Dossier : IMM-1943-22
Référence : 2023 CF 25
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 5 janvier 2023
En présence de monsieur le juge Bell
ENTRE : |
SABA AHADI et KIANA AFRASYABI |
demanderesses |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Nature de l’affaire
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27[la LIPR], contre deux décisions (les « décisions »
) rendues par un agent d’immigration non identifié (l’« agent »
) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (« IRCC »
) à Ottawa les 2 février 2022 et 31 janvier 2022. Dans ses décisions, l’agent a refusé l’entrée au Canada au titre d’un permis d’études à Mme Saba Ahadi (la « demanderesse »,
ou « Mme Ahadi »
) et, par extension, la délivrance d’un visa de visiteur à la fille de 5 ans de Mme Ahadi, Kiana Afrasyabi (l’« enfant »
), qui devait accompagner sa mère au Canada. L’agent n’était pas convaincu que la demanderesse et son enfant à charge quitteraient le Canada à la fin de leur séjour, comme l’exige le paragraphe 216(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR].
[2] La demanderesse conteste les décisions pour de nombreux motifs, notamment des erreurs de droit, des conclusions de fait erronées, une entrave indue à l’exercice du pouvoir discrétionnaire et le défaut d’observer un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale. Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.
II. Faits
[3] La demanderesse, une citoyenne iranienne de 31 ans, a demandé un permis d’études au Canada en vue de suivre un programme de maîtrise en administration des affaires (le « programme »
) à l’Université Canada West à Vancouver, en Colombie-Britannique. Elle avait déjà obtenu un baccalauréat en gestion des affaires bancaires de l’Université Kharazmi, à Téhéran, en 2013. Entre 2013 et 2020, elle a travaillé comme [traduction] « experte et consultante en analyse opérationnelle »
chez Yas Industrial Engineering Company. Depuis 2020, elle travaille chez ITAK Smart Data Technology comme [traduction] « experte et analyste des technologies de l’information »
.
[4] La demanderesse est mariée et, comme je l’ai déjà mentionné, elle a une fille de 5 ans censée l’accompagner au titre d’un visa de visiteur. L’époux de la demanderesse, Milad Afrasyabi, un expert principal en sécurité des réseaux, prévoit de rester en Iran pendant les études de son épouse.
[5] La demanderesse a reçu une lettre d’admission de l’Université Canada West le 14 septembre 2021. Les frais de scolarité pour une année d’études à cette université sont estimés à 17 550 $ CA. La demanderesse a versé un acompte de 7 900 $ CA sur les frais de scolarité et elle a reçu une bourse d’études de 10 000 $ CA, ce qui couvrait la totalité des frais de scolarité de la première année.
[6] Le ou vers le 4 janvier 2022, la demanderesse a présenté une demande de permis d’études à IRCC. Elle avait déjà payé les frais associés à la première année de son programme d’études et elle a apporté la preuve qu’elle disposait de 60 000 $ CA pour son séjour. En plus d’avoir démontré qu’elle était en mesure de financer ses études au Canada et qu’elle avait souscrit une assurance voyage pour sa fille, la demanderesse a ajouté qu’elle recevrait une aide financière de la part de son époux et de son père. Ceux-ci s’étaient engagés à prendre en charge ses dépenses durant son programme d’études de deux ans. De plus, la demanderesse a produit des titres de propriété pour des biens immobiliers en Iran.
[7] Dans une lettre datée du 2 février 2022, l’agent a rejeté la demande de permis d’études, déclarant que, compte tenu des liens familiaux de la demanderesse au Canada, de ses liens avec son pays de résidence et du but de sa visite, il n’était pas convaincu qu’elle quitterait le Canada à la fin de son séjour (art 216(1) du RIPR). Dans une lettre distincte datée du 31 janvier 2022, l’agent a rejeté la demande de visa de résident temporaire pour la fille de la demanderesse.
III. Décisions faisant l’objet du contrôle
[8] Bien que la lettre de refus soit brève, les notes consignées par l’agent dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC) fournissent davantage de détails et sont reproduites ci‑dessous :
[traduction]
J’ai examiné la demande. J’ai tenu compte des facteurs favorables invoqués par la demanderesse, y compris les déclarations et les autres éléments de preuve. La demanderesse, âgée de 30 ans, présente une demande en vue de suivre un programme de maîtrise en administration des affaires à l’Université Canada West. Je fais observer que le projet d’études de la demanderesse n’est pas raisonnable puisque celle-ci indique qu’elle a déjà obtenu un baccalauréat en gestion des affaires bancaires en Iran. Depuis 2013, la demanderesse a travaillé comme experte et consultante en analyse des activités et comme experte et analyste des technologies de l’information. Le projet d’études ne semble pas raisonnable compte tenu de ses antécédents professionnels et scolaires. Je note ce qui suit : - le projet d’études de la demanderesse n’est pas raisonnable compte tenu du cheminement de carrière de celle-ci - les études antérieures de la demanderesse n’étaient pas dans un domaine connexe. J’ai examiné la lettre d’explication de la demanderesse. Cette dernière ne soulève pas de raisons suffisamment impérieuses pour me convaincre qu’un tel programme d’études serait à son avantage. Je ne suis pas convaincu qu’elle quitterait le Canada à la fin de son séjour à titre de résidente temporaire. Je note ce qui suit : - la demanderesse est mariée, a des personnes à charge ou déclare entretenir de solides liens familiaux dans son pays d’origine, mais elle n’est pas suffisamment établie. De plus, comme il est prévu que l’enfant de la demanderesse l’accompagne au Canada, les liens de cette dernière avec l’Iran s’affaiblissent, car sa motivation à retourner dans son pays d’origine diminuera en raison de la présence de sa famille immédiate au Canada. La demanderesse n’a pas démontré l’existence de liens suffisamment solides la rattachant à son pays de résidence. Ni relevés de notes ni diplômes d’études récents n’ont été fournis. Le but de la visite ne paraît pas raisonnable compte tenu de la situation socio-économique de la demanderesse. Je ne suis donc pas convaincu qu’elle quitterait le Canada à la fin de la période de séjour autorisée. Après avoir soupesé les facteurs à prendre en considération dans la présente demande, je ne suis pas convaincu que la demanderesse quittera le Canada à la fin de sa période de séjour autorisée. Pour les motifs qui précèdent, je rejette la demande.
IV. Dispositions pertinentes
[9] Les dispositions législatives et réglementaires applicables sont les paragraphes 30(1) et 30(1.1) de la LIPR et le paragraphe 216(1) du RIPR. Ces dispositions sont rédigées en ces termes :
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V. Questions en litige et norme de contrôle applicable
[10] La norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23). Aucune des exceptions à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique dans les circonstances (Vavilov, aux para 17, 25). Par conséquent, la question est de savoir si le raisonnement de l’agent et le résultat de la décision étaient fondés sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et s’ils étaient justifiés au regard des contraintes juridiques et factuelles (Vavilov, au para 85). Avant de pouvoir infirmer une décision, une cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes suffisamment graves; ainsi, des lacunes superficielles ou accessoires ne suffisent pas à infirmer la décision (Vavilov, au para 100). Surtout, une cour de révision doit examiner la décision dans son ensemble et s’abstenir de procéder à une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur (Vavilov, aux para 85, 102).
[11] La présente affaire porte sur l’intelligibilité des conclusions de l’agent compte tenu de la preuve dont il disposait.
VI. Observations des parties
[12] La demanderesse soutient que, bien que l’agent ait fourni des motifs de refus, ces motifs ne sont pas justifiés et sont, en fait, contredits par la preuve. Elle soutient aussi que la décision est inintelligible et qu’elle ne possède donc pas les caractéristiques d’une décision raisonnable énoncées dans l’arrêt Vavilov.
[13] Le défendeur fait valoir que la demanderesse n’a pas réfuté la présomption selon laquelle elle cherchait à entrer au Canada en tant qu’immigrante et que c’est pour ce motif que l’agent a rejeté la demande de permis d’études de la demanderesse et, par extension, la demande de visa de visiteur de sa fille de 5 ans. Le défendeur soutient que l’agent a tenu compte de l’ensemble de la preuve et qu’il a fourni des motifs suffisants et intelligibles pour justifier le rejet des demandes.
VII. Analyse
1. La décision était-elle raisonnable en ce sens qu’elle était intelligible, transparente et justifiée?
(1) L’appréciation faite par l’agent du caractère raisonnable du projet d’études de la demanderesse
[14] L’agent a notamment déclaré ce qui suit dans les notes qu’il a consignées dans le SMGC :
[traduction]
Le projet d’études de la demanderesse n’est pas raisonnable puisque celle-ci indique qu’elle a déjà obtenu un baccalauréat en gestion des affaires bancaires en Iran. Depuis 2013, la demanderesse a travaillé comme experte et consultante en analyse des activités et comme experte et analyste des technologies de l’information. Le projet d’études ne semble pas raisonnable compte tenu de ses antécédents professionnels et scolaires. Je note ce qui suit : - le projet d’études de la demanderesse n’est pas raisonnable compte tenu du cheminement de carrière de celle-ci - les études antérieures de la demanderesse n’étaient pas dans un domaine connexe.
[15] Bien que je ne sois pas conseiller en orientation professionnelle, l’expérience fait en sorte que la Cour n’est pas totalement dépourvue de connaissances en ce qui concerne les programmes de maîtrise en administration des affaires. Il n’est pas nécessaire d’admettre d’office qu’une maîtrise est un diplôme d’un niveau supérieur à celui du baccalauréat. Encore une fois, même si je ne suis pas conseiller en orientation professionnelle, il est bien connu que les gens suivent souvent un programme de maîtrise en administration des affaires après avoir obtenu un diplôme de premier cycle et acquis une certaine expérience de travail. La demanderesse ayant obtenu un baccalauréat et acquis une expérience de travail connexe, je suis d’avis que la conclusion selon laquelle son projet d’études n’est pas raisonnable étant donné son cheminement de carrière est inintelligible. Compte tenu des documents dont disposait l’agent, il en fallait davantage pour justifier l’observation selon laquelle le projet d’études de la demanderesse n’était pas raisonnable. Je suis d’accord avec la demanderesse que l’obtention d’une maîtrise en administration des affaires suivait un cheminement logique étant donné ses études de premier cycle et son expérience de travail. Cependant, ce n’est pas tout. En plus de lui accorder un congé pour qu’elle puisse poursuivre ses études, l’employeur de la demanderesse lui a laissé entendre qu’une promotion pourrait lui être offerte à son retour en Iran. Cette observation de l’employeur appuie le caractère raisonnable du cheminement de carrière et du projet d’études, et démontre d’autant plus l’inintelligibilité de la décision de l’agent.
[16] L’agent reprochait à la demanderesse d’avoir fourni [traduction] « ni relevés de notes ni diplômes d’études récents »
à l’appui de sa demande de permis d’études. En tout respect, cette exigence imposée par l’agent semble plutôt inintelligible étant donné le nombre d’années qui se sont écoulées depuis que la demanderesse a terminé son programme de baccalauréat, le fait qu’elle a fourni une preuve de son admission au programme de maîtrise et le fait qu’elle a obtenu une bourse d’études. Je me demande, pour la forme, « quelle incidence le fait de connaître les résultats de la demanderesse aurait-il pu avoir sur l’un ou l’autre des aspects de la tâche entreprise par l’agent? »
Dans les circonstances, la réponse est, à mon avis, « aucune »
.
(2) L’appréciation faite par l’agent des liens de la demanderesse avec son pays de résidence
[17] L’agent a tiré une inférence défavorable du fait que l’enfant de la demanderesse accompagnerait cette dernière au Canada. Cependant, il n’a pas soupesé les autres facteurs atténuants qui démontraient que des liens solides rattachaient la demanderesse à l’Iran. Le dossier montre que l’époux de la demanderesse – qui est le père de la demanderesse mineure – restera en Iran. De plus, les deux parents et un frère ou une sœur de la demanderesse demeureront dans le pays d’origine.
[18] En ce qui concerne les liens familiaux, le seul facteur potentiellement défavorable qui ressort du dossier est que la demanderesse mineure accompagnerait sa mère au Canada. La demanderesse fait valoir que le fait de refuser de délivrer un permis d’études à un demandeur qui serait accompagné d’un enfant mineur constitue un refus de facto pour tous les demandeurs qui souhaiteraient venir au Canada en compagnie d’un membre de leur famille. Je suis d’accord. Je suis d’avis que l’agent a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à cet égard.
[19] Outre ses liens familiaux, la demanderesse a démontré l’existence de solides liens professionnels en Iran. Un emploi l’attend à son retour. Son employeur lui a accordé un congé et lui a laissé entendre qu’une promotion pourrait lui être offerte à son retour. La demanderesse et son époux possèdent des biens immobiliers en Iran. L’agent ne semble pas avoir fait un examen critique de ces facteurs dans son appréciation des liens avec l’Iran.
(3) L’appréciation de la situation socio-économique de la demanderesse
[20] Dans ses notes, l’agent mentionne ce qui suit : [traduction] « Le but de la visite ne paraît pas raisonnable compte tenu de la situation socio-économique de la demanderesse. Je ne suis donc pas convaincu qu’elle quitterait le Canada à la fin de la période de séjour autorisée. »
[21] J’ai du mal à comprendre la conclusion de l’agent au sujet de la situation socio‑économique de la demanderesse. Cette conclusion semble aller à l’encontre de la preuve. De toute évidence, la demanderesse a les moyens de suivre le programme d’études envisagé. Elle a déjà payé ses frais de scolarité et elle a obtenu une importante bourse d’études. Son époux et elle ont des emplois rémunérés et ils ont de l’argent dans leur compte bancaire, ainsi que d’autres actifs. En outre, elle peut compter sur le soutien financier de ses parents. Selon la preuve, les études supérieures de la demanderesse représentent temporairement un fardeau financier, mais elles pourraient ensuite lui valoir une promotion. Compte tenu de la preuve, les observations de l’agent concernant la situation socio-économique manquent d’intelligibilité.
VIII. Conclusion
[22] Je ne vois pas ce que la demanderesse aurait pu faire de plus pour établir qu’elle satisfaisait aux exigences énoncées dans la loi pour entrer au Canada en tant que non-immigrante. Les frais associés à sa première année d’études sont payés. Elle a obtenu une importante bourse d’études. Elle dispose de moyens financiers suffisants pour suivre le programme d’études. Son employeur lui a accordé un congé, et une promotion pourrait lui être offerte à son retour en Iran. Il existe une progression logique entre le baccalauréat et la maîtrise. Le programme d’études est cohérent avec son cheminement de carrière. Elle a des liens étroits avec l’Iran et aucun lien avec le Canada. À l’égard de chacune de ces matrices factuelles, l’agent semble avoir tiré des conclusions qui vont à l’encontre de la preuve. La décision dans son ensemble est inintelligible.
[23] Dans les circonstances, je ferai droit à la demande de contrôle judiciaire et je renverrai l’affaire à un autre agent des visas pour qu’il rende une nouvelle décision.
JUGEMENT dans le dossier IMM-1943-22
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.
Comme la présente affaire ne soulève aucune question sérieuse de portée générale et qu’aucune n’a été proposée par l’une ou l’autre des parties, aucune question n’est certifiée aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« B. Richard Bell »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-1943-22 |
INTITULÉ :
|
SABA AHADI et KIANA AFRASYABI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Vancouver (Colombie-Britannique), AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 22 NOVEMBRE 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE BELL
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 5 janvier 2023
|
COMPARUTIONS :
Samin Mortazavi |
Pour les demanderesses |
Erica Louie |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Pax Law Corporation North Vancouver (Colombie‑Britannique) |
Pour les demanderesses |
Procureur général du Canada Vancouver (Colombie‑Britannique) |
Pour le défendeur |