Dossier : IMM-6540-21
Référence : 2022 CF 1727
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2022
En présence de monsieur le juge Ahmed
ENTRE : |
TUYOROMAJO OSCARLINE HANGERO |
demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La demanderesse, Tuyoromajo Oscarline Hangero, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision datée du 31 août 2021 par laquelle un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (l’« agent »
) a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.
[2] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse reposait sur son établissement au Canada, l’intérêt supérieur de son enfant ainsi que les risques et les conditions défavorables en Namibie. L’agent a conclu que la preuve était insuffisante pour justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).
[3] La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur puisqu’il n’a pas pris en compte des questions centrales et des éléments de preuve essentiels, et elle affirme qu’il n’a pas suffisamment motivé sa décision.
[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est raisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.
II. Les faits
A. La demanderesse
[5] La demanderesse est une citoyenne de la Namibie âgée de 33 ans.
[6] La demanderesse a été adoptée par sa grand‑mère maternelle lorsqu’elle était bébé. Comme il n’y avait pas d’école secondaire là où vivait sa grand‑mère, elle a quitté le domicile de cette dernière et est allée vivre avec son père biologique et sa belle‑mère.
[7] La demanderesse soutient qu’elle a été victime de violence physique de la part de son père pendant des années. Elle n’a pas pu retourner vivre chez sa grand‑mère parce que celle‑ci ne savait pas qu’elle avait abandonné l’école et qu’elle avait peur de son père.
[8] Lorsque la demanderesse était âgée de 18 ans, son père a arrangé son mariage avec son cousin, Virikehije Mungunda (M. Mungunda), qui était âgé de 31 ans. Lorsqu’elle a commencé à vivre avec M. Mungunda, la demanderesse entretenait une relation secrète avec Vezembe Nguvauva (M. Nguvauva). Elle fait valoir que M. Mungunda l’a agressée physiquement et sexuellement dès le moment où ils ont emménagé ensemble.
[9] En juillet 2009, la demanderesse a appris qu’elle était enceinte de M. Nguvauva. Lorsque M. Mungunda l’a appris, il aurait menacé de les tuer, elle et le bébé. En octobre 2009, la demanderesse a fui le domicile de M. Mungunda et est retournée chez son père. Lorsque son père a appris sa situation, il a dit qu’il avait honte d’elle. La demanderesse soutient qu’elle a quitté le domicile de son père et qu’elle est allée vivre chez sa sœur pendant une brève période avant de retourner vivre chez sa grand‑mère.
[10] La demanderesse a donné naissance à son fils aîné le 15 février 2010. En raison des menaces que M. Mungunda ne cessait de proférer, M. Nguvauva a éloigné l’enfant pour assurer sa sécurité. Le fils aîné de la demanderesse habite toujours en Namibie. La demanderesse affirme qu’elle a tenté de se suicider, mais que sa grand‑mère l’en a empêchée. Elle soutient qu’elle n’avait plus de famille en Namibie et qu’elle avait peur de M. Mungunda.
[11] La demanderesse est arrivée au Canada le 24 avril 2011 et a présenté une demande d’asile, qui a été rejetée le 4 février 2013.
[12] Le 16 décembre 2013, la demanderesse a donné naissance à son deuxième fils au Canada.
[13] En 2014, la demanderesse ne s’est pas présentée à une entrevue avec l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC). Un mandat d’arrestation a été délivré contre elle le 27 octobre 2014. Le 23 octobre 2020, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Le mandat d’arrestation a été exécuté le 22 juin 2021, lorsque la demanderesse a été arrêtée à Timmins, en Ontario.
B. La décision faisant l’objet du contrôle
[14] Dans une lettre datée du 31 août 2021, l’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Les motifs de l’agent traitent de chacun des trois facteurs que la demanderesse a soulevés : son degré d’établissement au Canada, l’intérêt supérieur de son enfant et les difficultés auxquelles elle serait exposée à son retour en Namibie. L’agent a finalement conclu que ces facteurs étaient insuffisants pour justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire dans le cas de la demanderesse eu égard à la preuve et à l’intérêt supérieur de l’enfant.
1) L’établissement
[15] L’agent a estimé que la demanderesse se trouvait au Canada depuis dix ans et qu’elle s’était établie grâce à son emploi, à son appartenance à une église et à ses amitiés dans sa collectivité. L’agent a conclu que, bien qu’il s’agisse de facteurs favorables, il fallait s’attendre à ce niveau d’établissement d’une personne dans sa situation.
