Date : 20220913
Dossier : IMM-5873-21
Référence : 2022 CF 1292
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 13 septembre 2022
En présence de madame la juge Go
ENTRE : |
NADER EL SAYED BADRAN |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le demandeur, M. Nader El Sayed Badran, un citoyen de l’Égypte, est entré au Canada muni d’un passeport égyptien en 1999. Il a obtenu l’asile en 2001 et le statut de résident permanent en 2003. Il n’a jamais reçu les motifs de la décision par laquelle il avait obtenu le statut de réfugié, et la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a détruit les motifs et le dossier relatifs à la demande d’asile, conformément à son autorisation de disposition de documents 96/037.
[2] Lorsqu’il a présenté une demande de renouvellement de sa carte de résident permanent en 2008, 2014 et 2018, le demandeur a déclaré avoir été absent du Canada le nombre de jours suivants au cours de la période de cinq ans précédant chaque demande de renouvellement :
Un total de 206 jours à l’extérieur du Canada au cours de la période de cinq ans précédant mai 2008.
Un total de 1065 jours à l’extérieur du Canada au cours de la période de cinq ans précédant avril 2014.
Un total de 165 jours à l’extérieur du Canada au cours de la période de cinq ans précédant mars 2019.
[3] Lorsqu’il a présenté une demande de citoyenneté canadienne, le demandeur a déclaré 23 voyages à l’extérieur du Canada, dont 14 en Égypte, au cours de la période de 6 ans précédant juin 2017. Le temps passé en Égypte au cours de ces voyages variait de 1 à 14 semaines par visite. Il a voyagé muni d’un passeport égyptien, qu’il a renouvelé plusieurs fois.
[4] Le demandeur a passé une entrevue avec l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] à son retour d’Égypte en 2013, 2016, 2017 et 2018. Selon l’ASFC, le demandeur a déclaré au cours de ces entrevues qu’il n’avait pas présenté de demande d’asile à l’égard de l’Égypte, mais plutôt du Soudan; qu’au moins deux de ses retours en Égypte en 2017 avaient pour but de rendre visite à des amis; qu’il retourne en Égypte tout le temps pour rendre visite à sa famille; et que les choses avaient changé en Égypte, lui permettant ainsi d’y retourner.
[5] Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] a présenté une demande de constat de perte de l’asile visant le demandeur, conformément au paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27) [la LIPR]. L’audience relative à la perte de l’asile a eu lieu le 25 mai 2021. Le demandeur agissait pour son propre compte.
[6] Le ministre a présenté la demande de constat de perte de l’asile au titre de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR (la disposition relative au fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays), et le demandeur a fait valoir devant la Section de la protection des réfugiés [la SPR] qu’il devrait être entendu en vertu de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR (la disposition relative au changement dans la situation). La SPR a conclu que, selon la jurisprudence, tout motif énoncé au paragraphe 108(1) de la LIPR peut être pris en compte dans une demande de constat de perte de l’asile, et a procédé à l’appréciation du dossier du demandeur au titre des alinéas 108(1)e) et 108(1)a).
[7] Le 5 août 2021, la SPR a rendu une décision accueillant la demande de constat de perte de l’asile présentée par le ministre et a conclu que le demandeur s’était volontairement réclamé de nouveau de la protection de l’Égypte en voyageant avec un passeport égyptien et en retournant en Égypte à de nombreuses reprises. La SPR a également conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve fiables et dignes de foi pour conclure que les motifs pour lesquels le demandeur avait demandé l’asile ont cessé d’exister [la décision].
[8] Le demandeur conteste la décision et fait valoir qu’elle était déraisonnable et qu’il y a eu abus de procédure, citant à l’appui l’arrêt Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 [Blencoe].
[9] L’audience devant la Cour a eu lieu le 22 juin 2022. Peu après, la Cour suprême du Canada a rendu son jugement dans l’arrêt Law Society of Saskatchewan c Abrametz, 2022 CSC 29 [Abrametz] confirmant le critère à trois volets établi dans l’arrêt Blencoe pour établir qu’il y a eu abus de procédure en ce qui concerne le délai administratif. La Cour suprême a apporté des précisions sur l’application du critère énoncé dans l’arrêt Blencoe et les réparations qui pourraient être accordées aux parties concernées.
[10] Après avoir ordonné aux parties de fournir des observations écrites supplémentaires sur la façon dont l’arrêt Abrametz peut s’appliquer à la présente demande, j’ai reçu des observations de la part des deux parties.
[11] Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’il n’y a pas eu d’abus de procédure et que la décision était raisonnable. Je rejetterai donc la demande de contrôle judiciaire.
II. Les questions en litige et la norme de contrôle
[12] Le demandeur soulève les questions suivantes :
a)La décision était-elle déraisonnable en raison de la destruction des motifs pour lesquels la demande d’asile initiale a été accueillie?
b)La décision constituait-elle un abus de procédure compte tenu de la destruction des motifs?
c)Le rejet de la demande de remise du demandeur était-il raisonnable?
d)Le demandeur a-t-il été privé d’une audience équitable en raison de l’absence d’un conseil?
[13] Les parties soutiennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, en conformité avec l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Le défendeur soutient également que, pour les questions d’équité procédurale, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (ou aucune norme) : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54.
[14] Je vais appliquer la norme de la « décision correcte »
aux questions d’équité procédurale, et la norme de la décision raisonnable aux autres questions.
[15] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. L’analyse du caractère raisonnable d’une décision tient compte du contexte administratif dans lequel elle est rendue, du dossier dont dispose le décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences : Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135.
[16] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes : Vavilov, au para 100. Ce ne sont pas toutes les erreurs ou réserves au sujet d’une décision qui justifieront une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait tirées par celui-ci : Vavilov, au para 125. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure »
: Vavilov, au para 100.
III. Analyse
[17] Les dispositions qui s’appliquent sont l’article 108, l’alinéa 46(1)c.1) et le paragraphe 40.1(1) de la LIPR, et elles sont reproduites à l’annexe A.
[18] Le demandeur soulève quatre questions dans ses observations écrites. Les observations formulées par le demandeur lors de l’audience étaient axées sur le caractère raisonnable de la décision de la SPR de ne pas accueillir sa demande de remise. Il a également fait valoir qu’il a atteint le seuil élevé fixé dans l’arrêt Blencoe pour établir qu’il y a eu abus de procédure en raison du rejet déraisonnable de sa demande d’ajournement, de la destruction de son dossier de réfugié et de son incapacité subséquente à obtenir des documents et à retenir les services d’un conseil.
[19] Je vais donc reformuler les questions du demandeur de la manière suivante :
a)Le rejet de la demande de remise du demandeur était-il raisonnable?
b)Y a-t-il eu abus de procédure?
Question no 1 : Le rejet de la demande de remise du demandeur était-il raisonnable?
[20] Le ministre a avisé la SPR et le demandeur de la demande de constat de perte de l’asile le 16 juillet 2020, et le demandeur en a accusé réception le 6 août 2020.
[21] Le demandeur a avisé la SPR du nom de son conseil le 7 octobre 2020. Le 11 mars 2021, le demandeur a avisé la SPR qu’il avait répudié son conseil. Le 18 mars 2021, il a demandé la remise de l’audience relative à la perte de l’asile, en donnant les raisons suivantes :
-[traduction]
En attente qu’un document officiel du gouvernement soit délivré par l’Égypte pour appuyer ma cause.-le délai de traitement de ce document pourrait prendre Plus de 90 jours pour être délivré et il doit être traduit et certifié par le ministère égyptien des Affaires étrangères et envoyé par transporteur au Canada.
-En raison de la COVID 19 toutes les activités juridiques et gouvernementales sont très lentes, donc j’ai besoin de plus de temps que d’habitude pour trouver le bon représentant juridique et assister à
« plusieurs »
consultations juridiques. Besoin de plus de temps que d’habitude pour communiquer, s’assurer que les témoins ont atteint une audience réelle ou verticale et présenter des documents de preuve, le cas échéant.
[Caractères gras et fautes de frappe dans l’original.]
[22] Le 31 mars 2021, environ deux mois avant l’audience, la SPR a rejeté la demande de remise du demandeur.
[23] Le demandeur fait valoir que la SPR n’a pas examiné, de façon déraisonnable, sa situation personnelle avant de rejeter sa demande de changement de date d’audience. Il soutient que les facteurs pertinents pour accorder ou non une remise sont énoncés dans l’arrêt Siloch c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 10 [Siloch], et que la SPR n’a pas tenu compte de ces facteurs :
a)la question de savoir si [le demandeur] a fait son possible pour être représentée par un avocat;
b)le nombre d’ajournements déjà accordés;
c)le délai pour lequel l’ajournement est demandé;
d)l’effet de l’ajournement sur le système d’immigration;
e)la question de savoir si l’ajournement retarde, empêche ou paralyse indûment la conduite de l’enquête;
f)la faute ou le blâme à imputer [au demandeur] du fait qu’[il] n’est pas prêt […];
g)la question de savoir si des ajournements ont déjà été accordés péremptoirement;
h)tout autre facteur pertinent.
[24] Le demandeur conteste les motifs suivants donnés par la SPR, qui, selon lui, font fi de son argument selon lequel il attendait un document important et tentait de trouver des témoins :
[traduction]
Le défendeur affirme que la demande de changement de la date et de l’heure comporte deux volets. Premièrement, il n’a pas été en mesure de trouver un conseiller juridique approprié. Deuxièmement, les restrictions liées à la COVID-19 ajoutent des complications en ce qui concerne les rencontres avec des conseils potentiels.
[25] La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas énoncé de facteurs indépendants de sa volonté. Toutefois, le demandeur fait valoir qu’obtenir des documents d’un pays étranger constituait un tel facteur. Il soutient en outre que, bien que l’un des facteurs énoncés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Siloch ait été le nombre d’ajournements déjà accordés, la SPR n’a pas tenu compte du fait que le demandeur n’avait pas déjà demandé de remise.
[26] L’argument du demandeur ne me convainc pas. Le demandeur a cité un paragraphe de la décision concernant la remise et a tenté de le qualifier comme constituant les motifs dans leur intégralité. En fait, cette décision a énoncé un certain nombre de facteurs pris en considération par la SPR pour rejeter la demande présentée par le demandeur. Il s’agissait des facteurs suivants :
[traduction]
En vertu du paragraphe 162(2) de la LIPR, la Commission avait pour mandat de procéder avec célérité, mais conformément aux considérations d’équité et aux principes de justice naturelle;Les Directives numéro 6 du président concernant la mise au rôle et le changement de la date ou de l’heure d’une procédure;
Tous les facteurs pertinents, y compris ceux énumérés à l’article 159.9 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002-227) et à l’article 54 des Règles de la Section de la protection des réfugiés (DORS/2012-256) [les Règles];
La demande présentée par le demandeur n’était pas conforme à l’alinéa 54(2)c) des Règles, puisqu’il n’avait pas fourni trois autres dates d’audience;
Bien que dans certains cas, les demandeurs pourraient faire face à des problèmes causés par la COVID-19, ce n’était pas le cas en l’espèce. Le demandeur a reçu du ministre la demande de constat de perte de l’asile en août 2020, a retenu les services d’un conseil en septembre 2020 et a renvoyé son formulaire d’intention de poursuivre la procédure en octobre 2020, toutes des mesures prises pendant la pandémie de COVID-19;
Les restrictions provinciales imposées aux entreprises ne s’appliquaient pas à l’administration des tribunaux, des cours et des services gouvernementaux;
Les avocats étaient autorisés à continuer de fournir des services pendant le confinement, et des réunions avec des conseils potentiels pouvaient être tenues par télé ou vidéoconférences;
Rien n’indique qu’il y a eu une urgence médicale ou qu’il existait des circonstances exceptionnelles;
Conformément aux Directives numéro 6, le demandeur devait choisir un conseil qui était prêt et disposé à procéder à la date fixée, et comme il n’y avait pas de circonstances exceptionnelles, la SPR devait se conformer au paragraphe 54(4);
La SPR ne pouvait pas, sur le plan opérationnel, accéder à la demande présentée par le demandeur en vertu du paragraphe 54(5) des Règles;
Le demandeur avait eu suffisamment de temps pour se préparer à l’audience, et les raisons pour lesquelles il avait demandé le changement de date n’ont pas démontré une urgence ou des facteurs qui étaient indépendants de sa volonté.
[27] Le demandeur n’a présenté aucune observation sur les raisons pour lesquelles les considérations mentionnées ci-dessus étaient déraisonnables.
[28] Le défendeur fait valoir que les modifications apportées au paragraphe 54(4) en 2012 ont retiré tous les facteurs énumérés précédemment dans l’arrêt Siloch pour être remplacés par le terme plus restrictif « circonstances exceptionnelles »
, comme il est énoncé dans la décision Gallardo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 441 :
[8] J’accepte l’observation du ministre selon laquelle les modifications de 2012 qui ont introduit le paragraphe 54(4) visaient à faire en sorte qu’il soit plus difficile d’obtenir un ajournement d’une audience prévue devant la SPR. La règle qui s’appliquait précédemment faisait état d’une liste non exhaustive de 11 facteurs dont la SPR devait tenir compte avant d’accepter ou de refuser un ajournement. Les facteurs énoncés étaient similaires à ceux cernés dans Siloch c Canada (MEI), [1993] ACF no 10 (CAF), 10 Admin. L.R. (2e) 285. Dans le cadre des modifications de 2012, tous les facteurs énumérés ont été retirés pour être remplacés par le terme plus restrictif « circonstances exceptionnelles ».
[29] À mon avis, les observations du défendeur portent sur la décision concernant la remise, qui renvoyait au paragraphe 54(4) des Règles disposant que le changement de date et d’heure de l’instance ne sera accordé que s’il y a « des circonstances exceptionnelles »
. La décision concernant la remise a également traité de ce qui pourrait constituer des circonstances exceptionnelles et a énuméré des conditions comme [traduction] « la question de savoir si le demandeur était une personne vulnérable ou s’il y avait une urgence hors du contrôle de la partie, lorsque celle-ci a agi avec diligence »
. La décision a aussi abordé la question de savoir s’il y a eu une [traduction] « urgence médicale »
. La SPR a raisonnablement conclu, à la lumière de la demande présentée par le demandeur, qu’il n’y avait pas de circonstances exceptionnelles en l’espèce.
[30] Le demandeur fait valoir qu’il n’a aucun contrôle sur le moment où les documents en provenance d’Égypte arriveront. Bien que la SPR n’ait pas abordé en détail l’argument du demandeur, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que, dans sa demande de remise, le demandeur n’a fourni aucune chronologie du moment auquel il a demandé les documents, ce qu’ils étaient, en quoi ils étaient pertinents ou combien de temps il faudrait pour qu’il les reçoive.
[31] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la décision de la SPR de ne pas accueillir la demande de remise de l’audience était raisonnable.
Question no 2 : Y a-t-il eu abus de procédure?
[32] Le demandeur soutient que la destruction de son dossier de demande d’asile, de concert avec le temps écoulé et l’absence de représentation juridique, signifie qu’il a atteint le seuil élevé fixé dans l’arrêt Blencoe en ce qui concerne l'abus de procédure.
[33] Comme il a déjà été mentionné, la Cour suprême a récemment réaffirmé le critère à trois volets établi dans l’arrêt Blencoe pour déterminer si un retard qui n’a aucune incidence sur l’équité équivaut néanmoins à un abus de procédure : « Premièrement, le délai en cause doit être excessif. Deuxièmement, ce délai doit avoir directement causé un préjudice important. Lorsque ces deux conditions sont réunies, le tribunal judiciaire ou administratif procède à une dernière évaluation afin de déterminer si le délai constitue un abus de procédure. Un délai constituera un abus de procédure s’il est manifestement injuste envers une partie ou s’il déconsidère d’une autre manière l’administration de la justice »
: Abrametz, au para 43.
[34] La Cour suprême a expressément rejeté les appels à appliquer l’approche de l'arrêt Jordan (R c Jordan, 2016 CSC 27) à Blencoe, et a souligné que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti à l’alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés ne s’applique pas aux procédures administratives : Abrametz, aux para 45‑48.
[35] Dans ses observations supplémentaires, le demandeur fait valoir que le délai excessif était manifestement injuste pour lui et contraire aux intérêts de la justice. Le demandeur soutient que le jugement de la Cour suprême dans l’arrêt Abrametz milite en faveur de l’accueil du présent contrôle judiciaire.
[36] Le défendeur soutient que le demandeur n’a jamais soulevé la question du délai excessif devant la SPR ni dans sa demande de contrôle judiciaire, et qu’il ne devrait pas pouvoir soulever cette nouvelle question.
[37] Je note que le demandeur a soulevé la question du délai excessif devant la SPR, dans le contexte du retard dans le traitement de sa demande de citoyenneté et de la destruction de son dossier de réfugié. Cependant, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que tous les arguments avancés par le demandeur ne relèvent pas du type d’abus de procédure abordé dans les arrêts Blencoe et Abrametz.
[38] Cela dit, je me tournerai vers les arguments soulevés par le demandeur concernant l’abus de procédure.
A. La destruction du dossier de réfugié ne constituait pas un abus de procédure
[39] Devant la SPR, le demandeur a fait valoir que la manière dont il avait été traité par les autorités d’immigration constituait un abus de procédure en se fondant sur plusieurs facteurs, le principal étant la destruction de son dossier de demande d’asile. La SPR a conclu qu’il ne s’agissait pas d’un abus de procédure, car le manque d’accès au dossier de la demande d’asile ne lui a causé aucun préjudice compte tenu de la capacité de la SPR à examiner le résumé de sa demande.
[40] Citant le paragraphe 120 de l’arrêt Blencoe, le demandeur admet que le seuil d’abus de procédure est très élevé et que la procédure doit être injuste au point qu’elle est contraire aux intérêts de la justice. Il soutient que la destruction de son dossier de demande d’asile a atteint ce seuil, car [traduction] « la pierre angulaire d’une affaire relative à la perte de l’asile dans sa situation était les motifs associés à la décision favorable concernant sa demande d’asile »
.
[41] Le demandeur affirme que la décision n’a pas tenu compte de la différence entre les souvenirs qu’un demandeur d’asile avait de la demande et les motifs réels sur lesquels la décision favorable était fondée. Le demandeur fait valoir qu’un demandeur d’asile ne sait pas forcément quels éléments de son expérience et de ses antécédents personnels ont servi de fondement à une décision favorable, à moins qu’il ne soit informé des motifs appuyant la décision. Dans la mesure où cela a eu une incidence sur l’analyse par la SPR de la question de savoir s’il y a eu un changement dans la situation liée à sa crainte de préjudice ou de persécution, le demandeur soutient que la décision est conjecturale et déraisonnable.
[42] Le demandeur fait valoir en outre que, parce qu’il n’avait pas de connaissance directe des motifs réels sur lesquels la décision lui accordant le statut de réfugié était fondée, il n’a pas été en mesure de répondre pleinement aux allégations formulées à son encontre et de se défendre.
[43] L’argument du demandeur ne me convainc pas.
[44] Au paragraphe 5 de l’arrêt Torre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 48, également mentionné dans la décision, la Cour d’appel fédérale a noté au paragraphe 5 que le demandeur dans cette affaire n’avait pas établi qu'il y avait eu abus de procédure parce qu’il « ne pouvait se contenter de vagues allégations voulant que le délai ait mis en péril son intégrité physique et psychologique et ait sapé son aptitude à soumettre une défense pleine et entière, sans aucune preuve à cet égard »
, et parce qu’il « n’a jamais cherché à établir en quoi il avait été préjudicié par l’écoulement du temps »
.
[45] Bien qu’il agissait pour son propre compte, le demandeur a présenté des observations détaillées avant l’audience devant la SPR, y compris une chronologie de ses antécédents d’immigration et les raisons pour lesquelles la demande de constat de perte d’asile présentée par le ministre devait être rejetée.
