Date : 20220616
Dossier : T-1656-21
Référence : 2022 CF 908
Ottawa (Ontario), le 16 juin 2022
En présence de monsieur le juge Diner
ENTRE :
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MARTINE PATRIARCKI
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demanderesse
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et
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SA MAJESTÉ LA REINE
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défenderesse
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] La Cour est saisie d’une requête en radiation de l’action de la demanderesse présentée par écrit aux termes de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106 [les Règles]. À mon avis, même avec une lecture généreuse de la Déclaration, les faits allégués par la demanderesse en l’espèce ne révèlent aucune cause d’action contre la Couronne.
I.
Survol
[2] La demanderesse n’est pas représentée par un avocat. Elle allègue qu’elle aurait été une réclamante civile dans le cadre du recours collectif « Merlo/Davidson »
contre la Gendarmerie royale du Canada [GRC], et le règlement y afférent. Ce dernier accord de règlement a été conclu en 2016 entre la Couronne, et Janet Merlo et Linda Gillis Davidson, les deux représentantes demanderesses qui avaient chacune intenté une action contre la Couronne devant les Cours supérieures de Colombie-Britannique et d’Ontario, respectivement.
A.
Faits et procédures relatifs au recours collectif Merlo/Davidson
[3] Les deux actions ont soulevé des allégations d’intimidation, de discrimination et de harcèlement, fondés sur le sexe et l’orientation sexuelle de femmes ayant été au service de la GRC, qui ont eu un impact sur leurs carrières respectives au sein de la GRC et qui leur ont causé des blessures physiques et psychologiques.
[4] Les actions ont été réunies par une nouvelle déclaration auprès de la Cour fédérale, et autorisées à titre de recours collectif en janvier 2017 (Merlo c. Canada, 2017 CF 51 [Merlo autorisation CF]). Le groupe principal a été défini comme comprenant toutes les femmes en vie étant ou ayant été membres régulières ou civiles ainsi que des fonctionnaires au service de la GRC depuis 1974.
[5] En mai 2017, la Cour fédérale a approuvé le règlement de l’action, tel que décrit dans l’accord de règlement (le « règlement »
). L’Honorable Michel Bastarache a été désigné Évaluateur indépendant (« l’Évaluateur »
) chargé de l’administration du règlement, y compris du processus de réclamation, c’est-à-dire « administrer le règlement et établir qui sont les demanderesses admissibles à une indemnisation en vertu des modalités de l’accord de règlement »
(Merlo c. Canada, 2017 CF 533 au para 60 [Merlo accord CF]; Rapport final sur la mise en œuvre de l'accord de règlement de Merlo Davidson (11 novembre 2020)) (« Rapport final »
) au p 10). L’article 6.01 stipule :
6.01 Nomination de l’évaluateur
Sous réserve de l’approbation par la Cour et tel qu'il a été convenu par les Parties, l’honorable Michel Bastarache, C.C., c.r. sera nommé comme évaluateur pour administrer le processus de réclamation et pour évaluer les réclamations soumises par les membres du groupe en vue d’obtenir une indemnité, en vertu des pouvoirs, des droits, des devoirs et des responsabilités convenus par les Parties et approuvés par la Cour. L’évaluateur n’est pas un agent, un fonctionnaire ou un employé du Canada ou d’une institution gouvernementale au sens de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1, la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21 et la Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada, R.C. (2004), ch. 11, et il n’agit qu’en son nom tel qu'il a été convenu conjointement par les Parties dans cet accord et autorisé par la Cour dans l’ordonnance d’approbation.
[6] Dans son Rapport final, l’Évaluateur a observé au pages 6, 7, et 40 respectivement:
Après l’annonce publique de l’entente de règlement faite le 6 octobre 2016 et la signature d’une entente contractuelle avec Travaux publics définissant le budget de fonctionnement et la gestion du Bureau de l’évaluateur indépendant (désigné ci-après par « le Bureau »), ma priorité a été d’assurer la création d’un lien de communication efficace et sécurisé avec les réclamantes. Les parties étaient convenues que je serais chargé de donner des avis aux membres du groupe tout au long de la procédure devant la Cour fédérale.
…
La GRC a fourni au Bureau les adresses postales d’environ 31 000 femmes qui avaient travaillé pour la GRC entre 1974 et 2017. En janvier 2017, en utilisant les adresses fournies par la GRC, le Bureau de l’évaluateur indépendant a envoyé à chacune de ces femmes un courrier contenant l’avis d’autorisation et d’audience d’approbation de règlement, une lettre de l’évaluateur indépendant informant la destinataire qu’elle avait été identifiée comme membre possible du groupe et fournissant des informations concernant les prochaines étapes du processus d’approbation du règlement.
…
Il est important de souligner qu’un évaluateur a examiné chaque dossier ainsi que les pièces justificatives fournies. Toutes les décisions sont les miennes à titre d’évaluateur indépendant (ou d’une évaluatrice supplémentaire). Les décisions de l’évaluateur en lien avec la réclamation ont été enregistrées dans l’onglet « Évaluation finale ». Les autres décisions, comme les demandes de réexamen ou de prorogation, ont été enregistrées dans l’onglet correspondant. Le système permettait également au personnel d’écrire des notes aux réclamantes et à ces dernières d’y répondre via un portail sécurisé.
[Références omises].
B.
La présente action
[7] Dans la déclaration, qui, selon la défenderesse, doit être radiée sans autorisation de modification, la demanderesse allègue qu’elle aurait été une réclamante civile dans le cadre du recours collectif et que, depuis une rencontre au bureau de l’Évaluateur le 17 septembre 2019, elle n’aurait pas eu de décision concernant sa réclamation en vertu du règlement.
[8] Les allégations et arguments figurant dans la déclaration sont résumés comme suit :
- Son dossier aurait été attribué à l’avocate Marion Sandilands au cabinet Power Law à Ottawa, ce qui était aussi le bureau de l’Évaluateur;
- Elle se serait rendue au bureau de l’Évaluateur le 17 septembre 2019;
- Elle a été avisée par une personne du Bureau qu’il y aurait des délais;
- Peu après, le Bureau a fermé ses portes durant la pandémie;
- Le Bureau l’a avisé que plusieurs chèques ont été retournés durant la pandémie, mais que
« tout avait été détruit »
, et toute communication ultérieure a été bloquée; - Elle a reçu de la correspondance d’autres réclamantes à son domicile;
- Il n’y avait aucun contrôle de qualité ni de professionnalisme au Bureau;
- Elle n’a pas reçu de décision avant la fermeture du Bureau pendant la pandémie;
- Il y a eu une grave rupture de confidentialité dans un Règlement qui devait être hautement confidentiel, ce qui l’a troublée et l’a menée dans l’embarras;
- Elle réclame donc une compensation financière, avec intérêts, d’un montant à être déterminé à une date ultérieure.
[9] Pour sa part, la défenderesse soutient que la demande ne révèle aucune cause d'action contre Sa Majesté, puisque la faute alléguée vise l’Évaluateur et son équipe, qui n'agissaient pas à titre de préposés de la Couronne dans l'exercice de leurs fonctions, conformément à l'article 3(b) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50 [« la Loi »
]. Elle soutient donc que la Cour n’a pas la compétence d’entendre l’action. Je retiens sa thèse pour les raisons qui suivent.
II.
Discussion
[10] Dans le jugement Nevostruyeva c. Canada, 2021 CF 114, notre Cour a résumé les critères applicables à la radiation d’une action, aux paragraphes 4-5:
Le critère applicable pour déterminer qu’il n’existe aucune cause d’action valable dans le cadre d’une requête visant à radier un acte de procédure, au titre de l’article 221, est d’établir s’il est évident et manifeste, d’après les faits allégués, que la demande ne peut être accueillie. La demande devrait être interprétée de manière généreuse, et la souplesse s’impose à l’égard des impropriétés dues à des lacunes de rédaction.
La jurisprudence établit que la Cour ne doit exercer son pouvoir discrétionnaire de radier que dans les cas les plus clairs (Hunt c Carey, 1990 CanLII 90 (CSC), [1990] 2 RCS 959 à la p 976 [Hunt]). Le principe général selon lequel les allégations pouvant être prouvées doivent être considérées comme vraies ne doit pas s’appliquer aux allégations fondées sur des suppositions et des conjectures, pour lesquelles on ne peut démontrer la véracité par la présentation d’éléments de preuve : Operation Dismantle c La Reine, 1985 CanLII 74 (CSC), [1985] 1 RCS 441 à la p 455.
[11] En tenant compte de ces principes, j’exposerai les raisons pour lesquelles il est évident et manifeste, vu les faits allégués, que la déclaration en l’espèce ne révèle aucune cause d’action contre Sa Majesté.
[12] Afin d’établir la responsabilité civile de la Couronne, il faut d’abord établir que les actes ou omissions fautifs allégués ont été commis par un préposé de la Couronne. Les dispositions pertinentes de la Loi se lisent comme suit :
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[13] Je note que la déclaration de la demanderesse ne comprend aucune allégation contre la Couronne.
[14] Toutes les allégations soulevées par la demanderesse découlent clairement d’un processus indépendant de règlement approuvé par notre Cour et dont la charge de l’administration relevait uniquement de l’Évaluateur. L’Évaluateur a joué un rôle indépendant, et il ressort de l’article 6.01 du règlement, cité au paragraphe 6 ci-dessus, ainsi que de l’article 6.05, qu’il n’agissait pas à titre de préposé de la Couronne dans l’exercice de ces fonctions :
L’évaluateur rendra une décision relativement à la réclamation d’une demanderesse et la lui communiquera promptement en conformité avec le paragraphe 33 de l’annexe B du présent accord. Sous réserve du droit limité (niveau 2) de la demanderesse de demander une reconsidération, telle qu’il a été établi dans le processus de réclamation à l’annexe B du présent accord, la décision de l’évaluateur relativement à une réclamation sera finale et exécutoire pour la demanderesse. Par souci de clarté, les décisions de l’évaluateur ne peuvent ni être portées en appel ni faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire.
[Je souligne]
[15] Il ressort également de cet article que les décisions rendues par l’Évaluateur sont définitives (voir aussi Merlo accord CF aux paragraphes 31-33, 57) et ne peuvent faire l’objet d’un appel ou d’un recours en contrôle judiciaire, sans parler d’une action en responsabilité contre la défenderesse, pour toute prétendue faute relative à l'administration de l'Évaluateur.
[16] Sans lien à un préposé de la Couronne, et en présence de simples allégations d’actes ou omissions d’un tiers, la responsabilité civile de la défenderesse ne peut pas être engagée en l’espèce (Conley v Chippewas of the Thames First Nation Chief, 2015 ONSC 404 aux paras 46-47; Crowe c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 298 aux paras 23-24).
[17] J’abonde donc dans le sens de la défenderesse : la déclaration ne révèle aucune cause d’action et notre Cour n’a pas la compétence de trancher le litige aux termes de l’alinéa 221(1)(a) des Règles. En conséquence, la déclaration doit être radiée. En outre, je conclus qu'il n'y a aucune modification que la demanderesse pourrait apporter pour remédier à ce défaut et révélant une cause d'action contre la Couronne.
[18] Enfin, la déclaration était également déficiente en ce qui concerne la mesure demandée : la demanderesse réclame une « compensation financière, avec intérêts, d’un montant à être déterminé à une date ultérieure »
. Or, l’article 182 des Règles; se lit comme suit :
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[19] Là encore, la présente demande est déficiente.
[20] À supposer même qu’un quelconque recours soit ouvert à la demanderesse pour les fautes qu'elle allègue, il ne saurait consister en une nouvelle action intentée contre la Couronne; elle doit plutôt s’en tenir au processus prévu par l'accord de règlement lui-même, qui est de portée étroite, et au pouvoir de surveillance de la Cour en la matière, qui est lui aussi très étroit. Comme le juge Phelan l’a observé dit dans le jugement McLean c. Canada (Procureur général), 2021 CF 987 aux paragraphes 49-50 :
Dans l’arrêt JW c Canada (Procureur général), 2019 CSC 20 [JW], la Cour suprême du Canada a rappelé à la fois l’obligation qu’ont les tribunaux de surveiller les règlements des recours collectifs et les limites à l’égard de cette surveillance. Un tribunal ne peut intervenir que dans des circonstances très limitées : quand les modalités négociées ne sont pas appliquées ou quand la convention comporte une lacune.
Dans l’arrêt J.W., la juge Abella a reconnu que le caractère définitif des décisions et la célérité du processus sont des objectifs importants, mais elle a conclu qu’il était primordial que les modalités convenues soient appliquées et mises en œuvre (voir para 34). De même, la juge Côté a souligné que le rôle de superviseur attribué à la Cour « est limité et modulé par les modalités de la convention, dès lors que celle-ci a été approuvée et déclarée juste, raisonnable et dans l’intérêt supérieur du groupe qu’elle vise » (voir para 120).
[Je souligne]
[21] Enfin, je note que dans le jugement Merlo c. Canada, 2020 CF 1005, lorsqu'un membre du groupe a présenté une requête en réévaluation de sa réclamation, sur la base de faits uniques, en vertu de cet étroit pouvoir de surveillance, la juge McDonald a observé aux paragraphes 25‑27 :
L’accord de règlement est censé constituer un code complet détaillant les modalités, les conditions et les limites des réclamations qui entrent dans son champ d’application. Les membres du groupe, comme la demanderesse, ont renoncé à leur droit de soumettre leurs réclamations aux tribunaux en faveur d’un processus de réclamation non contradictoire, efficace et définitif. L’article 6.05 de l’accord de règlement prévoit ce qui suit : « Par souci de clarté, les décisions de l’évaluateur ne peuvent ni être portées en appel ni faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire. »
À mon avis, en dépit du fait que les parties ne s’entendent pas quant au critère applicable qui se dégage de l’arrêt J.W., la Cour suprême a clairement indiqué que l’intervention des tribunaux dans un accord de règlement est restreinte à des circonstances très limitées.
Je ne suis pas convaincue que les faits en l’espèce appartiennent à la catégorie des « circonstances très limitées » qui justifieraient une intervention de la Cour dans le processus de réclamation. Par conséquent, je conclus que la Cour n’a pas compétence pour ordonner que la réclamation rejetée par l’évaluateur fasse l’objet d’un nouvel examen.
[Je souligne]
III.
Conclusion
[22] Aucune cause d'action valable n'est soulevée par la demanderesse contre la Couronne vu les faits allégués. Par conséquent, la déclaration de la demanderesse est radiée puisqu’elle ne révèle aucune cause d’action valable contre la Couronne.
JUGEMENT dans le dossier T-1656-21
LA COUR STATUE que :
La requête de la défenderesse soit accueillie
La déclaration de la demanderesse soit radiée, sans autorisation de la modifier.
Aucuns dépens ne soient adjugés.
« Alan S. Diner »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1656-21
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INTITULÉ :
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MARTINE PATRIARCKI c SA MAJESTÉ LA REINE
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REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE DINER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 16 juin 2022
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OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :
Martine Patriarcki
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Pour la demanderesse
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Janan Arafa
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Pour la défenderesse
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Aucun
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Pour la demanderesse
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Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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Pour la défenderesse
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