai de 24 mois, qu’Apotex obtiendra ainsi son AC à l’expiration du sursis, le 27 janvier 2024, et qu’elle entrera immédiatement sur le marché. Cependant, cet argument ne tient pas compte de la possibilité que la Cour se prononce sur la première action avant le 27 janvier 2024, ce qui permettrait à Apotex d’entrer sur le marché encore plus rapidement. Il fait également abstraction du fait que, si elle entrait sur le marché avant que les questions soulevées dans la première action soient débattues et tranchées, Apotex prendrait un risque. Si la Cour devait par la suite déterminer que l’un ou l’autre des deux brevets visés par la première action est valide et que le produit d’Apotex le contrefait, Apotex serait alors exposée au risque d’être tenue responsable de contrefaçon envers Takeda. Je suis convaincue que ce risque, qui comprend le coût d’un litige et la possibilité d’être obligée de payer à Takeda une indemnité supérieure aux profits réalisés par la vente du produit d’Apotex, est intrinsèquement préjudiciable à Apotex.
[33] Le deuxième argument de Takeda, selon lequel le fait de retarder l’entrée éventuelle d’Apotex sur le marché jusqu’à la décision sur une action réunie ne serait pas préjudiciable parce qu’Apotex demeurerait la première sur le marché, reconnaît l’avantage important dont jouit le premier fabricant de produits génériques sur le marché. Il reconnaît donc implicitement que la perte de cet avantage constitue un préjudice matériel pour Apotex. Le problème avec l’argument de Takeda est que l’hypothèse qu’Apotex demeurerait la première sur le marché malgré un délai de cinq mois est entièrement spéculative. Le fait qu’aucun autre fabricant de médicaments génériques n’ait encore signifié d’AA à Takeda en ce qui concerne le dexlansoprazole ne signifie pas du tout qu’aucun concurrent ne se manifestera dans l’intervalle. Il est tout à fait possible qu’un fabricant de médicaments génériques proposé ait déposé une PADN et qu’il soit susceptible d’obtenir une approbation même s’il n’a pas encore signifié d’AA. De plus, rien ne garantit que Takeda choisirait de contester un AA d’un autre fabricant de médicaments génériques. Je dois ajouter que je ne suis pas convaincue par l’argument de Takeda selon lequel Apotex serait nécessairement en mesure de recouvrer toutes les pertes découlant d’une entrée retardée au moyen d’une action fondée sur l’article 8. Bien qu’elle puisse certainement réclamer ces pertes, il existe une grande incertitude quant à la question de savoir si Apotex aurait ultimement gain de cause, surtout si elle recevait son AC, mais choisissait de ne pas prendre le risque d’entrer sur le marché. Takeda n’a certainement pas concédé qu’Apotex aurait le droit de recouvrer toutes ses pertes dans cette éventualité.
[34] Si la décision relative aux questions soulevées dans la première action était reportée pour permettre la tenue d’un procès conjoint, Apotex serait obligée soit d’assumer le risque d’entrer sur le marché, soit de retarder son entrée potentielle de cinq mois et risquer de perdre l’avantage d’être la première sur le marché. Ces deux scénarios sont préjudiciables à Apotex.
[35] Takeda ne s’est pas acquittée de son fardeau d’établir que le fait de reporter la décision relative aux questions soulevées dans la première action jusqu’à la tenue d’un procès conjoint, en mars 2024, ne causerait pas de préjudice à Apotex.
D. Arguments fondés sur la conduite d’Apotex
[36] Takeda soutient que tout préjudice subi par Apotex est entièrement le fait d’Apotex. Elle soutient qu’Apotex n’avait aucune raison de ne pas signifier tous ses AA en même temps, afin de s’assurer que toutes les questions relatives à tous les brevets inscrits contre le produit de référence soient entendues et tranchées en même temps et dans un délai de 24 mois. Apotex, qui savait qu’il était possible qu’elle obtienne une approbation avant octobre 2023, a néanmoins choisi de ne pas signifier certains de ses AA, tout en se réservant le droit de changer unilatéralement d’idée. Takeda fait valoir qu’Apotex savait qu’il en résulterait des litiges redondants et à la pièce, au préjudice de Takeda et de la Cour et contrairement à l’intention législative du Règlement.
[37] L’argument selon lequel Apotex n’a pas agi conformément à l’objet et à l’intention du Règlement est un thème récurrent dans les observations de Takeda. Il sous-tend sa demande de prolongation du délai de 24 mois, mais il est aussi bien présent dans le contexte de la question de la réunion des actions, comme fondement pour justifier l’ajournement du procès dont les dates ont déjà été fixées, pour appuyer la réunion et pour écarter le préjudice qui pourrait être causé à Apotex par la réunion et l’ajournement. Cet argument est essentiellement analogue à l’argument voulant que la réunion des actions en l’espèce soit appropriée parce que la tenue de deux procès séparés encouragerait un abus de procédure. Le fait d’éviter un abus de procédure a parfois été invoqué comme motif potentiel pour justifier une ordonnance de réunion (Mon-Oil Ltd c R, [1989] ACF no 227 au para 4, citant Fruit of the Loom Inc v Chateau Lingerie Mfg Co Ltd, 79 CPR (2e) 274 à la p 278).
[38] L’argument de Takeda n’est pas défendable comme un véritable argument d’abus de procédure. L’abus de procédure se caractérise par l’utilisation abusive du processus judiciaire pour des motifs inavoués. Toutefois, les choix faits par Apotex quant au moment de la signification de ses AA n’ont pas été guidés par le souhait d’obtenir un avantage illégitime. Je suis convaincue qu’ils étaient guidés uniquement par des considérations commerciales.
[39] Étant donné ma conclusion selon laquelle la tenue de procès séparés ne causerait aucun préjudice à Takeda et qu’Apotex n’a pas délibérément tardé à envoyer l’AA concernant le brevet 851 afin d’obtenir un avantage indu, l’argument de Takeda m’exhortant à ne pas tenir compte du préjudice qui serait causé à Apotex si les actions étaient réunies suppose nécessairement qu’Apotex a agi de façon irrégulière en ne signifiant pas l’AA relatif au brevet 851 plus tôt. La position de Takeda est fondée sur l’idée que le Règlement exige qu’un fabricant de médicaments génériques signifie tous ses AA simultanément ou, à tout le moins, qu’il prenne toutes les mesures raisonnables pour s’assurer que tous les différends relatifs aux brevets inscrits au registre soient tranchés dans le même délai de 24 mois. Une telle interprétation n’est soutenue ni par les dispositions du Règlement ni par la jurisprudence.
[40] L’article 6.09 du Règlement prescrit expressément que « [l]es […] secondes personnes […] sont tenu[e]s d’agir avec diligence en remplissant les obligations qui leur incombent au titre du présent règlement […] »
. Fait révélateur, cependant, Takeda ne fait référence à aucune disposition du Règlement qui exige que la seconde personne envoie tous les AA applicables en même temps. La seule disposition qui traite expressément du moment de la signification d’un AA est l’alinéa 5(3)a), qui dispose que la seconde personne qui inclut une allégation à l’encontre d’un brevet inscrit au registre dans le cadre de sa PADN doit signifier un AA « à la date de son dépôt ou à toute date postérieure »
.
[41] La jurisprudence de la Cour d’appel fédérale est constante : il n’existe aucune obligation quant au moment où la seconde personne doit délivrer son AA, et la seconde personne est libre de délivrer autant d’AA que de brevets inscrits au registre, même si cela mène à des procès séparés pour chaque brevet (AB Hassle c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [2000] ACF no 855 (CA) au para 19; Parke-Davis Division, Warner-Lambert Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2002 CAF 454 au para 67, autorisation d’appel refusée [2003] SCCA no 66 (CSC); AB Hassle c Apotex Inc, 2006 CAF 51 au para 2; Eli Lilly Canada Inc c Teva Canada Limitée, 2018 CAF 53 au para 75, autorisation d’appel refusée [2018] 3 RCS vi). Bien que ces arrêts soient antérieurs aux modifications importantes qui ont été apportées au Règlement en 2018, la nature des modifications n’a aucune incidence sur ces précédents. Au contraire, étant donné l’interprétation jurisprudentielle constante des droits et obligations de la seconde personne en ce qui concerne la délivrance d’AA, on aurait pu s’attendre à ce que toute intention du législateur de s’écarter de cette interprétation soit clairement signalée.
[42] Je ne suis donc pas convaincue que le Règlement oblige la seconde personne à signifier tous les AA relatifs à un produit de référence en même temps ou dans un délai qui garantira que tous les litiges qui en découlent seront tranchés dans les 24 mois. Cela ne veut pas dire que les décisions que les fabricants de médicaments génériques pourraient prendre au sujet du moment où les AA sont envoyés ne peuvent jamais être remises en question ou entraîner des sanctions procédurales. Toutefois, étant donné qu’Apotex n’a pas manqué directement à une obligation prévue par le Règlement et que sa conduite n’a pas été dictée par des motifs illégitimes, je ne vois aucune raison de m’écarter de la jurisprudence établie selon laquelle la Cour n’ordonnera pas la réunion d’instances lorsque cela causerait un préjudice à une partie.
VI. Autres questions
[43] Comme je l’ai mentionné, la demande de prolongation de la période de 24 mois formulée par Takeda est conditionnelle à ce que la réunion des actions soit ordonnée. Étant donné ma conclusion selon laquelle il n’est pas approprié d’ordonner la réunion des actions en l’espèce, je n’ai pas à me pencher sur cette partie de la requête.
[44] Dans son avis de requête, Takeda demandait, à titre de mesure de réparation subsidiaire, que la deuxième action soit suspendue en attendant le règlement définitif de la première action. Apotex ne s’oppose pas fermement à cette mesure, étant donné que le brevet 851 expirera le 15 octobre 2023 et n’empêche pas la délivrance de son AC. En effet, Apotex reconnaît que la décision relative à la deuxième action ne deviendra pertinente que si elle obtient gain de cause au terme de la première action et qu’elle est ainsi en droit de réclamer des dommages-intérêts en vertu de l’article 8. Cependant, Apotex a demandé à la Cour de ne pas accorder la mesure de réparation subsidiaire, du moins jusqu’à ce que les parties puissent discuter de la durée de la suspension et présenter des observations complètes à cet égard, particulièrement compte tenu de son incidence sur une éventuelle action fondée sur l’article 8.
[45] À la suggestion de la Cour, les deux parties ont convenu que cette partie de la requête devait simplement être ajournée.
VII. Dépens
[46] Apotex a soutenu à l’audience que, si elle obtenait gain de cause dans le cadre de la requête, elle devrait se voir adjuger des dépens de 3 000 $. J’estime que ce montant est raisonnable, d’autant plus que Takeda avait proposé que les dépens soient fixés à 5 000 $.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
La partie de la requête visant à obtenir, subsidiairement, une ordonnance de suspension de l’action dans le dossier T-2034-22 en attendant le règlement définitif de l’instance dans le dossier T-151-22 est ajournée.
Pour le reste, la requête est rejetée, avec dépens payables à la défenderesse au montant de 3 000 $.
« Mireille Tabib » |
Juge adjointe |
Les parties doivent, au plus tard le 15 février 2023, déposer des observations écrites supplémentaires au sujet de la mesure de réparation subsidiaire demandée. Les parties doivent inclure dans leurs observations écrites leurs dates mutuelles de disponibilité pour l’instruction de cette partie de la requête.
Traduction certifiée conforme
Julie Blain McIntosh
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-151-22 |
INTITULÉ :
|
TAKEDA CANADA INC c APOTEX INC ET TAKEDA PHARMACEUTICAL COMPANY LIMITED et TAKEDA PHARMACEUTICALS USA, INC |
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Ottawa (Ontario) |
DATE DE L’AUDIENCE : |
Le 3 novembre 2022 |
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :
|
LA JUGE ADJOINTE MIREILLE TABIB |
DATE DES MOTIFS : |
LE 13 JANVIER 2022
|
COMPARUTIONS :
Jay Zakaïb Alexander Camenzind |
POUR LA DEMANDERESSE |
Daniel Cappe Brittni Tee |
POUR LA DÉFENDERESSE |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Gowling WLG Ottawa (Ontario) |
POUR LA DEMANDERESSE |
Goodmans LLP Ottawa (Ontario) |
POUR LA DÉFENDERESSE |