Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20221031


Dossier : IMM-3953-21

Référence : 2022 CF 1485

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 31 octobre 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

SPENCER OSAHERUN OSAGIE

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION,

DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision datée du 30 avril 2021 [la décision], par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Cette demande était fondée sur le degré d’établissement du demandeur au Canada, les conditions défavorables au Nigéria et l’intérêt supérieur des enfants. L’agent n’était pas convaincu que les considérations d’ordre humanitaires justifiaient une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], et a rejeté la demande.

II. Faits

[2] Le demandeur est un citoyen du Nigéria âgé de 54 ans. Il est arrivé au Canada en 2010 et a obtenu l’asile en 2011 en raison de son orientation sexuelle. En 2016, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a présenté une demande d’annulation de son statut de réfugié fondée sur de nouveaux renseignements présentés par le demandeur dans sa demande de résidence permanente. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a annulé le statut de réfugié du demandeur en décembre 2019 après avoir conclu que le demandeur avait fait de fausses déclarations dans sa demande d’asile en ce qui concernait son identité (il avait utilisé un pseudonyme), ses antécédents de voyage (il s’était vu refuser l’entrée en Espagne), son lieu de résidence (il avait vécu et travaillé en Espagne) et son statut en Espagne. Au moment de la demande d’asile, le demandeur s’était vu conférer de nombreux droits accordés aux ressortissants espagnols du fait qu’il résidait depuis longtemps en Espagne. Après l’annulation de son statut de réfugié, le demandeur a présenté trois demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, dont la dernière fait l’objet de la présente demande.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[3] L’agent a examiné le degré d’établissement du demandeur au Canada, auquel il n’a accordé qu’un poids négligeable dans l’ensemble. Il a noté que le demandeur était au Canada depuis environ dix ans et demi, et qu’il travaillait et allait à l’école. L’agent a aussi accepté que le demandeur eût vraisemblablement établi des liens personnels et professionnels au Canada dans le cadre de ces efforts, et a accordé un poids favorable à ces liens.

[4] L’agent a également noté que le demandeur avait perdu son statut de réfugié en 2019 pour des raisons de crédibilité et d’identité, qui étaient les motifs invoqués pas la SPR dans sa décision d’annulation. L’agent a accordé un poids important à la décision de la SPR. Il a aussi conclu que les fausses déclarations du demandeur, la perte de son statut de réfugié et la période qui s’est écoulée entre ces deux faits pendant laquelle le demandeur avait un statut témoignaient d’un faible niveau de conformité avec le système d’immigration canadien, et il a accordé un poids défavorable à ces facteurs.

[5] Enfin, l’agent a examiné les antécédents professionnels et financiers du demandeur au Canada. Il a reconnu que le demandeur avait été employé pour la majorité de son temps au Canada, mais a constaté qu’il n’y avait que peu d’information sur la façon dont il subvenait à ses besoins au pays. L’agent a conclu que les relevés bancaires du demandeur et l’argent qu’il envoyait au Nigéria n’avaient qu’une faible valeur probante pour déterminer dans quelle mesure il subvenait à ses propres besoins.

[6] Ensuite, l’agent a examiné les conditions défavorables au Nigéria, auxquelles il n’a accordé que peu de poids. Il a reconnu que le demandeur était à l’extérieur du Nigéria depuis plus de dix ans et qu’il pourrait se heurter à des difficultés pour se rétablir, en particulier en ce qui concerne l’emploi. L’agent a accordé un léger poids favorable au temps que le demandeur avait passé hors du Nigéria. Toutefois, l’agent a également noté que toute la famille que le demandeur déclarait avoir résidait au Nigéria et a constaté [traduction] « [qu’il] est plus probable que le contraire que les liens familiaux atténueront certaines des difficultés auxquelles il se heurterait à son retour au Nigéria », ce qui contrebalançait une partie du poids accordé au temps que le demandeur avait passé à l’extérieur du pays.

[7] L’agent a noté que le demandeur a évoqué quelques difficultés personnelles auxquelles il se heurterait à son retour au Nigéria. Le demandeur soutient qu’il était le seul à subvenir aux besoins de son partenaire et de ses enfants au Nigéria, mais [traduction] « la preuve au dossier [était] insuffisante pour établir non seulement l’étendue du soutien de M. Osagie à sa famille, mais aussi toute difficulté personnelle à laquelle sa famille ou lui seraient exposés s’il retournait au Nigéria ». L’agent n’a accordé que peu de poids à ces facteurs.

[8] L’agent a également examiné la possibilité d’une discrimination à laquelle le demandeur pourrait être exposé en raison de son orientation sexuelle, bien qu’il ait noté qu’un examen des risques de persécution était inapproprié dans une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et que cela pouvait être traité dans le cadre d’un examen des risques avant renvoi [ERAR]. L’agent a conclu que la seule information au dossier relative à l’orientation sexuelle du demandeur se trouvait dans sa demande initiale et dans ses déclarations écrites. Cependant, il a jugé que les déclarations étaient [traduction] « vagues et de faible valeur probante dans leur capacité à démontrer les difficultés personnelles et prospectives auxquelles le DP est exposé en ce qui concerne son orientation sexuelle ».

[9] L’agent a ensuite examiné l’intérêt supérieur des enfants. Le demandeur et son partenaire ont ensemble trois enfants mineurs qui vivent tous au Nigéria avec leur mère. L’agent a accordé un faible poids favorable à l’intérêt supérieur des enfants. Il a fait remarquer que les enfants vivaient au Nigéria, où ils fréquentaient l’école et avaient, selon toute vraisemblance, tissé la majorité de leurs liens personnels et scolaires. L’agent a également reconnu que, bien que les enfants bénéficiaient probablement de l’argent envoyé par le demandeur, ils dépendaient sans doute principalement de leur mère et de leurs proches pour leurs besoins quotidiens. L’agent a accordé un poids favorable minimal à ces facteurs.

[10] L’agent a également examiné l’effet que l’argent envoyé par le demandeur depuis le Canada avait sur les enfants. Il a souligné que le demandeur avait affirmé offrir un soutien, entre autres, pour des frais médicaux, des frais de scolarité, des frais de transport, des vêtements, de l’électricité et un loyer, mais a conclu qu’il y avait [traduction] « peu d’éléments de preuve de valeur probante pour démontrer que ces déclarations [étaient] des faits selon la prépondérance des probabilités ». En outre, l’agent a conclu que [traduction] « la preuve au dossier [était] insuffisante pour établir que l’issue de la décision aurait une incidence défavorable sur l’intérêt supérieur ou le bien-être des enfants, en particulier en ce qui concerne l’éducation, l’accès aux soins de santé ou la qualité de vie en général ».

[11] L’agent a ensuite examiné les liens entre les enfants et le Nigéria, et a conclu que les enfants seraient séparés de leur famille, de leurs amis et de l’école s’ils quittaient le Nigéria pour le Canada. De plus, peu d’éléments de preuve démontraient que les enfants souhaitaient déménager au Canada.

[12] Enfin, l’agent s’est penché sur les conditions générales au Nigéria. Il a soupesé et apprécié la preuve, et a conclu [traduction] « [qu’elle] ne permet[tait] pas de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que l’un ou l’autre des parents ou que leurs familles [avaient] souffert de pauvreté ou de maladies, ou [avaient] été victimes d’un crime au Nigéria ».

[13] Après s’être penché sur l’ensemble des circonstances, l’agent a conclu que, cumulativement, les considérations d’ordre humanitaire ne suffisaient pas à justifier l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

IV. Question en litige

[14] La seule question est de savoir si la décision est raisonnable.

V. Norme de contrôle

[15] Les parties conviennent, et c’est aussi mon avis, que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le juge Rowe, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a expliqué les attributs que doit présenter une décision raisonnable, ainsi que les exigences imposées à une cour de révision qui procède au contrôle d’une décision selon la norme du caractère raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « . . . ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[16] Je constate également qu’une décision fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est une mesure « de nature exceptionnelle et hautement discrétionnaire, qui mérite donc une déférence considérable de la part de la Cour » : Qureshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 335, le juge Zinn au para 30.

[17] Dans la décision Chaudhary c Canada (Ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté), 2018 CF 128, la juge Anne‑Marie McDonald a écrit ce qui suit, et je suis du même avis :

[26] Dans une demande CH, l’agent est présumé avoir examiné tous les éléments de preuve. Dans une affaire semblable, la Cour, dans Guiseppe Ferraro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 801, au paragraphe 17, affirme ce qui suit [Ferraro] :

Il existe une présomption selon laquelle la responsable du dossier a considéré l’ensemble de la preuve qui lui a été soumise. Cette présomption ne sera réfutée que si la preuve qui n’est pas analysée présente une forte valeur probante et porte sur une question qui intéresse au plus haut point la demande […].

[27] En l’espèce, l’agent a traité directement la preuve contraire et a expliqué la raison pour laquelle la gravité de l’infraction l’emportait sur la situation du mari de la demanderesse. La demanderesse cherche à plaider de nouveau le bien-fondé de la demande CH devant notre Cour. Le législateur a délégué au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration le pouvoir de statuer sur le bien-fondé de demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. La Cour ne peut intervenir pour accorder plus de poids à la preuve médicale, ou réévaluer les éléments de preuve (Leung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 636, au paragraphe 34 [Leung]), en l’absence des « traits distinctifs du caractère déraisonnable », qui éloignent la décision relative à une demande CH des issues possibles et raisonnables (Ré:Sonne c Association canadienne des radiodiffuseurs, 2017 CAF 138, au paragraphe 59).

[…]
[31] Une décision relative à une demande CH sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt des enfants touchés par la décision n’est pas suffisamment pris en compte (Kanthasamy, au paragraphe 39). L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » (Kanthasamy, au paragraphe 39; Legault, aux paragraphes 12 à 31) et le décideur doit se montrer « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 75). L’intérêt supérieur de l’enfant n’appelle pas un certain résultat (Legault, au paragraphe 12) parce que, généralement, l’intérêt supérieur de l’enfant militera en faveur d’un non-renvoi (Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724, au paragraphe 22.

[18] Je souscris également à la décision Huang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 265, dans laquelle le juge en chef Crampton a statué, au paragraphe 21 :

[21] Je suis conscient que, dans la décision Apura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 762, au paragraphe 23, la Cour a laissé entendre que ce serait une erreur de rejeter une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au motif de l’absence de circonstances « exceptionnelles » ou « extraordinaires ». Dans la mesure où cet énoncé est incompatible ou en conflit avec les principes cités aux paragraphes 19 et 20 qui précèdent, de même qu’avec d’autres précédents qui peuvent être interprétés de manière raisonnable comme ayant adopté une approche semblable, je suis d’avis qu’il ne reflète pas de manière exacte l’état actuel du droit : voir, par exemple, Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 187, aux paragraphes 25 et 26; L E c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 930, aux paragraphes 37 et 38; Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1281, au paragraphe 31; Brambilla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1137, aux paragraphes 14 et 15; Sibanda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 806, aux paragraphes 19 et 20; Jani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1229, au paragraphe 25; Ngyuen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27, au paragraphe 29.

[19] De plus, il ressort clairement de l’arrêt Vavilov que le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve, à moins de « circonstances exceptionnelles ». La Cour suprême du Canada a donné les directives suivantes :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41‑42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‑18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

[20] La Cour d’appel fédérale a récemment conclu, dans l’arrêt Doyle c Canada (Procureur général), 2021 CAF 237 [Doyle], que le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve :

[3] La Cour fédérale avait tout à fait raison d’agir ainsi. Selon ce régime législatif, le décideur administratif, en l’espèce le directeur, examine seul les éléments de preuve, tranche les questions d’admissibilité et d’importance à accorder à la preuve, détermine si des inférences doivent en être tirées, et rend une décision. Lorsqu’elle effectue le contrôle judiciaire de la décision du directeur en appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision, en l’espèce la Cour fédérale, peut intervenir uniquement si le directeur a commis des erreurs fondamentales dans son examen des faits, qui minent l’acceptabilité de la décision. Soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les remettre en question ne fait pas partie de son rôle. S’en tenant à son rôle, la Cour fédérale n’a relevé aucune erreur fondamentale.

[4] En appel, l’appelant nous invite essentiellement dans ses observations écrites et faites de vive voix à soupeser à nouveau les éléments de preuve et à les remettre en question. Nous déclinons cette invitation.

VI. Analyse

A. L’agent a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire

[21] Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en entravant indûment l’exercice de son pouvoir discrétionnaire pour s’appuyer sur les conclusions défavorables de la SPR. En particulier, le demandeur affirme que [traduction] « l’état d’esprit de l’agent était entaché, de sorte que l’agent s’est appuyé aveuglément sur la décision de la [Commission de l’immigration et du statut de réfugié] », ce qui a eu pour effet de diminuer l’importance accordée au degré d’établissement du demandeur au Canada.

[22] À mon sens, les observations du demandeur, sur ce point et sur d’autres, sont exagérées et dissociées des faits en ce que la décision ne souffre d’aucune telle lacune. Il s’agit d’une allégation non fondée qui n’est pas étayée par le dossier. À mon avis, les observations du demandeur sont sans fondement.

[23] Le demandeur renvoie aux paragraphes 5 à 7 de la décision Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 906 [Gutierrez] pour faire valoir que la Cour a rejeté des raisonnements qui mettaient trop l’accent sur le non-respect du droit canadien. À mon sens, l’affaire Gutierrez se distingue facilement de l’espèce : dans cette affaire, l’agent a mis l’accent sur le défaut des demandeurs de payer l’impôt sur le revenu, alors qu’en l’espèce, le demandeur n’a pas respecté les lois canadiennes en matière d’immigration. De plus, la décision Gutierrez elle-même offre très peu de détails sur la décision faisant l’objet du contrôle ou sur les motifs fournis; une analyse des faits saillants ne peut pas être effectuée.

[24] Le demandeur fait également valoir que l’approche adoptée par l’agent était [traduction] « robotique » et a soustrait le facteur humain du processus décisionnel. Cette observation est elle aussi sans fondement. Il s’agit encore une fois d’une affirmation exagérée et dénuée de fondement. Le demandeur renvoie aux paragraphes 15 à 19 de la décision Cojuhari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1009 [Cojuhari] pour faire valoir que, comme on pouvait s’y attendre, la Cour a rejeté une appréciation dite robotique de la preuve. Toutefois, le demandeur doit comprendre que, dans l’affaire Cojuhari, l’agent n’avait pas tenu compte de plusieurs facteurs importants, se concentrant uniquement sur une déclaration de culpabilité pour conduite avec facultés affaiblies. La décision dans cette affaire a été jugée déraisonnable parce que l’agent n’avait pas pris en considération la peine clémente qui avait été imposée au demandeur, le fait que ce dernier avait purgé sa peine dans son intégralité, la demande de suspension de casier présentée par le demandeur et le fait que ce dernier s’était conformé ci au régime canadien d’immigration. Aucune situation similaire ne se présente en l’espèce.

[25] Le demandeur soutient également que l’agent n’a pas tenu compte des difficultés auxquelles il se heurterait en tant que personne bisexuelle s’il était renvoyé au Nigéria. Il s’appuie de nouveau sur la décision Gutierrez pour faire valoir que l’agent qui ne tient pas compte des difficultés généralisées commet une erreur. Comme je le mentionne précédemment, la décision Gutierrez ne fournit pas suffisamment de détails pour établir des analogies avec la présente affaire. Plus important encore, l’affirmation est tout simplement indéfendable compte tenu des motifs en l’espèce.

[26] L’argument selon lequel l’agent a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en s’appuyant sur les conclusions de la SPR etn’a donc pas pris en considération le risque généralisé auquel le demandeur était exposé en tant qu’homme bisexuel, m’apparaît également sans fondement. À mon avis, il était raisonnablement loisible à l’agent de se fonder sur les conclusions de la SPR et de les apprécier par rapport au degré d’établissement du demandeur au Canada. Je rejette également l’affirmation selon laquelle l’agent s’est appuyé [traduction] « aveuglément » sur la décision de la SPR. Il s’agit là encore d’une allégation exagérée qui est dissociée de la réalité de l’espèce.

[27] De plus, l’agent a tenu compte des difficultés auxquelles le demandeur pourrait être exposé en raison de son orientation sexuelle. Dans sa décision, l’agent a reconnu que [traduction] « la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’est pas une occasion de réexaminer la décision de la SPR », mais s’est ensuite penché sur les difficultés auxquelles pourrait devoir faire face le demandeur en tant qu’homme bisexuel au Nigéria. L’agent a conclu, comme il lui était raisonnablement loisible de le faire, que les [traduction] « déclarations écrites du demandeur [n’étaient] pas suffisantes à elles seules aux fins de la détermination de l’étendue de toute difficulté personnelle et prospective à laquelle [le demandeur] serait exposé » en lien avec son orientation sexuelle. Cette conclusion est raisonnable. Selon moi, le rejet de la demande présentée par le demandeur n’est pas le résultat d’une lacune alléguée dans l’analyse, mais découle plutôt du fait que le demandeur n’a pas étayé ses observations par des éléments de preuve probants.

[28] Le demandeur allègue également que l’agent a tiré à son égard une conclusion voilée en matière de crédibilité en se fondant sur les commentaires relatifs à l’absence de preuve probante quant à l’existence de difficultés personnelles. Encore une fois, à mon sens, il s’agit d’une observation sans fondement. La décision ne met pas en doute le fait que le demandeur est bisexuel ni ne remet en question l’authenticité de ses affirmations; la décision ne fait que souligner que, au vu du dossier de preuve fourni par le demandeur à l’agent, ce dernier a jugé que la preuve ne lui permettait pas de conclure à l’existence de difficultés personnelles.

B. Le degré d’établissement du demandeur au Canada

[29] Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en concluant qu’il n’était pas suffisamment établi au Canada. Cet argument est sans fondement. En fait, l’agent a accordé un poids favorable minime au degré d’établissement du demandeur. Ce n’est pas la même chose.

[30] Le demandeur fait valoir que l’agent a commis une erreur en n’accordant pas de poids à son degré d’établissement au Canada parce que son statut de réfugié avait été annulé. Le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte des considérations d’ordre humanitaire, comme il aurait dû le faire conformément à ce qui est énoncé dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]. Il renvoie au le paragraphe 14 de la décision Yanchak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 117, pour faire valoir que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle en se concentrant sur un degré d’établissement attendu et des difficultés démesurées, contrairement à l’approche adoptée dans l’arrêt Kanthasamy.

[31] Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement écarté le degré d’établissement du demandeur, puisque la Cour a maintes fois conclu que les fraudeurs de l’immigration ne devraient pas bénéficier de leurs fausses déclarations, citant la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Liu, 2016 CF 460 [Liu] :

[29] Je suis d’accord avec l’argument du ministre selon lequel la décision est déraisonnable parce que « [traduction] la SAI, en se penchant sur la question de l’établissement, n’a pas perçu les fausses déclarations de [Mme Liu] comme un facteur pertinent ». À mon avis, il s’agit d’un facteur pertinent lors de l’examen du degré d’établissement d’une personne. Agir autrement équivaut à placer le fait de frauder l’immigration sur un pied d’égalité avec la personne qui a respecté la loi. Que l’effet de la fraude vise à réduire l’établissement à zéro ou à quelque chose de plus est une question laissée à la discrétion du décideur sur la foi des faits particuliers qui lui sont présentés. Mais elle doit être prise en compte.

[32] À mon avis, l’utilisation d’un pseudonyme par le demandeur, son manque de sincérité concernant ses antécédents de voyage, sa malhonnêteté à propos de sa résidence en Espagne et sa dissimulation du fait qu’il s’était vu conférer de nombreux droits accordés aux ressortissants espagnols du fait qu’il résidait depuis longtemps en Espagne étaient des facteurs pertinents à examiner lors de l’appréciation de son degré d’établissement, conformément à la décision Liu. De plus, la pondération et l’appréciation de l’incidence de ses fausses déclarations relevaient certainement du pouvoir discrétionnaire de l’agent, pouvoir à l’égard duquel la Cour fait preuve de retenue. Dans sa décision, l’agent a raisonnablement examiné et soupesé les fausses déclarations du demandeur dans son appréciation de son degré d’établissement au Canada.

C. L’intérêt supérieur des enfants

[33] Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en ne procédant pas à une analyse appropriée de l’intérêt supérieur des enfants. Il renvoie au paragraphe 4 de l’arrêt Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475 [Hawthorne] pour faire valoir que l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants doit tenir compte à la fois des bénéfices qu’il y aurait si le parent n’était pas renvoyé et des difficultés auxquelles l’enfant se heurterait si le parent était renvoyé. Personne ne conteste ce principe juridique.

[34] Le demandeur fait référence à des facteurs du guide de traitement des demandes d’immigration qui devraient être pris en considération dans le cadre d’une analyse de l’intérêt supérieur des enfants, y compris, entre autres : l’âge; la dépendance à l’égard du demandeur; le degré d’établissement de l’enfant au Canada; les liens de l’enfant avec le pays de retour; les problèmes médicaux ou les besoins spéciaux de l’enfant; les répercussions sur l’éducation de l’enfant; les questions liées au genre de l’enfant; les liens avec le pays d’origine du demandeur; les liens entre les membres de la famille et le pays d’origine du demandeur; les liens réels avec les membres de la famille; et où le demandeur réside par rapport aux enfants.

[35] Avec égards, je ne vois aucune erreur susceptible de contrôle dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants. Tout d’abord, dans son analyse, l’agent a examiné en détail les facteurs à prendre en considération. Bien que le demandeur ne soit pas d’accord avec la décision, à mon avis, celle-ci va bien au-delà du simple fait de déclarer que l’agent était réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants. Les arguments du demandeur sont une fois de plus dissociés de la décision faisant effectivement l’objet du contrôle. L’agent a manifestement examiné les deux côtés de la médaille, comme l’exige l’arrêt Hawthorne. La décision traite directement de la quasi-totalité des facteurs mis en évidence par le demandeur, en particulier les besoins quotidiens, l’éducation, la santé et les relations sociales et familiales des enfants, ainsi que leurs liens avec le Nigéria. La décision fait référence aux défis devant lesquels les enfants pourraient se trouver s’ils devaient déménager au Canada avec le demandeur.

[36] Après avoir soupesé et apprécié la preuve, comme la loi l’exige — ce qui est du ressort de l’agent et non de la Cour, conformément à l’arrêt Doyle — l’agent a conclu que [traduction] « la preuve au dossier [était] insuffisante pour établir que l’intérêt supérieur ou le bien-être des enfants, en particulier en ce qui concerne leur éducation, leur accès aux soins de santé ou leur qualité de vie générale, seraient compromis par suite de [cette] décision ».

[37] Encore ici, l’absence de preuve probante a mené au rejet de la demande présentée par le demandeur. La preuve n’était tout simplement pas suffisante pour étayer l’allégation du demandeur : soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les remettre en question ne fait pas partie du rôle de la Cour, conformément à l’arrêt Doyle.

[38] Pourtant, de manière inadmissible, l’observation du demandeur revient exactement à cela : une demande visant à ce que la Cour fédérale procède à une nouvelle appréciation de la preuve et arrive à une conclusion différente. Comme l’a déclaré le juge Favel au paragraphe 41 de la décision Harder c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1260 :

[41] Il incombait aux demandeurs de présenter à l’agent « suffisamment » d’éléments de preuve à l’appui de leur demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Daniels c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 463 au para 32) Si l’intérêt supérieur de l’enfant doit être « “bien identifié et défini”, puis examiné “avec beaucoup d’attention” eu égard à l’ensemble de la preuve », un décideur est tout de même limité par la preuve dont il dispose (Kanthasamy, au para 39).

D. Le défaut de tenir compte des difficultés en fonction des conditions dans le pays

[39] Le demandeur fait valoir que l’agent [traduction] « a commis une erreur en faisant abstraction de la preuve relative aux difficultés et en traitant celle-ci de façon superficielle », étant donné que la [traduction] « preuve documentaire relative aux conditions dans le pays dont disposait le tribunal étay[ait] les difficultés mentionnées par le demandeur ». Ce dernier s’appuie sur le cartable national de documentation [le CND] pour le Nigéria, alléguant que l’agent n’a pas tenu compte de l’information qu’il contenait.

[40] Encore une fois, cette observation est sans fondement parce que le demandeur n’a pas présenté à l’agent le CND sur lequel il s’appuie maintenant. La décision mentionne que les sources dont l’agent a tenu compte étaient la décision de la SPR, ainsi que les demandes et les observations du demandeur. Le CND n’est ni inclus ni invoqué dans le dossier certifié du tribunal ou dans les observations que le demandeur a présentées à l’agent dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[41] Dans le passage suivant de la décision Ighodalo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1079, auquel je souscris et que j’applique à l’affaire en cause, la juge Go a récemment examiné la question du défaut d’un agent de tenir compte d’un CND dont il ne disposait pas dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire :

[12] Le demandeur fait valoir que le défaut de l’agent de tenir compte d’éléments de preuve importants constitue une erreur susceptible de contrôle. Plus précisément, le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte du Cartable national de documentation [le CND] sur le Nigéria, dont la documentation faisait état du chômage massif, de l’augmentation des crimes violents et du ciblage délibéré de jeunes se trouvant dans la même situation que le demandeur.

[13] Bien que le demandeur cite plusieurs jugements des années 1980, ce principe est mieux illustré dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 126, et dans la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF).

[14] J’estime que l’agent n’a commis aucune erreur à cet égard étant donné que le demandeur n’a pas joint le CND à ses observations concernant les motifs d’ordre humanitaire, ni présenté d’observations fondées sur le CND.

[15] Le défendeur soutient que le CND est un élément de preuve extrinsèque qui, dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ne fait pas automatiquement partie des observations du demandeur, à moins que celui-ci ne le joigne à ses observations (Desta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1028 au para 26). Je conviens que, dans le contexte de la présente affaire, le demandeur – qui était représenté par un avocat dans le cadre de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire – ne peut reprocher à l’agent de ne pas avoir tenu compte des éléments de preuve et des observations qu’il ne lui a pas présentés.

[16] À l’audience, l’avocat du demandeur a cité deux autres jugements à l’appui de son argument (Begum c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 824 [Begum], et Ocampo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 1290 aux para 12-13 [Ocampo]). Aucun d’eux n’aide le demandeur. Dans la décision Begum, la Cour confirme que, même si le public peut les consulter, les documents du CND sont des éléments de preuve extrinsèques, et que les agents qui s’appuient sur ces documents ont le devoir de donner au demandeur la chance d’y répondre (Begum, au para 41). Dans la décision Ocampo, la Cour confirme au paragraphe 16 que l’agent n’est pas légalement tenu de consulter le CND.

[Non souligné dans l’original.]

[42] L’agent n’était pas tenu d’examiner le CND, et la jurisprudence confirme qu’il n’y a pas d’erreur susceptible de contrôle à cet égard.

VII. Conclusion

[43] Le demandeur n’a pas démontré que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle dans sa décision. À mon avis, la décision est transparente, intelligible et justifiée, et donc raisonnable. Par conséquent, la demande sera rejetée.

VIII. Question à certifier

[44] Aucune partie n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3953-21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, qu’aucune question de portée générale n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3953-21

 

INTITULÉ :

SPENCER OSAHERUN OSAGIE c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 OCTOBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 31 OCTOBRE 2022

COMPARUTIONS :

Richard A. Odeleye

POUR LE DEMANDEUR

Charles J. Jubenville

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard A. Odeleye

Avocat

North York (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.