Dossier : IMM-7804-21
Référence : 2022 CF 1634
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2022
En présence de monsieur le juge Ahmed
ENTRE : |
MD SALIM BADSHA |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section d’appel de l’immigration (la « SAI »
) datée du 28 septembre 2021, dans laquelle elle a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (« LIPR »
), pour avoir été membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme. Le terrorisme est l’une des catégories emportant interdiction de territoire pour raison de sécurité prévue à l’alinéa 34(1)c) de la LIPR.
[2] Le demandeur affirme être la cible du parti actuellement au pouvoir au Bangladesh, la Ligue Awami (« LA »
) en raison de sa participation au Jatiyatabadi Chatra Dal (« JCD »
). Le JCD est une aile étudiante du parti d’opposition, le Parti nationaliste du Bangladesh (« PNB »
). Lors de l’enquête sur le demandeur, la Section de l’immigration (« SI »
) a conclu qu’il n’était pas interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. La SAI a infirmé cette décision en appel et a conclu qu’en tant qu’une « aile jeunesse »
du PNB, le JCD est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme, et que le demandeur est donc interdit de territoire parce qu’il est membre du JCD.
[3] Le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur en concluant que l’interconnexion entre le JCD et le PNB est telle qu’un membre du JCD est responsable des actes du PNB, car cette conclusion est fondée sur une mauvaise appréciation de la preuve, ce qui rend la décision de la SAI déraisonnable.
[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAI est déraisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.
II. Les faits
A. Le demandeur
[5] Le demandeur est un citoyen du Bangladesh âgé de 30 ans. Il appartient à la secte ahmadie de l’Islam, qui est une minorité religieuse au Bangladesh.
[6] Il y a deux partis politiques au pouvoir au Bangladesh : la LA, qui forme le gouvernement depuis 2009, et le PNB. En 2008, le demandeur a commencé à participer aux activités du JCD, un groupe dirigé par des étudiants et affilié au PNB, au College Ichhamati à Galimpur. De 2009 à 2011, il a été président du JCD au collège qu’il fréquentait. Selon le demandeur, il a fait l’objet de menaces de mort de la part des membres de la LA en raison de sa participation aux activités du JCD et de son appui à l'égard du PNB.
[7] En septembre 2012, le demandeur a pris la parole lors d’une réunion du JCD à son collège et il a critiqué le gouvernement de la LA. Il affirme avoir été par la suite agressé par un groupe extrémiste affilié à la LA, puis arrêté et battu par la police en raison de son opposition ouverte à la LA. Le demandeur prétend que les dirigeants de la LA ont menacé de le tuer, lui et ses parents.
[8] Le demandeur craint également d’être persécuté en raison de ses croyances en l’Ahmadiyya. Il affirme qu’en 2012, il a été agressé par un groupe extrémiste lors d’une réunion annuelle des Ahmadis à Bakshibazar, à Dhaka.
[9] Le 17 février 2013, le demandeur est arrivé au Canada muni d’un permis d’études. Il a présenté une demande d’asile en avril 2018. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, le demandeur a déclaré qu’il faisait partie du PNB et qu’il craignait de retourner au Bangladesh. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre
) a établi un rapport circonstancié au titre du paragraphe 44(1) et a déféré l’affaire pour enquête afin que le demandeur soit interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, à l’égard de deux raisons de sécurité : le renversement d’un gouvernement par la force au sens de l’alinéa 34(1)b) et le terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c). Bien que la décision de la SI ait tenu compte des deux raisons, la décision de la SAI était axée sur le terrorisme. La présente décision examinera donc uniquement la question du terrorisme.
B. La décision de la SI
[10] Dans une décision datée du 18 mars 2021, la SI a conclu que le ministre n’avait pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour déclarer le demandeur interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.
[11] La SI a d’abord évalué si le JCD et le PNB sont des organisations distinctes ou si l’appartenance du demandeur au JCD le reliait également au PNB. La SI a examiné l’étendue de la relation entre le JCD et le PNB, en particulier la coopération entre les groupes pour organiser les hartals, qui sont des grèves générales souvent organisées comme une forme de résistance. La SI a conclu qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve suffisants pour démontrer que les deux organisations avaient un leadership distinct et des objectifs politiques différents. Elle a donc conclu qu’elles étaient reliées et que les membres du JCD participaient aux actions mises en place par le PNB.
[12] La SI a ensuite examiné la question de savoir si le demandeur était membre du JCD et a noté les multiples aveux du demandeur selon lesquels il était président du JCD au collège qu’il fréquentait et qu’il avait participé à ses événements. La SI a appliqué les critères d’appartenance énoncés dans la jurisprudence de la Cour pour conclure que le demandeur était membre du JCD. Ces critères comprennent la nature et la durée des activités de l’intéressé, ainsi que le niveau de son engagement dans l’organisation (T.K. c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 327 au para 105). Ces facteurs, ainsi qu’une interprétation « d’une façon libérale, sans restriction aucune »
du terme « membre », a mené la SI à conclure que le demandeur était membre du JCD (Denton-James c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1548 au para 12). La SI a également conclu que le ministre n’avait pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour conclure que le demandeur était membre du PNB.
[13] La question finale et déterminante dont était saisie la SI était celle de savoir s’il existe des motifs raisonnables de croire que le JCD a été, est ou sera l’auteur d’actes de terrorisme. Bien que la SI ait conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le JCD avait été l’auteur de tels actes, elle a conclu que l’intention requise de causer la mort ou des blessures n’existait qu’à compter d’octobre 2013, après la fin de la participation du demandeur aux activités du JCD. La SI n’a pu conclure que le demandeur était membre du JCD pendant la période visée et, par conséquent, elle n’a pu conclure qu’il était interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) pour un acte visé à l’alinéa 34(1)c) de la LIPR. Le ministre a interjeté appel de la décision de la SI.
C. La décision faisant l’objet du contrôle
[14] Dans une décision datée du 28 septembre 2021, la SAI a infirmé la décision rendue par la SI et a conclu que le demandeur était interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f). La SAI n’a pas analysé l’autre argument du ministre concernant le renversement d’un gouvernement par la force au sens de l’alinéa 34(1)b).
[15] Après avoir fait une nouvelle appréciation de la preuve, la SAI a conclu que les deux conditions étaient réunies pour qu’une conclusion d’interdiction de territoire soit rendue en application de l’alinéa 34(1)f) en ce qui concerne le terrorisme : 1) il existe des motifs raisonnables de croire que le JCD est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme; 2) le demandeur était membre du JCD pendant la période visée.
(1) Actes de terrorisme
[16] La SAI a conclu que, bien que le JCD et le PNB soient des entités distinctes, la première étant une « aile jeunesse »
du PNB, la preuve démontre que l’implication du JCD au sein des objectifs politiques du PNB prédate 2013, contrairement à ce qu’a conclu la SI dans sa décision. Cette preuve comprend des rapports qui démontent « clairement et largement l’interconnexion »
entre les deux organisations et qui indiquent que les groupes d’étudiants du JCD sont souvent les principaux acteurs de la violence politique perpétrée par le PNB.
[17] La SAI s’est appuyée sur la définition fournie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 (« Suresh »
) au paragraphe 98 :
À notre avis, on peut conclure sans risque d’erreur, suivant la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, que le terme « terrorisme » employé à l’art. 19 de la Loi inclut tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ». Cette définition traduit bien ce que l’on entend essentiellement par « terrorisme » l’échelle internationale. Des situations particulières, à la limite de l’activité terroriste, susciteront inévitablement des désaccords. Le législateur peut toujours adopter une définition différente ou plus détaillée du terrorisme. La question à trancher en l’espèce consiste à déterminer si le terme utilisé dans la Loi sur l’immigration a un sens suffisamment certain pour être pratique, raisonnable et constitutionnel. Nous estimons que c’est le cas.
[Non souligné dans l’original.]
[18] Lorsqu’elle a évalué si le PNB satisfaisait au critère de l’intention comme il est défini dans l’arrêt Suresh, la SAI a conclu, comme le soutenait le ministre, que la preuve montrait que le PNB utilisait les hartals, « l’équivalent de grèves générales forcées par le biais des armes »
, sachant qu’ils incitaient à la violence et qu’ils menaient à la mort et aux blessures graves de civils. La SAI a également déclaré que l’intention du PNB d’utiliser le terrorisme avant 2013 est, notamment, prouvée par son utilisation de la terreur contre les journalistes depuis au moins 20 ans. La SAI a souligné que la Cour fédérale « sait que les hartals mènent à la violence »
et a jugé raisonnable de conclure que le PNB utilise les hartals pour atteindre ses objectifs politiques. En ce qui concerne les hartals et le critère de l’intention, la SAI a déclaré ce qui suit :
Le fait, pour le [PNB], de décréter un hartal, donc une sorte de prise des armes, repose sur l’intention d’utiliser la coercition sociale violente. Autrement, il ne serait pas utile d’utiliser des armes. Il est entendu pour les acteurs du [PNB] que la mort et les blessures graves de citoyens innocents sont des conséquences du refus de ceux-ci d’accepter les hartals. En d’autres mots, choisir de tenter de continuer de vivre et de ne pas obtempérer aux hartals décrétés par le [PNB] va de pair avec le risque de mort ou de blessure grave. Le nombre de morts et de blessés au fil des ans démontre que la ligne dure existe, de façon coordonnée, pour que la paralysie de la société soit mise en place, et que ceux qui s’y opposent doivent être arrêtés par la mort ou les blessures graves.
[19] La SAI a enfin conclu que la violence armée par l’utilisation de hartals et d’autres moyens est un indicateur clair que le PNB avait l’intention de causer la mort ou des blessures, ce qui est suffisant pour que ses actes de terrorisme satisfassent à la définition donnée dans l’arrêt Suresh.
(2) Appartenance
[20] La SAI a reconnu que le terme « membre »
doit être interprété « d’une façon libérale, sans restriction aucune »
(Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Singh, [1998] ACF No 1147 (CF) au para 52). Elle a conclu que le demandeur était membre du JCD parce qu’il avait reconnu sa participation et son élection à la présidence du JCD de son collège dans ses observations à la SI et dans sa demande d’asile. La SAI a conclu que le demandeur s’était impliqué dans le JCD, sachant que le PNB organisait des hartals puisque l’organisation organisait des hartals « depuis des dizaines d’années »
dans l’intention de causer la mort ou des blessures graves, et qu’il serait « déraisonnable de penser que [le demandeur] n’en savait rien »
.
III. La question en litige et la norme de contrôle
[21] La demande de contrôle judiciaire soulève la seule question de savoir si la décision de la SAI est raisonnable.
[22] La norme de contrôle n’est pas contestée. Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable aux décisions relatives à l’interdiction de territoire rendues en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord. Comme l’a déclaré mon collègue le juge Norris dans la décision Rana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1080 (Rana
), il est « bien établi dans la jurisprudence »
que la norme de contrôle applicable à ces décisions est celle de la décision raisonnable (au para 19).
[23] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 12-13) (Vavilov). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, notamment en ce qui concerne le résultat obtenu et le raisonnement suivi (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).
[24] Dans la décision Rana, le juge Norris a fait un exposé utile de ce que le contrôle de la décision raisonnable exige de la Cour en l’espèce :
[21] La question à laquelle doit répondre la Cour dans son examen de la présente demande de contrôle judiciaire n’est pas celle de savoir s’il existait des motifs raisonnables de croire que le PNB se livre au terrorisme ou est l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement. Cette question était celle à laquelle devait répondre la commissaire. La question à laquelle je dois répondre est celle de savoir si la conclusion de la commissaire, selon laquelle il existait des motifs raisonnables de croire que le PNB est une organisation qui se livre au terrorisme et est l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement d’un gouvernement, est en soi raisonnable (Pzarro Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 623, au paragraphe 22).
[Non souligné dans l’original.]
[25] La même décision s’applique dans le cadre, comme en l'espèce, d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable.
IV. Analyse
[26] Le demandeur soutient que la SAI a tiré deux conclusions déraisonnables dans son analyse : 1) la conclusion selon laquelle le JCD et le PNB sont reliés, et 2) le critère de l’intention de causer la mort ou des blessures. À mon avis, les conclusions de la SAI sur l’interconnexion étaient raisonnables, mais celles tirées à l’égard du critère de l’intention étaient déraisonnables.
A. Interconnexion entre le JCD et le PNB
[27] Le demandeur soutient que la décision de la SAI est déraisonnable parce que la SAI a cité des éléments de preuve de façon sélective pour conclure que l’interconnexion entre le JCD et le PNB est telle que les membres du JCD sont responsables des actes du PNB. Le demandeur soutient que la SAI n’a pas tenu compte des éléments de preuve qui n’étayaient pas ce point de vue.
[28] Le défendeur soutient que la SAI a correctement et minutieusement apprécié les éléments de preuve versés au dossier pour en arriver à sa conclusion à l’égard des activités terroristes du JCD et du PNB. Le défendeur soutient que la SAI n’est pas tenue de mentionner tous les éléments de preuve dans ses motifs et que le fait de ne pas le faire n’équivaut pas à une décision déraisonnable.
[29] À mon avis, l’analyse de la preuve par la SAI sur ce point particulier est raisonnable. La conclusion selon laquelle le JCD est relié au PNB et aux objectifs politiques de ce dernier est le résultat d’un « mode d’analyse, dans les motifs avancés »
(Vavilov, au para 102, citant Barreau du Nouveau-Brunswick c Ryan, 2003 CSC 20 au para 55). Les motifs de cette conclusion sont explicitement « justifié[s] au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes »
(Vavilov, au para 99).
[30] La SAI ne conteste pas que le JCD et le PNB sont des organisations distinctes. Elle reconnaît expressément que certains éléments de preuve indiquent une structure de leadership et de direction distincte au sein des organisations et reconnaît que ce n’est pas parce que le JCD est une aile étudiante du PNB qu’ils forment nécessairement une seule organisation. La SAI examine ensuite divers autres éléments de preuve qui soulignent l’interconnexion entre le JCD et le PNB.
[31] Le demandeur soutient que l’analyse de la SAI sur ce point est [traduction] « intrinsèquement incohérente »
parce que la SAI reconnaît que le JCD et le PNB sont des organisations distinctes sans recoupement, mais elle conclut finalement qu’une interconnexion entre les organisations est clairement et largement démontrée. Toutefois, ce n’est pas parce que la SAI a fait ces deux déclarations qu’il faut conclure que sa conclusion sur ce point était déraisonnable. La SAI a raisonnablement conclu que, même si certains éléments de preuve démontrent que les deux organisations sont distinctes de certaines façons, plusieurs autres éléments de preuve appuient la conclusion contraire. Ces éléments de preuve indiquent notamment que les dirigeants du JCD sont souvent impliqués dans des activités au profit du PNB, que l’aile étudiante du PNB joue un [traduction] « rôle essentiel »
dans les mouvements du PNB, et que la responsabilité des activités centrales du PNB est souvent confiée à l’organisation étudiante, ce qui prédate 2013. Pour cette raison, la SAI a conclu que les deux organisations étaient reliées bien avant 2013. Le raisonnement de la SAI sur ce point révèle une analyse raisonnable qui découle rationnellement de la preuve versée au dossier (Vavilov, au para 102).
[32] Ce raisonnement est analogue à celui que mon collègue, le juge Southcott, a examiné dans la décision Intisar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1128 (Intisar
). Cette affaire concernait un demandeur qui a été un membre actif du JCD d’un autre collège de 2010 à 2012 (Intisar, au para 4). Dans la décision Intisar, la SI a elle aussi fait référence à des éléments de preuve documentaire pour démontrer l’existence d’un lien entre le JCD et le PNB (Intisar, aux para 8-9). Le juge Southcott a déclaré ce qui suit au paragraphe 24 :
La SI a également tenu compte du fait que le JCD fonctionnait selon sa propre constitution, mais elle a pris note de la preuve documentaire sur les liens entre le JCD et le PNB, notamment en ce qui concerne la participation de l’aile étudiante à la violence politique. La SI a conclu que l’aile étudiante était assez proche du PNB pour lui permettre de conclure que M. Intisar était bien membre du PNB. Cette conclusion repose sur les éléments de preuve versés au dossier, et rien ne permet à la Cour de modifier cette conclusion dans le cadre d’un contrôle judiciaire.
[33] Cette analyse peut également s’appliquer en l’espèce. La conclusion selon laquelle le JCD et le PNB sont reliés est fondée sur la preuve, illustrée par la SAI, et est donc raisonnable.
B. Intention de causer la mort ou des blessures graves
[34] Le demandeur soutient que la SAI est parvenue à sa conclusion sur ce point en se fondant sur des appréciations inexactes de la preuve et sur des déclarations inexactes concernant la jurisprudence de la Cour. Le demandeur soutient en outre que la SAI a fait des affirmations non étayées au sujet des actions du PNB, ou qu’elle a omis de citer des éléments de preuve pour justifier ses affirmations.
[35] Le défendeur affirme que la SAI a fourni un fondement raisonnable qui permet de conclure que l’utilisation de hartals en particulier « repose sur l’intention d’utiliser la coercition sociale violente »,
ce qui est soutenu par des [traduction] « conclusions explicites quant à l’existence d’une intention spécifique et des conclusions factuelles détaillées ».
Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour la SAI de déduire l’intention pour la période antérieure à 2013 parce qu’il est [traduction] « très peu probable qu’une organisation admette publiquement avoir intentionnellement incité au terrorisme »
et que cette déduction était quand même fondée sur la preuve versée au dossier.
[36] Pour justifier sa conclusion selon laquelle le critère de l’intention était satisfait, la SAI a déclaré que l’utilisation de hartals révèle l’intention du PNB parce que l’utilisation d’armes et de bombes pendant les hartals représente un « exemple probant »
du terrorisme. La SAI a conclu qu’« il ne serait pas utile d’utiliser des armes »
pendant les hartals si cette intention n’était pas présente, et que le nombre de morts et de blessés « démontre que la ligne dure existe, de façon coordonnée, pour que la paralysie de la société soit mise en place »
.
[37] À mon avis, le raisonnement de la SAI sur ce point n’est pas justifié au regard des faits et de la jurisprudence (Vavilov, au para 85). Par exemple, la SAI a conclu que le PNB « sait qu’inciter aux hartals mène à de la confrontation violente »
[non souligné dans l’original] et que l’utilisation de hartals démontre l’intention de l’organisation de causer la mort ou des blessures. La SAI n’a pas mentionné d’éléments de preuve qui démontrent que le PNB ou les membres du PNB avaient cette connaissance, ni comment une telle connaissance permettrait de satisfaire au critère de l’intention.
[38] La SAI a également déclaré que « [l]ancer des bombes incendiaires sur des autobus qui circulent pendant les hartals représente un exemple probant »
d’un acte intentionnel de terrorisme et que la décision d’organiser des hartals « armés »
provenait des « hautes autorités du [PNB] »
. La SAI a conclu que le lien entre les actions du PNB et son intention de causer la mort ou des blessures est, en partie, démontré par « le nombre de morts ou de blessés au fil des ans ».
Toutefois, ces diverses conclusions ne renvoient à aucun élément de preuve particulier. La SAI n’a pas expliqué en quoi ces actes de violence lui permettaient de conclure que le PNB avait l’intention de causer la mort ou des blessures et a plutôt, dans son analyse, sauté à une conclusion qui n’est pas étayée par les éléments de preuve.
[39] La SAI a déclaré que les antécédents de violence perpétrés contre des journalistes par des [traduction] « partisans du PNB »
démontrent l’intention évidente de causer la mort ou des blessures parce que des « [d]izaines de journalistes ne sont pas attaqués tous en même temps sans qu’une consigne en ce sens ne soit décidée »
. Dans le cadre du contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit évaluer la rationalité interne de la décision et être « convaincue que le raisonnement du décideur "se tient" »
(Vavilov, au para 104). Les affirmations de la SAI concernant l’intention supposée du PNB de causer la mort ou des blessures comportent des sauts d’analyse inexpliqués, ce qui donne lieu à un raisonnement qui « ne se tient pas »
et justifie l’intervention de la Cour.
[40] Comme l’a déclaré le juge Norris dans la décision Rana, la conclusion selon laquelle les hartals constituent une activité terroriste intentionnelle ne saurait être maintenue « [e]n l’absence d’une conclusion expresse selon laquelle les hartals et les barrages auxquels le PNB a appelé avaient pour but de causer des blessures graves à une personne ou la mort de celle‑ci par l’usage de la violence »
(au para 66). Le raisonnement de la SAI en l’espèce ne satisfaisait pas à cette exigence.
[41] Dans la décision Islam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021, CF 108, la SI a fait référence à la preuve sur l’existence de la violence pendant les hartals pour conclure que les hartals en soi étaient une preuve du critère de l’intention : Lors du contrôle judiciaire, mon collègue, le juge Mosley, a conclu ce qui suit :
[20] En l’espèce, il est évident que les partis politiques au Bangladesh, y compris le PNB, ont recours aux hartals et que ceux-ci mènent, dans bien des cas, à de la violence. Toutefois, contrairement à ce que le commissaire a conclu au paragraphe 82 de sa décision, le simple fait que des enfants ou des passants innocents soient victimes de violence indiscriminée n’est pas suffisant pour conclure qu’un groupe se livre à des activités terroristes. Il faut que le groupe ait l’intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves.
[21] Or, aux paragraphes 85-86 de sa décision, le commissaire commet la même erreur commise par la SI dans Islam, précité. Le commissaire confond l’intention avec l’ignorance volontaire et la connaissance. Il conclut qu’il n’est pas plausible que le PNB n’ait pas l’intention de tuer ou de blesser gravement puisque ceux-ci devraient savoir que les hartals causeraient des actes violents. Le critère à rencontrer n’est pas celui de l’ignorance volontaire ou la connaissance, mais plutôt celui de l’intention.
[22] En ne tenant pas compte de l’exigence de la loi selon laquelle l’auteur d’un acte devait avoir l’intention de causer la mort et des lésions corporelles graves, et en substituant un élément différent (à savoir l’exigence qu’il y ait eu connaissance, ou même ignorance volontaire, que l’appel aux hartals entraînerait des morts et des lésions corporelles), la SI a rendu une décision déraisonnable, car « [p]our être raisonnable, […] une décision doit se rapporter à un objet relevant du pouvoir conféré par la loi au ministre et elle doit procéder de l’application des critères juridiques appropriés aux questions qui lui sont soumises (Németh c Canada (Justice), 2010 CSC 56, au para 10).
[Non souligné dans l’original.]
[42] Cette conclusion est pertinente en l’espèce. La SAI a appliqué le mauvais critère juridique en affirmant que le nombre de morts et de blessés causés par des hartals au fil des ans, ou le fait que certains membres du PNB savaient que les hartals menaient à des actes de violence, démontraient suffisamment l’intention du PNB de causer la mort ou des blessures.
[43] Je conviens avec le défendeur que le fait de ne pas mentionner des éléments de preuve précis ne signifie pas que ces éléments n’ont pas été pris en compte. Un contrôle de la décision raisonnable n’est pas « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur »
(Vavilov, au para 102). Le caractère raisonnable de la décision n’est pas compromis simplement parce que tous les éléments n’ont pas été expressément mentionnés (Alexion Pharmaceuticals Inc. c Canada (Procureur général, 2021 CAF 157 au para 18). Par conséquent, il n’était déraisonnable pour la SAI de déclarer qu’elle ne transcrirait pas dans sa décision le volumineux dossier de preuve au complet.
[44] Toutefois, dans son raisonnement sur la question de l’intention, la SAI ne fait pas simplement omettre de mentionner certains éléments de preuve. Le fardeau de preuve pour l’intention de causer la mort ou des blessures graves est plus lourd que celui de la connaissance que l’acte entraînerait des morts ou des blessures graves. Le caractère raisonnable peut être compromis « si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte »
et s’il y a des lacunes dans le raisonnement de la SAI à l’égard du critère de l’intention qui rendent sa conclusion sur ce point déraisonnable (Vavilov, au para 126).
[45] La SAI a affirmé que la « Cour fédérale confirme que le PNB sait que les hartals mènent à la violence »
et qu’il est par conséquent « raisonnable de conclure que le PNB utilise les hartals pour atteindre ses objectifs politiques »
. Cependant, comme l’a déclaré la juge en chef adjointe Gagné dans la décision Saleheen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 145, « [l]a question de savoir si le PNB s’est livré au terrorisme repose sur la question de savoir si l’intention spécifique requise peut être imputée au PNB dans le contexte de ce dossier factuel »
[Non souligné dans l’original.] (au para 41). La conclusion de la Cour selon laquelle une autre décision dans cette affaire était raisonnable ne signifie pas qu’elle peut automatiquement conclure à l'existence de la même intention dans toutes les affaires semblables.
V. Conclusion
[46] La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Bien que la SAI ait raisonnablement apprécié le lien entre le JCD et le PNB, sa décision est en fin de compte déraisonnable quant au critère de l’intention selon la définition du terrorisme dans l’arrêt Suresh. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-7804-21
LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision visée par la demande de contrôle est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’une nouvelle décision soit rendue.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Shirzad A. »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claudia De Angelis
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-7804-21 |
INTITULÉ :
|
MD SALIM BADSHA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 25 août 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE AHMED
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 28 novembre 2022
|
COMPARUTIONS :
Lucinda A. Wong |
Pour le demandeur |
Galina Bining |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Caron & Partners LLP
Avocats
Calgary (Alberta)
|
Pour le demandeur |
Procureur général du Canada Edmonton (Alberta) |
Pour le défendeur |