[46] Après avoir examiné la décision et l’enregistrement audio de l’audience, je souligne que le demandeur a fourni des renseignements sur sa demande d’asile initiale, y compris des renseignements sur les agents de persécution et leur disparition ultérieure. Dans ses observations écrites présentées à la SPR, le demandeur a déclaré : [traduction] « la demande de constat de perte de l’asile constitue un abus de procédure en raison de l’incertitude concernant la raison pour laquelle j’ai obtenu le statut de réfugié il y a près de 20 ans, ce qui entraînerait des difficultés quant à l’examen des raisons pour lesquelles j’ai demandé la protection des réfugiés puisque celles-ci ont cessé d’exister »
. Toutefois, le demandeur n’a pas précisé ce que ces difficultés pourraient être. Devant la Cour, le demandeur continue d’avancer le même argument sans fournir de fondement à son affirmation.
[47] Je conviens avec le défendeur que l’affirmation du demandeur selon laquelle il n’a pas été en mesure de réellement expliquer les motifs de l’accueil de sa demande d’asile en 2001 est difficile à concilier avec la quantité d’informations qu’il a pu fournir à la SPR concernant cette demande initiale.
[48] Je suis également d’accord avec le défendeur pour dire que l’absence des dossiers originaux n’a pas causé un préjudice au demandeur et qu’il ne s’agit pas de l’un des exemples extrêmement rares d’abus de procédure énumérés dans l’arrêt Blencoe. À mon avis, les arguments du demandeur expriment essentiellement un désaccord avec la conclusion de la SPR et sont fondés sur la simple affirmation selon laquelle, parce que les dossiers originaux de 2001 ont été détruits, tout constat de perte de l’asile équivaudrait à un abus de procédure, peu importe les faits de l'espèce. Le demandeur doit démontrer plus que la destruction de dossiers pour soutenir un argument d’abus de procédure.
[49] Enfin, je souscris à l’argument du défendeur selon lequel le demandeur n’a contesté aucune des conclusions qui sous-tendent celle de la SPR fondée sur l’alinéa 108(1)e) de la LIPR. Plus important encore, comme le souligne le défendeur, la SPR a accepté les énoncés de fait du demandeur au sujet de sa demande d’asile initiale et son témoignage selon lequel il se souvenait des motifs de sa demande. Le demandeur n’a pas démontré comment les dossiers de la demande d’asile initiale auraient été davantage favorables à sa cause. Son argument selon lequel la destruction de son dossier équivaut à un abus de procédure doit donc être rejeté.
B. Le demandeur n’a pas été privé d’une audience équitable en raison de l’absence d’un conseil
[50] Le demandeur soutient qu’il s’est vu refuser une audience équitable parce qu’il n’était pas représenté par un conseil. Il cite la décision Mervilus c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1206 [Mervilus], dans laquelle la Cour a annulé une décision par laquelle une demande de remise présentée par le demandeur en vue d'obtenir les services d’un avocat avait été rejetée. La Cour a examiné la jurisprudence et a tiré les conclusions suivantes :
[25] On peut donc dégager les principes suivants de la jurisprudence : bien que le droit à l’avocat ne soit pas absolu dans une procédure administrative, le fait de refuser au justiciable la possibilité de se constituer un avocat en n’accordant pas une remise est susceptible de contrôle judiciaire si les facteurs suivants sont en jeu : la cause est complexe, les conséquences de la décision sont graves, le justiciable n’a pas les ressources, qu’il s’agisse de capacité intellectuelle ou de connaissances juridiques, pour bien représenter ses intérêts.
[51] Dans la décision Mervilus, la Cour s’est appuyée sur les facteurs suivants :
[26] Tous ces facteurs sont présents en l’espèce. L’audience avait pour but de démontrer que le demandeur avait rempli les conditions du sursis. Elle était également, à l’insu apparemment du demandeur, une audience pour décider de l’appel de l’ordonnance d’expulsion. Le commissaire a fait ressortir les lacunes du dossier; personne n’a plaidé les points positifs. Le demandeur a appris juste la veille de l’audience qu’il comparaîtrait seul. Les conséquences sont très graves : en éloignant le demandeur du Canada, on l’éloigne de la seule famille qu’il a, puisqu’il n’a plus de famille à Haïti. On l’éloigne en outre de ses enfants. La première décision en 1997 parlait des faibles capacités intellectuelles du demandeur, d’ailleurs un obstacle à son intégration facile à la vie sociale. On ne peut, en lisant la transcription, croire un instant que le demandeur a eu droit à une audience équitable, puisqu’il est incapable de plaider sa cause. En outre, j’ajouterais que le demandeur avait une expectative raisonnable d’obtenir une remise, puisqu’il avait toujours comparu accompagné d’un avocat.
[52] De même, le demandeur fait valoir que son dossier était complexe, que les conséquences de la décision étaient graves et qu’il n’avait pas les connaissances juridiques ou les documents requis pour faire valoir ses intérêts.
[53] Le défendeur fait valoir que l’absence d’un conseiller juridique ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale à moins qu’elle ne prive le demandeur d’asile de la possibilité de « participer utilement »
à l’audience : Ait Elhocine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1068 [Singh] au para 15. Selon le défendeur, le demandeur n’a pas établi qu’il n’était pas en mesure de participer utilement à l’audience, que son audience était inéquitable de quelconque façon ou que son dossier était particulièrement complexe.
[54] L’argument du demandeur ne me convainc pas. Bien que je convienne que les conséquences de la décision sont graves, son dossier peut être distingué de celui de l’affaire Mervilus pour plusieurs motifs, notamment pour le fait que le demandeur ne risquait pas une déportation imminente et qu’il avait cessé de retenir les services de son conseil au cours des mois précédant l’audience devant la SPR.
[55] Comme le souligne le juge Grammond dans la décision Ait Elhocine :
[16] Il existe des circonstances où un demandeur d’asile ayant choisi de se représenter seul est effectivement privé d’une participation utile à l’audience, de telle sorte que la décision qui en découle est inéquitable. Je considère toutefois que ce n’est pas le cas en l’espèce. J’estime que les demandeurs ont eu droit à une audience équitable à laquelle ils ont pu participer utilement. Ultimement, leur décision de ne pas être représenté par un avocat n’a pas affecté le caractère équitable de l’audience. Pour les motifs présentés ci-dessous, je rejette les trois arguments à l’effet contraire soulevés par les demandeurs.
[56] Bien que je ne puisse pas présumer que le fait de ne pas être représenté par un conseil relevait de la décision du demandeur, celui-ci n’a pas précisé comment l’absence de conseil a eu une incidence quant au caractère équitable de l’audience. Mon examen de l’enregistrement audio de l’audience confirme que le demandeur a pu participer utilement à l’audience. Le demandeur a répondu à toutes les questions posées, et a même parfois contesté les positions juridiques avancées par le représentant du ministre et la façon dont celui-ci a formulé ses questions. Le demandeur a non seulement présenté sa preuve, mais aussi sa propre interprétation de la loi pour expliquer pourquoi il ne devrait pas être visé par l’article 108 de la LIPR.
[57] Par conséquent, je juge que le demandeur n’a pas démontré qu’il s’est vu refuser une audience équitable en raison de l’absence de conseil.
C. Conclusion sur l’abus de procédure
[58] Le seuil énoncé dans l’arrêt Blencoe pour établir qu’il y a eu abus de procédure est élevé. Même en supposant qu’il y ait un « délai excessif »
de la part du ministre dans la présentation de la demande de constat de perte de l’asile, le demandeur n’a pas démontré qu’il a satisfait au deuxième et au troisième volet du critère établi dans l’arrêt Blencoe. Le demandeur n’a pas établi que le retard a directement causé un préjudice important, y compris un préjudice psychologique important (Blencoe, au para 115), et encore moins que l’administration de la justice devait être remise en question.
IV. Conclusion
[59] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
[60] Il n’y a aucune question à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM-5873-21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Avvy Yao‑Yao Go »
Juge
Christopher Cyr
Annexe A : Les dispositions applicables
Immigration and Refugee Protection Act (S.C. 2001, c. 27)
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (L.C. 2001, ch. 27)
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-5873-21 |
INTITULÉ :
|
NADER EL SAYED BADRAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 22 JUIN 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE GO
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 13 SEPTEMBRE 2022
|
COMPARUTIONS :
Loughlin Adams‑Murphy |
POUR LE DEMANDEUR |
Nicholas Dodokin |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Max Chaudhary Avocat Toronto (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |