Dossier : T-1324-20
Référence : 2023 CF 31
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 9 janvier 2023
En présence de monsieur le juge Southcott
ENTRE :
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DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE ET DUFF CONACHER
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demandeurs
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] La Cour est saisie d’une demande, déposée en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [Loi], dans laquelle les demandeurs, Démocratie en surveillance et Duff Conacher, contestent la constitutionnalité des systèmes appliqués par le gouvernement du Canada pour les nominations et les promotions au sein de la magistrature fédérale.
[2] Les demandeurs font valoir que ces systèmes sont inconstitutionnels parce qu’ils sont trop empreints d’influence, d’ingérence et de décisions politiques discrétionnaires de la part du ministre de la Justice et du gouverneur en conseil. Ils allèguent, plus précisément, que, de ce fait, ces systèmes nuisent à l’indépendance structurelle et à l’impartialité de la magistrature de façons qui contreviennent à l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 [Constitution], à l’article 7, à l’alinéa 11d) et au paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés [Charte], ainsi qu’aux principes constitutionnels de l’indépendance de la magistrature et de la primauté du droit.
[3] Pour les motifs exposés plus en détail ci-dessous, la présente demande est rejetée. À la lumière des principes constitutionnels de l’indépendance et de l’impartialité judiciaires, tels qu’ils ressortent de la jurisprudence et de l’analyse présentées ci-dessous, je conclus qu’il n’y a pas violation de droits constitutionnels.
II.
Contexte factuel
[4] Le demandeur Duff Conacher est doctorant à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa. Il a déjà été professeur invité ou à temps partiel à la Faculté de droit de l’Université de Toronto et à l’Université d’Ottawa, et a notamment obtenu une nomination conjointe à la Faculté de droit et à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. M. Conacher est coordonnateur pour la codemanderesse, Démocratie en surveillance, un organisme sans but lucratif qui préconise la mise en place de réformes démocratiques, la participation citoyenne aux affaires publiques, ainsi que la conduite éthique au sein du gouvernement et du milieu des affaires au Canada.
[5] Les demandeurs contestent la constitutionnalité du processus aboutissant à la nomination des magistrats fédéraux aux cours supérieures et aux cours d’appel provinciales et territoriales, à la Cour d’appel fédérale, à la Cour fédérale et à la Cour canadienne de l’impôt. Ils contestent également le processus de promotion des juges aux cours d’appel (à la fois les cours d’appel provinciales et territoriales et la Cour d’appel fédérale). Ils ne contestent pas les nominations à la Cour d’appel de la cour martiale du Canada (probablement parce que ses membres sont des juges qui ont déjà été nommés à une autre cour) ni à la Cour suprême du Canada (vraisemblablement parce que le processus de nomination y est différent).
[6] J’examine, plus loin dans les présents motifs, une requête déposée par le défendeur, le procureur général du Canada, en vue d’obtenir la radiation de passages des éléments de preuve par affidavit des demandeurs. Il ressort de cette requête que les parties ne s’entendent pas sur le dossier dont devrait disposer la Cour pour analyser leurs thèses respectives quant au bien-fondé de la présente demande. Quoi qu’il en soit, une bonne partie du contexte factuel entourant les processus de nomination et de promotion à la magistrature fédérale n’est pas contestée.
[7] Le défendeur a déposé, en l’espèce, l’affidavit de Philippe Lacasse, directeur exécutif, Nominations à la magistrature et avocat principal au secrétariat des nominations judiciaires du Commissariat à la magistrature fédérale [CMF]. Comme l’a indiqué M. Lacasse dans son affidavit, le CMF a été créé en 1978 afin de préserver l’indépendance de la magistrature et d’appuyer les juges nommés par le gouvernement fédéral. Bien que le commissaire agisse en tant que délégué du ministre de la Justice pour l’application de la partie I de la Loi sur les juges, LRC 1985, c J-1, le CMF est distinct et indépendant du ministère de la Justice. Le résumé qui suit des processus de nomination et de promotion à la magistrature fédérale repose en grande partie sur l’explication de ces processus donnée dans l’affidavit de M. Lacasse. Je crois comprendre que les demandeurs ne remettent pas en question le contexte factuel exposé ci-après.
[8] Le système de nomination à la magistrature fédérale est le processus par lequel les juges sont nommés aux cours mentionnées précédemment. C’est le gouverneur général qui, conformément à l’article 96 de la Constitution, détient le pouvoir de nommer les juges aux cours supérieures (comme la Cour supérieure de justice de l’Ontario ou la Cour du Banc du Roi de l’Alberta). Outre ces cours supérieures, l’article 101 de la Constitution habilite le Parlement du Canada à créer des cours pour améliorer l’application des lois du Canada. Conformément à ce pouvoir, le Parlement a créé la Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale et la Cour canadienne de l’impôt. On dit que ces cours sont des tribunaux d’origine législative. Conformément à la Loi et à la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, LRC 1985, c T-2, le gouverneur en conseil est responsable de la nomination des juges aux cours d’origine législative.
[9] Par convention constitutionnelle, lorsqu’il nomme des juges aux cours supérieures provinciales, le gouverneur général agit sur l’avis du comité du Conseil privé du Canada. De même, le gouverneur en conseil, qui nomme les juges à la Cour d’appel fédérale, à la Cour fédérale et à la Cour canadienne de l’impôt, est défini dans la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, comme le gouverneur général agissant sur l’avis ou avec le consentement du Conseil privé. Le Conseil privé est composé de tous les ministres fédéraux, qui siègent au sein d’un organisme connu sous le nom de Cabinet (voir Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c Odynsky, 2010 CAF 307 [B’Nai Brith] au para 77). Ainsi, toutes les nominations à la magistrature fédérale sont faites par le gouverneur général, sur l’avis du Cabinet. Le Cabinet, quant à lui, agit sur l’avis du ministre de la Justice [ministre]. (S’agissant de la nomination des juges en chef et des juges en chef adjoints, l’avis au Cabinet est émis par le premier ministre. Par souci de simplicité, je désigne, dans les présents motifs, l’avis au Cabinet comme étant donné par le ministre.)
[10] Ayant fait état des dispositions constitutionnelles et législatives, je passe à l’usage actuel : dans le cadre du processus de nomination à la magistrature fédérale, le ministre reçoit une liste de recommandations de la part d’un comité consultatif à la magistrature [CCM]. Il y a, au Canada, 17 CCM qui transmettent au ministre leurs recommandations concernant les nominations à la magistrature dans leurs régions respectives. Chaque province et territoire compte au moins un CCM. La Cour canadienne de l’impôt a également son propre CCM. L’explication qui suit porte sur le fonctionnement des CCM selon la pratique suivie depuis 2016.
[11] Les CCM provinciaux et territoriaux comptent chacun sept membres :
un représentant du barreau de la province ou du territoire;
un représentant de la division provinciale ou territoriale de l’Association du Barreau canadien [ABC];
un juge désigné par le juge en chef de la province ou du territoire;
un représentant du procureur général de la province ou du ministre de la Justice du territoire;
trois représentants du grand public sélectionnés par le gouvernement du Canada [gouvernement].
[12] Les personnes sélectionnées par le gouvernement pour représenter le grand public sont choisies par le ministre, à sa seule discrétion, à la suite d’un processus de mise en candidature ouvert à tous. Bien qu’il incombe à chaque barreau, division de l’ABC et procureur général provincial ou ministre de la Justice territorial concerné de proposer une liste de trois candidats pour le CCM, les personnes nommées au CCM sont, au bout du compte, sélectionnées par le ministre parmi les candidats proposés. Les membres du CCM sont nommés pour deux ans et leur mandat est renouvelable une fois.
[13] Le CCM qui formule les recommandations pour les nominations à la Cour canadienne de l’impôt comprend cinq membres : un juge désigné par le juge en chef de la Cour canadienne de l’impôt et quatre représentants du gouvernement.
[14] Le CMF est chargé d’administrer les 17 CCM et notamment d’offrir une formation d’orientation aux nouveaux membres des CCM, de consulter les présidents des CCM, d’assister aux réunions des CCM, de rédiger à l’intention du ministre des rapports présentant les conclusions des CCM et d’agir à titre de personne-ressource pour répondre aux questions des éventuels candidats et d’autres personnes au sujet du processus de nomination à la magistrature fédérale. Les candidatures pour une nomination à la magistrature sont transmises au CMF; elles sont ensuite évaluées par le CCM concerné.
[15] Le CCM concerné, après avoir examiné les candidatures, et après avoir éventuellement mené des consultations auprès de la communauté juridique et non juridique, prépare un rapport d’évaluation de chaque candidat auquel il attribue l’une des mentions suivantes : « recommandé »
, « fortement recommandé »
ou « sans recommandation »
. Ce rapport est remis au ministre.
[16] Il est acquis de part et d’autre que le ministre peut consulter d’autres personnes avant de recommander au Cabinet de procéder à une nomination à la magistrature. Cependant, la plupart des éléments de preuve contestés dans la présente demande concernent la nature de ces consultations. J’examine donc ces détails plus loin dans les présents motifs.
[17] Une fois qu’un candidat est nommé à la magistrature, les CCM ne prennent part à aucune décision touchant la promotion du juge à une cour d’appel (une cour d’appel provinciale ou territoriale, ou la Cour d’appel fédérale). Comme dans le cas des nominations initiales à la magistrature, les promotions sont faites par le gouverneur général, sur l’avis du Cabinet, qui agit sur l’avis du ministre.
III.
Contexte procédural
[18] À l’appui de leur demande, les demandeurs ont déposé deux affidavits souscrits par M. Conacher; le premier date du 17 décembre 2020 [premier affidavit de M. Conacher] et le deuxième, du 26 août 2021 [deuxième affidavit de M. Conacher]. Ces affidavits font état et sont assortis, à titre de pièces, de plusieurs articles de presse traitant de déclarations de représentants du gouvernement au sujet du processus de nomination à la magistrature, ainsi que d’articles de presse et de déclarations publiques d’avocats, de professeurs de droit et d’autres sources. Ces éléments de preuve visent à étayer la thèse des demandeurs voulant que le degré de pouvoir politique discrétionnaire exercé par le ministre et le Cabinet sur les systèmes de nomination et de promotion à la magistrature porte atteinte à la protection constitutionnelle de l’indépendance et de l’impartialité judiciaires en cause dans la présente demande.
[19] Le défendeur soutient que des passages importants du premier affidavit de M. Conacher et l’intégralité du deuxième affidavit de M. Conacher sont irrecevables parce qu’ils constituent du ouï-dire ou un témoignage d’opinion inadmissibles. Le défendeur ajoute que les demandeurs ont tardé à produire en preuve le deuxième affidavit de M. Conacher.
[20] Les arguments des parties sur ces points ont d’abord été présentés à la juge Aylen en sa qualité de juge chargée de la gestion de l’instance. En ce qui concerne le premier affidavit de M. Conacher, la juge Aylen a conclu que les parties ne l’avaient pas convaincue de l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant un règlement rapide de la question. Elle a également indiqué que l’admissibilité du deuxième affidavit de M. Conacher était inextricablement liée à l’admissibilité du premier affidavit de M. Conacher. Cela étant, elle a conclu qu’il conviendrait que le juge saisi de la demande sur le fond décide de l’admissibilité des deux affidavits.
[21] Suivant ce raisonnement, la juge Aylen a rendu, le 16 août 2021, une ordonnance [ordonnance de la juge Aylen] rejetant la requête du défendeur en vue de radier les passages contestés du premier affidavit de M. Conacher et accueillant provisoirement la requête des demandeurs sollicitant l’autorisation de déposer le deuxième affidavit de M. Conacher. Cette ordonnance n’empêchait pas le défendeur de contester l’admissibilité des deux affidavits devant le juge saisi de la demande.
[22] À l’audition de la présente demande, les parties ont présenté leurs arguments quant à la requête en radiation du défendeur. Ainsi, dans les présents motifs, j’examinerai cette requête avant d’étudier le bien-fondé de la demande.
IV.
Mesure de réparation demandée
[23] Dans la présente demande, les demandeurs sollicitent les réparations suivantes :
A.
une ordonnance ou une déclaration selon laquelle les systèmes appliqués par le gouvernement pour les nominations et les promotions au sein de la magistrature fédérale ne sont pas conformes à l’article 96 de la Constitution, à l’article 7, à l’alinéa 11d) et au paragraphe 24(1) de la Charte, ainsi qu’aux principes de justice fondamentale, notamment les principes constitutionnels non écrits de l’indépendance de la magistrature et de la primauté du droit.
B.
des directives quant aux modifications à apporter aux systèmes de nomination et de promotion au sein de la magistrature fédérale afin de les rendre conformes sur le plan constitutionnel.
V.
Questions en litige
[24] À la lumière des arguments de chacune des parties sur la requête en radiation déposée par le défendeur et la demande principale, voici comment je formulerais les questions que la Cour doit trancher :
Faut-il radier des passages du premier affidavit de M. Conacher et l’intégralité du deuxième affidavit de M. Conacher parce qu’ils constituent du ouï-dire inadmissible?
Faut-il radier des passages du premier affidavit de M. Conacher parce qu’ils constituent un témoignage d’opinion inadmissible?
Faut-il radier le deuxième affidavit de M. Conacher pour cause de retard?
Les demandeurs devraient-ils se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public afin de présenter la demande?
Les systèmes de nomination et de promotion au sein de la magistrature fédérale contreviennent-ils à l’article 96 de la Constitution, à l’article 7, à l’alinéa 11d) et au paragraphe 24(1) de la Charte, ainsi qu’aux principes de justice fondamentale non écrits de l’indépendance de la magistrature et de la primauté du droit?
Si les systèmes de nomination et de promotion au sein de la magistrature fédérale contreviennent à la Charte, l’atteinte peut-elle se justifier au regard de l’article premier de la Charte?
À quelles réparations, s’il y a lieu, les demandeurs ont-ils droit?
VI.
Discussion
A.
Faut-il radier des passages du premier affidavit de M. Conacher et l’intégralité du deuxième affidavit de M. Conacher parce qu’ils constituent du ouï-dire inadmissible?
[25] Le défendeur fait valoir que les paragraphes 13 à 20, la proposition subordonnée au début de la première phrase du paragraphe 21, les paragraphes 23 à 27, les paragraphes 30 à 31, ainsi que les pièces D à J, N à W, et Z à BB du premier affidavit de M. Conacher, de même que l’intégralité du deuxième affidavit de M. Conacher, devraient être radiés parce qu’ils constituent du ouï-dire inadmissible.
[26] À l’audition de la présente demande, les avocates des demandeurs ont reconnu qu’elles cherchaient à se servir des éléments de preuve contestés à des fins de ouï-dire, c’est-à-dire pour établir la véracité du contenu des déclarations faites ou mentionnées dans les pièces et paragraphes contestés. Cependant, les demandeurs prétendent que les éléments de preuve sont admissibles suivant l’exception raisonnée à la règle du ouï-dire, qui permet l’admission d’éléments de preuve par ouï-dire si les critères de la nécessité et de la fiabilité sont remplis (voir, p. ex., R c Smith, [1992] 2 RCS 915 [Smith] aux pp 930-934; Telus Communications Inc c Syndicat des travailleurs en télécommunications, 2005 CAF 262 aux para 25-26; Cabral c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 4 au para 30).
[27] Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Bande indienne Coldwater c Canada (Procureur général), 2019 CAF 292 aux para 52-55 et 59, il faut donner au critère de la nécessité une définition souple, pouvant aller jusqu’à la commodité, par exemple en favorisant la rapidité et l’efficacité et en évitant la production d’un nombre important et difficilement réalisable d’affidavits. Les demandeurs font valoir qu’il était nécessaire de présenter les éléments de preuve comme ils l’ont fait; en effet, selon eux, s’il fallait accompagner chaque source de preuve par ouï-dire d’un affidavit attestant d’une connaissance directe, la Cour se retrouverait face à un nombre important et difficilement réalisable d’affidavits qui ralentirait l’audition de la demande. Les demandeurs ajoutent que les articles de presse citent directement des documents gouvernementaux auxquels ils n’ont pas accès.
[28] Le défendeur affirme qu’aucun des éléments de preuve par ouï-dire n’est nécessaire puisque la Cour peut compter sur les éléments de preuve directs de M. Lacasse, qui a une connaissance personnelle des procédures et des politiques applicables aux nominations à la magistrature fédérale. Je ne suis pas convaincu que cet argument prend en compte le sens que la jurisprudence donne au mot « nécessité ». Selon les enseignements de l’arrêt Smith, il serait illogique que la preuve par ouï‑dire non corroborée soit admissible, mais devienne inadmissible si elle est corroborée par une autre source (à la p 933). La question est plutôt de savoir si les éléments particuliers de preuve par ouï-dire contestés ne pourraient pas être disponibles autrement en tant qu’éléments de preuve directs (voir Smith à la p 934).
[29] Cependant, je suis davantage convaincu par l’argument du défendeur selon lequel la Cour ne dispose d’aucun élément de preuve montrant que les demandeurs ont tenté d’obtenir des éléments de preuve directs, par exemple en s’adressant aux journalistes concernés, mais n’y sont pas parvenus. L’argument des demandeurs en ce qui concerne la nécessité repose principalement sur l’affirmation selon laquelle il aurait été trop contraignant de tenter de recueillir des éléments de preuve directs. Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72 [Conseil canadien pour les réfugiés], la Cour d’appel fédérale a formulé une mise en garde contre le recours à des articles de presse pour démontrer les conditions qui règnent dans un pays alors qu’il existe de meilleures sources de preuve (au para 150). En l’espèce, les demandeurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau de montrer qu’il n’existe pas d’éléments de preuve directs ou qu’il aurait été excessivement difficile de les obtenir.
[30] En ce qui concerne la fiabilité, les demandeurs prétendent que la plupart des éléments de preuve proviennent de médias respectés qui se conforment aux normes les plus élevées en matière d’intégrité journalistique et qu’on y cite directement, dans de nombreux cas, des documents rédigés par des agents du gouvernement. Ils affirment que les journalistes concernés, tout comme les médias qui les emploient, ont intérêt à préserver leur réputation, ce qui leur confère une garantie de fiabilité.
[31] Le défendeur rappelle qu’il ne remet en cause l’intégrité d’aucun des médias à l’origine des articles sur lesquels les demandeurs cherchent à s’appuyer. Il affirme plutôt qu’en admettant des articles de presse pour prouver la véracité de leur contenu, la Cour s’expose aux dangers relevés dans l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés quant à l’inexactitude, à la partialité et à l’impossibilité de soumettre les auteurs au contre-interrogatoire. Je partage ces craintes. Comme l’a indiqué la Cour d’appel fédérale, les affaires constitutionnelles ayant de vastes répercussions ne devraient pas être tranchées sur le fondement de ce qu’on peut lire dans les journaux (au para 150).
[32] L’un des documents contestés par le défendeur n’est pas un article de presse; il s’agit d’une lettre du Conseil canadien de la magistrature au sujet d’une enquête qu’il a menée. Bien que la nature de cet organisme contribue à l’analyse de la fiabilité, les demandeurs n’ont tout de même présenté aucun élément de preuve permettant de conclure à la nécessité, d’autant plus que la plainte qui a suscité l’enquête semble avoir découlé d’un article publié dans le journal The Globe and Mail. Encore une fois, la Cour ne dispose d’aucun élément de preuve indiquant que les demandeurs se sont efforcés d’obtenir des éléments de preuve directs, par exemple en s’adressant au journaliste concerné.
[33] À mon avis, cette analyse a pour effet d’exclure les articles joints en tant que pièces D, E, F, G, H, I, J, N, O, S, T, U, V, Z et BB au premier affidavit de M. Conacher, et en tant que pièce A au deuxième affidavit de M. Conacher, parce qu’ils constituent du ouï-dire irrecevable. Les paragraphes 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21 (proposition subordonnée au début de la première phrase), 23, 26 et 30, ainsi que la dernière phrase du paragraphe 31 du premier affidavit de M. Conacher et le paragraphe 2 du deuxième affidavit de M. Conacher, qui renvoient à ces pièces exclues ou qui s’appuient sur elles, sont également irrecevables.
[34] Le défendeur demande également la radiation, au motif qu’il s’agit de ouï-dire, du paragraphe 13 du premier affidavit de M. Conacher, dans lequel ce dernier affirme qu’après avoir examiné les candidatures à la magistrature, le CCM de chaque province ou territoire remet au ministre une liste préliminaire de candidats désignés. Je conviens avec les demandeurs que le paragraphe 13 ne fait que reprendre l’information donnée au paragraphe 10 de l’affidavit qui, selon les observations du défendeur lui-même, n’est pas remis en question puisqu’il se fonde sur un descriptif donné sur le site Web du CMF. Je ne radie donc pas ce paragraphe.
[35] La pièce B du deuxième affidavit de M. Conacher est également irrecevable, les avocates des demandeurs ayant confirmé à l’audience que les demandeurs n’avaient pas l’intention de s’appuyer sur cette pièce étant donné qu’elle est illisible.
[36] Pour ce qui est des autres pièces jointes au deuxième affidavit de M. Conacher, je suis d’avis que trois de ces documents (pièces C, D et E) sont recevables à une fin qui n’est pas du ouï-dire, c’est-à-dire pour prouver que les communications indiquées dans ces documents ont bien eu lieu. Chacun de ces documents est une communication par courriel qui, aux dires des demandeurs, constitue une demande ou une réponse à une demande de commentaires au sujet d’un ou de plusieurs candidats à des postes de magistrats.
[37] Pour illustrer cette analyse, je donnerai l’exemple du courriel joint en tant que pièce E, envoyé par le bureau d’une ministre qui déclarait ne pas connaître les avocats dont il était question. La pertinence de ce document pour ce qui est des arguments des demandeurs en l’espèce n’est pas liée à la véracité du contenu du courriel (c.-à-d. que la ministre ne connaissait pas les avocats), mais plutôt au fait que le courriel indique que la ministre a été consultée.
[38] La pièce F, en revanche, n’entre pas dans la même catégorie puisqu’il s’agit d’un diagramme présentant les résultats de diverses consultations alléguées, ce qui constitue une déclaration par ouï-dire de l’auteur non identifié du diagramme.
[39] En résumé, pour ce qui est de cet élément de la requête du défendeur en lien avec le deuxième affidavit de M. Conacher, je conclus que les pièces A, B et F, ainsi que les paragraphes qui y renvoient (2, 3a et 3e), sont irrecevables.
[40] Je reviens au premier affidavit de M. Conacher. L’analyse qui précède n’a pas traité des pièces P, Q, R, W et AA, qui ne sont pas des articles de presse, mais qui, selon le défendeur, constituent également du ouï-dire irrecevable. La pièce P est un document intitulé « Interim Report: The Canadian Federal Judicial Appointments Process and Opportunities for Reform »
(rapport provisoire : processus de nomination à la magistrature fédérale canadienne et possibilités de réforme) datant d’août 2016 et préparé par la Commission internationale des juristes (Section canadienne) [CIJ]. Ce rapport énonce les conclusions tirées de réponses à des questionnaires préparés par la CIJ sur le processus de nomination à la magistrature fédérale canadienne. Les pièces Q, R et W sont des documents rédigés par des avocats, des professeurs de droit et l’ABC, dans lesquels ces derniers expriment leurs points de vue quant aux processus de nomination à la magistrature. La pièce AA est un document produit par un grand nombre d’associations d’avocats et d’organismes juridiques au Canada, en faveur de la nomination à la magistrature de personnes autochtones, noires et de couleur [PANDC].
[41] Bien que tous ces documents comportent indéniablement des éléments de ouï-dire, ils sont d’une autre nature que les articles de presse, et les demandeurs tentent de les invoquer à des fins allant probablement au-delà de la véracité de leur contenu. Par conséquent, il convient d’en examiner la recevabilité dans la prochaine section des présents motifs, qui porte sur les arguments du défendeur voulant que certains passages des éléments de preuve présentés par les demandeurs constituent une opinion inadmissible.
B.
Faut-il radier des passages du premier affidavit de M. Conacher parce qu’ils constituent un témoignage d’opinion inadmissible?
[42] Le défendeur affirme que les paragraphes 19 à 20 et 24 à 27, les deux premières phrases du paragraphe 28, les paragraphes 29 à 31, ainsi que les pièces H à J, P à W et Y à BB du premier affidavit de M. Conacher devraient être radiés parce qu’ils constituent un témoignage d’opinion inadmissible.
[43] Ces pièces constituent une partie des articles de presse présentés par les demandeurs, tout comme les pièces P, Q, R, W et AA que je viens de mentionner. Le défendeur fait valoir qu’avec chacun de ces documents, les demandeurs tentent de présenter des études ou d’autres formes de témoignages d’opinion ayant trait au processus de nomination à la magistrature.
[44] Les demandeurs ne contestent pas cette qualification des éléments de preuve. Ils font plutôt valoir que ces éléments de preuve sont recevables conformément aux principes qui permettent la présentation de témoignages d’opinion de profanes dans des cas limités ou en tant qu’éléments de preuve directement pertinents et nécessaires à ce que les demandeurs présentent comme étant la question centrale en l’espèce. Les demandeurs soutiennent que le critère de l’indépendance et de l’impartialité judiciaires consiste à savoir si le public a l’impression qu’un tribunal jouit des conditions ou garanties objectives essentielles à cette indépendance et à cette impartialité. Ils affirment que cette perception ne peut être analysée sans disposer d’éléments de preuve concernant l’opinion du public quant aux conditions et à la garantie d’indépendance judiciaire.
[45] Je souscris à la façon dont les demandeurs définissent le critère de l’indépendance judiciaire. Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Valente c La Reine, [1985] 2 RCS 673 [Valente] à la p 689, le critère de l’indépendance et de l’impartialité judiciaires consiste à savoir si le tribunal peut raisonnablement être perçu comme indépendant, et comporte la perception d’un tribunal jouissant des conditions ou garanties objectives essentielles d’indépendance judiciaire. Je reviens plus loin sur les détails de cette évaluation dans les présents motifs.
[46] Toutefois, je conviens avec le défendeur que cette évaluation ne doit pas se faire en ayant recours à des éléments de preuve démontrant une opinion publique subjective. La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Mackin c Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c Nouveau-Brunswick, 2002 CSC 13 au para 38 (s’appuyant sur Valente à la p 689), a déclaré que le critère de l’indépendance consiste à se demander si une personne raisonnable et bien informée de toutes les circonstances considérerait qu’un tribunal donné jouit du statut indépendant requis. Comme je le souligne ci-dessous, ce critère suppose une analyse objective.
[47] Ainsi qu’il a été reconnu dans l’arrêt Canadien Pacifique Ltée c Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 RCS 3 [Matsqui], l’analyse se rapproche du critère classique permettant de déterminer l’existence d’une crainte raisonnable de partialité, selon lequel la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet (au para 81, citant Committee for Justice and Liberty c Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369 à la p 394). La Cour suprême l’a exprimé d’une autre manière, mais pour arriver à un résultat semblable, dans l’arrêt R c S (R.D.), [1997] 3 RCS 484, où elle a indiqué que le critère de la crainte raisonnable de partialité comporte un double élément objectif : la personne examinant l’allégation de partialité doit être raisonnable, et la crainte de partialité doit elle-même être raisonnable eu égard aux circonstances de l’affaire. La personne raisonnable doit de plus être une personne bien renseignée, au courant de l’ensemble des circonstances pertinentes (para 111).
[48] Toutes ces formulations de l’analyse requise mettent l’accent sur sa nature objective. La perception raisonnable d’indépendance ne doit pas être évaluée au moyen d’éléments de preuve provenant de sondages ou d’opinions exprimées, même si ces éléments de preuve sont en grand nombre et même si les personnes ou organismes qui expriment ces opinions sont probablement bien informés. L’application du critère prescrit nécessite une analyse objective devant être menée en fonction des circonstances pertinentes, y compris, plus particulièrement, les conditions destinées à assurer l’indépendance judiciaire.
[49] L’analyse de la Cour suprême dans l’arrêt Matsqui illustre la nature de l’évaluation requise. L’arrêt Matsqui portait sur une remise en question de l’indépendance des tribunaux d’appel constitués par des bandes des Premières Nations en application de leurs règlements administratifs concernant les impôts fonciers. La Cour, appliquant les principes dégagés de l’arrêt Valente, a expliqué sa conclusion selon laquelle une personne sensée et raisonnable qui considérerait dans son ensemble la procédure prévue dans les règlements d’évaluation craindrait raisonnablement que les membres des tribunaux d’appel ne soient pas suffisamment indépendants (au para 98). Autrement dit, la Cour a mené une analyse objective en fonction des conditions prévues par les règlements administratifs applicables.
[50] Je souscris donc au point de vue du défendeur selon lequel les témoignages d’opinion que les demandeurs cherchent à produire ne sont pas pertinents par rapport à la question en litige dans la présente demande. En ce qui concerne les composantes de ces éléments de preuve dont le but est de produire les résultats de sondages ou d’autres études, je conviens avec le défendeur que ces éléments de preuve sont irrecevables d’après les principes expliqués dans l’arrêt Mattel, Inc c 3894207 Canada Inc, 2006 CSC 22 au para 43. Les éléments de preuve par sondage, même lorsqu’ils sont pertinents par rapport à une analyse que la Cour est tenue d’effectuer, doivent être présentés en tant que témoignages d’experts. Enfin, puisque les témoignages d’opinion représentent un avis sur la question juridique précise que doit trancher la Cour, ils sont également recevables pour ce motif (voir Boily c Canada, 2017 CF 1021 au para 32; Canada (Bureau de régie interne) c Canada (Procureur général), 2017 CAF 43 au para 18). Ce dernier point s’applique plus précisément à la pièce Q, un article d’opinion rédigé par trois avocats qui s’intitule « Why we need a constitutional challenge on judicial appointments »
(pourquoi une contestation constitutionnelle des nominations à la magistrature est-elle nécessaire?).
[51] L’application de ces principes m’amène à conclure que les pièces et les paragraphes connexes du premier affidavit de M. Conacher, que le défendeur attaque et qualifie de témoignages d’opinion, sont irrecevables en tant qu’éléments de preuve en l’espèce. En plus des pièces et des paragraphes jugés irrecevables lors de l’analyse du ouï-dire effectuée précédemment dans les présents motifs, cette conclusion s’applique aux pièces P, Q, R, W, Y et AA jointes au premier affidavit de M. Conacher et aux paragraphes 24, 25, 27 et 29 ainsi qu’à la dernière phrase du paragraphe 31 du premier affidavit de M. Conacher, qui renvoient à ces pièces ou s’appuient sur celles-ci. Les deux premières phrases du paragraphe 28 de l’affidavit constituent l’opinion de M. Conacher et sont également irrecevables.
[52] Pour arriver à cette conclusion, j’ai examiné l’argument des demandeurs selon lequel, dans son analyse de l’arrêt Valente, qui fait autorité, la Cour suprême a cité des témoignages d’opinion du genre de ceux sur lesquels les demandeurs cherchent à s’appuyer en l’espèce. Les demandeurs invoquent des paragraphes de l’arrêt Valente qui renvoient à des ouvrages et à des articles rédigés par des juristes, à des publications et à des déclarations d’instances internationales, ainsi qu’à un rapport récent d’un comité de l’ABC sur l’indépendance de la magistrature (voir Valente aux pp 686-687, 691-692, 696-698, 700, 701 et 708-711).
[53] Je souscris à l’observation du défendeur selon laquelle la Cour suprême, en mentionnant ces documents, ne se fonde pas sur des témoignages d’opinion pertinents ayant trait aux conclusions de fait, mais a plutôt recours à ces documents pour étayer son analyse juridique et, plus précisément, ses conclusions quant à la teneur du principe de l’indépendance judiciaire. Sur ce point, il est évidemment acceptable et courant qu’une cour s’appuie non seulement sur la jurisprudence, mais aussi sur la doctrine pour étayer son analyse du droit, et notamment de la progression de celui-ci.
[54] Dans cette optique, j’estime qu’un nombre limité des documents qui seront exclus de la preuve parce qu’ils constituent des opinions irrecevables peuvent être utilisés par les demandeurs à l’appui de leurs observations sur ce qu’exige la loi pour garantir l’indépendance judiciaire. À mon avis, les documents suivants peuvent être pris en considération de cette façon :
un article de Joanna Harrington, professeure de droit à l’Université de l’Alberta, intitulé
« From the U.K., a lesson on judicial appointments »
(une leçon du Royaume-Uni en matière de nominations à la magistrature; initialement joint en tant que pièce R au premier affidavit de M. Conacher) [article de Mme Harrington];une déclaration du président de l’ABC sur les nominations à la magistrature datée du 6 novembre 2020 (initialement jointe en tant que pièce W au premier affidavit de M. Conacher) [déclaration de l’ABC];
une lettre du 14 septembre 2020 adressée à l’honorable David Lametti, présentée comme étant rédigée au nom de 36 associations d’avocats et organismes juridiques de partout au Canada, dont l’objet était
« Appointment of BIPOC judges to Canada’s federal courts »
(nomination de PANDC aux cours fédérales du Canada; initialement jointe en tant que pièce AA au premier affidavit de M. Conacher) [lettre sur les PANDC].
[55] En clair, bien que ces documents soient énumérés dans le paragraphe qui précède en faisant référence aux pièces jointes au premier affidavit de M. Conacher, afin de les situer dans le dossier, je maintiens ma conclusion selon laquelle ils ne sont pas recevables à titre d’éléments de preuve. Cependant, les demandeurs sont autorisés à les invoquer à l’appui de leurs observations juridiques.
C.
Faut-il radier le deuxième affidavit de M. Conacher pour cause de retard?
[56] Le défendeur note qu’il est indiqué, dans l’ordonnance de la juge Aylen, qu’une partie doit démontrer que les éléments de preuve sont admissibles et pertinents afin d’obtenir l’autorisation de déposer des éléments de preuve supplémentaires. La juge Aylen ayant conclu que l’admissibilité du deuxième affidavit de M. Conacher dépendait de l’admissibilité du premier affidavit de M. Conacher, elle a admis provisoirement les éléments de preuve sans que cela empêche le défendeur de s’opposer à leur admissibilité, à l’audition de la demande.
[57] Dans ce contexte, le défendeur affirme que, même si les demandeurs démontrent que des passages du deuxième affidavit de M. Conacher sont autrement admissibles, il leur incombe tout de même de prouver que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour accepter ces éléments de preuve, puisque les demandeurs ont tardé à les déposer. Il renvoie au critère applicable : a) est‑ce que la partie avait accès aux éléments de preuve dont elle demande l’admission au moment où elle a déposé ses affidavits ou aurait‑elle pu y avoir accès en faisant preuve de diligence raisonnable? b) la valeur probante des éléments de preuve est-elle suffisante pour influer sur l’issue de l’affaire? et c) est‑ce que l’admission des éléments de preuve entraîne un préjudice important ou grave pour l’autre partie? (voir Forest Ethics Advocacy Association c Office national de l’énergie, 2014 CAF 88 [Forest Ethics] au para 6).
[58] Ces trois facteurs ne sont pas des éléments obligatoires d’un critère cumulatif et il n’est donc pas nécessaire de satisfaire à chacun d’entre eux. Il s’agit plutôt de facteurs qui doivent être examinés et soupesés dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour sous le régime de l’article 312 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, (voir Smart Cloud Inc c International Business Machines Corporation, 2021 CF 236 au para 39). Le défendeur prétend que les demandeurs ne respectent pas les deux premiers facteurs.
[59] En ce qui concerne l’accessibilité des éléments de preuve, le défendeur note que l’article de presse joint en tant que pièce A au deuxième affidavit de M. Conacher a été publié le 31 octobre 2020. Il ajoute que M. Conacher, dans l’affidavit qu’il a souscrit dans le cadre de la requête initiale pour obtenir l’autorisation de verser au dossier ces éléments de preuve, a déclaré avoir pris connaissance de l’article en décembre 2020, avant la souscription du premier affidavit de M. Conacher le 17 décembre 2020. Il a toutefois choisi de ne pas inclure ces éléments de preuve. En outre, les demandeurs ne font état d’aucun effort de leur part pour obtenir l’article ou des renseignements à l’appui avant le 17 décembre 2020. Ils n’ont pas non plus expliqué pourquoi le deuxième affidavit de M. Conacher n’a été souscrit qu’en août 2021, bien après que les éléments de preuve du défendeur ont été fournis, en février 2021.
[60] Le défendeur affirme également que les éléments de preuve ne sont pas assez probants pour influer sur l’issue de l’espèce, puisqu’il est admis que le ministre a le droit de mener des consultations au sujet des candidats après avoir reçu les recommandations d’un CCM. Le défendeur prétend que le deuxième affidavit de M. Conacher donne tout au plus des exemples de cas dans lesquels le ministre pourrait avoir entrepris de telles consultations.
