Date : 20221208
Dossier : IMM-7776-21
Référence : 2022 CF 1697
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 8 décembre 2022
En présence de madame la juge Elliott
ENTRE : |
MARIUS SKENDERAJ |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Questions préliminaires
[1] L’intitulé est modifié pour que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné comme le défendeur, avec effet immédiat.
[2] Le 8 décembre 2022, j’ai rendu une ordonnance de cessation d’occuper en vertu de l’article 125 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], sur requête présentée par l’avocat du demandeur au motif que celui-ci avait perdu tout contact avec le demandeur, tant par courriel que par téléphone, et qu’il n’était donc pas en mesure de recevoir des instructions de sa part.
[3] Ayant accueilli la requête, j’ai procédé à l’examen sur pièces de la présente demande. Ce faisant, j’ai fait remarquer que l’article 38 permet à la Cour de procéder en l’absence d’une partie si elle est convaincue qu’un avis de l’audience lui a été donné en conformité avec les Règles. Je suis convaincue que cette condition est remplie. En effet, l’ordonnance du 28 juillet 2022 accordant l’autorisation dans la présente affaire et fixant la date de l’audience a été envoyée à l’avocat du demandeur qui était alors inscrit au dossier, ce qui vaut signification au demandeur et constitue par conséquent un avis donné en conformité avec les Règles.
II. Aperçu
[4] Le demandeur, qui n’a pas comparu en personne, est citoyen de l’Albanie. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision défavorable relative à l’examen des risques avant renvoi [ERAR] rendue le 31 août 2021 par un agent principal d’immigration.
[5] L’agent chargé de l’ERAR a conclu que le demandeur n’est pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.
[6] Pour les motifs qui suivent, la présente demande sera accueillie. La décision de l’agent sera annulée, puisqu’il est inutile de renvoyer l’affaire pour nouvelle décision compte tenu du fait que le demandeur a disparu et que la Cour a été informée que son ancien avocat pense qu’il a quitté le pays.
III. Contexte
[7] La mère du demandeur est une policière en Albanie. En mars 2015, elle a procédé à l’arrestation d’un membre important du crime organisé connu sous le nom de Durim Bami [Bami] et l’a empêché de quitter le pays. Bami lui a offert un pot-de-vin en échange de sa libération. Lorsqu’elle a refusé, il a déclaré une vendetta contre la famille du demandeur.
[8] Le demandeur soutient qu’il a été attaqué en janvier 2016 par un groupe d’hommes inconnus associés à Bami. Il a finalement fui l’Albanie parce qu’il craignait des représailles continues et une menace à sa vie. Le demandeur s’est rendu en Belgique, puis au Royaume-Uni, où il est demeuré sans statut pendant environ trois ans. Il est arrivé au Canada en septembre 2019 et a présenté une demande d’asile. Puisqu’il avait déjà présenté une demande d’asile au Royaume-Uni avant de se désister de celle-ci, sa demande au Canada a été jugée irrecevable. Il a soumis une demande d’ERAR le 3 décembre 2019.
[9] L’agent a convoqué le demandeur à une audience relative à un ERAR. Il a rejeté la demande au motif que la preuve était insuffisante pour établir que le demandeur était un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger.
IV. Décision contestée
[10] L’agent a reconnu que la mère du demandeur avait arrêté Durim Bami et que le demandeur avait été attaqué en Albanie en janvier 2016. Il a toutefois mentionné que la preuve était insuffisante pour conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur serait exposé à un risque de la part de Durim Bami s’il retournait en Albanie.
[11] Plus précisément, l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas établi l’existence d’un risque de persécution ou d’autres risques suivant les articles 96 et 97 de la LIPR, invoquant une preuve insuffisante pour corroborer les faits suivants :
a)Bami a menacé et menace toujours la mère du demandeur;
b)l’agression physique de janvier 2016 contre le demandeur était liée à Bami;
c)Bami a déclaré une vendetta contre la famille du demandeur;
d)le demandeur est personnellement exposé à un risque.
V. Question en litige et norme de contrôle
[12] Même si le demandeur allègue qu’un certain nombre d’erreurs entachent la décision, la seule question à trancher est celle de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.
[13] La Cour suprême du Canada a établi que, lors du contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond (c.-à-d. le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23. Bien que cette présomption soit réfutable, aucune des exceptions à la présomption ne s’applique en l’espèce.
VI. Analyse
[14] La question déterminante dans le présent contrôle porte sur les conclusions de l’agent concernant l’exigence de corroboration.
[15] Faisant référence à la décision du juge Lafrenière dans l’affaire Qosaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 565, le demandeur soutient que, en l’absence de motifs valables de douter de sa sincérité, il était déraisonnable que l’agent exige une preuve corroborante.
[16] Le défendeur avance qu’en l’espèce la présomption de véracité avait été réfutée et que l’agent avait fourni des motifs valables pour exiger que des éléments de preuve corroborants et facilement accessibles soient présentés.
[17] Bien qu’aucune partie n’en ait fait mention, le cadre juridique applicable à l’exigence de corroboration a été proposé par le juge Grammond au paragraphe 36 de la décision Senadheerage c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 968 [Senadheerage].
En résumé, le décideur ne peut exiger des éléments de preuve corroborants que dans les cas suivants :
1. Il établit clairement un motif indépendant pour exiger la corroboration, comme des doutes quant à la crédibilité du demandeur d’asile, l’invraisemblance du témoignage du demandeur d’asile ou le fait qu’une grande partie de la demande d’asile repose sur le ouï-dire;
2. On pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les éléments de preuve soient accessibles et, après avoir été invité à le faire, le demandeur d’asile a omis de donner une explication raisonnable pour ne pas avoir pu les obtenir.
[18] Le juge Grammond a aussi conclu que, pour éviter que l’exigence de corroboration devienne une exigence sans limites précises, l’approche en deux étapes ne doit pas être inversée, sans quoi la présomption de véracité établie par la Cour d’appel fédérale au paragraphe 5 de l’arrêt Maldonado c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1980] 2 CF 302, serait minée. Il en ressort que le décideur doit toujours trouver un motif indépendant pour exiger la corroboration, par exemple, le fait qu’une grande partie de la demande d’asile repose sur le ouï-dire : Senadheerage, au para 33.
[19] Lorsque j’applique le cadre juridique établi dans la décision Senadheerage, les conclusions de l’agent au sujet de l’exigence de corroboration ne résistent pas à un examen approfondi.
[20] À titre d’exemple, l’agent a demandé au demandeur comment il avait su que l’attaque dont il avait été victime en janvier 2016 était liée à Bami. Le demandeur a répondu que des habitants de son village lui avaient transmis l’information. Lorsque l’agent lui a demandé pourquoi il n’avait pas fourni la déclaration d’une de ces personnes, le demandeur a répondu que ces dernières avaient peur de Bami et ne voulaient donc pas fournir de document écrit à l’appui de sa demande. L’agent a rejeté l’explication au motif qu’elle n’était pas crédible et a tiré une conclusion défavorable, indiquant qu’il n’était [traduction] « pas crédible que des personnes, dont le cousin et la mère du demandeur, ne soient pas disposées à fournir des affidavits à l’appui d’un processus d’immigration confidentiel, en particulier compte tenu du fait que des documents ont été transmis directement par l’employeur de la mère du demandeur ».
L’agent a toutefois omis d’expliquer pourquoi il exigeait une preuve corroborante et la jugeait nécessaire à la lumière du témoignage sous serment du demandeur.
[21] L’agent a aussi demandé au demandeur pourquoi il n’avait pas fourni un affidavit souscrit par sa mère pour attester des menaces qu’elle avait reçues de Bami. Le demandeur lui a répondu qu’il ne savait pas qu’un tel affidavit était requis. L’agent a ensuite mentionné cette omission à de nombreuses reprises dans ses motifs, sans toutefois expliquer la raison pour laquelle une telle preuve corroborante était requise :
[traduction]
-
a)« Je constate qu’environ quatre mois se sont écoulés depuis l’audience et nous n’avons toujours pas reçu d’affidavit. »
-
b)« Le demandeur n’a pas fourni d’affidavit souscrit par sa mère pour appuyer cette déclaration. »
-
c)« […] j’accorde peu de poids à la raison pour laquelle le demandeur dit ne pas pouvoir produire les affidavits. »
-
d)« […] le demandeur n’a pas transmis d’affidavit de sa mère portant sur les événements qu’il a décrits en lien avec la déclaration de vendetta. »
[22] Je conclus que l’agent s’est livré au raisonnement erroné contre lequel le juge Grammond avait mis en garde dans la décision Senadheerage : en se concentrant sur l’accessibilité présumée d’éléments de preuve corroborants comme motif pour exiger qu’ils soient présentés, l’agent semble avoir inversé l’approche en deux étapes dont il est fait mention précédemment. L’agent n’a pas fait état de déclarations contradictoires dans la preuve du demandeur. Au contraire, l’agent a conclu que le demandeur avait témoigné de [traduction] « manière franche »
. Je remarque aussi que le demandeur a fourni des éléments de preuve documentaire de l’attaque dont il a été victime en janvier 2016 et des éléments de preuve montrant que sa mère avait bien arrêté Bami en mars 2015. L’agent a accepté toute cette preuve. Je conclus donc que la justification fournie dans la décision est insuffisante pour étayer la conclusion obtenue.
[23] Il faut faire preuve d’une grande retenue à l’égard des conclusions de fait des décideurs et de leur appréciation de la preuve : Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 au para 11. En l’espèce, les conclusions de l’agent relatives à l’exigence de corroboration ne respectent pas les principes juridiques applicables et, à mon avis, « ne font pas état d’une analyse rationnelle »
: Vavilov, au para 103.
VII. Conclusion
[24] La demande sera accueillie pour les motifs qui précèdent et la décision sera annulée. Il est inutile de renvoyer l’affaire pour nouvelle décision puisque personne ne sait où se trouve le demandeur.
[25] Les faits de l’espèce ne soulèvent aucune question grave de portée générale à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM-7776-21
LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :
L’intitulé est modifié pour que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné comme le défendeur.
La demande est accueillie et la décision est annulée.
Il n’y a aucune question à certifier.
« E. Susan Elliott »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-7776-21 |
INTITULÉ :
|
MARIUS SKENDERAJ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 26 OCTOBRE 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE ELLIOTT
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 8 DÉCEMBRE 2022
|
COMPARUTIONS :
Monmi Goswami |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |