Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220830


Dossier : IMM-2336-20

Référence : 2022 CF 1234

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 août 2022

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

MOUTAZ RADIYEH, DORIS FARAH

ET SERGIO RADIYEH

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Moutaz Radiyeh, son épouse, Mme Doris Farah, et leur fils mineur, Sergio Radiyeh, sont des citoyens de la Syrie. Ils sollicitent le contrôle judiciaire de la décision rendue en février 2020 [la décision] par un agent des migrations internationales [l’agent] de l’ambassade du Canada à Beyrouth, au Liban. Dans la décision, l’agent a rejeté leur demande de résidence permanente présentée au titre du programme de réinstallation du Canada parce qu’il n’était pas convaincu, en raison de doutes quant à la crédibilité, que M. Radiyeh et Mme Farah avaient établi qu’ils « n’étaient pas interdits de territoire » au Canada.

[2] M. Radiyeh et Mme Farah demandent à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire à un autre agent d’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision. Ils prétendent que la décision est déraisonnable, que l’agent a enfreint les règles d’équité procédurale et que les motifs fournis étaient insuffisants. De plus, ils demandent l’adjudication de dépens contre le ministre.

[3] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la demande de M. Radiyeh et Mme Farah. Après avoir examiné les conclusions de l’agent, la preuve présentée et le droit applicable, j’estime que, dans les circonstances de l’espèce, l’agent a enfreint les règles d’équité procédurale en ne répondant pas aux questions posées par M. Radiyeh et Mme Farah au sujet de leur demande et en ne précisant pas ses [traduction] « doutes ». Ces motifs suffisent à justifier l’intervention de la Cour. Je dois donc renvoyer l’affaire à un autre agent d’immigration afin qu’il rende une nouvelle décision. Compte tenu de cette conclusion, je n’ai pas à examiner les autres arguments avancés pour contester le caractère raisonnable de la décision ou le caractère suffisant des motifs de l’agent.

II. Le contexte

A. Le contexte factuel

[4] M. Radiyeh, un chirurgien, et Mme Farah, une dermatologue, se sont rencontrés lorsqu’ils travaillaient comme médecins en Libye. Ils se sont mariés dans ce pays en 1994, puis ils ont eu trois enfants : William, né en 1995; Petra, née en 1996; et Sergio, né en 2004. Maintenant adultes, Petra et William ont présenté des demandes de résidence permanente distinctes; ils ne sont donc pas visés par la décision.

[5] En 2011, lorsqu’une guerre civile a éclaté en Libye, les membres de la famille ont fui le pays pour se rendre en Syrie, leur pays de citoyenneté. Ils possédaient des actifs importants en Syrie, notamment des appartements, des terrains vacants et un établissement commercial. Malheureusement, l’agitation politique couvait aussi dans ce pays au moment de leur retour, et ils ont rapidement dû fuir de nouveau. Mme Farah a fui vers l’Égypte avec Petra et Sergio, tandis que M. Radiyeh est parti pour le Liban avec William. La famille s’est finalement réunie à Beyrouth, au Liban, mais elle n’a cessé de déménager depuis lors. M. Radiyeh et Mme Farah ne sont pas autorisés à pratiquer la médecine au Liban.

[6] En septembre 2018, les membres de la famille ont demandé, au moyen de trois demandes distinctes étant donné l’âge de Petra et de William, la résidence permanente au Canada au titre du Programme de parrainage privé de réfugiés. Dans le cadre de leurs demandes, la signataire de l’entente de parrainage était l’Église presbytérienne du Canada.

[7] En juin 2019, les membres de la famille ont passé, à l’ambassade du Canada à Beyrouth, une entrevue initiale visant à déterminer la recevabilité de leurs demandes. La demande de Petra a été accueillie à la suite de cette entrevue, mais on a demandé à M. Radiyeh, Mme Farah et William de se présenter à une deuxième entrevue qui devait avoir lieu au début de février 2020[1]. Cette deuxième entrevue portait sur des questions d’admissibilité et de sécurité. Il convient de souligner que les deux entrevues ont été menées par des agents des visas différents et que la deuxième entrevue s’est déroulée en présence d’un interprète.

[8] William ne s’est pas présenté à la deuxième entrevue parce qu’il se serait disputé avec son père, et une décision administrative distincte a été rendue à son égard. À la suite de la deuxième entrevue, l’agent a rejeté la demande de M. Radiyeh et Mme Farah.

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[9] Dans la décision, l’agent a mentionné qu’il avait rappelé à M. Radiyeh et Mme Farah qu’ils avaient accepté, lors de l’entrevue, de faire preuve de sincérité dans leurs réponses. Il a précisé qu’il leur avait expliqué qu’une conclusion à l’effet contraire pouvait entraîner le rejet de leur demande. Il a ajouté qu’il leur avait aussi rappelé qu’ils avaient confirmé qu’ils comprenaient l’interprète et qu’ils n’avaient signalé aucun problème à ce sujet au cours de l’entrevue. Il a poursuivi en disant que l’objectif de la deuxième entrevue était de s’assurer que M. Radiyeh et Mme Farah [traduction] « n’étaient pas interdits de territoire » au Canada.

[10] À la fin de l’entrevue, l’agent a informé les époux que des [traduction] « doutes » subsistaient quant à leur demande. Il leur a offert la possibilité de préciser leurs réponses, mais leurs explications n’ont pas suffi à dissiper ses doutes. Les doutes de l’agent étaient attribuables au caractère vague et incohérent des réponses fournies par M. Radiyeh et Mme Farah aux questions concernant leur travail, leurs emplois et leurs retours fréquents en Syrie.

[11] Après avoir mis de côté les renseignements à l’origine de ses doutes quant à la crédibilité, l’agent a refusé la demande de réinstallation au motif que les époux ne l’avaient pas convaincu qu’ils satisfaisaient aux exigences légales en matière de résidence permanente et qu’ils n’étaient pas interdits de territoire au Canada. Une copie des notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC], lesquelles font partie de la décision et contiennent une transcription des deux entrevues, était jointe à la décision.

[12] Dans ses notes consignées après l’entrevue, l’agent a mentionné que le caractère vague des réponses fournies par les époux à ses questions, principalement au sujet de la résidence de M. Radiyeh en Syrie, de ses retours dans le pays et du travail médical qu’il y accomplissait, [traduction] « semblait intentionnel ». Plus précisément, l’agent a souligné que ces renseignements étaient [traduction] « essentiels » à l’évaluation de l’admissibilité des époux au Canada, étant donné qu’ils pourraient permettre de savoir si les époux avaient été en contact avec des combattants ou des agents du gouvernement en Syrie, en Égypte et en Libye qui pourraient avoir pris part à [traduction] « des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité ». Il a ajouté que le [traduction] « personnel médical » était habituellement présent pendant la [traduction] « surveillance des prisonniers » et le [traduction] « traitement des prisonniers ». Il a aussi souligné que M. Radiyeh et Mme Farah avaient eu de la difficulté à fournir, lors de l’entrevue, des antécédents cohérents de résidence, de travail et de voyage, et que leurs explications n’avaient pas permis de dissiper ses doutes quant à la crédibilité.

[13] Pour ces motifs, l’agent a rejeté la demande de M. Radiyeh et Mme Farah.

C. La norme de contrôle applicable

[14] M. Radiyeh et Mme Farah soutiennent, et je suis du même avis, que la décision soulève de multiples questions susceptibles de contrôle soit selon la norme de la décision raisonnable, soit selon la norme de la décision correcte (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817.

[15] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a établi un cadre d’analyse révisé permettant de déterminer la norme de contrôle applicable lors du contrôle d’une décision administrative sur le fond (Vavilov, au para 10). Dans cet arrêt, la Cour suprême a conclu que la norme présumée s’appliquer lors du contrôle d’une décision administrative est celle de la décision raisonnable, à moins que l’intention du législateur ou la primauté du droit ne commande l’application de la norme de la décision correcte (Vavilov, aux para 10, 17). Aucune de ces exceptions ne s’applique en l’espèce, et la norme de la décision raisonnable régit le contrôle de la décision sur le fond.

[16] L’arrêt Vavilov ne traitait pas directement de questions d’équité procédurale, et l’approche à adopter à cet égard n’a donc pas été modifiée (Vavilov, au para 23). Il est généralement reconnu que la norme de la décision correcte est celle qui s’applique à la question de savoir si la décision a été prise dans le respect de l’équité procédurale et des principes de justice fondamentale (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Heiltsuk Horizon Maritime Services Ltd. c Atlantic Towing Limited, 2021 CAF 26 au para 107).

[17] Cependant, la Cour d’appel fédérale a confirmé qu’une question d’équité procédurale n’est pas véritablement tranchée selon une norme de contrôle particulière. Il s’agit plutôt d’une question juridique que les cours de révision doivent trancher, et celles-ci doivent être convaincues que la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale, 2019 CAF 263 aux para 24-25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CFCP] au para 54). Lorsqu’une demande de contrôle judiciaire porte sur l’équité procédurale et sur des manquements allégués à des principes de justice fondamentale, la véritable question n’est pas tant de savoir si la décision était « correcte », mais plutôt si, compte tenu du contexte particulier et des circonstances de l’espèce, le processus suivi par le décideur était équitable et s’il a permis aux parties de se faire entendre, d’avoir pleinement l’occasion de prendre connaissance de la preuve à réfuter et d’y répondre (CFCP, au para 56; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 51-54). Les décideurs n’ont droit à aucune déférence lorsqu’il est question d’équité procédurale.

III. Analyse

[18] Dans leur contestation de la décision de l’agent, M. Radiyeh et Mme Farah soutiennent que l’agent a enfreint les règles d’équité procédurale à plusieurs égards; il a notamment refusé de préciser les doutes en matière d’admissibilité que soulevait leur demande et il ne leur a pas offert l’occasion de les dissiper.

[19] Je suis d’accord avec les demandeurs. Les notes consignées par l’agent après l’entrevue révèlent que celui-ci avait, en l’espèce, des doutes très précis, mais qu’il n’en a énoncé aucun même si M. Radiyeh et Mme Farah avaient explicitement affirmé qu’ils ne comprenaient tout simplement pas ces doutes.

[20] Je conviens avec le ministre qu’un agent d’immigration n’est généralement pas tenu d’expliquer à un demandeur en quoi il ne répond pas aux exigences auxquelles doivent satisfaire les demandeurs de résidence permanente au titre de dispositions particulières de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] et du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR] (Hassani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1283 au para 24). Lorsqu’un demandeur cherche à immigrer au Canada, il lui incombe de démontrer qu’il répond aux exigences énoncées dans la loi quant au type de visa sollicité. En l’espèce, M. Radiyeh et Mme Farah espéraient être sélectionnés comme résidents permanents au Canada en tant que réfugiés au titre du paragraphe 12(3) de la LIPR et, plus précisément, en tant que personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières au titre des articles 146 et 147 du RIPR. Une des exigences générales auxquelles un demandeur de résidence permanente de cette catégorie doit répondre est qu’il doit convaincre l’agent d’immigration qu’il n’est pas « interdit de territoire » au Canada (art 139(1)i) du RIPR).

[21] Je conviens aussi que, dans le cadre d’entrevues comme celle en l’espèce, l’obligation de faire part à un demandeur de doutes quant à sa demande de résidence permanente est généralement remplie « [si l’agent] oriente comme il se doit ses questions ou s’il demande des renseignements raisonnables qui donnent au demandeur la possibilité de répondre à ses préoccupations » et si « les préoccupations de l’agent sont communiquées au demandeur […] et […] le demandeur se voit accorder une possibilité raisonnable de répondre » (Adil c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 987 au para 46, citant Rahim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1252 aux para 15-16). De plus, je suis conscient du fait que l’obligation d’équité procédurale due à un demandeur dans le cadre d’un entretien mené à l’étranger en vue d’obtenir la résidence permanente se trouve à l’extrémité inférieure du spectre (Lyu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 134 au para 13; Gur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1275 aux paras 16-17.

[22] Enfin, il est vrai qu’avant de statuer qu’un demandeur est « interdit de territoire », un agent n’a pas à conclure expressément à une interdiction de territoire ni à préciser un motif particulier d’« interdiction de territoire » (Puigdemont Casamajo c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2021 CF 975 au para 40; Ramalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 278 [Ramalingam] aux para 37, 48. C’est notamment le cas lorsqu’un agent n’est pas en mesure de conclure qu’un demandeur « n’est pas interdit de territoire » parce que celui-ci n’a pas donné un portrait complet de ses antécédents (Ramalingam, au para 37).

[23] Cependant, les circonstances de l’espèce sont particulières. Immédiatement après la fin de l’entrevue, l’agent a énoncé expressément, dans les notes qu’il a consignées dans le SMGC, les questions et les doutes précis qu’il avait quant à de possibles crimes de guerre et crimes contre l’humanité en Syrie, en Égypte et en Libye, et quant au fait que le personnel médical – dont les époux faisaient vraisemblablement partie – était utilisé pour surveiller ou traiter les prisonniers. Il va sans dire qu’il s’agissait de doutes très précis et très sérieux. Cependant, aucun de ces doutes n’est ressorti de l’entrevue ou des questions posées par l’agent à M. Radiyeh et à Mme Farah.

[24] Au cours de l’entrevue, j’admets que l’agent a offert à M. Radiyeh et Mme Farah des occasions d’expliquer les incohérences et les contradictions dans leurs réponses aux questions concernant leur admissibilité. Par exemple, l’agent a répété et reformulé ses questions à différentes occasions, et il a rappelé aux époux qu’ils étaient tenus de dire la vérité. Il a aussi formellement offert à M. Radiyeh et Mme Farah l’occasion de dissiper ses doutes à la fin de l’entrevue.

[25] En réponse à l’agent, M. Radiyeh et Mme Farah ont déclaré à plusieurs reprises qu’ils ne comprenaient pas ou qu’ils ne savaient pas ce que celui-ci voulait dire lorsqu’il exprimait ses doutes concernant les renseignements qu’ils avaient fournis. Indifférent aux problèmes de compréhension des époux, l’agent n’a fait aucun effort pour leur expliquer ce que signifiaient ses doutes ni pour leur offrir l’occasion de les dissiper. À mon avis, dans une telle situation (où les doutes de l’agent avaient un fondement très précis et où les demandeurs ont expressément déclaré qu’ils ne comprenaient pas les [traduction] « doutes » généraux soulevés), l’agent a manqué à son devoir d’équité procédurale en n’expliquant pas ses doutes lors de l’entrevue et en ne donnant pas à M. Radiyeh et Mme Farah une occasion raisonnable de les dissiper.

[26] Le ministre affirme que le problème ne réside pas dans le fait que les demandeurs n’ont pas eu l’occasion de dissiper les doutes de l’agent, mais plutôt dans le fait qu’ils ont fourni des réponses insatisfaisantes. Avec égards, je ne suis pas d’accord. En l’espèce, l’agent avait manifestement des doutes très précis qu’il s’est empressé d’énoncer dans les notes qu’il a consignées après l’entrevue. Cependant, il n’a porté aucun des éléments à l’origine de ses doutes à l’attention de M. Radiyeh et Mme Farah. Ces derniers ont plutôt été réduits à spéculer sur le fondement réel des doutes de l’agent. Malgré les déclarations répétées de M. Radiyeh et Mme Farah selon lesquelles ils ne comprenaient pas les questions et les enjeux soulevés par l’agent, celui-ci n’a jamais expliqué en quoi consistaient ses doutes ni même tenté de le faire. En somme, l’agent a fait preuve d’une indifférence kafkaïenne à l’égard des problèmes de compréhension des demandeurs; il ne leur a pas offert pleinement et équitablement l’occasion de prendre connaissance de la preuve à réfuter et de participer utilement au processus administratif (Helal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 37 au para 23).

[27] Il n’a jamais été question que l’équité procédurale devienne un jeu du chat et de la souris entre les décideurs et les personnes qui comparaissent devant eux. Il s’agit plutôt d’un processus qu’il revient aux décideurs d’adopter et de protéger.

[28] J’admets qu’un agent des visas n’est pas tenu de poser des questions au sujet de l’admissibilité d’un demandeur au Canada et qu’il peut s’appuyer sur des incohérences dans la preuve pour conclure qu’il n’est pas en mesure d’établir qu’un demandeur « n’est pas interdit de territoire » (Noori c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1095 aux para 17-18; Muthui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 105 au para 33). Cependant, lorsqu’un agent des visas doute de la crédibilité d’un demandeur, il est tenu de divulguer des réserves, des questions, des faits ou des documents particuliers dont le demandeur n’a pas connaissance, de sorte que celui‑ci connaisse la preuve à réfuter et qu’il ait une possibilité raisonnable de produire d’autres éléments de preuve ou de présenter des observations en lien avec cette divulgation (Rukmangathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 284 aux para 37-38; Garcia Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 321 au para 80). En l’espèce, l’agent avait de réels doutes à l’égard de la demande de M. Radiyeh et Mme Farah, mais il a décidé de ne pas leur communiquer franchement ces doutes avant de rendre sa décision.

[29] L’iniquité procédurale a besoin d’ombre pour survivre et pour croître. C’est précisément dans l’ombre que l’agent a laissé M. Radiyeh et Mme Farah en ce qui concerne les doutes précis qu’il avait manifestement à l’égard de leur demande.

[30] J’ajouterais que la décision de l’agent, en l’espèce, est contraire au bon sens autant qu’aux règles d’équité procédurale. Il est troublant de constater que l’agent a énoncé en détail ses doutes dans les notes qu’il a consignées dans le SMGC quelques minutes après l’entrevue, après avoir fait la sourde oreille aux affirmations répétées de M. Radiyeh et Mme Farah selon lesquelles ils ne comprenaient tout simplement pas ses doutes. Lorsqu’une personne fait part de problèmes de compréhension à un décideur administratif, celui-ci doit à tout le moins fournir des explications ou des précisions.

[31] Compte tenu de mes conclusions à l’égard du manquement à l’équité procédurale, il n’est pas utile que j’examine les autres arguments de M. Radiyeh et Mme Farah concernant le caractère raisonnable de la décision ou le défaut allégué de l’agent de fournir des motifs suffisants.

[32] M. Radiyeh et Mme Farah prétendent que la Cour devrait adjuger des dépens en leur faveur dans la présente affaire. Ils s’appuient sur la décision Johnson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1262 [Johnson], dans laquelle la Cour a déclaré que des dépens peuvent être adjugés dans les cas où, par exemple, une partie a agi d’une manière qui pourrait être qualifiée « d’inéquitable, d’oppressive, d’inappropriée ou de mauvaise foi » (Johnson, au para 26). M. Radiyeh et Mme Farah soutiennent que la conduite du ministre dans la présente affaire peut être qualifiée ainsi.

[33] Je ne suis pas de cet avis.

[34] Dans les affaires d’immigration, l’adjudication de dépens est assujettie à l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, qui prévoit qu’une demande de contrôle judiciaire ne donne pas lieu à des dépens en l’absence de « raisons spéciales ». Le critère des « raisons spéciales » est rigoureux (Aleaf c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 445 au para 45). Ces « raisons spéciales » peuvent porter notamment sur la nature du dossier, sur les agissements du demandeur, sur les agissements du ministre ou de l’agent d’immigration ou sur les agissements de l’avocat (Ndungu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208 [Ndungu] au para 7).

[35] Les circonstances dans lesquelles les agissements du ministre ou d’un agent d’immigration justifient l’adjudication de dépens comprennent, notamment, les suivantes :

- Le ministre cause à un demandeur une perte considérable de temps et de ressources en adoptant des thèses incompatibles devant les cours.

- Un agent d’immigration contourne une ordonnance de la cour.

- Un agent d’immigration adopte une conduite trompeuse ou abusive.

- Un agent d’immigration rend une décision uniquement après un délai déraisonnable et injustifié.

- Le ministre s’oppose de façon déraisonnable à une demande de contrôle judiciaire qui est manifestement valable en droit.

Canada (Citoyenneté et Immigration) c Suleiman, 2015 CF 891 au para 48, renvoyant à la décision Ndungu.

[36] Aucune de ces circonstances n’existe en l’espèce, même si j’ai conclu que l’agent avait enfreint les règles d’équité procédurale en rendant sa décision. Il n’est donc pas justifié d’adjuger des dépens dans la présente affaire.

IV. Conclusion

[37] Pour l’ensemble des motifs énoncés ci-dessus, je conclus que le processus administratif suivi par l’agent n’atteignait pas le niveau minimal d’équité procédurale requis dans les circonstances de l’espèce et qu’il était inéquitable sur le plan procédural. Puisque M. Radiyeh et Mme Farah ne se sont pas vu offrir une possibilité pleine et équitable de se faire entendre et de prendre connaissance de la preuve à réfuter, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et renvoyer l’affaire à un autre agent d’immigration afin qu’il rende une nouvelle décision à l’égard de leur demande, conformément aux motifs de la Cour.

[38] Aucuns dépens ne sont adjugés, et il n’y a aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2336-20

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. La décision datée du 7 février 2020, par laquelle l’agent des migrations internationales a rejeté la demande de résidence permanente des demandeurs, est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration afin qu’il rende une nouvelle décision sur le fond, conformément aux motifs de la Cour.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2336-20

INTITULÉ :

MOUTAZ RADIYEH, DORIS FARAH

ET SERGIO RADIYEH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 mars 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

Le 30 août 2022

COMPARUTIONS :

Timothy Wichert

 

Pour les demandeurs

Charles J. Jubenville

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Timothy Wichert

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 



[1] La décision mentionne, à tort, que la deuxième entrevue a eu lieu le 30 janvier 2020.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.