Date : 20031120
Dossier : T-105-02
Référence : 2003 CF 1373
ENTRE :
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
(REPRÉSENTANT LES FORCES ARMÉES CANADIENNES)
demandeur
- et -
LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
- et -
GEORGE A. MORRIS
défendeurs
Introduction
[1] Les Forces armées canadiennes (les FAC) sollicitent le contrôle judiciaire d'une décision du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) datée du 20 décembre 2001 (la décision), par laquelle le Tribunal concluait que George A. Morris (le plaignant) n'avait pas, à cause de son âge, contrairement à l'alinéa 7b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la Loi), été promu, par les FAC, du grade d'adjudant au grade d'adjudant-maître.
[2] Les FAC disent que le Tribunal :
a) a commis une erreur de droit :
(i) parce qu'il a appliqué le mauvais critère pour dire que la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) avait établi un commencement de preuve de discrimination;
(ii) parce qu'il a tiré une conclusion défavorable le conduisant à dire que les FAC n'avaient pas justifié adéquatement leur décision de ne pas promouvoir le plaignant.
b) a commis une erreur de droit et de fait lorsqu'il est arrivé à la conclusion :
(i) que la Commission avait produit des éléments suffisants qui constituaient un commencement de preuve de discrimination;
(ii) que les FAC n'avaient pas expliqué adéquatement, autrement que par une discrimination fondée sur l'âge, leur décision de ne pas promouvoir le plaignant.
Le redressement demandé
[3] Les FAC voudraient que la plainte du plaignant soit renvoyée pour nouvelle décision à un tribunal différemment constitué. Les FAC voudraient également que leur soient adjugés les dépens de cette demande de contrôle judiciaire.
Les faits
[4] Le 11 juin 1963, alors qu'il était âgé de 19 ans, le plaignant s'enrôlait dans les FAC comme militaire du rang (MR) de la force régulière. Il a commencé sa carrière comme simple soldat et, après être passé caporal, puis caporal-chef, puis sergent, il devenait adjudant le 18 septembre 1981, à l'âge de 37 ans. Par la suite, il n'était pas admissible à une nouvelle promotion au grade d'adjudant-maître à moins de suivre un cours préalable appelé cours du 7e niveau de qualification, ou « cours NQ7 » . Il a terminé ce cours en février 1990, à l'âge de 46 ans. Il a ensuite servi durant neuf autres années jusqu'à l'âge de la retraite obligatoire en 1999, c'est-à-dire 55 ans, sans être promu au grade d'adjudant-maître.
[5] Durant sa carrière, le plaignant a servi aux endroits suivants :
· Petawawa, puis Picton, puis retour à Petawawa (Ontario)
· 1975 - Cornwallis (Nouvelle-Écosse)
· 1978 - London (Ontario)
· 1980 - BFC de Borden (Ontario)
· 1981 - London (Ontario)
· juillet 1987 - Régiment Lincoln et Wellington, à St. Catharines (Ontario)
· 30 juillet 1994 - détachement de l'École de combat du RCR à Hamilton (Ontario).
Le système d'évaluation des promotions
[6] L'Ordonnance administrative 49-4 des Forces canadiennes prévoit que, pour être admissible à une promotion, un adjudant doit suivre le cours NQ7, avoir servi trois ans dans son grade, satisfaire à la norme médicale exigée, avoir une conduite et un rendement satisfaisants, être recommandé par son commandant et atteindre un niveau assez élevé sur la Liste nationale de promotion au mérite pour pouvoir prétendre aux postes disponibles durant une année quelconque.
[7] Le processus annuel par lequel les MR étaient classés sur la Liste nationale de promotion au mérite commençait à l'unité où le MR était employé. À l'intérieur d'un régiment, chaque bataillon constituait une unité, qui à son tour était composée de plusieurs compagnies. Chaque compagnie avait trois sections, avec un adjudant pour la compagnie et un adjudant pour chacune des sections, soit un total de quatre adjudants par compagnie.
[8] Chaque année, les commandants de compagnie rencontraient les commandants de section pour évaluer les adjudants et, à la fin de l'évaluation, le commandant de compagnie classait les adjudants par ordre décroissant.
[9] Le conseil de promotion au mérite de l'unité se réunissait alors, et les commandants de compagnie parlaient de leurs adjudants et, finalement, une liste de promotion au mérite de l'unité était préparée à l'unanimité.
[10] Par la suite, chaque adjudant faisait l'objet d'un rapport d'appréciation du rendement (un RAR) préparé par les commandants de compagnie et de section.
[11] Le RAR était un document détaillé dans lequel étaient évalués 14 éléments d'emploi et qui indiquait si le commandant du MR recommandait le MR pour une promotion. Les conseils de promotion au mérite des unités attribuaient finalement, dans leurs RAR, des notes qui dépendaient du rendement de l'intéressé ainsi que de son classement sur la liste de promotion au mérite de l'unité.
[12] Une fois que les RAR étaient remplis, l'unité les envoyait à Ottawa, où le Conseil national de promotion au mérite classait les MR en partie d'après le rendement (80 %) et en partie d'après le potentiel (environ 20 %). Ces classements servaient alors à préparer une Liste nationale de promotion au mérite. Le plaignant obtenait de bons résultats pour le rendement, et il était fortement recommandé, mais les notes qu'il obtenait pour le potentiel baissaient au fil du temps.
[13] La Liste nationale de promotion au mérite était très confidentielle, et le MR qui figurait au haut de la liste pour une promotion à un certain poste était promu lorsque le poste en question devenait vacant.
[14] Tout ce processus a varié légèrement durant la période allant de 1987 à 1994, année où le plaignant fut affecté, hors régiment, au Régiment Lincoln et Wellington de St. Catharines (Ontario). Les réserves étaient divisées en zones géographiques plutôt qu'en bataillons, et le Conseil de promotion au mérite de l'unité était remplacé par un conseil de zone.
Points en litige
[15] Le différend est un différend de portée restreinte, puisque les parties s'entendent sur les points suivants :
a) La Commission a la charge de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que le plaignant a été l'objet d'une discrimination fondée sur un motif de distinction illicite. Il doit exister des éléments suffisants pour établir un commencement de preuve de discrimination.
b) Pour s'acquitter de cette obligation, il n'est pas nécessaire à la Commission de montrer que l'âge est l'unique raison, ou la raison la plus importante, de la non-promotion du plaignant. Il suffit que l'âge soit « une » raison.
c) La Commission peut établir un commencement de preuve de discrimination en alléguant des éléments circonstanciels.
d) Une fois que la Commission a établi un commencement de preuve de discrimination, c'est alors aux FAC qu'il appartient d'expliquer d'une manière adéquate, autrement que par une discrimination, la conduite qui est l'objet de la plainte.
e) Si des explications sont données, la Commission doit prouver que les explications sont de simples prétextes.
[16] Cependant, les parties sont en désaccord sur ce qui suit :
i) Le bon critère a-t-il été appliqué? En d'autres termes, une preuve se rapportant aux caractéristiques et aux compétences de ceux qui ont été promus était-elle nécessaire pour que la Commission établisse un commencement de preuve de discrimination?
ii) Le Tribunal pouvait-il tirer une conclusion défavorable de ce que les FAC n'ont pas, au soutien de leurs explications, produit des preuves à propos de ceux qui ont obtenu des promotions?
a) Le commencement de preuve
[17] Les FAC disent que le critère à appliquer est celui qui est exposé dans l'affaire Shakes c. Rex Pak Ltd. (1981), 3 C.H.R.R. D/1001 (Commission d'enquête de l'Ontario), à la page D/1002, une décision rendue par une commission d'enquête en application du Code des droits de la personne de l'Ontario (l'affaire Shakes). Les FAC disent également que le Tribunal a commis une erreur parce qu'il n'a pas obligé la Commission à établir, dans son commencement de preuve, qu'une personne plus jeune et pas mieux qualifiée que le plaignant avait été promue au lieu du plaignant.
[18] À ce stade, il est utile de reproduire le texte de l'article 7 de la Loi. L'alinéa 7b) parle d'une différence de traitement fondée sur un motif de distinction illicite (en l'occurrence l'âge), d'une manière qui défavorise un individu. En voici le texte :
7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects : |
7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly, |
a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu; |
(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or |
b) de le défavoriser en cours d'emploi.
[Non souligné dans l'original] |
(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee, on a prohibited ground of discrimination.
[My emphasis] |
[19] Les FAC disent que la Commission ne pouvait établir un commencement de preuve supposant une différence de traitement sans produire des preuves concernant les promotions obtenues par d'autres candidats. Elles disent que la Commission a les pouvoirs requis et qu'elle aurait dû examiner l'affaire et adjoindre ses conclusions au soutien de son commencement de preuve.
[20] La position de la Commission est qu'il ne lui est pas nécessaire de prouver une différence de traitement pour s'acquitter de son obligation d'établir un commencement de preuve fondé sur la prépondérance des probabilités. Tout ce qu'elle doit montrer, c'est l'acte discriminatoire qui a conduit à la non-promotion du plaignant.
[21] Le Tribunal a examiné les précédents relatifs à l'obligation d'établir un commencement de preuve. L'affaire Shakes concernait le cas d'une femme de couleur qui avait posé sa candidature à un poste et qui prétendait qu'on ne lui avait pas offert le poste en raison de sa race. La Commission d'enquête avait estimé que, dans les cas de ce genre, la Commission des droits de la personne était tenue de prouver que la plaignante était qualifiée pour le poste, qu'elle n'avait pas été embauchée et qu'une autre personne avait été embauchée, qui n'était pas mieux qualifiée mais qui n'avait pas la caractéristique distinctive. En d'autres termes, il fallait une preuve comparative.
[22] Le Tribunal a aussi examiné la décision qu'il avait rendue en 1983 dans l'affaire Israeli c. Canada (Commission des droits de la personne) (1983), 4 C.H.R.R. D/1616 (Tribunal canadien des droits de la personne). Il s'agissait là aussi d'un cas d'embauche. Le Dr Israeli n'avait pas été retenu parce qu'il ne remplissait pas, semble-t-il, toutes les conditions du poste. Dans cette affaire, il y avait commencement de preuve de discrimination lorsqu'il fut prouvé que le plaignant appartenait à un groupe victime de discrimination, qu'il était qualifié et avait été éliminé et que l'éventuel employeur continuait de rechercher des candidats ayant les compétences du plaignant. Il ne fut pas jugé nécessaire de prouver qu'une personne pas mieux qualifiée que lui mais ne présentant pas sa caractéristique distinctive avait effectivement été embauchée.
[23] À propos de ces décisions, le Tribunal s'est exprimé ainsi :
On a soutenu que, bien qu'ils soient utiles, ces critères ne permettent pas nécessairement de dégager comme il se doit les éléments de preuve prima facie propres à chaque plainte en matière d'emploi. Dans l'affaire Singh c. Statistique Canada, le Tribunal canadien des droits de la personne énonce la conclusion suivante :
Dans l'optique du tribunal, les critères des deux arrêts Shakes et Israeli servent de guide utile et seront appliqués directement dans de nombreuses affaires liées aux plaintes en matière d'embauche ou de promotion. Ni l'un ni l'autre de ces critères ne devraient, toutefois, être automatiquement appliqués d'une manière rigide ou arbitraire à toute plainte en matière d'embauche ou de promotion : il faudrait plutôt que les circonstances de chaque cas soient étudiées afin de déterminer si l'application de l'un ou l'autre de ces critères, en totalité ou en partie, est approprié. En dernier ressort, la question de savoir si le plaignant a rempli les critères de l'arrêt O'Malley, c'est-à-dire : si elle est acceptée, est-ce que la preuve déposée devant le tribunal est complète et suffisante pour justifier une décision en faveur du plaignant en l'absence d'une réponse de l'intimé?
La présente plainte n'est pas exactement conforme aux faits qui composaient le scénario dans l'affaire Shakes ou l'affaire Israeli. Dans le cas de M. Morris, le problème réside non pas dans le fait qu'il n'a pas été embauché, mais plutôt dans le fait qu'il n'a pas été promu. De plus, les promotions n'étaient pas le résultat d'une évaluation individuelle; elles étaient plutôt accordées en fonction d'une liste de promotions au mérite constituée annuellement en appliquant une procédure relativement complexe. Néanmoins, il existe certaines similitudes, particulièrement par rapport aux circonstances de l'affaire Shakes; en effet, bien que M. Morris n'ait pas été promu, les faits révèlent que, dans chacune des années de la période en cause, au moins un adjudant du RCR a été promu au grade d'adjudant-maître, et qu'en 1993, au moins 16 adjudants ont obtenu une telle promotion.
Il n'est pas nécessaire de déterminer si ces adjudants étaient, en fait, compétents ou peut-être du même âge que M. Morris pour établir une preuve prima facie. Comme le tribunal l'a souligné dans l'affaire Chander c. Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, une preuve prima facie a été établie si la preuve démontre que la discrimination est un élément qui a joué dans le refus d'offrir un emploi au plaignant, peu importe les compétences et caractéristiques de l'autre candidat, auquel cas il appartient à l'intimé de fournir une explication.
[24] Cependant, je ne suis pas persuadée que le Tribunal a eu raison d'adopter la description donnée dans l'affaire Chander pour une preuve prima facie (ou commencement de preuve). Dans l'affaire Chander, le Tribunal devait arriver à une conclusion sans égard aux compétences d'autres candidats qui avaient été promus, parce qu'il n'y avait pas d'autres candidats.
[25] Au contraire, dans la présente affaire, d'autres candidats ont été promus et leurs compétences pouvaient être comparées à celles du plaignant (la « preuve comparative » ). Par conséquent, je suis d'avis qu'une preuve comparative était nécessaire pour établir un commencement de preuve de discrimination selon l'alinéa 7b) de la Loi.
b) Le caractère suffisant de la preuve
[26] Il faut ensuite se demander si le Tribunal a commis une erreur parce que (outre le problème causé par l'absence d'une preuve comparative) les autres preuves étaient insuffisantes et ne permettaient donc pas de dire que les membres du Conseil national de promotion au mérite avaient utilisé l'âge comme l'un des critères d'évaluation du potentiel du plaignant. Les FAC relèvent que l'unique preuve d'un acte discriminatoire rattaché au plaignant était le témoignage de l'adjudant-chef Ginn, qui n'avait aucun rôle à l'époque pertinente dans l'évaluation des candidats en vue d'une promotion. Les FAC disent que le Tribunal n'avait devant lui aucune preuve montrant que l'un quelconque des membres du Conseil national de promotion au mérite s'était servi du critère de l'âge pour évaluer le potentiel d'un candidat, sans parler de celui du plaignant.
[27] Cependant, la décision révèle que le Tribunal, après avoir entendu les dépositions de cinq témoins, a été persuadé que, une fois qu'un adjudant avait terminé avec succès le cours NQ7, il avait toutes les chances d'être promu en quelques années au grade d'adjudant-maître. Le Tribunal a conclu qu'il était exceptionnel pour un adjudant de ne pas être promu après avoir terminé avec succès le cours NQ7 et, à mon avis, cette conclusion était justifiée au vu de la preuve exposée dans les paragraphes 93 à 96 de la décision.
[28] Plus précisément, le Tribunal s'est fondé sur les éléments suivants pour conclure que l'âge était un critère d'évaluation du potentiel aux fins d'une promotion :
1) la rubrique non définie de « potentiel » dans les guides; le Tribunal a conclu que la présence d'une subjectivité dans la notation donnée par le Conseil de promotion au mérite entraînait l'attribution de notes plus élevées aux candidats plus jeunes;
2) le fait que les guides n'imposaient pas une pondération relative pour des facteurs tels que l'expérience et l'employabilité au cours des quatre années qui suivaient la qualification officielle du plaignant pour une promotion alors qu'il avait été hautement recommandé;
3) les témoignages contradictoires de membres du Conseil de promotion au mérite en ce qui avait trait à la notation du potentiel;
4) le témoignage de l'adjudant-chef Ginn selon lequel l'un des facteurs d'employabilité était le temps qui restait dans la carrière d'un membre;
5) la baisse considérable de la note accordée au potentiel du plaignant à mesure que celui-ci prenait de l'âge.
[29] Je suis déjà arrivée à la conclusion que, eu égard aux circonstances de la présente affaire, il ne pouvait y avoir de commencement de preuve en l'absence d'une preuve comparative. Cependant, si cette preuve comparative n'avait pas existé, les preuves susmentionnées et examinées dans les paragraphes 134 à 144 de la décision auraient suffi.
La conclusion défavorable touchant les explications données par les FAC
[30] Le Tribunal s'est penché la première fois sur l'absence d'une preuve comparative dans son examen des arguments de la Commission, lorsqu'il a refusé de tirer une conclusion défavorable aux FAC pour aider la Commission à établir un commencement de preuve. Sur ce point, le Tribunal s'est exprimé ainsi, aux paragraphes 129 et 130 de sa décision :
La Commission a soutenu que les scores extrêmement bas attribués à M. Morris pour le potentiel, comparativement aux scores élevés qu'il a obtenus pour le rendement, donnent à croire que le conseil régimentaire de promotion a exercé à son endroit une discrimination fondée sur l'âge. Cependant, ni l'une ni l'autre des parties n'a fourni de données au sujet de l'âge et du contenu du dossier RAR des adjudants ayant obtenu un meilleur score pour le potentiel. Une telle preuve aurait peut-être démontré que les autres étaient plus jeunes et que le contenu de leur dossier RAR ne différait pas suffisamment de celui de M. Morris pour justifier le score plus faible décerné à celui-ci pour le potentiel. On s'attendrait normalement à ce que la Commission présente des données comparatives de cette nature pour établir sa preuve prima facie; toutefois, les avocats de la Commission ont indiqué qu'on pouvait tirer de telles conclusions en faisant une inférence négative à partir de l'omission de l'intimée de produire cette information.
Cependant, à ce stade de l'analyse, il incombe à la Commission d'établir une preuve prima facie. Bien que la preuve présentée par l'intimée renferme certes des éléments de cette démonstration, la Commission ne devrait pas tenter de s'acquitter de sa charge de preuve en faisant une inférence négative fondée sur une preuve que l'intimée n'a pas présentée. La question des inférences négatives pourra certes être soulevée subséquemment, dans le cadre de l'explication ou de la défense de l'intimée, mais elle ne pourra l'être qu'une fois qu'une preuve prima facie aura été établie et que le fardeau de la preuve aura été déplacé.
[Non souligné dans l'original]
[31] Lorsqu'il a entrepris d'examiner les explications des FAC, le Tribunal a reconnu que, s'il y avait discrimination fondée sur l'âge dans les évaluations du plaignant, il était probable que cette discrimination apparaîtrait dans l'évaluation de son « potentiel » . Les FAC ont tenté d'expliquer les faibles notes du plaignant pour le « potentiel » en disant que :
i) ses activités hors programme étaient sans rapport avec l'armée, mais étaient orientées vers une future carrière d'officier de police;
ii) son aptitude à communiquer laissait à désirer et il était incapable de parler le français;
iii) il avait peu d'aptitudes au commandement;
iv) il était peu disposé à accepter une nouvelle affectation en dehors du sud-ouest de l'Ontario;
v) il n'avait pas été déployé dans le cadre de missions opérationnelles et avait servi en dehors du régiment de 1987 à 1994.
[32] Le Tribunal concluait, au paragraphe 170 de sa décision, que « ... la seule façon pour moi de déterminer si ces explications sont valables serait de comparer le profil de M. Morris avec ceux des autres adjudants qui se sont mieux classés que lui. Comme je l'ai indiqué ci-haut, cette preuve n'a jamais été présentée » . Le Tribunal poursuivait sur cette question aux paragraphes 171, 173 et 174. Voici ses propos :
L'intimée a présumément en sa possession les éléments de preuve relatifs aux autres adjudants, et on n'a pas prétendu que ceux-ci ne sont plus accessibles. En fait, l'intimée a présenté les RAR d'un des autres candidats qui ont été promus au grade d'adjudant-maître, M. W., qui avait 46 ans au moment de sa promotion en 1993. M. W. a été cité comme exemple de promotion au grade immédiatement supérieur d'un adjudant ayant à peu près le même âge que M. Morris. Il semblerait naturel que l'intimée présente des éléments de preuve relatifs aux autres adjudants, vu le moyen de défense des Forces canadiennes voulant que le profil d'emploi de M. Morris comporte des lacunes comparativement à ceux des autres adjudants, d'où le très faible score attribué pour ce qui est du potentiel.
Les obligations des parties en matière de divulgation constituent un problème plus vaste. Avant le début de l'audience, le Tribunal a enjoint chaque partie de divulguer aux autres parties tous les documents pertinents en sa possession qui n'étaient pas visés par un privilège de non-divulgation, conformément à l'alinéa 6(1)c) des Règles de procédure provisoires du Tribunal canadien des droits de la personne. De toute évidence, les RAR de tous les individus par rapport auxquels M. Morris a été évalué sont pertinents, car ils représentent le seul moyen de déterminer si les scores peu élevés obtenus par M. Morris pour ce qui est du potentiel sont conformes aux explications fournies quant aux éléments mentionnés. Cependant, ces documents n'ont jamais été divulgués.
Le fait que l'intimée n'ait pas produit cette preuve devant le Tribunal contribue à miner toutes ses explications quant aux scores peu élevés décernés à M. Morris relativement à l'aspect « potentiel » . Même s'il était vrai, par exemple, que l'absence de déploiements dans le cadre de missions opérationnelles nuise à l'évaluation d'un militaire, comment puis-je déterminer que M. Morris a vu son score réduit pour cette raison, alors que je n'ai pas eu le loisir de le comparer avec les adjudants plus jeunes qui se sont mieux classés que lui pour déterminer le niveau d'expérience qu'ils possédaient? En l'absence d'information au sujet des autres adjudants, je suis simplement incapable de déterminer si telle ou telle raison invoquée par l'intimée justifie les scores attribués à M. Morris. Pour ces motifs, je conclus que toutes les justifications mentionnées ci-dessus qui ont été fournies par l'intimée ne constituent pas une explication raisonnable qui permettrait de répliquer de façon satisfaisante à la preuve prima facie de discrimination de la Commission.
[33] Je suis arrivée à la conclusion que ces extraits ne révèlent pas une erreur justifiant une révision. Les FAC avaient la charge de convaincre le Tribunal, selon la prépondérance des probabilités, qu'elles avaient de bonnes raisons de ne pas promouvoir le plaignant après qu'il eut terminé avec succès le cours NQ7 et obtenu d'excellentes appréciations de son rendement. Le Tribunal a tiré une conclusion défavorable de ce que les FAC n'avaient pas produit les RAR des officiers avec lesquels le plaignant était en concurrence. À mon avis, il était raisonnable pour le Tribunal de mettre en doute, en l'absence d'une preuve comparative, la validité des explications censées justifier la faible note du plaignant sous la rubrique « potentiel » .
Conclusion
[34] Les FAC et la Commission auraient dû produire des éléments de preuve montrant les promotions passées et les RAR des concurrents du plaignant pour le poste d'adjudant-maître.
_ Sandra J. Simpson _
Juge
Vancouver (C.-B.)
Le 20 novembre 2003
Traduction certifiée conforme
Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.
COUR FÉDÉRALE DU CANADA
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-105-02
INTITULÉ : LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (REPRÉSENTANT LES FORCES ARMÉES CANADIENNES) c. LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE et autre
DATE DE L'AUDIENCE : LE 27 MAI 2003
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LA JUGE SIMPSON
DATE DES MOTIFS : LE 20 NOVEMBRE 2003
COMPARUTIONS :
Liz Tinker pour le demandeur
Andrea Wright pour les défendeurs
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Morris Rosenberg pour le demandeur
Sous-procureur général du Canada
Ministère de la Justice
The Exchange Tower
130, rue King ouest
Bureau 3400, casier 36
Toronto (Ontario)
M5X 1K6
Andrea Wright pour les défendeurs
Commission canadienne des droits de la personne
344, rue Slater
Ottawa (Ontario)
K1A 1E1