Dossier : IMM-5671-21
Référence : 2023 CF 44
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 11 janvier 2023
En présence de madame la juge Sadrehashemi
ENTRE : |
YASHODHA KAMALANATHAN |
demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La demanderesse, Yashodha Kamalanathan (Mme Kamalanathan), conteste la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [SPR] a conclu à l’absence de minimum de fondement de sa demande d’asile et a rejeté celle-ci. Essentiellement, Mme Kamalanathan soutient que la SPR a tiré des conclusions déraisonnables quant à la crédibilité. Je suis d’accord avec Mme Kamalanathan. La SPR a fait une interprétation erronée de faits importants et a fait des observations sans fournir d’explication et sans tenir compte de la preuve.
[2] Dans l’ensemble, les motifs de la SPR ne témoignent pas de la diligence et de l’attention nécessaires pour tirer des conclusions sur la crédibilité des demandeurs d’asile. Au cours des trois dernières décennies, notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont toujours jugé que, dans les affaires intéressant les réfugiés, les conclusions sur la crédibilité doivent être formulées en termes clairs et explicites (Hilo c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1991] ACF no 228 (CAF) au para 6 [Hilo]). Ce ne fut pas le cas en l’espèce. En outre, les motifs de la SPR vont à l’encontre des exigences établies dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], énonçant qu’une décision doit être transparente, intelligible et justifiée. Ainsi que je l’expliquerai plus en détail dans les présents motifs, la décision est déraisonnable; par conséquent, elle doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée à un autre décideur afin qu’une nouvelle décision soit rendue.
II. Contexte
[3] Mme Kamalanathan est une citoyenne du Sri Lanka d’origine ethnique tamoule. Au moment où elle a déposé sa demande d’asile en novembre 2017, elle a affirmé dans son exposé circonstancié qu’elle venait tout juste d’arriver du Sri Lanka, où elle avait subi la persécution et la violence pendant plusieurs années. La description qu’elle a fournie des événements qui l’avaient incitée à fuir était fausse. En réalité, elle vivait en Inde dans l’État du Tamil Nadu, sans statut valide, depuis l’âge de six ans.
[4] Environ cinq mois avant son audience devant la SPR, Mme Kamalanathan a déposé un exposé circonstancié modifié, sur les conseils de sa nouvelle avocate. Dans son exposé circonstancié modifié, Mme Kamalanathan a admis les éléments qui étaient faux dans son exposé circonstancié initial et a expliqué pourquoi elle avait formulé des énoncés faux. Elle a également fourni une chronologie détaillée pour expliquer le fondement de sa crainte d’être persécutée au Sri Lanka et a expliqué pourquoi elle n’avait aucun statut en Inde.
[5] L’audience devant la SPR s’est déroulée en deux jours, soit le 23 février 2021 et le 5 mai 2021. L’avocate de Mme Kamalanathan a présenté des observations écrites le 18 mai 2021. Le 27 juillet 2021, la SPR a rejeté la demande d’asile et a conclu à l’« absence de minimum de fondement »
de la demande, en application du paragraphe 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Cette conclusion d’« absence de minimum de fondement »
a entraîné des conséquences importantes pour Mme Kamalanathan, dont la plus grave est de l’empêcher de porter la décision de la SPR en appel auprès de la Section d’appel des réfugiés (LIPR, art 110(2)c)).
III. Question en litige et norme de contrôle
[6] La seule question en litige en l’espèce consiste à savoir si les conclusions de la SPR sur la crédibilité sont raisonnables. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable lorsqu’une cour de justice contrôle une décision administrative sur le fond. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait de déroger à cette présomption.
IV. Analyse
[7] L’analyse de la SPR concernant la crédibilité est déraisonnable pour deux raisons principales : i) elle est fondée sur un compte rendu inexact de la preuve relative à une question clé; ii) elle comprend des conclusions défavorables formulées de manière générale et sans tenir compte de la preuve.
A. Interprétation erronée de la preuve
[8] Il n’est pas contesté que Mme Kamalanathan a déposé son exposé circonstancié modifié environ cinq mois avant l’audience devant la SPR. Dans cet exposé, Mme Kamalanathan a biffé les aspects de son exposé circonstancié initial qui n’étaient pas vrais, conformément à l’article 9 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256, et a fourni des éléments chronologiques plus détaillés exposant le fondement de ses allégations.
[9] Au début de l’audience devant la SPR, comme il est pratique courante, le commissaire de la SPR a demandé à Mme Kamalanathan si l’exposé circonstancié modifié, dans lequel plusieurs énoncés de l’exposé circonstancié initial étaient biffés, était [traduction] « comple[t], vra[i] et exac[t] »
. Mme Kamalanathan a répondu par l’affirmative, sous serment.
[10] Ni la SPR ni le ministre n’ont incité de quelque manière Mme Kamalanathan à se dédire. Autrement dit, Mme Kamalanathan n’a pas déposé sa version modifiée après une allégation de fausse déclaration. Malgré la preuve au dossier montrant clairement que Mme Kamalanathan avait elle-même décidé d’admettre que son exposé circonstancié initial comportait des énoncés qui étaient faux, le commissaire de la SPR a insisté à deux reprises dans sa décision sur le fait que Mme Kamalanathan avait admis avoir fait de fausses déclarations uniquement lorsqu’on lui a montré les contradictions après deux journées d’audience. Le commissaire de la SPR a écrit ce qui suit : « Le tribunal affirme que la demandeure d’asile n’a pas été spontanée et qu’elle a volontairement admis les faussetés dans son [exposé circonstancié initial] seulement quand le tribunal lui a montré les contradictions et inexactitudes flagrantes pendant deux jours complets d’audience ».
[11] Cette observation n’est pas exacte et contredit la preuve versée au dossier (Vavilov, au para 126), en plus d’être inintelligible, puisque le commissaire de la SPR a reconnu que Mme Kamalanathan avait modifié son exposé avant l’audience. Les modifications apportées indiquaient les énoncés qui étaient faux dans l’exposé circonstancié initial. Comme l’avocate de Mme Kamalanathan l’a fait valoir dans ses observations écrites déposées après l’audience devant la SPR, le caractère volontaire et la spontanéité des admissions de sa cliente sont des éléments clés dans l’évaluation de la crédibilité de ses allégations. Sans fournir une explication, la SPR a refusé de reconnaître que Mme Kamalanathan avait spontanément et volontairement fait ces admissions.
[12] Cette conclusion n’est pas raisonnable et n’est pas une erreur mineure. Elle constitue un refus de tenir compte de faits essentiels dans l’évaluation de la crédibilité de Mme Kamalanathan et ne donne pas lieu à une analyse qui « se tient »
(Vavilov, au para 104).
B. Conclusions défavorables quant à la crédibilité qui ne tiennent pas compte de la preuve
[13] Le commissaire de la SPR a formulé plusieurs conclusions défavorables quant à la crédibilité du témoignage de Mme Kamalanathan. Il a dit ce qui suit : « [L]e tribunal a conclu que le témoignage de la demandeure d’asile était vague, contradictoire et changeant et qu’il visait à tenter d’embellir sa demande d’asile. »
Et il a ajouté : « J’ai jugé que le témoignage de la demandeure d’asile n’était pas digne de foi, car elle a été incapable de s’en tenir à une seule version des faits et que, à de nombreuses occasions, ses réponses étaient réactives et fabriquées. »
Le commissaire de la SPR n’a mentionné aucun exemple tiré du témoignage de Mme Kamalanathan pour étayer ses observations générales. Toute conclusion au sujet de la crédibilité des demandeurs d’asile doit être expliquée au moyen de « termes clairs et explicites »
(Hilo, au para 6; Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au para 26).
[14] L’approche adoptée par le commissaire de la SPR fait en sorte que Mme Kamalanathan n’est pas en mesure de savoir sur quel fondement il a tiré ces conclusions quant à la crédibilité. Par exemple, quel élément de son témoignage le commissaire de la SPR a-t-il jugé vague ou contradictoire? Dans une telle situation, Mme Kamalanathan ne peut pas remettre en question le fondement des conclusions de la SPR quant à la crédibilité, puisqu’aucune justification n’a été fournie; la SPR a simplement fait des énoncés non justifiés. Le raisonnement n’a ni la transparence ni la justification requise et, par conséquent, la décision de la SPR est déraisonnable (Vavilov, au para 95).
V. Décision
[15] Je reconnais que la SPR s’est fondée sur d’autres motifs, comme le fait que Mme Kamalanathan s’est réclamée de nouveau de la protection du pays, pour appuyer ses conclusions défavorables quant à la crédibilité. J’estime toutefois que les lacunes que j’ai relevées dans l’évaluation de la crédibilité sont « suffisamment capitale[s] ou importante[s] pour rendre [la décision] déraisonnable »
(Vavilov, au para 100). J’accueille la demande de contrôle judiciaire et je renvoie l’affaire à un autre commissaire pour une nouvelle décision.
[16] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-5671-21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
La décision rendue par la SPR le 27 juillet 2021 est annulée;
L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour une nouvelle décision;
Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« Lobat Sadrehashemi »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS
DOSSIER :
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IMM-5671-21 |
INTITULÉ :
|
YASHODHA KAMALANATHAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 18 août 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE SADREHASHEMI
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
|
Le 11 janvier 2023
|
COMPARUTIONS :
Sarah L. Boyd |
Pour la demanderesse |
Neeta Logsetty |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Sarah L. Boyd
Avocate Toronto (Ontario)
|
Pour la demanderesse |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
Pour le défendeur |