[61] Selon le premier des facteurs énoncés dans l’arrêt Forest Ethics, les demandeurs répondent que, même si l’article de presse joint en tant que pièce A au deuxième affidavit de M. Conacher aurait pu être inclus dans le premier affidavit de M. Conacher, M. Conacher a choisi de ne pas l’inclure parce qu’il n’a obtenu la confirmation de l’exactitude des renseignements figurant dans l’article qu’à la fin de janvier 2021, lorsque le journaliste lui a transmis des copies des courriels qui constituent les autres pièces jointes à l’affidavit.
[62] Indépendamment de la valeur de cet argument concernant la pièce A, il ne fait aucun doute que M. Conacher n’avait pas accès aux courriels lorsqu’il a souscrit son premier affidavit. Seuls certains de ces courriels (les pièces C, D et E) restent en cause, puisque j’ai conclu que les autres constituaient du ouï-dire irrecevable. J’accepte l’argument du défendeur selon lequel les demandeurs n’ont pas expliqué le délai séparant la transmission des copies des courriels à M. Conacher en janvier 2021 et la souscription de son deuxième affidavit en août 2021. Je suis d’avis que ce délai supplémentaire renvoie à la question du préjudice; or le défendeur n’a allégué aucun préjudice découlant de la souscription tardive du deuxième affidavit de M. Conacher, que ce soit à partir du dépôt du premier affidavit de M. Conacher ou après. Ainsi, je conclus que les premier et troisième facteurs de l’arrêt Forest Ethics favorisent les demandeurs.
[63] En ce qui concerne le deuxième facteur, je conclus que les éléments de preuve en cause aideront la Cour puisqu’ils sont pertinents à la thèse des demandeurs selon laquelle l’indépendance judiciaire est minée par la nature des consultations entreprises par le ministre avant de recommander au Cabinet de procéder à une nomination donnée à la magistrature. Je comprends que le défendeur remette en cause la valeur probante de ces éléments de preuve puisqu’il reconnaît que le processus comporte des consultations par le ministre. Cependant, étant donné que les courriels joints en tant que pièces C, D et E constituent des exemples du type précis de consultation que les demandeurs jugent problématique, l’admission de ces éléments de preuve aidera la Cour à examiner la question de fond soulevée dans la présente demande.
[64] Pour conclure sur ce point, j’estime que le deuxième affidavit de M. Conacher ne devrait pas être radié pour cause de retard.
D.
Les demandeurs devraient-ils se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public afin de présenter la demande?
[65] Les demandeurs souhaitent se voir reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public afin de présenter la demande, étant donné qu’aucun d’eux ne fait valoir d’intérêt propre quant aux processus de nomination ou de promotion au sein de la magistrature qu’ils veulent contester. Comme l’a expliqué la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45 [Downtown Eastside] aux paragraphes 35 à 37, les tribunaux doivent prendre en compte trois facteurs lorsqu’ils exercent le pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir dans l’intérêt public : a) une question justiciable sérieuse est‑elle soulevée? b) le demandeur a‑t‑il un intérêt réel ou véritable dans l’issue de cette question? et c) compte tenu de toutes les circonstances, le recours proposé constitue‑t‑il une manière raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux? L’application de ces facteurs doit être souple et tenir compte de l’objet visé.
1)
Intérêt réel ou véritable
[66] Mon examen du deuxième de ces facteurs sera bref puisque le défendeur ne fait valoir aucun argument à cet égard. Pour déterminer si un demandeur a un intérêt réel ou véritable dans une instance, il faut évaluer s’il est véritablement engagé quant aux questions qu’il soulève et n’est pas un « simpl[e] trouble‑fête ».
Pour ce faire, un tribunal tient compte de l’objectif et de l’expérience du demandeur (voir Downtown Eastside aux para 43, 58).
[67] La demanderesse Démocratie en surveillance prétend qu’elle satisfait à cette exigence en tant qu’organisme indépendant qui se concentre sur la responsabilité de l’administration publique, ce qui comprend l’application transparente et responsable des règles d’éthique du Canada. Elle participe activement aux processus d’élaboration des politiques publiques et aux processus législatifs en ce qui concerne les règles d’éthique applicables au sein du gouvernement et d’autres domaines de réforme démocratique et de responsabilité de l’administration publique. Démocratie en surveillance participe aussi régulièrement aux débats judiciaires où ces sujets entrent en jeu. Bien que les cas précédents ne me lient aucunement dans ma décision d’accorder ou non la qualité pour agir dans l’intérêt public en l’espèce, je note que Démocratie en surveillance a obtenu la qualité pour agir dans l’intérêt public lors de demandes antérieures, notamment des contrôles judiciaires à la Cour fédérale portant sur le processus de nomination au Commissariat fédéral aux conflits d’intérêts et à l’éthique et au Commissariat au lobbying du Canada; dans ces décisions, comme en l’espèce, Démocratie en surveillance n’était pas la partie directement touchée (Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CF 1290; Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CF 1291).
[68] Le particulier demandeur, M. Conacher, est professeur-chercheur en plus d’être coordonnateur de Démocratie en surveillance. À ce titre, il suit l’évolution de questions touchant les nominations au Cabinet, les conflits d’intérêts et l’indépendance judiciaire au Canada depuis plusieurs années. Il a également présenté à des comités de la Chambre des communes et du Sénat, ainsi qu’à des comités législatifs de diverses provinces, plusieurs mémoires au sujet des processus de nomination au Cabinet, de problèmes de conflits d’intérêts et de l’indépendance des fonctions d’application de la loi au Canada. Il a déjà, avec Démocratie en surveillance, demandé à notre Cour de rendre un jugement déclaratoire sur des questions constitutionnelles entourant la séparation des pouvoirs (Conacher c Canada (Premier ministre), 2009 CF 920, conf par 2010 CAF 131 [Premier ministre]).
[69] Je conclus que les deux demandeurs ont un intérêt véritable dans la question soulevée en l’espèce.
2)
Question justiciable sérieuse
[70] Comme le mentionnent les demandeurs, ce facteur comporte deux exigences, à savoir que la question soit sérieuse et justiciable. Pour savoir si une question soulevée est sérieuse, il faut déterminer, lors d’un examen préliminaire, si elle constitue une question importante ou un point constitutionnel important et si elle est loin d’être futile (voir Downtown Eastside au para 42). Le défendeur ne met pas en doute le sérieux de la question soulevée. La question constitutionnelle se rapportant à l’indépendance judiciaire qui est soulevée dans la présente demande constitue de toute évidence une question importante et elle satisfait à l’exigence du sérieux.
[71] En ce qui concerne la justiciabilité, les demandeurs affirment que notre Cour est bien placée pour trancher les questions soulevées par la présente demande puisque celle-ci concerne les principes constitutionnels de l’indépendance de la magistrature et de la primauté du droit, qui sont fondés sur la Constitution et la Charte. Le défendeur n’est pas de cet avis. Il affirme que les demandeurs souhaitent que notre Cour approuve leur point de vue quant aux modalités qu’une démocratie constitutionnelle devrait appliquer pour la nomination des juges, ce qui n’est pas une question qu’il appartient à la Cour de trancher [souligné par le défendeur]. Cette question relèverait plutôt du débat politique et, si les élus le jugent bon, de la réforme législative ou constitutionnelle.
[72] Pour juger la thèse du défendeur, il convient tout d’abord d’examiner les principes généraux entourant la notion de justiciabilité, tels qu’ils sont exposés dans le mémoire des faits et du droit du défendeur, principes auxquels je souscris. Les trois branches du gouvernement (les branches législative, exécutive et judiciaire) sont distinctes (voir Colombie‑Britannique (Procureur général) c Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20 [BC Judges] au para 65). Les branches législative et exécutive recherchent l’équilibre entre les considérations politiques, économiques et sociales. Les tribunaux n’ont pas la capacité institutionnelle d’exercer cette fonction, et ce n’est de toute façon pas leur rôle. Comme l’a indiqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Vérificateur général) c Canada (ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 RCS 49, aux pages 90 et 91 :
[...] L’examen de la justiciabilité consiste, d’abord et avant tout, en un examen normatif de l’opportunité pour les tribunaux, sur le plan de la politique judiciaire constitutionnelle, de trancher une question donnée ou, au contraire, de la déférer à d’autres instances décisionnelles de l’administration politique.
[73] Pour déterminer si l’intervention des tribunaux était justifiée dans des affaires données, les tribunaux canadiens ont examiné diverses questions : a) l’affaire présente-t-elle un aspect suffisamment juridique pour être tranchée par l’application d’une norme juridique (voir Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 RCS 525 à la p 545); b) l’affaire soulève-t-elle uniquement une question hypothétique ou abstraite (voir Page c Mulcair, 2013 CF 402 aux para 60-62); c) demande-t-on à la Cour d’exprimer une opinion sur la sagesse de l’action du gouvernement (voir Operation Dismantle c La Reine, [1985] 1 RCS 441 [Operation Dismantle] à la p 472); d) le dossier comporte-t-il des dimensions morales ou politiques sur lesquelles il n’appartient pas à la Cour de statuer (voir Operation Dismantle à la p 465); e) la mesure de redressement demandée empiète-t-elle sur les responsabilités d’autres branches du gouvernement en matière d’élaboration de politiques (voir Tanudjaja v Canada (Attorney General), 2014 ONCA 852 [Tanudjaja] aux para 33-34); f) la mesure de redressement demandée serait-elle susceptible d’avoir des effets concrets (voir Tanudjaja au para 34).
[74] Sur le fondement de cette jurisprudence, le défendeur soutient que la présente demande possède toutes les caractéristiques de la question non justiciable. Il affirme que les demandeurs souhaitent que la Cour se prononce sur l’ensemble du processus de nomination des juges par le gouvernement fédéral et donne des directives à la branche exécutive quant à ce qui constituerait, selon les demandeurs ou la Cour, des améliorations au processus de nomination. Le défendeur affirme qu’une telle demande va bien au-delà de la compétence de la branche judiciaire.
[75] Bien que je ne m’oppose à aucun des principes jurisprudentiels sur lesquels s’appuie le défendeur, je ne souscris pas à sa position selon laquelle l’application de ces principes mène à la conclusion que la question dont est saisie la Cour n’est pas justiciable. La thèse du défendeur peut avoir un certain fondement en ce qui concerne les mesures de redressement que les demandeurs tentent d’obtenir en l’espèce. Si la Cour concluait à l’inconstitutionnalité du processus actuel de nomination ou de promotion à la magistrature fédérale, il ne reviendrait manifestement pas à la Cour de donner des directives détaillées quant au remaniement du processus. Je considère plutôt que le rôle de la Cour, dans une telle situation, serait de préciser le fondement de l’inconstitutionnalité; il reviendrait ensuite aux autres organes du gouvernement, à la lumière des motifs de la Cour, de procéder au remaniement du processus de nomination.
[76] Cependant, il est tout à fait du ressort de la Cour de décider si un élément donné contrevient aux principes constitutionnels. Pour rendre une telle décision, il faut appliquer une norme juridique en tenant compte des dispositions constitutionnelles ou des principes de common law pertinents, ainsi que de la jurisprudence applicable. La Cour n’est pas appelée, lorsqu’elle se penche sur la constitutionnalité d’activités de la branche exécutive, à exprimer une opinion éclairée par des considérations morales ou politiques ou par d’autres considérations stratégiques. Je ne considère pas non plus que la mesure de redressement qui en découlerait n’aurait aucun effet concret. En fonction de la nature de la violation constitutionnelle constatée dans une affaire donnée, la Cour peut caractériser et mesurer cette violation de façon à éclairer les travaux que devront ensuite effectuer les autres branches du gouvernement afin d’y remédier.
[77] Pour ce qui est de savoir si on demande à la Cour d’examiner des thèses formulées uniquement d’un point de vue hypothétique et abstrait, je ne crois pas que ce soit le cas en l’espèce. Comme il est écrit dans l’arrêt Council of Canadians with Disabilities v British Columbia (Attorney General), 2020 BCCA 241 au paragraphe 95, certains principes constitutionnels ont une application plus générale que d’autres, de sorte qu’il n’est pas toujours nécessaire, pour qu’une question soit justiciable, que l’instance porte sur des faits précis de la situation d’une personne donnée.
[78] J’ai également examiné la thèse du défendeur selon laquelle le processus en cause dans la présente demande, qui donne lieu aux recommandations quant aux nominations et aux promotions, ne présente pas d’aspect suffisamment juridique pour se prêter à un contrôle judiciaire. Le défendeur soutient que les recommandations formulées par les CCM au ministre, puis par le ministre au Cabinet, ne sont susceptibles de contrôle que dans la mesure où elles influent sur la légalité de la décision définitive de nommer ou de promouvoir un juge en particulier. En d’autres mots, le défendeur affirme que, bien que les décisions fondées sur les recommandations aient un effet juridique, les recommandations en tant que telles n’en ont pas.
[79] Il découle de cette thèse qu’il faut examiner la compétence qu’a la Cour de procéder au contrôle judiciaire des activités du gouvernement. Les demandeurs, dans leur avis de demande modifié, indiquent qu’ils déposent la présente demande en vertu de l’article 18.1 de la Loi. Le paragraphe 18.1(1) dispose qu’une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par quiconque est directement touché par l’« objet »
de la demande. La jurisprudence applicable a donné une vaste portée au terme « objet »
, pour l’application de ce paragraphe, afin que cette disposition puisse viser non seulement les décisions, mais aussi les mesures administratives et toute question à l’égard de laquelle il est possible d’obtenir une réparation, y compris les décisions politiques et les politiques en vigueur dans les cas où il est allégué que la politique est illégale ou inconstitutionnelle (voir Fortune Dairy Products Limited c Canada (Procureur général), 2020 CF 540 [Fortune Dairy] au para 83; May c CBC/Radio Canada, 2011 CAF 130 [May] au para 10).
[80] D’après les observations formulées par le défendeur à l’audience, je crois comprendre que sa thèse repose, du moins en partie, sur le fait que le processus que les demandeurs contestent ne soit pas une politique écrite. Cependant, bien que les demandeurs tentent de se fonder sur des éléments de preuve concernant la façon dont le processus a été suivi dans des cas précis, le fonctionnement général du processus est documenté, comme le montrent les pièces jointes à l’affidavit du témoin du défendeur, M. Lacasse.
[81] M. Lacasse explique, tel que l’indique le site Web du CMF, que le processus de nomination à la magistrature fédérale est en place depuis 1988 et a fait l’objet de révisions au fil des ans. Son affidavit comprend plusieurs extraits du site Web du CMF, notamment un extrait de la page Web intitulée Aperçu du régime de nomination à la magistrature fédérale, un Guide pour candidats qui résume le processus, un Questionnaire pour les candidats à une nomination à la magistrature fédérale que les candidats doivent remplir et présenter afin d’être pris en considération en vue d’une nomination, un Code d’éthique applicable aux activités des CCM, ainsi qu’un ensemble de Lignes directrices pour membres des comités consultatifs.
[82] Le Guide pour candidats explique la façon dont les nominations à la magistrature fédérale se font une fois que le CCM concerné a fourni des recommandations :
Les nominations à la magistrature fédérale sont faites par le gouverneur général sur l’avis du Cabinet fédéral. Les recommandations relatives aux nominations des juges puînés sont présentées au Cabinet par le ministre de la Justice, celles relatives aux juges en chef, et aux juges en chef associés étant la prérogative du premier ministre.
Les recommandations au Cabinet sont tirées de la liste des personnes mentionnées dans les rapports adressés au ministre par les comités.
Avant de faire une recommandation au Cabinet, le ministre peut consulter des membres de la magistrature et du Barreau, le procureur général de la province ou ministre de la Justice du territoire en cause, et des membres du grand public. Les juges de cours provinciales et territoriales qui désirent être nommés à une cour supérieure, le ministre peut consulter le juge en chef de la cour où le juge exerce ses fonctions, ses collègues magistrats, ainsi que le juge en chef de la cour où il peut être nommé. Le ministre accueille également les avis des groupes ou personnes qui veulent faire valoir leurs points de vue quant aux facteurs dont il faudrait tenir compte pour combler les vacances existantes.
[83] Je reconnais que les observations des demandeurs à l’appui de leur demande découlent de consultations effectuées par le ministre qui vont sans doute au-delà de ce qui est présenté dans l’extrait qui précède. En effet, le propre témoignage par affidavit de M. Lacasse est un peu plus général; il indique qu’avant de recommander une nomination, le ministre peut consulter n’importe qui, y compris des membres de la magistrature ou du barreau, des homologues provinciaux ou territoriaux, des collègues et des membres du public [non souligné dans l’original]. Je note également que le défendeur, dans ses observations écrites à l’appui de sa requête en radiation, indique que l’affidavit de M. Lacasse expliquait en détail les procédures et les politiques applicables aux nominations à la magistrature fédérale. Indépendamment de la question de savoir si les extraits du site Web du CMF figurant dans le dossier de la Cour présentent un portrait complet du processus en cause en l’espèce, je ne vois aucune raison de ne pas assujettir ce processus à un contrôle judiciaire conformément aux principes expliqués dans la décision Fortune Dairy et dans l’arrêt May. De plus, les arguments des demandeurs portent beaucoup sur le rôle des CCM ainsi que sur le rôle du ministre dans la nomination des membres des CCM, rôles qui sont bien expliqués dans les documents publiés par le CMF.
[84] Enfin, à l’appui de sa thèse concernant la justiciabilité, le défendeur affirme que la décision sur la question qui se pose en l’espèce ébranlerait la primauté du droit au Canada. Il note que les demandeurs font valoir qu’ils ne cherchent pas à contester des nominations actuelles à la magistrature fédérale, ni à invalider les décisions rendues par un juge nommé par le gouvernement fédéral. Toutefois, il affirme que la thèse des demandeurs présente une contradiction irrémédiable. Il prétend que, si le processus de nomination à la magistrature fédérale est inconstitutionnel, cette inconstitutionnalité ne peut pas logiquement être corrigée d’une façon qui maintienne efficacement les nominations antérieures de juges et les décisions passées rendues par ces juges.
[85] Le défendeur note que le processus de nomination à la magistrature fédérale existe depuis 1988 et que les derniers changements, apportés en 2016, visaient à améliorer la diversité et la transparence. Le dossier des demandeurs comprend une critique et des observations quant à des aspects du processus en place avant et après 2016. Le défendeur affirme donc que le jugement déclaratoire sollicité par les demandeurs aurait forcément des répercussions sur toutes les nominations à la magistrature fédérale depuis 1988 et sur les décisions rendues par les juges nommés, de sorte qu’il ébranlerait la primauté du droit au Canada et bouleverserait notre démocratie constitutionnelle.
[86] Je juge peu fondée la thèse du défendeur selon laquelle les répercussions possibles de la question soulevée par les demandeurs rendent cette question non justiciable. Ce type d’argument pourrait être utile au regard de la mesure de redressement que la Cour établirait si elle devait constater une violation de la Constitution. Je n’irais cependant pas jusqu’à conclure, sur le fondement d’une telle thèse, que la question de savoir si une violation de la Constitution existe n’est pas une question justiciable.
[87] Avant de terminer sur ce point, je souhaite faire observer que la thèse du défendeur ouvre la possibilité que la question soulevée en l’espèce ait des conséquences sur les plans personnel et professionnel pour tous les juges siégeant actuellement aux cours visées par la présente demande. J’en fais bien entendu partie, en tant que juge de la Cour fédérale appelé à me prononcer sur la présente demande, ce qui pourrait mettre en doute mon impartialité. Les parties n’ont pas évoqué la possibilité que je doive me récuser et renoncer à me prononcer sur la présente demande. Toutefois, je tiens à ce que les présents motifs témoignent du fait que je suis conscient de cette situation.
[88] Je suis néanmoins d’avis que, sous réserve de l’obtention, par les demandeurs, de la qualité pour agir dans l’intérêt public une fois que le dernier facteur du critère aura été examiné dans la prochaine partie des présents motifs, j’ai le droit et, pourrait-on soutenir, l’obligation de me prononcer sur la présente demande. Cette conclusion découle de la théorie de la nécessité, un principe expliqué par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1998] 1 RCS 3 [Juges de l’Î.-P.-É.]. La règle générale selon laquelle un juge qui n’est pas impartial est inhabile à entendre une affaire connaît une exception. Cette exception permet à un juge qui, sans elle, serait inhabile à connaître d’un litige d’entendre quand même cette affaire dans les cas où il n’y a pas de juge impartial en mesure de le remplacer (au para 4). L’arrêt Juges de l’Î.-P.-É. (au para 6) a adopté la théorie de la nécessité exposée de la manière suivante dans l’ouvrage Halsbury’s Laws of England (4e éd 1989), vol 1(1) au para 93 :
[traduction]
Si tous les juges du seul tribunal compétent pour trancher une affaire sont susceptibles d’être frappés d’inhabilité, ils peuvent néanmoins être autorisés à entendre et à trancher cette affaire – et même contraints de le faire – par l’application de la doctrine de la nécessité qui existe en common law.
[89] Cette théorie ne devrait pas être appliquée machinalement et ne s’applique pas dans les cas où elle entraînerait une injustice concrète et substantielle, ni au-delà de la mesure justifiée par la nécessité (voir Juges de l’Î.-P.-É. au para 7).
[90] Le paragraphe 18(1) de la Loi confère à la Cour fédérale compétence exclusive à cet égard. Tout membre actuel de la Cour fédérale serait également visé par les préoccupations énoncées ci-dessus quant à l’impartialité. La théorie de la nécessité s’applique donc à l’espèce.
3)
Manière raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux
[91] En ce qui concerne le dernier facteur du critère de la qualité pour agir dans l’intérêt public, le défendeur affirme que la présente demande ne constitue pas une manière raisonnable ni efficace d’examiner la question que les demandeurs veulent soulever. Plus précisément, le défendeur soutient que les demandeurs n’ont pas présenté de dossier de preuve approprié et que la Cour n’a donc pas de faits concrets à juger. Selon lui, on demande à la Cour d’examiner la présente demande hors de tout contexte factuel, contrairement aux enseignements de l’arrêt MacKay c Manitoba, [1989] 2 RCS 357 aux pp 361-362.
[92] Je ne souscris pas à la position du défendeur selon laquelle la Cour ne dispose pas d’un cadre factuel lui permettant de se prononcer sur la question soulevée par les demandeurs. Je reconnais que l’essentiel des éléments de preuve proposés par les demandeurs a été jugé inadmissible. Cependant, en plus des éléments de preuve qui ont survécu à la requête en radiation du défendeur, la Cour peut compter sur les éléments de preuve du défendeur, notamment l’affidavit dans lequel M. Lacasse explique les processus de nomination et de promotion à la magistrature, ainsi que les pièces qui y sont jointes, qui traitent de manière assez détaillée du fonctionnement des CCM. Comme je l’ai indiqué plus haut, les observations du défendeur quant à la requête en radiation comprenaient l’argument selon lequel les éléments de preuve des défendeurs n’étaient pas nécessaires parce que M. Lacasse a une connaissance directe des procédures et des politiques applicables aux nominations à la magistrature fédérale et en a donné une explication complète.
[93] Après avoir examiné les thèses des parties quant aux facteurs applicables au critère de la qualité pour agir dans l’intérêt public, je conclus que cette qualité doit être reconnue aux demandeurs.
E.
Les systèmes de nomination et de promotion au sein de la magistrature fédérale contreviennent-ils à l’article 96 de la Constitution, à l’article 7, à l’alinéa 11d) et au paragraphe 24(1) de la Charte, ainsi qu’aux principes de justice fondamentale non écrits d’indépendance de la magistrature et de primauté du droit?
[94] Cela m’amène à trancher la question de fond soulevée par la présente demande. Bien que la formulation de la question ci-dessus renvoie à plusieurs sources de droit constitutionnel sur l’indépendance judiciaire, les demandeurs ne les invoquent que pour étayer leur thèse selon laquelle la Constitution, la Charte et les principes connexes de common law nécessitent tous l’indépendance et l’impartialité des magistrats et en dépendent. Je crois comprendre que le défendeur ne conteste pas l’affirmation selon laquelle l’indépendance et l’impartialité judiciaires sont un impératif constitutionnel au Canada. En effet, le défendeur affirme que l’indépendance judiciaire est un des fondements de la démocratie canadienne. La Cour n’a donc pas besoin, pour parvenir à cette conclusion, de se livrer à une analyse détaillée des dispositions précises de la Constitution ou de la Charte invoquées par les demandeurs.
[95] J’examine un peu plus loin la jurisprudence applicable qui a établi la portée des principes d’indépendance et d’impartialité judiciaires, ainsi que la façon dont ils sont appliqués en droit canadien. Toutefois, il convient d’abord d’exposer précisément mon interprétation de la façon dont les demandeurs présentent leur thèse selon laquelle les systèmes de nomination et de promotion à la magistrature fédérale violent ces principes. Ensuite, j’examine les éléments de preuve se rapportant aux observations des demandeurs. Étant donné qu’ils appuient leur position sur des éléments de preuve qui ont été exclus, je n’examine pas ces aspects des observations des demandeurs.
[96] Les demandeurs soutiennent que la part que prend le ministre dans la nomination de la majorité des membres des CCM puis celle que prennent des membres du parti au pouvoir dans les consultations menées par le ministre avant de formuler ses recommandations au Cabinet témoignent d’une certaine ingérence politique dans le processus de nomination à la magistrature fédérale, ce qui contrevient aux principes d’indépendance et d’impartialité judiciaires. Ils soulignent également que, puisque les CCM ne participent pas au processus de promotion au sein de la magistrature, le ministre assume seul la responsabilité de formuler des recommandations au Cabinet en ce qui concerne les promotions. Ils soutiennent que ces caractéristiques des processus de nomination et de promotion amèneraient une personne raisonnable et bien informée à conclure que l’influence et l’ingérence politiques et partisanes font partie du processus, ce qui donne une apparence de partialité institutionnelle.
[97] Les demandeurs ajoutent que ces systèmes ont créé une magistrature au sein de laquelle les femmes, les minorités visibles et les Autochtones sont sous-représentés. Ils soutiennent que, particulièrement au vu de la surreprésentation de groupes tels que les Noirs et les Autochtones devant les tribunaux, la sous-représentation de ces groupes au sein de la magistrature risque de nuire ou nuit effectivement à la confiance du public en l’impartialité des juges.
[98] En ce qui concerne les éléments de preuve, il n’y a apparemment guère de controverse réelle entre les parties quant au rôle et au fonctionnement des CCM. Les observations des demandeurs portent principalement sur le fait que les trois membres (issus du grand public) de chaque CCM, comptant sept membres, sont nommés directement par le ministre, sans qu’il y ait de processus de nomination autre que les candidatures présentées par les membres du public qui souhaitent faire partie du CCM. Les demandeurs soulignent de plus que la décision de nommer trois autres membres de chaque CCM revient également au ministre, bien que ces personnes soient choisies dans une liste de noms préparée par chacun des barreaux provinciaux ou territoriaux, la division provinciale ou territoriale de l’ABC, ainsi que le procureur général provincial ou le ministre de la Justice territorial. Il ne me semble pas que le défendeur conteste ces éléments de preuve, même s’il insiste sur le fait que le ministre, bien qu’il nomme ces trois derniers membres des CCM, fait son choix à partir de la liste fournie par l’organisme qui prépare les candidatures.
[99] Les parties expriment peut-être davantage de divergences en ce qui concerne le processus qui se déroule entre le moment où le ministre reçoit les recommandations des CCM et le moment où il recommande au Cabinet de procéder à une nomination à la magistrature (ou le moment où il recommande au Cabinet qu’un juge fasse l’objet d’une promotion). Toutefois, au vu des éléments de preuve dont dispose la Cour, ce débat est davantage lié à la façon dont les parties conçoivent le processus qu’aux faits sous-jacents.
[100] Les parties s’entendent sur le fait que le ministre peut consulter les personnes de son choix entre le moment où il reçoit les recommandations des CCM et le moment où il décide des candidats dont il recommandera la nomination au Cabinet. Les demandeurs soutiennent que cette étape du processus soulève des doutes quant à l’ingérence et à l’influence politiques dans le processus de nomination. À l’appui, ils se fondent sur les pièces C, D et E du deuxième affidavit de M. Conacher, qui selon eux prouvent que des consultations sont menées auprès de personnes liées au parti au pouvoir. Il ressort ce qui suit de ces pièces :
Pièce C : le 12 avril 2018, le conseiller des politiques et affaires parlementaires au sein du Bureau du ministre a envoyé un courriel à une personne qui serait un avocat à l’Agence du revenu du Canada, dans lequel il lui demandait de se renseigner auprès de sa supérieure pour savoir si la nomination d’un certain candidat lui posait problème. Selon le deuxième affidavit de M. Conacher, cette personne est le conseiller principal aux communications et gestionnaire des enjeux de la ministre du Revenu national. L’échange de courriels montre que cette personne a accepté de se renseigner auprès de sa supérieure et de redonner des nouvelles à ce sujet.
Pièce D : le 14 août 2018, une personne présentée dans le deuxième affidavit de M. Conacher comme étant le conseiller en nominations publiques au bureau du premier ministre a envoyé un courriel à des personnes présentées dans le deuxième affidavit de M. Conacher comme étant le coordonnateur aux nominations à la magistrature et le conseiller aux affaires régionales et parlementaires au Bureau du ministre, dans lequel il était question de l’absence de [traduction]
« commentaires du groupe parlementaire »
au sujet de certains candidats à des postes de magistrat. Selon le deuxième affidavit de M. Conacher, on demandait dans ce courriel les dernières nouvelles sur les consultations menées auprès des députés libéraux. Il est mentionné expressément dans le courriel que l’une des personnes qui n’auraient pas fourni de commentaires était undéputé
.Pièce E : le 23 novembre 2018, le directeur du bureau et attaché politique du ministre du Développement international a envoyé un courriel à une personne présentée dans le deuxième affidavit de M. Conacher comme étant le conseiller aux affaires parlementaires et assistant du secrétaire parlementaire au Bureau du ministre, dans lequel il est écrit que le ministre du Développement international ne connaissait aucun des trois avocats mentionnés la veille. D’après la ligne d’objet de ce courriel, la demande de renseignements concerne des candidats à des postes de magistrat.
[101] Sur le fondement de ces pièces, je reconnais que la Cour dispose d’éléments de preuve à l’appui de la thèse des demandeurs selon laquelle les consultations menées avant que le ministre formule une recommandation au Cabinet relativement à une nomination à la magistrature peuvent comprendre des consultations auprès d’autres ministres et députés faisant partie du groupe parlementaire du parti au pouvoir. Cependant, je crois comprendre que le défendeur ne conteste pas précisément le fait que ce type de consultation ait lieu. Comme je l’ai déjà indiqué, les éléments de preuve du défendeur montrent que le ministre peut consulter qui bon lui semble. En outre, dans ses observations orales, le défendeur n’a pas fait valoir que les consultations menées par le ministre n’incluaient pas de consultations auprès d’autres politiciens. Il affirme plutôt que le processus de nomination comporte forcément un certain degré d’intervention politique puisque les juges sont nommés par le Cabinet, qui est un organe politique.
[102] La question que la Cour doit trancher est de savoir si ces caractéristiques du processus enfreignent les principes d’indépendance et d’impartialité judiciaires. Les demandeurs, pour expliquer ces principes et étayer leur thèse concernant la violation de ces principes, s’appuient fortement sur l’analyse effectuée dans l’arrêt Valente. Dans cet arrêt, la Cour suprême devait déterminer le sens des mots « tribunal indépendant » pour l’application de l’alinéa 11d) de la Charte (le droit d’un inculpé d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable). Pour ce faire, le juge Le Dain (s’exprimant au nom de la Cour) a analysé minutieusement ce que signifie « indépendance judiciaire ». Comme le notent les demandeurs, la Cour a expliqué de la façon suivante la distinction entre les notions connexes d’impartialité judiciaire et d’indépendance judiciaire (à la p 685) :
[...] Même s’il existe de toute évidence un rapport étroit entre l’indépendance et l’impartialité, ce sont néanmoins des valeurs ou exigences séparées et distinctes. L’impartialité désigne un état d’esprit ou une attitude du tribunal vis‑à‑vis des points en litige et des parties dans une instance donnée. Le terme « impartial », comme l’a souligné le juge en chef Howland, connote une absence de préjugé, réel ou apparent. Le terme « indépendant », à l’al. 11d), reflète ou renferme la valeur constitutionnelle traditionnelle qu’est l’indépendance judiciaire. Comme tel, il connote non seulement un état d’esprit ou une attitude dans l’exercice concret des fonctions judiciaires, mais aussi un statut, une relation avec autrui, particulièrement avec l’organe exécutif du gouvernement, qui repose sur des conditions ou garanties objectives.
[103] Tel que je l’ai indiqué plus haut, le juge Le Dain a ensuite confirmé dans son analyse que, tout comme pour l’impartialité, le critère relatif à l’indépendance judiciaire nécessite que soit évaluée la perception du public, c’est-à-dire de savoir si le public estimerait qu’un tribunal jouit des conditions ou garanties objectives essentielles d’indépendance judiciaire (à la p 689) :
Même si l’indépendance judiciaire est un statut ou une relation reposant sur des conditions ou des garanties objectives, autant qu’un état d’esprit ou une attitude dans l’exercice concret des fonctions judiciaires, il est logique, à mon avis, que le critère de l’indépendance aux fins de l’al 11d) de la Charte soit, comme dans le cas de l’impartialité, de savoir si le tribunal peut raisonnablement être perçu comme indépendant. Tant l’indépendance que l’impartialité sont fondamentales non seulement pour pouvoir rendre justice dans un cas donné, mais aussi pour assurer la confiance de l’individu comme du public dans l’administration de la justice. Sans cette confiance, le système ne peut commander le respect et l’acceptation qui sont essentiels à son fonctionnement efficace. Il importe donc qu’un tribunal soit perçu comme indépendant autant qu’impartial et que le critère de l’indépendance comporte cette perception qui doit toutefois, comme je l’ai proposé, être celle d’un tribunal jouissant des conditions ou garanties objectives essentielles d’indépendance judiciaire, et non pas une perception de la manière dont il agira en fait, indépendamment de la question de savoir s’il jouit de ces conditions ou garanties.
[104] Comme je l’ai fait observer plus haut dans les présents motifs, le critère de l’indépendance pose la question de savoir (comme le critère classique de la crainte raisonnable de partialité) si une personne raisonnable et bien informée de toutes les circonstances considérerait qu’un tribunal donné jouit du statut indépendant requis.
[105] Les demandeurs notent que l’indépendance judiciaire, tout comme l’impartialité judiciaire, comporte un aspect individuel aussi bien qu’institutionnel (voir R c Lippé, [1991] 2 RCS 114 [Lippé] à la p 140). En l’espèce, la thèse des demandeurs se rapporte à l’aspect institutionnel. Comme pour l’indépendance institutionnelle, le critère applicable à l’impartialité institutionnelle est celui énoncé dans l’arrêt Valente (voir Lippé à la p 143).
[106] Une fois le critère applicable défini, les juges dans l’arrêt Valente ont analysé ce qui devrait être considéré comme étant les conditions essentielles de l’indépendance judiciaire. Soulignant que la notion d’indépendance judiciaire a évolué, le juge Le Dain a examiné les dispositions constitutionnelles et légales pertinentes, la doctrine et les rapports (notamment le rapport d’un comité de l’ABC sur l’indépendance de la magistrature mentionné plus haut dans les présents motifs) et a établi trois conditions ou caractéristiques essentielles de l’indépendance judiciaire (aux pp 691-712) :
inamovibilité – charge à l’abri de toute intervention discrétionnaire ou arbitraire de la part de l’exécutif ou de l’autorité responsable des nominations (à la p 698);
sécurité financière – un traitement ou une autre rémunération assurés et, lorsqu’il y a lieu, une pension assurée, qui soient prévus par la loi et ne soient pas assujettis aux ingérences arbitraires de l’exécutif (à la p 704);
indépendance administrative – indépendance institutionnelle du tribunal relativement aux questions administratives qui ont directement un effet sur l’exercice de ses fonctions judiciaires (p 708).
[107] Ces conditions ont été confirmées et appliquées dans de nombreuses décisions subséquentes (voir, p. ex., Juges de l’Î.-P.-É., aux para 115-117; Ell c Alberta, 2003 CSC 35 au para 28; Association des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick c Nouveau-Brunswick (ministre de la Justice), 2005 CSC 44 au para 7; BC Judges au para 31).
[108] Le défendeur note que les demandeurs ne prétendent pas que les processus de nomination ou de promotion à la magistrature manquent à ces trois conditions ou caractéristiques essentielles de l’indépendance judiciaire. Les demandeurs souhaitent plutôt que la Cour reconnaisse une condition supplémentaire qui s’appliquerait précisément au processus menant à une nomination, contrairement aux caractéristiques définies dans la jurisprudence, lesquelles assurent l’indépendance judiciaire par leur application après la nomination à la magistrature. Le défendeur soutient qu’aucun précédent ne justifie l’imposition d’une telle condition, qui irait à l’encontre du rôle que la Constitution attribue au Cabinet en ce qui concerne la nomination des juges.
[109] Les demandeurs soutiennent qu’il existe des précédents au soutien de leur thèse, à la fois dans la jurisprudence applicable et dans d’autres sources comme celles examinées dans l’arrêt Valente. En effet, ils affirment que l’arrêt Valente lui-même étaye leur thèse et citent, à cet égard, ce passage de l’analyse effectuée par le juge Le Dain (à la p 692) :
Les idées ont évolué au cours des années sur ce qui idéalement peut être requis, sur le plan du fond comme sur celui de la procédure, pour assurer une indépendance judiciaire aussi grande que possible. Les opinions diffèrent sur ce qui est nécessaire ou souhaitable, ou encore réalisable. Cela est particulièrement vrai, par exemple, en ce qui concerne le degré d’indépendance ou d’autonomie que les tribunaux, pense‑t‑on devraient avoir sur le plan administratif. Cela est vrai aussi de la mesure dans laquelle certaines activités extrajudiciaires des juges peuvent être perçues comme portant atteinte à la réalité ou à la perception de l’indépendance judiciaire. Il y a un regain d’intérêt pour la procédure et les critères de nomination des juges, car ils peuvent avoir un effet sur la perception de l’indépendance judiciaire. Les préoccupations des juristes et des profanes concernant l’indépendance judiciaire se sont accrues avec les nouvelles attributions et responsabilités que la Charte a conférées aux tribunaux. Dans des rapports et des discours sur l’indépendance judiciaire, on a réclamé, ces dernières années, l’adoption généralisée des plus hautes normes ou garanties, non seulement à l’égard des éléments traditionnels de l’indépendance judiciaire, mais aussi à l’égard des autres aspects considérés aujourd’hui comme ayant un effet important sur la réalité et la perception de l’indépendance judiciaire. [...] [Non souligné dans l’original.]
[110] Tout d’abord, en ce qui a trait aux sources non judiciaires sur lesquelles s’appuient les demandeurs, je note qu’en plus de l’article de Mme Harrington, de la déclaration de l’ABC et de la lettre sur les PANDC, les demandeurs veulent se fonder sur un document qu’ils ont inclus dans leur recueil de jurisprudence, à savoir un communiqué de presse du Conseil canadien de la magistrature daté du 20 février 2007 et intitulé « Nominations à la magistrature : la perspective du Conseil canadien de la magistrature »
[communiqué de presse du Conseil canadien de la magistrature]. Le défendeur s’oppose à ce que les demandeurs incluent ce document comme s’il s’agissait d’un article de doctrine alors qu’il ne fait pas partie des éléments de preuve. Je ne souscris pas à la position du défendeur puisque je considère que ce document a le même rôle que ceux mentionnés plus haut, c’est-à-dire qu’il est susceptible de guider l’appréciation du contenu juridique du principe d’indépendance judiciaire que la Cour doit appliquer pour se prononcer sur la présente demande.
[111] Le communiqué de presse du Conseil canadien de la magistrature semble découler de changements apportés à la composition et au fonctionnement des CCM en 2006. Plus précisément, un des changements a été de supprimer la distinction entre « recommandé »
et « fortement recommandé »
lors de l’évaluation des candidats. Un autre changement a été l’augmentation du nombre de membres nommés à un CCM et la suppression du droit de vote dont bénéficiait auparavant le représentant de la magistrature, ce qui a eu pour conséquence que le gouvernement nommerait désormais la majorité des membres votants. Dans ce contexte, le Conseil canadien de la magistrature s’est inquiété du fait que les CCM puissent ne pas être complètement indépendants du gouvernement et ne pas être perçus comme tels.
[112] De toute évidence, les commentaires d’un organisme tel que le Conseil canadien de la magistrature, qui est composé de juges en chef et de juges en chef adjoints de partout au Canada, méritent qu’on y porte attention. Cependant, je conviens avec le défendeur que le fait que le communiqué de presse du Conseil canadien de la magistrature a été publié il y a 15 ans et qu’il portait sur une version antérieure du processus de nomination à la magistrature fédérale limite forcément son caractère probant pour ce qui est de la question dont la Cour est actuellement saisie. La Cour ne dispose pas d’éléments de preuve expliquant en détail la composition et le fonctionnement des CCM avant et après les changements de 2006 mentionnés par le Conseil canadien de la magistrature. On ne sait pas clairement, par exemple, si la nouvelle structure dont parlait le Conseil canadien de la magistrature prévoyait que le gouvernement procède à des nominations à partir d’une liste restreinte de candidats dressée par des organismes indépendants tels que les barreaux provinciaux ou territoriaux, l’ABC ou le gouvernement provincial concerné.
[113] Les autres sources non judiciaires sur lesquelles se fondent les demandeurs sont plus récentes. La déclaration de l’ABC date du 6 novembre 2020. L’ABC y préconisait un processus ouvert, transparent et apolitique de nomination à la magistrature de candidats qualifiés. Elle se réjouissait des changements apportés au processus de nomination mis en place en 2016, notamment un processus de dépôt de candidatures ouvert, des critères de sélection publiés et des comités consultatifs plus diversifiés et moins axés sur les idéologies, avec des intervenants, y compris les personnes mises en candidature par le ministre de la Justice, les tribunaux, la communauté juridique et le public. Toutefois, l’ABC notait que, quel que soit le degré d’indépendance dans l’établissement de la liste de candidats recommandés, le fait qu’on vérifie l’appui du parti envers ces candidats donne à la décision un caractère politique. L’ABC estimait que les activités politiques antérieures ne devraient pas empêcher quiconque de se porter candidat à la magistrature, estimant qu’il s’agissait d’une indication de l’engagement de cette personne au sein de la communauté, ce qui peut être le signe qu’elle ferait un bon juge. Elle se montrait cependant préoccupée par la possibilité que des activités partisanes deviennent le facteur déterminant de la nomination.
[114] Comme je l’ai indiqué plus haut, la lettre sur les PANDC, datée du 14 septembre 2020, a été écrite au nom de plusieurs organismes juridiques : des associations d’avocats (p. ex., l’Association des avocats noirs du Canada et l’Association du barreau autochtone), des organismes juridiques (p. ex., l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés et l’Association canadienne du droit de l’environnement), ainsi que des cliniques spécialisées et des cliniques de quartier (p. ex., le Black Legal Action Centre, en Ontario, et la Clinique juridique de Saint-Michel). Cette lettre, en faveur de la nomination de PANDC aux postes alors vacants à la Cour fédérale, insiste sur le fait qu’un volume important des dossiers de notre Cour porte sur des questions d’immigration ou concerne des réfugiés ou des Autochtones et que, dans ces dossiers, presque tous les demandeurs sont des PANDC. La lettre est également favorable à une révision des critères d’évaluation pour les nominations à la magistrature afin qu’il y soit tenu compte des obstacles systémiques qui empêchent la nomination de PANDC à des postes de juges.
[115] Enfin, les demandeurs s’appuient sur l’explication donnée dans l’article de Mme Harrington, dont il est question dans le premier affidavit de M. Conacher daté du 2 juillet 2015, en ce qui concerne les changements apportés au processus de nomination à la magistrature environ dix ans auparavant en Angleterre et au pays de Galles. Mme Harrington explique qu’à la suite de l’adoption de la Constitutional Reform Act 2005 [Loi sur la réforme constitutionnelle de 2005], un organe indépendant chargé de la nomination des juges et des membres des tribunaux a été créé pour veiller à ce que les personnes exerçant une fonction judiciaire soient sélectionnées uniquement en fonction de leur mérite, à la fin d’un processus concurrentiel ouvert et équitable. Les membres de la commission de nomination à la magistrature, outre trois membres issus de la magistrature, sont eux-mêmes sélectionnés selon un processus concurrentiel ouvert. Avant d’expliquer les changements apportés au processus, Mme Harrington indique que le Canada pourrait en tirer une leçon.
[116] Je note que les demandeurs, dans leurs observations écrites, renvoient à des dispositions de la Loi sur la réforme constitutionnelle de 2005 (UK Public General Acts, 2005, c 4) qui a mis en œuvre les changements exposés dans l’article de Mme Harrington. Les demandeurs attirent également l’attention de la Cour sur des différences entre les processus de nomination à la magistrature dans diverses provinces canadiennes.
[117] Bien que le juge Le Dain ait formulé il y a près de 40 ans les observations auxquelles ont renvoyé les demandeurs (Valente à la p 692) quant à l’intérêt pour la procédure et les critères de nomination des juges étant donné qu’ils peuvent avoir un effet sur la perception de l’indépendance judiciaire, la déclaration de l’ABC constitue clairement une expression assez récente d’un intérêt semblable. La lettre sur les PANDC ne se rapporte pas directement à la question de l’indépendance judiciaire. Cependant, comme le note le défendeur dans ses observations écrites, le gouvernement a reconnu l’importance de la diversité au sein de la magistrature et je souscris au raisonnement des demandeurs selon lequel le fait que la magistrature reflète la diversité du pays qu’elle sert peut améliorer la confiance du public en l’institution.
[118] Je reconnais également que les processus de nomination judiciaire suivis dans d’autres provinces ou territoires sont différents du processus de nomination des magistrats fédéraux aux cours supérieures canadiennes. Toutefois, la question dont la Cour est saisie dans la présente demande n’est pas de savoir si ces différences révèlent des améliorations qui permettraient d’atteindre les objectifs énoncés dans les autres sources examinées plus haut ou ailleurs. Conformément à la thèse adoptée par le défendeur dans sa requête en radiation et à l’analyse effectuée plus haut dans les présents motifs, la forme du processus de nomination ne relève pas de la compétence de la Cour, sauf si cette forme rendait le processus inconstitutionnel. Pour me prononcer sur la constitutionnalité, bien que je tienne compte des sources non judiciaires sur lesquelles s’appuient les demandeurs, je dois principalement me fonder sur la jurisprudence dans laquelle les principes d’indépendance et d’impartialité judiciaires ont été examinés, mesurés et appliqués lorsque de telles questions ont été portées devant les tribunaux.
[119] Pour revenir à l’arrêt Valente, comme je l’ai noté plus haut, les demandeurs affirment qu’en raison de l’analyse du juge Le Dain à la page 692 (extrait précité), cet arrêt fondateur lui-même étaye leur thèse en l’espèce. Je reconnais que le juge Le Dain renvoie à la possibilité que des considérations préalables à la nomination aient un effet sur la perception d’indépendance judiciaire. Cependant, malgré cette observation, ces considérations ne faisaient pas partie des conditions essentielles à l’indépendance judiciaire définies par la Cour suprême dans cet arrêt. J’examinerai donc les autres décisions faisant autorité qu’invoquent les demandeurs à l’appui de leur thèse.
[120] Les demandeurs notent que, dans l’arrêt MacBain c Lederman, [1985] 1 CF 856 (CAF) [MacBain], qui portait sur l’indépendance du Tribunal canadien des droits de la personne, la Cour d’appel fédérale a conclu que la partie préjudiciable du mécanisme pertinent prévu par la loi était la constitution du Tribunal par la Commission canadienne des droits de la personne puisque cette dernière était aussi la partie plaignante (à la p 884). Les demandeurs affirment que cette analyse s’applique également au système de nomination à la magistrature fédérale, étant donné que le ministre nomme à la fois les juges et le chef du service fédéral des poursuites pénales.
[121] Je ne trouve pas cet argument particulièrement convaincant. Dans l’arrêt MacBain, la Cour d’appel fédérale s’est fondée sur la décision de la Cour d’appel de l’Ontario confirmée dans l’arrêt Valente et a établi une distinction pour deux raisons : a) le fait que la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoyait la nomination, au cas par cas, de « juges »
temporaires alors que la nomination des juges est permanente dans la plupart des provinces et territoires du Canada; b) l’absence d’indépendance dans les décisions de nature administrative, notamment l’affectation des juges aux diverses causes (aux pp 870-871). Bien que la Cour, dans son analyse, ait mentionné le fait que la Commission se charge à la fois de nommer les membres du tribunal et de diriger les poursuites criminelles dont sont saisis ces membres du tribunal, la question de l’absence d’indépendance concernait largement l’inamovibilité des membres du tribunal et l’absence d’indépendance administrative, qui sont deux des conditions essentielles à l’indépendance judiciaire énoncées par la suite dans l’arrêt Valente.
[122] Les demandeurs se sont également appuyés sur l’arrêt R c Généreux, [1992] 1 RCS 259 [Généreux], qui concernait les nominations dans les tribunaux militaires du Canada. Dans cet arrêt, la Cour suprême a conclu que la nomination du juge‑avocat par le juge‑avocat général sapait l’indépendance institutionnelle de la cour martiale générale (à la p 309) :
Deuxièmement, la nomination du juge‑avocat par le juge‑avocat général (art. 111.22 O.R.F.C.) sape l’indépendance institutionnelle de la cour martiale générale. Les rapports étroits entre le juge‑avocat général, qui est nommé par le gouverneur en conseil, et l’exécutif, sont évidents. Pour être conforme à l’al. 11d) de la Charte, la nomination d’un juge militaire pour occuper la charge de juge‑avocat à une cour martiale générale donnée devrait incomber à un officier de justice indépendant et impartial. La nomination effective du juge‑avocat par l’exécutif pourrait, objectivement, faire naître une crainte raisonnable quant à l’indépendance et à l’impartialité du tribunal. Toutefois, comme je l’ai conclu plus haut, je considère que les nouveaux art. 4.09 et 111.22 des O.R.F.C. ont remédié en grande partie à cette lacune dans la mesure où c’était nécessaire dans le contexte des tribunaux militaires.
[123] Bien que cet extrait porte sur le processus de nomination des juges-avocats (soit des juges militaires), il ressort clairement de ce passage et de la décision dans son ensemble que les réserves exprimées par la Cour se rapportaient au facteur de l’indépendance administrative énoncé dans l’arrêt Valente relativement à la fonction décisionnelle. Comme l’arrêt Valente, cet arrêt portait sur le respect de l’alinéa 11d) de la Charte et la Cour a conclu que, pour être conforme à cet alinéa, la nomination d’un juge militaire à la charge de juge‑avocat d’une cour martiale générale donnée devrait incomber à un officier de justice indépendant et impartial (à la p 309).
[124] Autrement dit, pour assurer l’indépendance administrative, il faut que le juge qui entendra et tranchera une affaire donnée soit choisi par l’administration de la cour ou du tribunal concerné, et non par l’exécutif. Cette interprétation du raisonnement de la Cour ressort par ailleurs clairement de sa conclusion selon laquelle le nouvel article 111.22 de la version modifiée des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (qui investit le juge militaire en chef du pouvoir de nommer le juge-avocat à la cour martiale générale) a remédié en grande partie à la lacune relevée par la Cour (aux pp 305, 309). L’arrêt Généreux n’étaye pas la thèse des demandeurs.
[125] Les demandeurs renvoient également la Cour à l’arrêt Matsqui et affirment que la Cour suprême y a conclu qu’il faut tenir compte de l’apparence de partialité ou de la partialité réelle sur le plan institutionnel dans le processus de nomination lorsqu’on évalue la protection de l’indépendance et de l’impartialité des tribunaux administratifs. Dans cette affaire, la Cour suprême devait se pencher sur l’indépendance de tribunaux constitués en application de règlements administratifs de bandes des Premières Nations régissant l’imposition de taxes sur les biens immeubles situés dans la réserve. Toutefois, comme le reste de la jurisprudence sur laquelle s’appuient les demandeurs, cet arrêt portait sur l’application des conditions d’indépendance essentielles définies dans l’arrêt Valente. La Cour a constaté que les membres des tribunaux n’avaient aucune sécurité financière, que leur inamovibilité n’était pas prévue et que les chefs et les conseils de bande choisissaient les membres de leurs tribunaux (aux para 92-95).
[126] Je reviens aux éléments principaux de la thèse des demandeurs et de la jurisprudence qui doit nous guider. Les demandeurs soutiennent que les processus de nomination et de promotion à la magistrature fédérale sont inconstitutionnels en raison du rôle du ministre quant à la nomination des membres des CCM, de même que l’influence politique sur le rôle du ministre et, au bout du compte, du Cabinet quant à la nomination des juges après l’obtention des recommandations des CCM et à la promotion des juges sans la participation des CCM. Pour juger ces observations, je dois examiner si le public estimerait qu’un tribunal dont les membres sont sélectionnés en suivant ces processus jouirait des conditions ou garanties objectives essentielles d’indépendance judiciaire.
[127] La nature de ces conditions ou garanties objectives a été examinée à de nombreuses reprises dans la jurisprudence, dans laquelle l’indépendance judiciaire passe invariablement par les conditions post-nomination. Comme l’affirme le défendeur, le but de la thèse des demandeurs est d’ajouter une autre condition préalable à la nomination. Cependant, la jurisprudence qu’ils invoquent n’étaye pas leur thèse. Les demandeurs n’ont renvoyé à aucun précédent dans lequel le processus de nomination aurait justifié une conclusion de violation de la Constitution sans manquement aux conditions post-nomination établies dans l’arrêt Valente.
[128] Le manque de jurisprudence à l’appui de la thèse des demandeurs n’est peut-être pas étonnant, compte tenu de la structure constitutionnelle particulière qui régit les nominations à la magistrature au Canada. Comme je l’ai indiqué plus haut, la disposition de la Constitution essentielle à cette structure est l’article 96 :
96. Le gouverneur-général nommera les juges des cours supérieures, de district et de comté dans chaque province, sauf ceux des cours de vérification dans la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick.
[129] Comme nous l’avons vu plus haut dans les présents motifs, l’article 96 a pour effet que les juges des cours supérieures sont nommés par le Cabinet et, comme l’affirme le défendeur, le Cabinet est fondamentalement un organe politique. Comme l’a expliqué le juge Stratas dans l’arrêt B’nai Brith en se fondant sur les ouvrages de doctrine pertinents, le Cabinet est, [traduction] « dans une mesure hors du commun, l’organe supérieur de coordination des intérêts provinciaux, régionaux, religieux, raciaux et autres propres à l’ensemble de la nation »
(au para 77). Comme l’a fait observer le défendeur à l’audience, le processus de nomination comporte un élément politique [traduction] « inextricable » du fait que la Constitution désigne le Cabinet comme étant l’autorité responsable des nominations. Je note que la loi citée par les demandeurs comme apportant au processus de nomination à la magistrature du Royaume-Uni les changements expliqués par Mme Harrington, s’intitule Constitutional Reform Act 2005, qui peut se traduire par Loi sur la réforme constitutionnelle de 2005. Le titre de cette loi indique, du moins à première vue, que ces changements ont nécessité la modification de la structure constitutionnelle telle qu’on l’entend au Royaume-Uni.
[130] Bien entendu, comme ce fut le cas lors de la modification du processus de nomination en 2016, il est possible d’apporter des changements qui ne sont pas si fondamentaux qu’ils nécessitent une modification constitutionnelle. Il est possible qu’il y ait lieu d’apporter d’autres changements et qu’un gouvernement à l’origine de tels changements se voie récompensé lors des élections. Cependant, vu la séparation des pouvoirs sur laquelle repose l’analyse de la justiciabilité énoncée plus haut dans les présents motifs, il n’appartient pas à la Cour de formuler des observations sur ces possibilités. Ayant appliqué les principes constitutionnels d’indépendance et d’impartialité judiciaires en tenant compte de la jurisprudence et de l’analyse exposées plus haut, je conclus qu’il n’y a aucune violation de la Constitution et que la présente demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée.
F.
Si les systèmes de nomination et de promotion au sein de la magistrature fédérale contreviennent à la Charte, l’atteinte peut-elle se justifier au regard de l’article premier de la Charte?
[131] Compte tenu de la conclusion que j’ai tirée ci-dessus, la question ne se pose pas.
G.
À quelles réparations, s’il y a lieu, les demandeurs ont-ils droit?
[132] De même, puisque la présente demande sera rejetée, la Cour n’a pas besoin d’examiner la question des réparations.
VII.
Dépens
[133] Habituellement, les dépens dans les demandes de contrôle judiciaire suivent l’issue de l’affaire, c’est-à-dire que la partie qui obtient gain de cause se voit adjuger les dépens, pour qu’elle soit dans une certaine mesure indemnisée des frais juridiques qu’elle a engagés pour faire valoir sa cause. Ainsi, le défendeur a expliqué à l’audience que, si la Cour décidait de rejeter la demande, il demanderait des dépens calculés conformément à la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales.
[134] Les demandeurs ont indiqué qu’ils ne demanderaient pas les dépens, quelle que soit l’issue de la cause. Ils sont d’avis que, puisque l’espèce est une cause d’intérêt public, les dépens ne devraient être adjugés à ni l’une ni l’autre des parties. Les demandeurs renvoient la Cour à d’autres exemples de causes d’intérêt public dans lesquelles ils n’ont pas été condamnés aux dépens, même s’ils avaient été déboutés (voir, p. ex., Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CAF 194 au para 50).
[135] Le défendeur reconnaît qu’il existe de la jurisprudence justifiant que la Cour refuse d’adjuger des dépens dans une cause d’intérêt public. Il soutient cependant que, compte tenu des circonstances, des dépens devraient être imposés parce que les demandeurs avaient déjà été déboutés de procédures qu’ils avaient intentées concernant la séparation des pouvoirs et parce que, compte tenu des motifs exposés dans les décisions rendues en première instance et en appel, ils n’auraient pas dû porter l’affaire devant la Cour (voir Premier ministre). Le défendeur invoque également l’arrêt Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2021 CAF 133, dans lequel une question soulevée par les demandeurs dans une demande de contrôle judiciaire a été jugée non justiciable et la demande a été rejetée avec dépens à l’encontre des demandeurs.
[136] Ce dernier arrêt auquel a renvoyé le défendeur ne s’applique pas à l’espèce puisque, comme je l’ai conclu, la question soulevée par les demandeurs était justiciable. Je n’estime pas non plus que la participation des demandeurs dans ce dernier arrêt étaye la thèse des défendeurs, puisque la question de la séparation des pouvoirs qui y a été débattue différait considérablement de celle soulevée en l’espèce.
[137] Récemment, dans l’arrêt British Columbia (Attorney General) v Trial Lawyers Association of British Columbia, 2022 BCCA 354, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a appliqué les critères suivants pour déterminer si une partie qui agit dans l’intérêt public devrait être protégée contre une adjudication des dépens défavorable (au para 21) :
[traduction]
a) l’instance se rapporte à des questions dont l’importance s’étend au-delà des intérêts immédiats des parties en cause;
b) la personne en cause n’a aucun intérêt personnel, propriétal ou pécuniaire dans le résultat de l’instance ou, si elle en a un, cela ne justifie clairement pas l’introduction de l’instance sur le plan financier;
c) aucun tribunal n’a déjà statué sur les questions en litige dans une instance contre le même défendeur;
d) le défendeur est clairement davantage en mesure de supporter les dépens de l’instance;
e) le demandeur n’a pas agi d’une façon vexatoire, futile ou abusive.
[138] À mon avis, ces facteurs jouent tous en faveur d’un refus de la Cour d’adjuger des dépens à l’encontre des demandeurs en l’espèce. Je n’adjugerai donc pas de dépens.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1324-20
LA COUR STATUE :
La requête du défendeur est accueillie en partie et les éléments de preuve suivants sont radiés du dossier :
les paragraphes 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21 (la proposition subordonnée au début de la première phrase), 23, 24, 25, 26, 27, 28 (deux premières phrases), 29 et 31 du premier affidavit de M. Conacher;
les pièces D, E, F, G, H, I, J, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, Y, Z, AA et BB du premier affidavit de M. Conacher;
les paragraphes 2, 3a et 3e du deuxième affidavit de M. Conacher;
les pièces A, B et F du deuxième affidavit de M. Conacher.
La Cour reconnaît aux demandeurs la qualité pour agir dans l’intérêt public dans la présente demande.
La présente demande est rejetée.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Richard F. Southcott »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1324-20
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INTITULÉ :
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DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE ET DUFF CONACHER c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Audience tenue PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 7 novembre 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE SOUTHCOTT
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DATE DES MOTIFS :
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Le 9 Janvier 2023
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COMPARUTIONS :
Ashley Wilson et Jennifer Zdriluk
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Pour les demandeurs
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Andrea Burke, Christine Mohr et James Schneider
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Ross & McBride LLP
Toronto (Ontario)
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Pour les demandeurs
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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