Dossier : IMM-6949-21
Référence : 2023 CF 71
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 17 janvier 2023
En présence de monsieur le juge Southcott
ENTRE : |
MUBARRA BASHIR MOHAMMAD USAMA |
demandeurs |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 13 août 2021 [la décision] par un agent de migration [l’agent] de l’unité responsable du regroupement familial d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] au Haut-commissariat du Canada à Londres, au Royaume-Uni. Dans cette décision, l’agent a refusé de faire droit à la demande de dispense pour motifs d’ordre humanitaire par laquelle les demandeurs, citoyens du Pakistan, cherchaient à faire examiner la demande de résidence permanente qu’ils avaient présentée au titre de la catégorie du regroupement familial depuis le Canada.
[2] Comme je l’expliquerai plus en détail ci-dessous, la présente demande est accueillie, car la décision ne renferme aucune indication que l’agent a tenu compte des observations des demandeurs sur la situation concernant la discrimination et la violence fondées sur le genre au Pakistan, ainsi que les conditions de travail et d’emploi défavorables dans ce pays. Comme la Cour ne peut savoir si (ni comment) l’agent a pris en compte les observations et la preuve connexe avant de conclure que la dispense pour des motifs d’ordre humanitaire n’était pas justifiée, la décision est jugée déraisonnable.
II. Contexte
[3] Les demandeurs sont un homme de 26 ans et une femme de 20 ans. Citoyens du Pakistan, ils sont frère et sœur.
[4] Après le décès de leur père en 2014, les demandeurs ont vécu au Pakistan avec leur frère aîné [le répondant] et leur mère. Le répondant s’est réinstallé au Canada en 2016 avec son épouse, qui est citoyenne canadienne. Il a obtenu en avril 2016 le statut de résident permanent au Canada en vertu du programme de parrainage d’époux; lui et son épouse ont un fils qui a maintenant six ans et qui est citoyen canadien.
[5] En 2018, le répondant a présenté une demande pour parrainer sa mère (qui est aussi la mère des demandeurs) au titre de la catégorie du regroupement familial. Comme les deux demandeurs étaient âgés de moins de 22 ans à l’époque, ils étaient admissibles à titre d’enfants à charge de leur mère au titre de la catégorie du regroupement familial.
[6] Malheureusement, leur mère est décédée en novembre 2018, date à laquelle le répondant, son épouse et leur fils étaient au Pakistan avec elle et les demandeurs. Le répondant est revenu au Canada alors que son épouse a choisi de rester au Pakistan avec leur fils pour prendre soin des demandeurs.
[7] En décembre 2019, IRCC a informé le répondant qu’il n’avait pas la qualité de répondant habilité puisque les demandeurs n’étaient plus admissibles aux termes de la catégorie du regroupement familial à la suite du décès de leur mère. IRCC l’a également informé que le revenu combiné de son couple ne respectait pas l’exigence en matière de revenu vital minimum.
[8] En mai 2021, IRCC a demandé aux demandeurs de fournir des documents mis à jour et les a invités à présenter, à l’appui de leur demande, des observations concernant les motifs d’ordre humanitaire. À titre de réponse, les demandeurs ont présenté de telles observations dans lesquelles ils invoquaient les difficultés qu’ils pourraient subir au Pakistan, notamment en ce qui concerne les conditions de vie dans ce pays, la santé mentale et l’intérêt supérieur du fils du répondant.
III. Décision faisant l’objet du contrôle
[9] Dans la décision rendue le 13 août 2021 qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, l’agent a rejeté la demande de résidence permanente des demandeurs.
[10] L’agent a conclu que le répondant et son épouse ne satisfaisaient pas aux exigences de l’article 133 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR], car leur revenu combiné n’était pas au moins égal à leur revenu vital minimum. Il a également conclu que, comme la mère du répondant n’était pas la demanderesse principale, les demandeurs ne faisaient pas partie de la catégorie du regroupement familial selon le paragraphe 12(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] et étaient par conséquent interdits de territoire selon le paragraphe 11(1) de cette loi.
[11] Les demandeurs ne contestent pas ces conclusions. Ils contestent plutôt le caractère raisonnable des conclusions de l’agent en ce qui concerne les motifs d’ordre humanitaire soulevés en application du paragraphe 25(1) de la LIPR. L’analyse des motifs d’ordre humanitaire réalisée par l’agent figure dans les notes complémentaires à ce sujet, qui sont consignées dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC] et font partie de la décision.
[12] Au début de son analyse, l’agent a indiqué que les deux demandeurs avaient atteint l’âge de la majorité et avaient la possibilité de travailler, d’étudier, de voyager, de voter et de se marier sans restrictions. Il a également fait remarquer que, selon les renseignements fournis dans le formulaire intitulé Informations sur la famille, les demandeurs avaient sept oncles et tantes qui résidaient au Pakistan.
[13] Les demandeurs ont présenté des observations dans lesquelles ils invoquaient, comme motifs d’ordre humanitaire, leurs problèmes de santé mentale et ceux de l’épouse du répondant. L’agent a fait remarquer que, malgré ces problèmes, les demandeurs réussissaient bien à l’école, et l’épouse du répondant pouvait, en tant que citoyenne canadienne, revenir au Canada pour y obtenir des services de santé mentale. Il a aussi souligné que tous les éléments de la preuve médicale relative aux problèmes de santé mentale des demandeurs et de l’épouse du répondant portaient une date postérieure tombant dans les quelques semaines qui ont suivi la demande de renseignements d’IRCC concernant les motifs d’ordre humanitaire, et qu’aucun renseignement médical dont la date était antérieure à cette demande n’avait été présenté. Par conséquent, il n’a pas accordé une grande importance à ce facteur.
[14] En ce qui concerne l’intérêt supérieur du fils du répondant, l’agent a fait remarquer que les demandeurs avaient accordé une grande importance au fait que le garçon présentait un trouble du spectre de l’autisme [TSA] et qu’il n’existait pas de système d’éducation ou de soutien adéquat au Pakistan pour répondre à ses besoins. L’agent a toutefois jugé que l’épouse et le fils du répondant, qui sont tous deux citoyens canadiens, pouvaient revenir au Canada à tout moment pour profiter des avantages en matière de santé et d’éducation offerts aux citoyens de notre pays. Par conséquent, il n’a pas pris en compte ce facteur.
[15] En se fondant sur cette analyse, l’agent a conclu que les motifs d’ordre humanitaire ne l’emportaient pas sur le fait que les demandeurs ne respectaient pas les exigences financières prévues à l’article 133 du RIPR ni sur l’absence d’une personne pouvant agir en qualité de demandeur principal dans le contexte de leur demande.
IV. Question en litige
[16] La présente demande soulève une seule question, soit celle de savoir si l’analyse de l’agent était déraisonnable en ce qui concerne les motifs d’ordre humanitaire invoqués par les demandeurs. Comme la formulation de cette question l’indique, les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, et je suis d’accord.
V. Analyse
[17] Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire repose sur le fait que l’agent n’a pas tenu compte des observations des demandeurs sur la situation qui prévaut au Pakistan concernant la discrimination et la violence fondées sur le genre ainsi que les conditions de travail et d’emploi défavorables, auxquelles ils seraient exposés si la dispense pour des motifs d’ordre humanitaire ne leur était pas accordée. Les demandeurs soutiennent que, comme l’agent a uniquement fait des remarques dans sa décision sur le fait qu’ils avaient tous deux atteint l’âge de la majorité et avaient la possibilité de travailler, d’étudier, de voyager, de voter et de se marier sans restrictions, il a complètement fait fi de la preuve sur la situation dans le pays, présentée à l’appui de leurs observations.
[18] Dans leurs observations écrites et orales respectives, les parties ont présenté des arguments fondés en grande partie sur la jurisprudence de notre Cour portant sur la question de savoir si l’agent commet une erreur lorsqu’il refuse d’accorder une dispense pour motifs d’ordre humanitaire dans les cas où les demandeurs n’ont produit aucun élément de preuve qui permet d’établir un lien entre la preuve sur la situation dans le pays et leur situation particulière. Les demandeurs ont notamment cité la décision Marafa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 571 [Marafa], énonçant le principe que l’agent ne doit pas limiter son examen des difficultés que subirait le demandeur dans son pays d’origine à celles qui se rattachent à une caractéristique personnelle du demandeur (au para 4). En revanche, le défendeur s’est appuyé sur la décision Uwase c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 515 [Uwase], dans laquelle notre Cour a conclu que le demandeur avait le fardeau de démontrer un lien entre la preuve sur la situation dans le pays et sa situation personnelle (au para 41).
[19] À mon avis, une autre affaire dans laquelle il est possible d’appliquer la jurisprudence à la décision de l’agent qui a expliqué dans ses motifs de décision si la preuve sur la situation dans le pays et la preuve relative à la situation personnelle du demandeur ont joué un rôle dans son analyse des motifs d’ordre humanitaire, et de quelle manière, se prêterait mieux à l’examen des liens à établir entre les décisions Marafa et Uwase et d’autres décisions judiciaires citées à l’appui des arguments des parties. La décision visée par le contrôle judiciaire étant dépourvue de ces motifs et de cette analyse, la Cour ne peut évaluer si, ou comment, l’agent a tenu compte des observations des demandeurs concernant la situation défavorable au Pakistan. Pour cette raison, je conclus que la décision ne présente pas la justification et la transparence requises pour résister au contrôle selon la norme de la décision raisonnable (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 81, 127).
[20] Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, et il n’est pas nécessaire que la Cour examine les autres arguments des parties au sujet du caractère raisonnable de la décision.
[21] Étant donné les mesures que les demandeurs souhaitent obtenir, j’annulerai la décision et je renverrai l’affaire à un autre décideur, investi du pouvoir délégué en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, pour qu’il rende une nouvelle décision après avoir donné la possibilité aux demandeurs de lui soumettre des documents à jour à l’appui de leur demande. Les demandeurs ont également prié la Cour d’ordonner que la nouvelle décision soit rendue dans les 90 jours suivant le prononcé du présent jugement. Je suis d’accord avec le défendeur que les demandeurs n’ont pas présenté d’élément de preuve ou d’argument à l’appui de cette condition particulière, et je m’abstiendrai d’ordonner une telle condition.
[22] Aucune des parties n’a soulevé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune n’est énoncée.
JUGEMENT dans le dossier IMM-6949-21
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant : la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur, investi du pouvoir délégué en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, pour qu’il rende une nouvelle décision après avoir donné la possibilité aux demandeurs de lui soumettre des documents à jour à l’appui de leur demande.
« Richard F. Southcott »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS
DOSSIER :
|
IMM-6949-21 |
INTITULÉ :
|
MUBARRA BASHIR ET MOHAMMAD USAMA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE |
DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 16 janvier 2023 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE SOUTHCOTT |
DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
|
Le 17 janvier 2023 |
COMPARUTIONS :
Arghavan Gerami |
Pour les demandeurs |
Yamen Fadel |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Gerami Law Professional Corporation
Avocats
Ottawa (Ontario)
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Pour les demandeurs |
Procureur général du Canada Ottawa (Ontario)
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Pour le défendeur |