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Date : 20221208


Dossier : IMM-9612-21

Référence : 2022 CF 1694

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 décembre 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

VALLUVAN MARIMUTHU

ANNAPOORANI VALLUVAN

NITHIYAN ANNAPOORANI VALLUVAN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] rendue le 13 décembre 2021 dans laquelle la SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] qui avait conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

II. Exposé des faits

[2] Les demandeurs sont trois membres d’une famille qui ont la citoyenneté indienne. De façon générale, ils allèguent qu’ils craignent subir de la persécution de la part de la police du Tamil Nadu, qui a accusé le demandeur principal [le DP] de recevoir des fonds de groupes terroristes étrangers et d’être affilié à l’organisation Les Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul [les TLET]. Le DP allègue qu’il existe une possibilité sérieuse qu’il soit appréhendé à son retour en Inde pour avoir enfreint les conditions de sa libération conditionnelle.

[3] La SAR a conclu que le témoignage des demandeurs était vraisemblable. Voici leur exposé circonstancié détaillé.

[4] Le DP a été détenu en 2007 pendant quatre jours par la section Q de la police du Tamil Nadu, une police de sécurité. Par la suite, la police a demandé au DP de se rendre dans une prison pour identifier deux suspects des TLET que, selon la police, le DP connaissait. Le DP n’y était pas allé, car son cousin l’avait informé que son oncle avait reçu la même demande et qu’il n’était pas revenu. Le DP s’est rendu en Angleterre, où il est resté jusqu’en 2013.

[5] Au moment où il a quitté l’Inde, la guerre civile se poursuivait au Sri Lanka : elle a pris fin en 2009, non sans difficultés depuis.

[6] Il est retourné en Inde en 2013 lorsqu’il a jugé qu’il n’y avait plus de danger. Il a rouvert son entreprise de construction. En raison de difficultés financières, il s’est associé à un homme d’affaires sri-lankais qu’il avait rencontré en Angleterre. Des « personnes ayant des liens politiques » ont ouvert une entreprise de construction appelée « Nathan Contractors ». En 2018, une personne prétendant travailler pour le compte de l’entreprise du DP aurait déposé une plainte contre Nathan Contractors auprès de la police. Le DP a été tenu pour responsable de cette plainte et il a été agressé et menacé.

[7] En janvier 2018, la police a arrêté le DP parce que son entreprise aurait été financée par des fonds terroristes étrangers. La police a de nouveau accusé le DP d’être partisan des TLET, comme elle l’avait fait en 2007. Le DP a ensuite été détenu pendant trois jours et il s’est fait dire que l’affaire serait transmise à la section Q de la police du Tamil Nadu. Il devait retourner au poste de police toutes les semaines.

[8] Il est important de noter que, lors de son arrestation et de sa détention en 2018, le DP a été battu avec des matraques pour lui faire avouer la vérité. La police l’a interrogé sur ses liens avec un membre présumé de la diaspora des TLET qui opérait au Royaume-Uni. Le DP a réfuté l’allégation selon laquelle cette personne était associée aux TLET. La police l’a donc battu encore plus.

[9] La police l’a accusé d’être un partisan des TLET.

[10] La police lui a dit qu’elle savait qu’il avait été arrêté en 2007 en relation avec les TLET. Le DP, pendant qu’il était agressé, a entendu un fort bourdonnement dans ses oreilles. Il s’est ensuite effondré et a perdu connaissance. Il s’est réveillé plus tard et a constaté qu’il se trouvait dans une chambre d’isolement, avec une chaîne attachée à sa jambe gauche. Les gardiens de prison l’ont fait subir de mauvais traitements.

[11] Il a été détenu trois jours, puis libéré après avoir versé un pot-de-vin. La police lui a demandé de retourner au poste de police toutes les semaines. Le DP et sa famille ont déménagé dans une autre ville en Inde et sont entrés dans la clandestinité. Il ne s’est pas présenté au poste de police après sa libération.

[12] Cependant, après que le DP soit entré dans la clandestinité, la police s’est rendue chez lui et a également demandé à ses voisins et à sa famille où il se trouvait. Le groupe a ensuite quitté l’Inde, est arrivé au Canada et a demandé d’asile.

[13] Selon la SAR, la question déterminante en l’espèce était l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI].

III. Décision faisant l’objet du présent contrôle

[14] Dans ses motifs, la SAR a examiné deux questions que la SPR avait jugées déterminantes en l’espèce, soit la crédibilité et l’existence d’une PRI.

A. La crédibilité

[15] La SAR a conclu que la SPR n’avait pris aucune décision concrète quant aux incidences ou aux conséquences de ses préoccupations en matière de crédibilité. Après avoir examiné la preuve, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de préoccupations en matière de crédibilité pour réfuter la présomption de véracité. Par conséquent, je considère que l’exposé circonstancié est véridique.

B. La possibilité de refuge intérieur

[16] La SAR a convenu avec la SPR que la question déterminante en l’espèce est l’existence d’une PRI dans une autre région de l’Inde. Pour conclure qu’il existe une PRI viable, la SAR a appliqué le critère à deux volets énoncé dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA), notamment :

a) Il ne doit pas exister de possibilité sérieuse que les appelants soient persécutés ou exposés, selon la prépondérance des probabilités, au risque d’être soumis à la torture, à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le lieu proposé comme PRI;

b) Les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour les appelants, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui leur sont particulières, de s’y réfugier.

[17] Dès qu’un lieu est proposé comme PRI, il incombait aux demandeurs de démontrer que le lieu proposé comme PRI est dangereux ou déraisonnable.

1) Absence de possibilité sérieuse de persécution ou de risque visé à l’article 97

[18] La SAR était d’accord avec la SPR pour dire qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve montrant l’intérêt continu de la police envers le DP pour qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution à son endroit dans le lieu proposé comme PRI. Selon la SAR, il n’y avait aucun élément de preuve pour établir qu’une affaire criminelle avait été enregistrée au nom du DP en 2018 ou que des mandats avaient été lancés. Pour cette raison, la SAR a estimé qu’il était peu probable que la police effectue une recherche dans tout le pays pour retrouver le DP dans le lieu proposé comme PRI alors qu’elle n’avait engagé aucune procédure judiciaire contre lui. La SAR a fait remarquer qu’aucun élément de preuve démontrant que le DP avait été pourchassé ou que la police avait fait état d’un intérêt continu à son égard pendant la période (trois années) qu’il a passé à l’extérieur de l’Inde.

[19] Plus précisément, selon la SAR, une seule tentative de retrouver les demandeurs n’était pas suffisante pour justifier une conclusion selon laquelle la police s’intéressait au DP au point où il existerait une possibilité sérieuse qu’elle lance une recherche dans tout le pays.

a) Les moyens et la capacité de retrouver les demandeurs n’étaient pas prouvés

[20] Selon le décideur de la SAR, il n’a pas été établi qu’il existe une possibilité sérieuse que les demandeurs puissent être retrouvés dans le lieu proposé comme PRI.

(i) Le repérage grâce à la coopération policière n’a pas été prouvé

[21] La SAR a fait remarquer que même si la police était motivée à trouver le DP dans le lieu proposé comme PRI, il lui serait difficile de le faire en raison du manque de communication et de l’échange de renseignements limité entre les services de police. Même s’il n’y avait pas eu ces limites, la SAR n’aurait pas été convaincue que les éléments de preuve étaient suffisants pour conclure que le DP avait été accusé d’un crime grave qui justifierait une coopération entre les organismes d’application de la loi. Elle a également estimé que les éléments de preuve dont elle disposait n’étaient pas suffisants pour la convaincre que la « section Q » s’était occupée de l’affaire du DP en 2018. Cependant, selon la SAR, même si la section Q avait été mise à contribution, les éléments de preuve du DP faisaient seulement état de la nature locale de la section Q.

[22] En outre, la SAR a rejeté l’idée que l’ensemble de l’Inde est automatiquement dangereux pour les demandeurs en raison des interactions du DP avec la police du Tamil Nadu, même si la section Q en est venue à intervenir. Selon la SAR, il faudrait plus d’éléments de preuve pour parvenir à cette conclusion.

(ii) Le repérage grâce à une base de données de la police n’a pas été prouvé

[23] Les demandeurs ont fait valoir qu’ils pourraient être retrouvés grâce au Crime and Criminal Tracking Network and Systems (réseau de suivi des crimes et des criminels) [le CCTNS]. La SAR a estimé qu’il n’existait pas une possibilité sérieuse que les demandeurs puissent être retrouvés de cette manière dans le lieu proposé comme PRI. Plus particulièrement, la SAR a constaté que les éléments de preuve documentaire concernant l’efficacité du CCTNS variaient et que les éléments de preuve du cartable national de documentation faisaient état des nombreuses limites de ce système. La SAR a plutôt fait remarquer que les éléments de preuve relèvent que les postes de police de l’Inde travaillent surtout « isolément » pour ce qui est du suivi de l’information sur la criminalité. De plus, la preuve semble indiquer que le système n’est pas encore mis en œuvre dans tout le pays.

(iii) Le repérage par la vérification des locataires n’a pas été prouvé

[24] La SAR a conclu que la documentation objective sur le pays montrait qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse que la police du lieu proposé comme PRI communique avec la police du Tamil Nadu. Selon des éléments de preuve précis, les divers systèmes pour vérifier les emplacements individuels sont inadéquats et ne sont pas mis à jour de façon régulière. À cet égard, d’autres sources affirment que les forces policières ne sont pas équipées pour dépêcher des agents sur place afin de vérifier tous les nouveaux locataires. À ce titre, la vérification est « extrêmement limitée ».

(iv) Le repérage grâce à la carte aadhaar n’a pas été prouvé

[25] Les demandeurs ont soutenu que, puisque l’inscription au système aadhaar est obligatoire, ils pourraient être retrouvés au moyen de leur numéro aadhaar qui peut servir d’outil de surveillance. La SAR a souligné que la documentation sur le pays qui porte sur les cartes d’identité, qui servent de pièce d’identité unique pour les citoyens et les étrangers, peut être interprétée de différentes façons et est quelque peu contradictoire. Quoi qu’il en soit, certains documents indiquent que la police n’est pas en mesure d’accéder à ces renseignements pour ses enquêtes. La SAR a conclu qu’il n’existait pas une possibilité sérieuse que les demandeurs puissent être retrouvés de cette manière ou que la police violerait la loi pour accéder à ces renseignements. Puisque les demandeurs n’avaient pas fourni d’éléments de preuve démontrant que leurs données ont été compromises ou violées de quelque manière que ce soit, leur inquiétude ne relevait que de la supposition.

(v) Les médias sociaux et l’Internet pourraient être utilisés pour trouver les demandeurs

[26] La SAR a rejeté l’argument selon lequel les demandeurs seraient retrouvés en raison de leur utilisation des médias sociaux ou d’Internet. La SAR a souligné que, comme l’a noté la Cour fédérale dans la décision Adeyig Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 659 [Olusola], il n’est pas déraisonnable de s’attendre à ce qu’un demandeur utilise avec prudence les médias sociaux dans un lieu proposé comme PRI. Par conséquent, la SAR a estimé que les demandeurs n’avaient pas démontré comment leur utilisation prudente des médias sociaux présenterait un risque que la police les retrouve.

[27] Elle a également estimé qu’ils n’ont pas présenté suffisamment d’éléments de preuve montrant en quoi la police aurait les moyens et la capacité de les retrouver à Mumbai par le truchement du paiement de leurs impôts. La SAR n’a pas non plus retenu ce même argument à l’égard des communications limitées avec les membres de la famille ou des bases de données conçues pour suivre les cas de COVID.

2) Le caractère raisonnable de la PRI

[28] Les demandeurs soulèvent des arguments semblables en ce qui a trait à leur utilisation des médias sociaux et d’Internet ainsi que leurs communications avec leur famille et leurs amis. De la même façon, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils devraient vivre coupés de leur famille et de leurs amis et s’abstenir d’utiliser les médias sociaux ou Internet pour se cacher de la police.

IV. Question en litige

[29] La seule question à trancher est de savoir si la décision de la SAR est raisonnable.

V. Norme de contrôle

[30] Les deux parties conviennent que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord. Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, qui a été rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653, le juge Rowe a expliqué, au nom des juges majoritaires, les éléments que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « . . .ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[31] Au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada précise qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique ». Elle précise également que la cour de révision doit trancher sur le fondement du dossier dont elle dispose :

[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : ibid.

[Non souligné dans l’original.]

[32] En outre, il ressort clairement de l’arrêt Vavilov qu’à moins de « circonstances exceptionnelles », le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve. La Cour suprême du Canada précise ce qui suit :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41-42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15-18; Dr. Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

[33] En outre, l’arrêt Vavilov exige de la cour de révision qu’elle détermine si la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire s’attaque de façon significative aux questions clés :

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

VI. Analyse

A. Aucune possibilité sérieuse de persécution dans la PRI [premier volet]

1) La motivation à retrouver le DP

[34] Les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable pour la SAR de conclure que la police serait peu susceptible de les rechercher puisqu’elle avait déjà tenté de les retrouver en 2018 après qu’ils ont fui. Dans leurs observations, les demandeurs ont indiqué qu’il était logique que les autorités ne soient pas retournées les rechercher dans la maison qu’ils ont abandonnée. Ainsi, les demandeurs soutiennent qu’il n’était pas raisonnable de conclure qu’il n’existait aucune possibilité sérieuse que la police lance d’autres recherches en se fondant sur la seule tentative connue de les retrouver.

[35] À l’inverse, le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour la SAR de conclure que le DP n’avait pas un profil suffisant pour susciter l’intérêt continu des forces policières. Plus précisément, le défendeur fait remarquer que la SAR a conclu que le DP n’avait pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour démontrer que la section Q de la police avait joué un rôle dans son arrestation en 2018. De même, le DP n’a présenté aucun élément de preuve pour montrer qu’une affaire criminelle avait été enregistrée à son nom, ou qu’un mandat ou un premier rapport d’information avait été diffusé. Le défendeur soutient que le DP n’a pas non plus présenté de preuve démontrant qu’il avait été poursuivi par la police au cours des trois années qu’il a passées à l’étranger.

[36] Le défendeur rejette également l’argument des demandeurs selon lequel il était déraisonnable pour la SAR de conclure qu’il était peu probable que la police effectue une recherche dans le lieu proposé comme PRI pour retrouver le DP. Selon le défendeur, l’argument du DP n’est rien de plus qu’un simple désaccord quant à la conclusion défendable de la SAR. Étant donné qu’aucune procédure judiciaire n’a été intentée contre les demandeurs, qu’il n’y a eu aucune preuve de poursuite à Bangalore ni aucune preuve de poursuite au cours des trois années écoulées depuis que le DP a quitté l’Inde, le défendeur soutient que la SAR a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que la police continuerait de rechercher le DP dans le lieu proposé comme PRI.

[37] De plus, le défendeur rejette l’affirmation du DP selon laquelle la SAR a conclu de manière déraisonnable qu’il n’y avait aucun élément de preuve indiquant que la section Q était intervenue dans son dossier en 2018. Le défendeur fait remarquer que la SAR n’a jamais contesté l’affirmation du DP selon laquelle il avait reçu cette menace, mais qu’elle a plutôt affirmé qu’il n’y avait aucune preuve que la section Q soit intervenue. Selon le défendeur, cette conclusion était étayée par le fait que rien n’indiquait que la section Q avait participé à la recherche du DP à sa dernière adresse connue ou après sa fuite à Bangalore.

[38] Le problème que pose, à mon avis, l’approche du défendeur est que, selon les faits non contestés, la police a non seulement interrogé le demandeur en 2018 (comme elle l’avait fait en 2007), mais qu’en 2018, elle l’a détenu pendant trois jours, l’a battu jusqu’à ce qu’il perde connaissance, l’a enchaîné et lui a fait subir de mauvais traitements. La police lui a ordonné de retourner au poste de police, mais il ne l’a pas fait.

[39] Il s’est plutôt enfui. Pour cette raison, la police est venue le chercher à son domicile. La police a interrogé ses voisins et amis. À mon avis, il s’agit d’un contexte d’une importance cruciale dans lequel il faut examiner la motivation de la police. Ces faits démontrent non seulement que la police pourrait être motivée à retrouver le demandeur dans l’avenir, mais ils démontrent également qu’elle était en effet, et assez récemment, motivée à le retrouver, et pas uniquement à le retrouver puisque, lorsqu’elle l’a trouvé, la police l’a arrêté, l’a détenu et l’a battu jusqu’à ce qu’il perde connaissance, puis l’a enchaîné parce qu’il niait avoir des liens avec les TLET et qu’il refusait d’identifier d’autres personnes comme étant des partisans des TLET.

[40] En toute déférence, je ne suis pas convaincu que la SAR n’a pas pris raisonnablement en compte ces aspects de la détention arbitraire du demandeur, de son agression et de son mauvais traitement extrême par la police dans son évaluation de la motivation des agents de persécution – en l’espèce, la police de l’État. À mon humble avis, la SAR n’a pas examiné cette question centrale dans son analyse de cet aspect et, à cet égard, son analyse est fondamentalement viciée.

a) L’incertitude à l’égard de l’utilisation du bon critère

[41] De plus, les demandeurs soutiennent que la SAR a appliqué, pour tirer cette conclusion au cœur de sa décision, deux normes juridiques différentes, ce qui constitue une erreur. Je suis d’accord avec les demandeurs sur ce point aussi.

[42] Le défendeur convient également que la SAR a commis une erreur en obligeant les demandeurs à établir leur preuve selon la prépondérance des probabilités, c’est-à-dire la norme de la probabilité, mais il fait remarquer que la SAR a appliqué à trois autres endroits dans sa décision la bonne norme, soit le critère de la possibilité sérieuse, qui est une norme beaucoup moins exigeante.

[43] Invoquant la décision Alam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 4 [Alam], le DP soutient qu’une erreur susceptible de contrôle est commise lorsqu’une ou plusieurs normes sont utilisées ou lorsqu’un décideur n’indique pas clairement la norme qu’il applique, comme c’est le cas en l’espèce. Je suis d’accord. Je suis également d’avis que la décision de la SAR manque de clarté. Dans la décision Alam, le juge O’Reilly a affirmé ce qui suit :

[9] Il appert des décisions susmentionnées que, lorsque la Commission a articulé l’essentiel de la norme de preuve applicable (c’est-à-dire la combinaison de la norme de preuve civile et du concept de la « possibilité raisonnable »), la Cour fédérale n’est pas intervenue. En revanche, dans les cas où il a semblé que la Commission avait rehaussé la norme de preuve, la Cour est passée à un examen où elle s’est demandé si une nouvelle audience était nécessaire. De plus, si la Cour ne peut déterminer la norme de preuve qui a été appliquée, une nouvelle audience sera peut-être nécessaire : Begollari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1340, [2004] A.C.F. no 1613 (QL).

[44] Les demandeurs invoquent la décision Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680 (CAF) dans laquelle la Cour a dû trancher une question semblable. Dans cette décision, le juge MacGuigan a affirmé ce qui suit :

En dépit de la terminologie sanctionnée par la Chambre des lords pour interpréter la loi britannique, nous estimons néanmoins que l’expression « des raisons suffisantes de penser » est trop ambiguë pour être acceptée dans un contexte canadien. Elle semble aller au-delà de l’expression « [craint] avec raison » employée par le juge Pratte, de la Section d’appel, et même suggérer une probabilité. La variante « une possibilité sérieuse » soulèverait le même problème sauf qu’en tant que possibilité, elle reste clairement en dehors des probabilités.

En l’espèce, la Commission s’est appuyée, à titre de termes équivalents, sur les mots « raisons suffisantes ». À notre sens, c’était là introduire un élément d’ambiguïté dans sa formulation. Deux facteurs nous portent à croire qu’elle a pu être induite en erreur par cette expression : son emploi du verbe « serait » plutôt que « pourrait être » [persécuté] dans son résumé de ce point; et sa conclusion rigoureuse à l’égard des faits. En tout état de cause, il est impossible d’être convaincu que la Commission a appliqué le bon critère aux faits.

[Non souligné dans l’original.]

[45] Le défendeur soutient qu’un examen des motifs de la SAR démontre que cette dernière a appliqué le bon critère, mais je n’en suis pas convaincu. Il me semble qu’il y a une ambiguïté et, en toute déférence, il n’est pas prudent de maintenir cet aspect de la décision. Je préfère suivre la décision de la Cour d’appel fédérale à cet égard, laquelle est pertinente.

[46] Je conclus également ainsi parce qu’il n’est pas clair que la SAR a appliqué le bon critère dans son examen et son analyse quant à la motivation entourant le fait que le demandeur a été arrêté, détenu de façon arbitraire, battu jusqu’à ce qu’il perde connaissance, puis enchaîné et maltraité, ainsi que le fait que la police s’est rendue à son domicile pour le trouver et a interrogé ses amis et ses voisins. Comme je le mentionne plus haut, il s’agissait d’une question centrale dans l’établissement de l’existence d’une PRI.

[47] Je ne suis également pas convaincu qu’il était raisonnable pour la SAR de conclure qu’en utilisant avec prudence les médias sociaux et Internet, les demandeurs pourraient éviter d’être repérés par les autorités indiennes. Cette conclusion ne correspond pas à la preuve incontestée relative aux conditions dans le pays provenant du Département d’État des États-Unis selon laquelle les autorités indiennes ont la capacité de surveiller Internet et de retrouver des personnes comme les demandeurs. À cet égard, le Département d’État des États-Unis a publié ce qui suit sur les pouvoirs conférés aux services de police étatiques et nationaux de l’Inde en matière de surveillance d’Internet :

[traduction]

Liberté sur Internet

Il y avait des restrictions gouvernementales sur l’accès à Internet, des interruptions d’accès à Internet, une censure du contenu en ligne ainsi que des rapports selon lesquels le gouvernement surveillait à l’occasion les utilisateurs de médias numériques, comme les clavardoirs et les communications interpersonnelles. La loi autorise le gouvernement à bloquer les sites et le contenu Internet, et criminalise l’envoi de messages que le gouvernement juge incendiaires ou offensants. Les gouvernements central et étatiques ont le pouvoir de donner des directives pour faire bloquer, intercepter, surveiller ou déchiffrer les renseignements informatiques. Le gouvernement a continué de bloquer les télécommunications et les connexions Internet dans certaines régions, souvent pendant les périodes d’agitation politique.

En janvier, la Cour suprême a déclaré que l’accès à Internet était un droit fondamental garanti par la constitution. En 2015, la Cour suprême a annulé certaines dispositions de la loi sur les technologies de l’information qui restreignaient le contenu publié sur les médias sociaux, mais elle a confirmé le pouvoir du gouvernement de bloquer le contenu en ligne « dans l’intérêt de la souveraineté et de l’intégrité de l’Inde, de la défense de l’Inde, de la sécurité de l’État et des relations amicales avec des États étrangers ou de l’ordre public » sans l’approbation du tribunal. En 2017, le ministère des Communications a annoncé des mesures permettant au gouvernement d’interrompre temporairement les services téléphoniques et Internet en cas d’« urgence publique » ou pour des raisons de « sécurité publique ». Selon ces mesures, une ordonnance de suspension pouvait être rendue par une « autorité compétente » au niveau fédéral ou au niveau de l’État.

[…]

Le nombre de demandes faites par le gouvernement pour obtenir des données sur les utilisateurs auprès des fournisseurs de services Internet a considérablement augmenté. Selon le rapport de transparence de Facebook, le gouvernement a fait 49 382 demandes pour obtenir des données en 2019, soit une augmentation de 32 % par rapport à 2018. Dans son rapport de transparence 2019, Google a déclaré une augmentation de 69 % des demandes faites par le gouvernement pour obtenir des données sur les utilisateurs, soit 19 438 demandes de divulgation reçues. Selon le rapport de transparence de Twitter, le gouvernement a présenté 1 263 demandes de renseignements sur les comptes en 2019, une augmentation de 63 % par rapport à 2018.

[…]

Les organes de presse ont fréquemment signalé des cas où des particuliers et des journalistes avaient été arrêtés ou détenus en raison d’activités en ligne, bien que les organismes non gouvernementaux aient souligné qu’il y avait peu d’information sur la nature des activités ou sur la teneur des discours en question (criminel ou légitime). La police a continué d’arrêter des personnes en vertu de la loi sur les technologies de l’information pour des activités légitimes en ligne, malgré une décision de 2015 par laquelle la Cour suprême a déclaré la loi inconstitutionnelle, et malgré l’avis d’experts qui ont affirmé que cette loi constituait un abus de la procédure judiciaire.

Le système central de surveillance a continué de permettre aux organismes gouvernementaux de surveiller les communications électroniques en temps réel sans en informer les personnes visées ou un juge. Le système de surveillance est un programme d’exploration de données de surveillance électronique de masse installé par le Center for Development of Telematics, un centre de développement technologique des télécommunications appartenant au gouvernement. La grille nationale du renseignement (National Intelligence Grid – NATGRID), qui devrait commencer à fonctionner à la fin de l’année, a été proposée après les attentats terroristes du 26 novembre à Mumbai afin de regrouper les bases de données de renseignements de 21 organismes dans le but de recueillir des données et des profils de suspects. La base de données de NATGRID a été conçue pour relier 11 organismes nationaux à environ 14 000 postes de police dans tout le pays.

[Non souligné dans l’original.]

Point 2.1 (USDOS-2020), dossier, pages 123-125

[48] Bien que je reconnaisse que la Cour, dans la décision Olusola, a conclu qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que des personnes vivant dans une ville désignée comme PRI limitent leur utilisation des médias sociaux, je ne suis pas convaincu que cette conclusion s’applique en l’espèce. Dans l’affaire Olusola, les agents de persécution étaient des membres de la famille, et non des services de police étatiques comme dans la présente affaire. J’estime que les faits dans l’affaire Olusola sont différents. Lorsque l’agent de persécution est l’État lui‑même, comme en l’espèce, il est peu pertinent, voire impertinent, de renvoyer à une affaire qui concerne la possibilité qu’une personne soit retrouvée par des agents de persécution non étatiques.

[49] De plus, il me semble que les limites mentionnées dans la décision Olusola ont trait à des questions qui relèvent du bon sens, comme ne pas donner son nom ou son adresse ou ne pas publier de photos ou d’autres identifiants, etc., sur Facebook, Instagram, TikTok et d’autres plateformes de médias sociaux.

[50] De plus, respectueusement, il est très différent de faire attention quant à la façon d’utiliser les médias sociaux que de faire attention quant à la façon d’utiliser Internet en général, en particulier dans l’utilisation des courriels, par exemple, à partir desquels il semble que les gouvernements étatiques et national aient peu de difficulté à trouver l’adresse d’une personne.

[51] En toute déférence, ces considérations sont suffisantes pour que j’accueille la demande de contrôle judiciaire. Bien que d’autres questions aient été soulevées, j’estime qu’il n’est pas nécessaire de les examiner.

VII. Conclusion

[52] À mon humble avis, les demandeurs ont démontré que la décision de la SAR était déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie.

VIII. Question à certifier

[53] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9612-21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision est annulée, que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision, qu’aucune question de portée générale n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9612-21

 

INTITULÉ :

VALLUVAN MARIMUTHU, ANNAPOORANI VALLUVAN, NITHIYAN ANNAPOORANI VALLUVAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 NOVEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 8 DÉCEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

POUR LES DEMANDEURS

Nicole Rahaman

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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