[16] L’agent a reconnu que la demanderesse avait noué de précieuses amitiés pendant son séjour au Canada, mais que la séparation est l’un des [traduction] « résultats inhérents et malheureux »
découlant du processus d’immigration et que la demanderesse pouvait maintenir le contact avec ses amis par d’autres moyens.
[17] L’agent a également tenu compte du mandat d’arrestation délivré contre la demanderesse et a déclaré que dans les notes relatives à l’exécution du mandat le 22 juin 2021, l’ASFC avait indiqué que la demanderesse résidait à Timmins. Cependant, la demanderesse a fourni peu d’éléments de preuve sur la date de son déménagement, sur la question de savoir si elle occupait un emploi et sur la manière dont elle subvenait à ses besoins et à ceux de son fils. L’agent a aussi noté que, selon l’une des conditions de sa remise en liberté, la demanderesse ne devait pas travailler sans autorisation et qu’elle n’avait pas de permis de travail valide à ce moment‑là. L’agent a donc accordé un poids défavorable à ce facteur.
2) L’intérêt supérieur de l’enfant
[18] L’agent a noté que la demanderesse avait présenté peu d’éléments de preuve concernant l’intérêt supérieur de son enfant né au Canada, même s’il lui incombait de fournir des éléments de preuve à l’appui des facteurs sur lesquels est fondée sa demande. L’agent a reconnu que cet enfant fréquentait une école au Canada, qu’il participait à des activités parascolaires et qu’il s’était fait des amis, mais il a finalement conclu que la preuve était insuffisante pour montrer que son intérêt supérieur ne serait pas de retourner en Namibie, où il sera avec sa mère et, éventuellement, avec son frère aîné. L’agent a estimé que peu d’éléments de preuve étayaient l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle serait incapable de subvenir aux besoins de son enfant, de payer ses activités scolaires ou de recevoir de l’aide d’autres personnes, au besoin.
3) Les risques et les conditions défavorables dans le pays
[19] La demanderesse a déclaré qu’elle avait quitté la Namibie après des années de mauvais traitements et de violence en raison des [traduction] « pratiques sociétales de discrimination fondée sur le sexe et de traitement cruel envers les femmes »,
comme l’a indiqué l’agent dans ses motifs. Elle a également fait valoir qu’elle avait été contrainte d’endurer ces circonstances difficiles sans accompagnement ni soutien, même de la part de sa famille. L’agent s’est montré sensible à la situation de la demanderesse, mais il a conclu qu’elle [traduction] « [était] maintenant adulte et n’a[vait] pas à retourner vivre dans sa famille ou près de celle‑ci si elle décid[ait] de ne pas le faire »
.
[20] L’agent a également noté l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle perdrait son indépendance ainsi que sa capacité de travailler et de subvenir aux besoins de son fils si elle retournait en Namibie. Le représentant de la demanderesse a fait référence à une fiche d’information du Fonds des Nations Unies pour l’enfance (« l’UNICEF »
) dans laquelle il est indiqué que les femmes et les enfants en Namibie sont exposés à des taux élevés de pauvreté et de violence et qu’ils sont souvent incapables d’avoir accès à des soins de santé ou à l’éducation. Le représentant de la demanderesse n’a pas déposé ce rapport en preuve ni indiqué la date à laquelle il a été rédigé ou l’endroit où on peut le trouver sur Internet. L’agent a conclu que, bien que de nombreux pays n’aient pas la chance d’avoir les mêmes mesures de soutien social que le Canada, le but de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire n’est pas de combler l’écart entre les niveaux de vie, mais plutôt de permettre [traduction] « une mesure d’exception en réponse à un ensemble particulier de circonstances qui ne sont pas prévues par la LIPR »
. L’agent a reconnu qu’il serait difficile pour la demanderesse de se réinstaller en Namibie, mais que sa connaissance de la culture et de la langue namibiennes, ainsi que les compétences et l’expérience potentiellement transférables qu’elle a acquises grâce à son travail au Canada pourraient faciliter cette transition.
[21] L’agent a finalement conclu que, eu égard aux trois considérations que la demanderesse a soulevées, la situation de cette dernière ne justifiait pas une dispense pour considérations d’ordre humanitaire et a déclaré que [traduction] « le fait que le Canada est un endroit où il est plus agréable de vivre que le pays de retour n’est pas un facteur déterminant dans l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire »
.
III. La question en litige et la norme de contrôle applicable
[22] La présente demande de contrôle judiciaire soulève la seule question de savoir si la décision de l’agent de rejeter la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est raisonnable.
[23] La norme de contrôle n’est pas contestée. Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16, 17, 23‑25 (Vavilov)). Je suis d’accord avec elles.
[24] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12‑13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, notamment en ce qui concerne le résultat obtenu et le raisonnement suivi (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).
[25] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir qu’elle contient des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision ou les préoccupations qu’elle suscite ne justifient pas toutes une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne devrait pas modifier les conclusions de fait de celui‑ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ni constituer une « erreur mineure »
(Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).
IV. Analyse
[26] La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur dans son appréciation de son établissement au Canada, de l’intérêt supérieur de son enfant ainsi que des risques et des conditions défavorables en Namibie, ce qui a rendu la décision déraisonnable dans son ensemble. À mon avis, l’appréciation faite par l’agent de chacun de ces trois facteurs est raisonnable et étayée par des motifs intelligibles et transparents.
A. L’établissement
[27] La demanderesse soutient que l’agent n’a pas fourni de motifs intelligibles pour justifier le peu d’importance qu’il a accordé à son établissement au Canada, en particulier le fait qu’elle y a vécu pendant dix ans, ses antécédents d’emploi au pays, ainsi que les amitiés et les relations qu’elle y a nouées. Renvoyant à la décision Truong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 697 (« Truong »
), elle fait valoir que l’agent a effectué une analyse comparative entre le temps qu’elle a passé au Canada et le degré d’établissement attendu d’une personne dans sa situation plutôt que de procéder à une évaluation individualisée de son établissement et des difficultés que son renvoi entraînerait. La demanderesse soutient que les motifs de l’agent sur la question de l’établissement montrent qu’il n’a pas tenu compte de son témoignage, en particulier en ce qui concerne ses relations, son appartenance à une église et ses activités de bénévolat. La demanderesse soutient que l’agent n’a pas tenu compte des difficultés auxquelles elle serait exposée si elle était renvoyée en Namibie.
[28] Le défendeur note tout d’abord que l’affidavit de la demanderesse, déposé à l’étape de l’autorisation, contient diverses affirmations non étayées. Celles‑ci comprennent certaines statistiques sur la société namibienne et le travail communautaire de la demanderesse, mais elles ne fournissent aucune explication sur le fait qu’elle a apparemment quitté l’Alberta pour se réinstaller en Ontario, où elle a été arrêtée. Le défendeur s’appuie donc sur les faits tels qu’ils sont énoncés dans les motifs de l’agent et sur les éléments de preuve contenus dans le dossier certifié du tribunal.
[29] Le défendeur soutient également que l’affidavit présenté par la demanderesse à l’étape de l’autorisation et auquel elle a fait référence à maintes reprises dans ses observations lors du contrôle judiciaire n’avait pas été porté à la connaissance de l’agent lorsqu’il a rendu sa décision et que la Cour ne peut donc pas l’examiner.
[30] Sur la question de l’établissement, le défendeur fait valoir que l’établissement de la demanderesse a essentiellement eu lieu de 2014 à 2021, alors qu’elle se trouvait illégalement au Canada et qu’elle n’avait pas le droit d’y travailler après s’être soustraite à une mesure de renvoi. Le défendeur soutient en outre que la demanderesse semble avoir quitté l’Alberta pour se réinstaller en Ontario, ce qui nuit à son argument selon lequel elle s’est intégrée dans une collectivité en Alberta puisqu’elle a apparemment interrompu son propre établissement. Le défendeur affirme que ces deux facteurs, ajoutés à la preuve lacunaire déposée pour expliquer sa réinstallation en Ontario et trancher la question de savoir si elle y travaillait, appuient raisonnablement une conclusion défavorable à l’égard de l’établissement de la demanderesse.
[31] Je suis d’accord avec le défendeur sur la question de la preuve présentée au décideur. Les observations présentées par la demanderesse dans le cadre du contrôle judiciaire comportent de nombreuses références à son affidavit, qui a été produit à l’étape de l’autorisation et qui contient un exposé détaillé de renseignements et de références à des éléments de preuve qui n’avaient pas été présentés à l’agent. La Cour ne peut pas apprécier le caractère raisonnable de la décision en se fondant sur des éléments de preuve dont le décideur n’avait pas connaissance, et la demanderesse ne peut pas étayer son témoignage après le fait (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 18‑20).
[32] Je conclus également que l’agent a raisonnablement apprécié les faits et la preuve concernant l’établissement de la demanderesse au Canada. Il a reconnu l’établissement favorable de la demanderesse, notamment ses dix années au Canada, sa situation d’emploi, son appartenance à une église, ses amitiés dans sa collectivité et les difficultés que sa séparation causerait. L’agent a raisonnablement apprécié cet établissement positif en regard des circonstances qui justifient une appréciation défavorable, y compris le fait que la demanderesse ne s’est pas présentée à son entrevue avec l’ASFC et qu’elle n’a pas expliqué sa réinstallation apparente en Ontario ni fourni de preuve à cet égard malgré les renseignements qu’elle a fournis montrant son établissement dans sa collectivité de l’Alberta. Dans ses motifs, l’agent tient compte de façon claire et intelligible de l’ensemble de la preuve de la demanderesse concernant son établissement et tire des conclusions raisonnables concernant les circonstances.
[33] La demanderesse s’appuie sur la décision Truong de la Cour et soutient que l’agent a déraisonnablement omis de tenir compte des répercussions qu’elle subirait si elle devait quitter sa vie au Canada. Dans l’affaire Truong, la demanderesse a fait valoir que l’agent avait commis une erreur en omettant de trancher la question de savoir si l’interruption de son établissement au Canada pesait en faveur de l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire (aux para 14 et 15). La Cour a conclu que l’agent avait déraisonnablement omis de se pencher sur « sur le degré de difficultés auquel Mme Truong serait exposée si elle devait retourner au Vietnam »
et de se demander « si la mesure dans laquelle son établissement serait interrompu militait en faveur de l’octroi de la dispense »
(Truong, au para 14). La question « ne porte pas sur le degré d’établissement auquel l’agent a conclu, mais plutôt sur le fait que l’agent n’a pas tenu compte de l’incidence qu’aurait sur Mme Truong le fait de devoir interrompre cet établissement »
(Truong, au para 15).
[34] En l’espèce, cependant, l’agent n’a pas ignoré cette analyse. Il a tenu compte de l’interruption possible de l’établissement de la demanderesse et a apprécié l’importance de cette interruption en regard d’autres facteurs. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable a pour but de savoir si certains facteurs ont été pris en compte et examinés, et non si l’analyse a mené à une conclusion particulière (Vavilov, aux para 116, 121). L’agent a [traduction] « reconn[u] que la demanderesse a[vait] noué de précieuses amitiés pendant son séjour au Canada et qu’elle manquera à ses amis au pays, et vice versa »,
mais il a semblé évaluer l’importance de l’interruption de son établissement lorsqu’il a affirmé qu’elle pourrait maintenir le contact avec ses amis par d’autres moyens. L’agent a également reconnu que l’enfant de la demanderesse qui est né au Canada est bien établi puisqu’il fréquente l’école et qu’il participe à d’autres activités, mais il a apprécié ce facteur en regard du fait que sa mère agira comme système de soutien en Namibie. Contrairement à ce qu’avait fait l’agent dans ses motifs dans l’affaire Truong, l’agent en l’espèce n’a pas omis d’évaluer les difficultés auxquelles la demanderesse ferait face si elle interrompait son établissement; il a plutôt raisonnablement apprécié les facteurs en regard des éléments de preuve présentés par la demanderesse.
[35] Dans l’affaire Truong, la demanderesse a également soutenu que l’agent avait déraisonnablement comparé son degré d’établissement à celui d’une personne se trouvant dans une situation semblable (au para 11). Comme l’a fait l’agent en l’espèce, l’agent dans l’affaire Truong avait déclaré dans ses motifs que la demanderesse avait [traduction] « démontré le degré d’établissement typique qu’aurait atteint une personne se trouvant dans une situation semblable »
(Truong, au para 12). La Cour a conclu que « l’emploi du terme [traduction] “typique” ne signifie pas que l’agent a appliqué un critère plus strict dans l’évaluation de l’établissement de Mme Truong »
, ce qui est en accord avec l’approche requise pour évaluer les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire (Truong, au para 13).
[36] Si j’applique le même raisonnement dans le cas de la demanderesse, je ne peux conclure que l’agent a commis une erreur quand il a affirmé que le degré d’établissement de la demanderesse était celui auquel on s’attend d’une personne dans sa situation. L’agent a examiné de manière transparente les facteurs liés à cet établissement, les a appréciés de façon favorable et a raisonnablement décrit ces facteurs comme étant ceux attendus d’une personne dans la situation de la demanderesse, notamment en regard des facteurs défavorables dans son établissement. L’appréciation de l’agent quant au degré d’établissement de la demanderesse était en fin de compte raisonnable.
B. L’intérêt supérieur de l’enfant
[37] La demanderesse soutient que l’agent ne s’est montré ni réceptif, ni attentif, ni sensible à la question de l’intérêt supérieur de l’enfant, comme il était tenu de le faire, et qu’il a minimisé l’intérêt supérieur de son enfant né au Canada dans son analyse. Elle soutient que son benjamin fréquente l’école au Canada, qu’il est bien adapté à sa vie ici et qu’un déménagement en Namibie perturberait grandement sa vie. Au Canada, elle est en mesure de subvenir aux besoins de son fils de façon indépendante, ce qu’elle affirme ne pas pouvoir faire en Namibie, où elle ne peut compter sur aucun membre de sa famille pour obtenir de l’aide. La demanderesse note que l’erreur susceptible de contrôle ne réside pas dans les motifs de l’agent, mais dans le fait qu’il n’a pas tenu compte de la preuve qu’elle a présentée concernant l’intérêt supérieur de son enfant. Cette preuve est notamment constituée de lettres d’appui mentionnant les systèmes de soutien dont bénéficie son enfant, ainsi que de documents montrant que son fils est inscrit à des programmes d’études et parascolaires. La demanderesse soutient que l’agent n’a pas suffisamment tenu compte de cette preuve et qu’il a conclu à tort qu’elle avait présenté peu d’éléments de preuve documentaire concernant l’intérêt supérieur de son enfant.
[38] Le défendeur soutient que la demanderesse a fourni peu d’éléments de preuve concernant l’intérêt supérieur de son enfant et que les observations qu’elle a présentées à cet égard étaient essentiellement des observations générales. Le défendeur fait valoir que l’agent n’aurait pas pu procéder à une analyse détaillée de l’intérêt supérieur de l’enfant en l’absence d’observations et d’éléments de preuve précis au sujet du fils de la demanderesse. Il incombe à la demanderesse de présenter suffisamment d’éléments de preuve pour étayer sa demande, mais elle ne l’a pas fait en ce qui concerne la question de l’intérêt supérieur de l’enfant.
[39] Je suis d’accord avec le défendeur. Je ne crois pas que les motifs de l’agent montrent qu’il n’a pas pris en compte les éléments de preuve concernant l’intérêt supérieur de l’enfant. L’agent a reconnu les difficultés initiales — sur les plans social et économique — auxquelles l’enfant de la demanderesse né au Canada pourrait faire face dans le cadre de son intégration à la vie en Namibie. Cette évaluation reflète adéquatement la preuve documentaire concernant la vie de l’enfant au Canada. L’agent a correctement apprécié ce facteur en regard des autres facteurs figurant dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse et a raisonnablement conclu que la preuve concernant l’intérêt supérieur de l’enfant était insuffisante pour démontrer que l’intérêt supérieur de ce dernier serait compromis à un point tel qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire était justifiée.
[40] Le défendeur soutient, et je suis d’accord avec lui, que l’agent a raisonnablement conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve concernant les difficultés auxquelles l’enfant de la demanderesse né au Canada serait exposé en Namibie. La demanderesse a un fils aîné qui se trouve actuellement en Namibie. Elle aurait pu présenter des éléments de preuve sur les difficultés auxquelles son fils aîné est exposé dans ce pays puisque, selon elle, son fils cadet né au Canada est susceptible d’y être lui aussi exposé. Aucun élément de preuve concernant les difficultés auxquelles fait face le fils aîné de la demanderesse, qui se trouve dans une situation similaire à celle dans laquelle se retrouverait son fils cadet, n’a été présenté à l’agent. Comme ma collègue, la juge Rochester, l’a constaté dans la décision Ketjinganda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1072, l’agent a raisonnablement noté « qu’il y a[vait] peu d’éléments de preuve au dossier qui indiqu[aient] que les demandeurs ou leurs enfants seraient exposés aux dangers en question […] ou que l’enfant né en Namibie [était] effectivement confronté à diverses difficultés de cet ordre »
(au para 30). J’estime que le même raisonnement s’applique en l’espèce.
[41] Un agent d’immigration doit examiner le facteur de l’intérêt supérieur de l’enfant « avec beaucoup d’attention »
, mais il lui appartient « d’attribuer à ce facteur le poids approprié dans les circonstances de l’espèce »
(Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189 au para 23, citant Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c Legault, 2002 CAF 125 aux para 11‑12). Le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas d’apprécier de nouveau la preuve ou les facteurs (Vavilov, au para 125). À mon avis, l’agent s’est montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cas de la demanderesse, et il a raisonnablement apprécié ce facteur en regard de la preuve dont il disposait.
C. Les risques et les conditions défavorables dans le pays
[42] La demanderesse soutient que l’agent a évalué de manière déraisonnable les risques et les conditions défavorables en Namibie et qu’il a commis une erreur en concluant qu’elle n’était plus une enfant et qu’elle n’avait pas à vivre avec sa famille ou près de celle‑ci si elle ne le voulait pas. La demanderesse a fait référence à une fiche d’information de l’UNICEF pour étayer ses arguments selon lesquels l’économie de la Namibie est anémique, les femmes sont victimes de la violence sexuelle endémique et les problèmes liés aux droits de la personne sont fréquents. Dans le cadre du contrôle judiciaire, elle soutient qu’il est difficile de savoir si l’agent a accepté cet élément de preuve de l’UNICEF dans son appréciation de ce facteur et affirme qu’il est important de savoir s’il l’a fait pour savoir si les difficultés ont été dûment prises en compte.
[43] La demanderesse renvoie à la décision Aboubacar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 714, et fait valoir que la situation dans le pays est telle que l’agent peut tirer une « inférence raisonnable »
concernant les défis auxquels un demandeur ferait face à son retour. La demanderesse soutient qu’elle a personnellement vécu dans ces conditions et que l’agent aurait dû en tenir compte lorsqu’il a évalué les risques et les conditions défavorables dans le pays.
[44] Le défendeur, renvoyant à l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (« Kanthasamy »
), a répété qu’il incombait à la demanderesse de démontrer qu’elle serait touchée par des conditions défavorables dans son pays d’origine. Bien que le défendeur note qu’un agent peut tirer des inférences raisonnables de l’expérience vécue par des personnes se trouvant dans une situation similaire dans le pays d’origine, la demanderesse n’a pas fourni d’éléments de preuve précis ou concrets montrant comment les personnes dans une situation similaire sont traitées. Le défendeur fait également remarquer que l’affidavit dans lequel figure l’exposé circonstancié personnel de la demanderesse, présenté à l’étape de l’autorisation, n’a pas été présenté à l’agent, qui ne disposait donc que d’allégations générales sur lesquelles fonder son analyse.
[45] L’évaluation faite par l’agent des risques et des conditions défavorables dans le pays est raisonnable. Il s’est penché sur la violence subie par la demanderesse par le passé, sur son manque de soutien familial et sur la preuve documentaire montrant que le niveau de vie en Namibie est différent de celui au Canada. L’agent a tenu compte du rapport de l’UNICEF, même s’il a noté que ce rapport n’avait pas été inclus comme élément de preuve ni expressément cité. L’agent a raisonnablement déclaré que, même si la Namibie n’a peut‑être pas accès aux mêmes mesures de soutien social que le Canada, la dispense pour considérations d’ordre humanitaire n’a pas pour but de combler l’écart entre le niveau de vie au Canada et celui dans le pays d’origine de la demanderesse (Kanthasamy, au para 108). Il est raisonnable, eu égard à la preuve dont disposait l’agent, de conclure que la demanderesse n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour montrer l’existence d’un lien entre la situation générale dans le pays et sa situation personnelle si elle devait y retourner.
V. Conclusion
[46] La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Dans ses motifs, l’agent a apprécié chacun des trois facteurs à prendre en considération en regard de la preuve fournie, et ses motifs étaient donc justifiés, transparents et intelligibles. Aucune question n’a été soulevée aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-6540-21
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Shirzad A. »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-6540-21 |
INTITULÉ :
|
TUYOROMAJO OSCARLINE HANGERO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 2 NOVEMBRE 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE AHMED
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 14 DÉCEMBRE 2022
|
COMPARUTIONS :
Reta Ghanim |
Pour la demanderesse |
Christopher Ezrin |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Globe Immigration Avocats Toronto (Ontario) |
Pour la demanderesse |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |