Dossier : IMM-1792-21
Référence : 2022 CF 1536
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 10 novembre 2022
En présence de monsieur le juge Pentney
ENTRE :
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MOHAMMAD SADR NOURI
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Le demandeur, Mohammad Sadr Nouri, est un citoyen de l’Iran qui est contraint d’effectuer un service militaire obligatoire auquel il s’oppose pour des motifs politiques et religieux et qui affirme qu’il sera maltraité dans l’armée parce qu’il est un adepte du soufisme. Il craint aussi de subir de manière plus générale de la persécution fondée sur des motifs religieux et d’être détenu ou puni à titre d’espion en raison de son interaction avec des représentants du service canadien de sécurité et à titre de personne ayant séjourné à l’étranger pour une période prolongée.
[2] La Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté la demande et a confirmé la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) avait conclu que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].
[3] Le demandeur soutient que la décision de la SAR devrait être annulée puisqu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale lorsque la SAR a tiré des conclusions défavorables au sujet de sa crédibilité sur de nouvelles questions sans lui avoir donné l’occasion de répondre. Le demandeur soutient aussi que la décision est déraisonnable puisqu’elle est intrinsèquement contradictoire.
[4] Je conviens que certaines des observations du demandeur. Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie parce qu’un raisonnement erroné mine la décision de la SAR et que la SAR n’a pas abordé l’un des éléments essentiels de la demande.
I. Contexte
[5] Le demandeur est un citoyen iranien, qui affirme s’opposer à la conscription dans l’armée iranienne en raison de son désaccord surses actions et craindre d’être forcé d’effectuer son service militaire en Syrie. Il craint aussi d’être maltraité dans l’armée en raison de sa pratique du soufisme et de subir de manière plus générale de la persécution pour des motifs religieux en Iran. Enfin, il craint d’être perçu comme un espion étranger du fait qu’il a fourni des informations à des représentants de la sécurité canadienne et qu’il a vécu de nombreuses années à l’extérieur de l’Iran.
[6] Afin d’éviter la conscription militaire, le demandeur a saisi de nombreuses occasions d’études. En 2011, il a obtenu un report de son service militaire iranien obligatoire parce qu’il déménageait au Royaume-Uni pour y étudier. En 2015, il est venu au Canada en tant que visiteur puisqu’il n’avait plus les moyens de payer ses études au Royaume-Uni. Il a présenté quelques demandes infructueuses de visa d’étudiant canadien. Il tentait aussi d’obtenir un statut aux États-Unis grâce au parrainage par son épouse. Après plusieurs prolongations de son visa de visiteur canadien, la demande de prolongation présentée par le demandeur en décembre 2018 a été refusée. En janvier 2019, il a demandé l’asile.
[7] La SPR a rejeté la demande d’asile parce qu’elle a conclu que le demandeur n’était pas crédible car il n’avait pas établi qu’il est un adepte du soufisme ni qu’il serait soumis à la conscription militaire à son retour en Iran. La SPR a aussi conclu que la preuve n’établissait pas qu’il serait exposé à un risque en raison de son interaction avec des représentants du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) ou de sa demande d’asile rejetée.
[8] Lors de son appel interjeté devant la SAR, le demandeur a cherché à présenter de nouveaux éléments de preuve, y compris un affidavit qu’il avait souscrit afin de répondre à certaines conclusions tirées par la SPR. Il a aussi fourni des informations afin de faire valoir son point de vue quant à la conclusion de la SPR selon laquelle il était invraisemblable que des représentants du SCRS lui donnent une carte de visite et afin d’étayer le fait qu’il serait contraint d’effectuer son service militaire obligatoire.
[9] La SAR a admis certains de ces éléments de preuve, mais a rejeté d’autres parties de l’affidavit du demandeur parce que, selon elle, des informations déjà fournies y étaient répétées ou étaient argumentatives. La SAR a aussi rejeté la preuve ayant trait aux règles entourant le service militaire obligatoire en Iran, car elle a conclu que celle-ci aurait dû être présentée lors de l’audience devant la SPR.
[10] La SAR a conclu que le demandeur n’a pas réussi à établir qu’il est un adepte du soufisme en raison des incohérences entre l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire Fondement de la demande d’asile et son témoignage, et des préoccupations sur la crédibilité en lien avec la preuve de son épouse. Elle a aussi conclu que la preuve corroborante était insuffisante pour dissiper ces doutes.
[11] En ce qui a trait à la crédibilité du demandeur, le problème principal, selon la SAR (ainsi que la SPR), était les incohérences entre l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire Fondement de la demande d’asile et le témoignage. Dans l’exposé circonstancié qui accompagnait sa demande d’asile, le demandeur a écrit qu’il se sentait en sécurité pour retourner en Iran en 2014 parce qu’il ne pratiquait pas activement le soufisme. Durant son témoignage, il a affirmé qu’il s’était rendu à des rassemblements de prières tous les jeudis durant son séjour d’une durée d’un mois, mais, lorsqu’il a été interrogé à ce sujet, il a répondu qu’il s’y était rendu qu’une ou deux fois.
[12] La SAR a rejeté l’explication du demandeur selon laquelle, lorsqu’il a dit qu’il ne pratiquait pas « activement »
sa foi, il voulait dire qu’il ne la pratiquait pas en public. La SAR a conclu que « le fait de célébrer en groupe régulièrement, même en privé, peut être raisonnablement considéré comme de la [traduction] “pratique active”, et que, si le [demandeur] voulait seulement dire qu’il ne pratiquait pas publiquement, ce détail aurait dû être indiqué clairement dans [son] exposé circonstancié »
(décision de la SAR, aux para 24-25).
[13] La SAR a aussi conclu que le délai entre l’arrivée du demandeur au Canada et la présentation de la demande d’asile minait sa crédibilité. Pour mettre en doute la crédibilité, la SAR s’est appuyée sur des incohérences entre la preuve du demandeur et l’affidavit de son épouse, et elle a conclu que la copie d’un certificat de participation à son cours soufi n’était pas convaincante. Enfin, au sujet de son affirmation selon laquelle il est un adepte du soufisme, le demandeur avait présenté les copies de messages textes échangés durant plusieurs années entre sa mère, son conseiller religieux et lui-même, qui ont été écartées par la SAR. Cette dernière a conclu que les messages n’étayaient pas l’affirmation du demandeur parce que la pratique du soufisme n’y était pas mentionnée.
[14] En ce qui a trait à la crainte du demandeur d’être conscrit dans l’armée iranienne, la SAR a convenu avec le demandeur que la SPR avait commis une erreur en concluant qu’il serait exempté d’un tel service. La SAR a toutefois conclu que, puisque le demandeur n’avait pas réussi à établir son profil d’adepte du soufisme, la conscription n’équivalait pas à de la persécution dans sa situation.
[15] La SAR a aussi rejeté la revendication de statut de réfugié sur place du demandeur fondée sur son interaction avec les agents du SCRS et son absence prolongée de l’Iran. Elle a conclu qu’il n’y avait pas de preuve selon laquelle les autorités iraniennes apprendraient qu’il avait été en contact avec des représentants du service canadien de sécurité, et que la preuve documentaire n’appuyait pas la conclusion selon laquelle il serait maltraité à son retour en Iran.
[16] En se fondant sur ces conclusions, la SAR a rejeté l’appel du demandeur. Ce dernier sollicite le contrôle judiciaire de la décision.
II. Questions en litige et norme de contrôle
[17] Le demandeur a soulevé un certain nombre de questions en lien avec la décision de la SAR, notamment qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale et que l’examen de sa demande était déraisonnable et fondé sur un raisonnement erroné qui n’a pas tenu compte d’éléments de preuve essentiels.
[18] À mon avis, les questions déterminantes dans la présente affaire sont le caractère raisonnable de l’appréciation de l’argument fondé sur la religion invoqué par le demandeur par la SAR et le fait que celle-ci n’a pas examiné en entier les motifs pour lesquels il s’oppose à la conscription.
[19] Ces questions sont examinées selon le cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].
[20] Selon le cadre énoncé dans l’arrêt Vavilov, le rôle d’une cour de révision « consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes »
(Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] au para 2). Il incombe au demandeur de convaincre la Cour que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable »
(Vavilov, au para 100, cité avec approbation dans Société canadienne des postes, au para 33). Le cadre énoncé dans l’arrêt Vavilov vise à renforcer une « culture de la justification »
au sein de l’administration publique (voir les para 2, 14). En partie, il cherche à réaliser cet objectif en exigeant que les décideurs tiennent compte des arguments principaux présentés par les parties (voir le para 125).
III. Analyse
[21] La demande d’asile repose sur deux éléments clés : la crainte du demandeur d’être persécuté en raison de son profil religieux à titre de soufi et son opposition à la conscription dans l’armée iranienne. L’examen par la SAR de certains aspects de chacun de ces éléments est déraisonnable, pour les motifs qui suivent.
[22] Le demandeur soulève plusieurs objections quant à l’appréciation par la SAR de son argument fondé sur son profil religieux à titre de soufi. Bien que je ne sois pas convaincu par plusieurs de ces objections, je suis d’accord qu’il existe une lacune fatale dans l’analyse de la question par la SAR. Comme je l’ai déjà mentionné, la SPR ainsi que la SAR se sont fondées sur des incohérences entre le formulaire Fondement de la demande d’asile du demandeur (dans lequel il a affirmé qu’il ne « pratiquait pas activement »
sa religion lorsqu’il est retourné en Iran en 2014) et son témoignage (dans lequel il a affirmé avoir participé à des rassemblements privés avec d’autres adeptes chaque semaine durant son séjour, puis il a changé son témoignage et il a affirmé qu’il ne s’y était rendu qu’à deux reprises) pour mettre en doute sa crédibilité quant à l’argument fondé sur la religion.
[23] La SPR a aussi conclu qu’il y avait une incohérence entre le fait que le demandeur avait fait de nombreux voyages en Iran et sa crainte alléguée d’être persécuté pour des motifs religieux. La SAR était d’accord avec le fait que le demandeur contestait la conclusion de la SPR, tel qu’il est écrit dans le passage qui suit :
[Le demandeur] fait valoir qu’il était raisonnable qu’il retourne en Iran pour rendre visite à sa famille, malgré ses craintes, car il gardait sa religion secrète durant ses visites, et qu’il est raisonnable qu’il puisse craindre d’y retourner, mais le faire quand même, tout en prenant des mesures pour dissimuler ses croyances religieuses. J’admets que cette explication est raisonnable, et je ne tire aucune conclusion défavorable.
(Décision de la SAR, au para 27)
[24] Le problème dans ce qui précède, tel que l’a soulevé le demandeur, est que la décision de la SAR est intrinsèquement incohérente. Le cœur de la décision de la SAR est sa conclusion selon laquelle le demandeur n’a pas réussi à établir qu’il est un adepte du soufisme. Dans les mots du demandeur : [traduction] « Selon la SAR, le demandeur n’a pas établi sa croyance soufie, mais il est raisonnablement retourné en Iran, où il a pratiqué le soufisme en secret. Ces deux énoncés ne peuvent pas être vrais. »
[25] Je souscris à l’observation qui précède. La décision de la SAR est entachée d’une des lacunes relevées précisément par la Cour suprême comme indicateur d’une décision déraisonnable, notamment un raisonnement intrinsèquement incohérent (voir Vavilov, aux para 102-104). Même si la présence de cette lacune, à elle seule, peut ne pas être suffisamment grave pour justifier l’annulation de la décision, cette dernière comporte d’autres erreurs importantes.
[26] Le deuxième motif de la demande du demandeur est son opposition au service militaire obligatoire qui l’attend à son retour en Iran. La SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en concluant qu’il serait exempté de la conscription et a accepté qu’« il est fort possible que [le demandeur] soit soumis à la conscription en Iran »
(décision de la SAR, au para 20). Au paragraphe 21, la SAR a poursuivi en ces termes :
Même si je suis d’avis que la SPR a commis une erreur à cet égard, selon moi, il ne s’agit pas d’une erreur déterminante. Il a été établi en droit que le service militaire obligatoire n’équivaut pas à de la persécution sauf s’il est démontré que l’objection du demandeur d’asile est fondée sur des convictions sincères, que celles-ci reposent sur des croyances religieuses ou des considérations d’ordre philosophique ou éthique. Compte tenu des motifs qui suivent, j’estime que la SPR a eu raison de conclure que [le demandeur] n’a pas établi être un adepte du soufisme authentique ni que son refus d’effectuer son service militaire est fondé sur un motif religieux comme il le prétend.
[27] Le problème auquel se heurte la conclusion précédente est qu’elle ne tient pas compte des motifs de la demande énoncés dans l’exposé circonstancié du demandeur, dont un long extrait mérite d’être cité puisqu’il est essentiel à ma conclusion sur la question :
[traduction]
Conscription militaire
J’ai passé à peu près les huit dernières années à étudier à l’étranger afin d’éviter la conscription militaire en Iran et à tenter d’obtenir un statut dans un autre pays afin de ne pas être contraint de l’effectuer.
Je ne suis pas d’accord avec les guerres auxquelles participe l’Iran et je crains d’être forcé de faire mon service dans des lieux tels que la Syrie. Je crains que mes compétences en langues étrangères ainsi que mes études à l’étranger fassent de moi un atout pour l’armée iranienne, et je crains aussi que je n’aurai pas les moyens d’éviter la conscription comme d’autres personnes peuvent probablement le faire en donnant de l’argent ou en comptant sur leurs relations pour l’éviter.
De plus, je ne souhaite pas faire partie de l’armée iranienne en raison de ma croyance soufie, laquelle est contre la participation à des activités violentes. De plus, je suis le type de personne qui croit fermement en ce qui est bien ou mal et je ne crois pas que ce trait serait bien apprécié par l’armée en Iran; en fait, je crois que je serais puni pour oser avoir ma propre opinion.
[28] Même si elle a eu raison de mentionner la croyance soufie du demandeur comme l’un des motifs pour lequel il s’oppose à la conscription, la SAR a ignoré l’ autre motif sur lequel il a fondé sa demande. Le demandeur a clairement exprimé des objections morales, éthiques et politiques au service militaire obligatoire. Cet argument est mis en évidence par son utilisation de « de plus »
pour introduire son objection religieuse et il ressort clairement de la lecture de son exposé circonstancié que le demandeur a présenté deux motifs dans la présente affaire, mais que la SAR a seulement traité de son objection fondée sur sa religion.
[29] Il est bien établi en droit que la SAR doit examiner tous les aspects d’une demande. Cependant, en l’espèce, la SAR n’a pas traité de l’un des deux éléments essentiels à l’appui de la demande d’asile du demandeur. C’est déraisonnable.
[30] Je conclus que l’effet conjugué des deux erreurs dans le raisonnement de la SAR est suffisamment grave pour remettre en question le bien-fondé de la conclusion. Pour les motifs qui précèdent, la décision est déraisonnable. Il convient de souligner que cette conclusion se rapporte aux deux points traités ci-dessus, et elle ne devrait pas être interprétée comme signifiant que je suis d’accord avec les autres arguments présentés par le demandeur.
[31] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision de la SAR sera annulée et l’affaire sera renvoyée pour nouvel examen par un tribunal autrement constitué.
[32] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM-1792-21
LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision datée le 17 février 2021 de la SAR est annulée.
L’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un tribunal autrement constitué.
Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.
« William F. Pentney »
Juge
Traduction certifiée conforme
C. Tardif
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-1792-21
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INTITULÉ :
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MOHAMMAD SADR NOURI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR vidÉoconfÉrence
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DATE DE L’AUDIENCE :
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le 16 février 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE PENTNEY
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DATE DES MOTIFS :
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LE 10 novembRe 2022
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COMPARUTIONS :
Jared Will
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pOUR LE demandeur
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Amy King
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POUR LE défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jared Wills & Associates
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR Le demandeur
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE défendeur
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