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Date : 20220706


Dossier : T-1488-20

Référence : 2022 CF 998

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 6 juillet 2022

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

STEELHEAD LNG (ASLNG) LTD. et STEELHEAD LNG LIMITED PARTNERSHIP

demanderesses

et

ARC RESOURCES LTD., ROCKIES LNG LIMITED PARTNERSHIP, ROCKIES LNG GP CORP. et BIRCHCLIFF ENERGY LTD.

défenderesses

ET ENTRE :

ARC RESOURCES LTD., ROCKIES LNG LIMITED PARTNERSHIP, ROCKIES LNG GP CORP. et BIRCHCLIFF ENERGY LTD.

demanderesses reconventionnelles

et

STEELHEAD LNG (ASLNG) LTD., STEELHEAD LNG LIMITED PARTNERSHIP, AZIMUTH CAPITAL MANAGEMENT IB LTD., AZIMUTH ENERGY PARTNERS IV (NR) LP et ENERGY PARTNERS IV LP

défenderesses reconventionnelles

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS

(Jugement et motifs confidentiels rendus le 6 juillet 2022)

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une requête en procès sommaire déposée par les défenderesses, ARC Resources Ltd., Rockies LNG Limited Partnership, Rockies LNG GP Corp. et Birchcliff Energy Ltd. (collectivement, les défenderesses).

II. Contexte

[2] La présente requête découle d’une action en contrefaçon du brevet canadien no 3 027 085 (le brevet 085) intentée par les demanderesses, Steelhead LNG (ASLNG) Ltd. et Steelhead LNG Limited Partnership (collectivement, Steelhead ou les demanderesses), en vertu de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4.

A. Les parties

[3] La demanderesse Steelhead LNG Limited Partnership a été constituée en 2013 afin de promouvoir le développement de projets de liquéfaction de gaz naturel (GNL) en Colombie‑Britannique et d’ainsi accroître les occasions pour les producteurs de gaz naturel canadiens de vendre du gaz naturel sur les marchés étrangers. La demanderesse Steelhead LNG (ASLNG) Ltd. est une filiale en propriété exclusive de Steelhead LNG Limited Partnership.

[4] La défenderesse ARC Resources Ltd. A a succédé à Seven Generations Energy Ltd. (7G) par voie de fusion au début de l’année 2021. ARC Resources Ltd. extrait et commercialise du gaz naturel à partir de champs gaziers situés en Colombie‑Britannique et en Alberta.

[5] La défenderesse Birchcliff Energy Ltd. cherche, exploite et produit du gaz naturel, du pétrole léger et des liquides de gaz naturel principalement en Alberta.

[6] La défenderesse Rockies LNG Limited Partnership est un consortium de producteurs de gaz naturel de la Colombie‑Britannique et de l’Alberta qui cherche des possibilités d’exportation de GNL. La défenderesse Rockies LNG GP Corp. est la commanditée de Rockies LNG Limited Partnership, alors que ARC Resources Ltd. et Birchcliff Energy Ltd., sont deux de ses sept commanditaires, et chacune d’elles a un ou plusieurs administrateurs qui font aussi partie des administrateurs de Rockies LNG Limited Partnership.

B. Le brevet 085

[7] La demanderesse Steelhead LNG (ASLNG) Ltd. est titulaire du brevet 085, délivré le 3 novembre 2020 à l’égard d’une invention intitulée « Appareil de liquéfaction méthodes et systèmes ». La demande de brevet 085 a été déposée le 10 décembre 2018 et est devenue accessible au public le 8 février 2019. Le brevet 085 revendique une date de priorité fondée sur la demande de brevet PCT internationale n° PCT/CA2018/050662 déposée le 1er juin 2018. Le brevet 085 est en vigueur depuis sa date de délivrance et expire le 10 décembre 2038.

[8] Steelhead LNG (ASLNG) Ltd. a octroyé une licence relative au brevet 085 à Steelhead LNG Limited Partnership.

[9] Le brevet 085 porte de façon générale sur un appareil de liquéfaction, des méthodes et des systèmes qui visent à transformer à terre du gaz naturel, et il comprend trois éléments clés : a) un concept de module flottant, b) un processus de liquéfaction du gaz refroidi par air, et c) des compresseurs à entraînement électrique.

[10] Le brevet 085 comprend quatre revendications indépendantes (1, 21, 56 et 67), qui portent toutes sur un appareil qui, soit est indépendant, soit fait partie d’un système ou d’une méthode, et qui sert à la liquéfaction du gaz naturel. Par exemple, la revendication indépendante 1 fait état d’« un système pour la liquéfaction du gaz naturel », comprenant, notamment :

  1. une source d’électricité;

  2. une source de « gaz d’alimentation »;

  3. un « appareil basé sur l’eau » comprenant ce qui suit :

  1. une coque;

  2. un système de réfrigération électrique refroidi par air (AER) configuré, entre autres, pour convertir le gaz d’alimentation en GNL et évacuer la quasi‑totalité de l’énergie thermique dans l’air ambiant à l’aide de refroidisseurs d’air;

  3. une « pluralité de réservoirs de stockage de GNL » sur une seule rangée, configurés pour recevoir le GNL du système AER et l’acheminer vers un navire de transport de GNL.

C. La relation entre les parties

[11] Les faits et la chronologie qui suivent ne sont pas contestés et décrivent la relation d’affaires qui unit les parties et les interactions qu’elles ont entre elles :

  1. Au début de 2014, Steelhead et 7G (la prédécesseure de la défenderesse ARC Resources Ltd.) ont entamé des discussions en vue de poursuivre le développement par Steelhead de ses installations de GNL en Colombie-Britannique.

Dans le cadre de leur relation d’affaires et à la faveur de la protection conférée par les obligations de confidentialité applicables, 7G est entrée en possession de renseignements confidentiels de Steelhead, y compris, entre autres, les plans de son projet d’installation de GNL (les « plans de Steelhead »).

  1. De février 2018 à novembre 2018, Steelhead (avec 7G comme représentante) a entamé des discussions avec un groupe de producteurs de gaz naturel (le « Consortium ») en vue de poursuivre la conception, le développement et la construction d’une installation d’exportation de GNL en Colombie‑Britannique. Outre 7G, la défenderesse Birchcliff Energy Ltd. était également membre du Consortium.

Le 14 septembre 2018, Steelhead a divulgué au Consortium des renseignements confidentiels, notamment les plans de Steelhead.

En novembre 2018, le Consortium a unilatéralement mis fin aux discussions avec les demanderesses.

  1. Entre‑temps, en janvier 2018, le Consortium (qui, comme je l’ai déjà mentionné, comprenait les défenderesses Birchcliff Energy Ltd. et 7G) a retenu les services de la société d’ingénierie, d’approvisionnement et de construction (IAC) Advisian pour préparer une étude préliminaire de faisabilité d’une installation de GNL.

En mai 2018, l’étude d’Advisian a été remise au Consortium et comprenait les grandes lignes d’une installation de GNL – il n’y avait pas de plans ou de dessins techniques.

En juillet 2018, le Consortium a retenu les services de KBR, une deuxième société d’IAC, pour préparer une étude d’ingénierie de base (étude préliminaire).

Entre août 2018 et janvier 2019, les résultats de l’étude préliminaire de KBR ont été fournis au Consortium sur une base continue. Cette étude comprenait certains plans techniques et a été classée dans la « catégorie 4 » (conception et estimation des coûts) – la « catégorie 5 » étant l’étape la plus précoce et la « catégorie 1 », l’étape la plus tardive.

L’étude préliminaire de KBR a été considérée comme étant l’étape conceptuelle : elle comportait de nombreuses options (y compris des aspects essentiels des plans de Steelhead) et une fourchette de coûts allant ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||.

L’étude préliminaire de KBR a marqué la fin du concept d’installation de GNL du Consortium – aucune autre mesure visant à développer ce concept n’a été prise.

Comme je l’ai mentionné, la relation d’affaires entre le Consortium et les demanderesses a pris fin en novembre 2018 – pendant que les résultats de l’étude préliminaire de KBR étaient fournis au Consortium.

  1. Le 10 décembre 2018, les demanderesses ont déposé leur demande de brevet 085, qui revendique les plans de Steelhead en tant qu’invention.

  2. Le 8 février 2019, le brevet 085 a été publié.

  3. De février 2019 à mai 2020 environ, le Consortium a présenté, dans le cadre de grands exposés, un résumé de haut niveau des plans de l’étude préliminaire réalisée par KBR à de potentiels investisseurs tiers, acheteurs de GNL et grands entrepreneurs de l’industrie, et a permis à quatre de ces tiers de consulter l’étude préliminaire de KBR.

Aucun des tiers mentionnés précédemment n’a voulu s’engager plus avant avec les défenderesses en ce qui concerne l’étude préliminaire réalisée par KBR ou les plans qu’elle contenait.

Le Consortium a également rencontré des intervenants autochtones tout au long de cette période.

  1. En avril 2019, le Consortium a entamé des discussions avec Western LNG, une société dont le siège est à Houston et qui conçoit des installations d’exportation de GNL en Amérique du Nord, concernant une éventuelle installation de GNL.

Les demanderesses n’ont jamais fourni à Western LNG les plans de Steelhead, le brevet 085, l’étude de faisabilité d’Advisian ou l’étude préliminaire de KBR; Western LNG s’est servie de ses propres plans d’installation de GNL.

  1. Le 4 juillet 2019, les demanderesses ont intenté devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique une action civile dans laquelle elles alléguaient que les défenderesses avaient violé les droits d’auteur et droits moraux rattachés aux plans de Steelhead.

  2. Le 1er mai 2020, le Consortium est devenu officiellement la société en commandite défenderesse Rockies LNG Limited Partnership, qui comprenait plusieurs commanditaires, y compris les défenderesses 7G (maintenant ARC Resources Ltd.), Rockies LNG GP Corp. et Birchcliff Energy Ltd.

  3. Le 3 novembre 2020, le brevet 085 a été délivré.

  4. Le 9 décembre 2020, les demanderesses ont introduit l’action en contrefaçon de brevet sous‑jacente.

  5. Le 2 juillet 2021, Western LNG, Rockies LNG Limited Partnership et la Première Nation Nisga’a ont conclu un accord visant à donner suite au projet Ksi Lisims, qui ne fait pas l’objet de la présente requête ou de l’action sous‑jacente (voir Steelhead LNG (ASLNG) Ltd. et al. c ARC Resources Ltd. et al., 2022 CF 756, conf Steelhead LNG (ASLNG) Ltd. et al. c ARC Resources Ltd. et al., T-1488-20, ordonnance de gestion de l’instance rendue par la juge Tabib le 28 février 2022 (non publiée)).

D. L’action sous‑jacente

[12] Comme je l’ai mentionné, les demanderesses ont intenté l’action en contrefaçon de brevet sous‑jacente contre les défenderesses, le 9 décembre 2020.

[13] Dans leur déclaration modifiée, les demanderesses allèguent que les défenderesses ont fabriqué, construit, exploité et vendu ou exposé en vente un projet de GNL contrefaisant, soit une installation de liquéfaction et d’exportation du type décrit dans le brevet 085, en violation de l’article 42 de la Loi sur les brevets.

[14] Les demanderesses affirment que les activités contrefaisantes s’entendent de la conception et du développement d’un projet de GNL, ainsi que de la commercialisation de ce projet au Canada et ailleurs auprès d’investisseurs éventuels, d’acheteurs de GNL, de Premières Nations et de grands entrepreneurs de l’industrie, entre autres.

[15] Les demanderesses sollicitent une réparation de nature pécuniaire, déclaratoire et injonctive pour la contrefaçon du brevet 085.

[16] Il importe de souligner que la déclaration modifiée produite par les demanderesses ne révèle aucune cause d’action préventive et ne soulève donc pas de question concernant la contrefaçon prospective ou la menace de contrefaçon.

III. Questions en litige

[17] Les questions à trancher dans la présente requête sont les suivantes :

  1. Les défenderesses ont‑elles établi qu’il convient de trancher la présente affaire par voie de procès sommaire?

  2. Dans l’affirmative, les activités des défenderesses ont‑elles contrefait le brevet 085 en violation de l’article 42 de la Loi sur les brevets?

IV. Analyse

A. Les défenderesses ont‑elles établi qu’il convient de trancher la présente affaire par voie de procès sommaire?

[18] Les requêtes en procès sommaire sont régies par les articles 213 et 216 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles).

[19] L’article 213 des Règles permet à une partie de présenter une requête en procès sommaire à l’égard de toutes ou d’une partie des questions que soulèvent les actes de procédure. Le cas échéant, elle la présente après le dépôt de la défense du défendeur et avant que les heure, date et lieu de l’instruction soient fixés.

[20] Selon le paragraphe 216(6) des Règles, si la Cour est convaincue de la suffisance de la preuve pour trancher l’affaire, indépendamment des sommes en cause, de la complexité des questions en litige et de l’existence d’une preuve contradictoire, elle peut rendre un jugement sur l’ensemble des questions ou sur une question en particulier à moins qu’elle ne soit d’avis qu’il serait injuste de le faire.

[21] En outre, l’article 3 dispose que les Règles sont interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.

[22] Au bout du compte, « la Cour doit être d’avis qu’il est satisfait aux conditions préalables définies dans les Règles relatives au jugement ou au procès sommaires, interprétées à la lumière de la règle 3, et qu’elle peut rendre un jugement sommaire d’une manière juste et équitable sur le fondement des éléments de preuve présentés et du droit » (Viiv Healthcare Company c Gilead Sciences Canada, Inc., 2021 CAF 122 au para 42).

[23] Outre les conditions énoncées au paragraphe 216(6) des Règles, ci-dessus, d’autres facteurs doivent être pris en considération dans l’examen d’une requête en procès sommaire : la complexité et l’urgence de l’affaire en cause; tout préjudice susceptible de découler d’un retard dans le déroulement de l’instance; le coût de la tenue d’un procès traditionnel par rapport à la somme en cause; la question de savoir si la crédibilité est un facteur crucial et si les auteurs des affidavits contradictoires ont été contre‑interrogés; la question de savoir si le procès sommaire comporte un risque important de perte de temps et d’efforts, et de complexité inutile; et toute autre qui se pose (Wenzel Downhole Tools Ltd. c National-Oilwell Canada Ltd., 2010 CF 966 aux para 36 et 37).

(1) Les thèses des parties

[24] Les défenderesses, qui demandent la tenue d’un procès sommaire, ont le fardeau de démontrer que cette mesure est appropriée (Teva Canada Limited c Wyeth et Pfizer Canada Inc., 2011 CF 1169 au para 35 [Teva Canada]).

[25] Les défenderesses soutiennent que tous les facteurs qui militent en faveur d’un jugement rendu à l’issue d’un procès sommaire sont présents en l’espèce :

  1. Les questions sont bien définies et permettront de résoudre l’affaire dans son intégralité. En fait, il n’y a qu’une seule question étroite à trancher : celle de savoir si, compte tenu d’un ensemble de faits incontestés concernant les activités des défenderesses, ces activités constituaient une contrefaçon du brevet 085;

  2. Il y a suffisamment de faits et d’éléments de preuve pour permettre à la Cour de trancher l’affaire.

  3. Les éléments de preuve ne prêtent pas à la controverse;

  4. Les demanderesses ont exercé leurs droits à un interrogatoire écrit et oral;

  5. L’évaluation de la crédibilité ne présentera aucune difficulté en l’espèce, car les témoins des faits et les témoins experts sont prêts à témoigner de vive voix et l’ont fait à l’audience;

[26] Par ailleurs, les défenderesses soutiennent que la tenue d’un procès sommaire permettra de rendre une décision sur le fond de l’affaire qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.

[27] Les demanderesses prétendent que, en l’espèce, la tenue d’un procès sommaire ne convient pas pour les raisons suivantes :

  1. La proposition juridique avancée par les défenderesses repose sur une interprétation erronée du droit – la Loi sur les brevets doit être interprétée de façon téléologique et non littérale, en particulier quant à ce qui constitue l’« exploitation » d’une invention au Canada;

  2. La question de savoir si l’un des actes des défenderesses contrefait le brevet 085 est une question factuelle complexe qui ne se prête pas à un procès sommaire et un dossier plus complet est nécessaire;

  3. Quoi qu’il en soit, le dossier étaye la conclusion qu’il y a contrefaçon – les défenderesses se sont servies des plans brevetés de Steelhead et en ont tiré un avantage commercial.

[28] La seule question à trancher dans la présente requête est de savoir si les activités des défenderesses, qui se sont servies des plans brevetés de Steelhead en vue d’en tirer un avantage commercial, constituent une contrefaçon du brevet 085 en violation de l’article 42 de la Loi sur les brevets.

[29] M’appuyant sur le paragraphe 216(6) des Règles, je suis convaincu de la suffisance des faits et de la preuve pour trancher la question de la contrefaçon que soulèvent les défenderesses et que l’affaire se prête à la tenue d’un procès sommaire.

[30] Les questions concernant les témoignages donnés à titre d’expert ou de témoin des faits ont été traitées par les témoignages de vive voix présentés à l’audience, qui sont décrits ci‑dessous.

[31] Quant à la question du dossier complet, les parties ont exercé leurs droits à un interrogatoire écrit et oral. De plus, les demanderesses n’ont rien dit qui permettrait de savoir quels seraient les autres renseignements pertinents pour la présente requête. En d’autres termes, les demanderesses n’ont pas précisé quels renseignements étaient, selon elles, manquants ni comment ils permettraient de déterminer si les actes des défenderesses avaient contrefait le brevet 085. Je conclus que la preuve présentée à l’audience est suffisante pour trancher la question de la contrefaçon en l’espèce.

B. Les activités des défenderesses ont‑elles contrefait le brevet 085?

(1) Fardeau de la preuve

[32] Le fardeau de prouver que la tenue d’un procès sommaire est justifiée est le même que celui qui s’applique dans le cas du procès sous‑jacent (Janssen c Pharmascience, 2022 CF 62 aux para 46 à 62; Janssen c Apotex Inc., 2022 CF 107 aux para 50 à 52).

[33] Ainsi, dans une requête en procès sommaire, il incombe à la partie requérante de démontrer que la tenue d’un procès sommaire est justifiée, mais dès que la Cour est saisie du fond de l’affaire (c.-à-d., de la question de la contrefaçon), c’est le fardeau de la preuve applicable dans l’action sous‑jacente qui s’applique.

[34] De plus, les parties à une requête en jugement sommaire ou en procès sommaire sont tenues de présenter leurs meilleurs arguments, peu importe sur qui repose le fardeau de la preuve (Kobold Corporation et al. c NCS Multistage Inc., 2021 CF 1437 au para 148).

[35] Comme je l’ai mentionné, les défenderesses prétendent que la seule question en litige dans la présente requête est de savoir si leurs activités constituent une contrefaçon du brevet 085, en violation de l’article 42 de la Loi sur les brevets. Il incombe aux demanderesses de prouver la contrefaçon selon la prépondérance des probabilités.

[36] Les demanderesses reconnaissent ce qui suit :

  1. Il ne peut y avoir eu contrefaçon qu’après la date de publication du brevet 085, soit le 8 février 2019;

  2. Les défenderesses n’ont pas fabriqué, construit ou vendu l’invention revendiquée dans le brevet 085. En fait, le système, la méthode ou l’appareil revendiqué n’existe nulle part au Canada;

  3. La seule question de fait et de droit qui se pose est celle de savoir si les défenderesses ont « exploité » l’invention revendiquée dans le brevet 085;

  4. Le projet Ksi Lisims des défenderesses ne contrefait pas le brevet 085.

[37] Au départ, les demanderesses ont semblé faire valoir que : (1) l’exploitation commerciale visant à obtenir un avantage; (2) par la divulgation des éléments clés du brevet 085 (un système de GNL flottant (GNLF) muni d’un système d’AER) à des partenaires commerciaux éventuels; (3) à un moment donné, y compris avant la publication et la délivrance du brevet 085; (4) peut constituer et constituera une contrefaçon par « exploitation » non autorisée de l’invention. Cependant, lors de l’audience, les demanderesses ont reconnu que les activités des défenderesses avant la publication du brevet 085 n’étaient pas pertinentes et que la seule période pertinente à prendre en compte en ce qui concerne la contrefaçon était la période allant du 8 février 2019 à mai 2020.

[38] En outre, pour les besoins de la présente requête en procès sommaire uniquement, les défenderesses concèdent que la Cour peut supposer que le brevet 085 est valide et que, si l’installation de GNL visée par les dessins techniques figurant dans l’étude préliminaire de KBR a été fabriquée, construite, exploitée ou vendue par elles, il y aurait alors contrefaçon.

[39] Ainsi, il faut simplement se demander si l’étude conceptuelle faite par les défenderesses en vue de la construction éventuelle d’une installation de GNL (comme le prévoit l’étude préliminaire de KBR) et la présentation de celle-ci à des intervenants tiers entre le 8 février 2019 (la date de publication du brevet 085) et le mois de mai 2020 (lorsque l’étude préliminaire de KBR a été abandonnée) constitue une exploitation du brevet 085, en violation de l’article 42 de la Loi sur les brevets.

(2) Les témoins experts et les témoins des faits

(a) Les témoins des faits des défenderesses

(i) Mme Charlotte Raggett

[40] Mme Raggett est présidente‑directrice générale de la défenderesse Rockies LNG GP Corp., la commanditée de la défenderesse Rockies LNG Limited Partnership. Elle a déjà été cadre chez 7G (une des prédécesseures de la défenderesse ARC Resources Ltd.).

[41] Dans son témoignage, Mme Raggett a exposé en détail les nombreuses étapes de la conception et de la construction d’une installation de GNL. Elle a aussi présenté l’historique complet des activités des défenderesses en ce qui concerne l’action sous‑jacente et la présente requête.

[42] Mme Raggett a été un témoin crédible et bien informé. Lors de son contre-interrogatoire, elle a souligné ce qui suit :

  1. La construction d’une installation de GNLF prend de nombreuses années (plus de dix ans) et coûte des milliards de dollars (potentiellement plus de dix milliards de dollars);

  2. La décision cruciale consistant à donner le « feu vert ou non » à un projet de GNLF est appelée « décision finale d’investissement » (DFI);

  3. Les travaux qui précèdent une DFI peuvent être répartis en trois étapes : l’étape de la faisabilité, l’étape de conception technique préliminaire et l’étape d’ingénierie de base;

  4. L’étude préliminaire de KBR a été classée dans la « catégorie 4 » (conception et estimation des coûts), la « catégorie 5 » étant l’étape la plus précoce et la « catégorie 1 » l’étape la plus tardive – la conception et l’estimation des coûts de catégorie 4 n’en étaient qu’à l’« étape conception »;

  5. Le plan de KBR présentait plusieurs options possibles :

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  1. Au cours de la période pertinente, les échanges avec les intervenants autochtones, en particulier la Première Nation Nisga’a, ont été facilités par un membre de l’équipe qui avait des liens solides avec les Premières Nations du nord de la Colombie‑Britannique; c’est la Première Nation Nisga’a qui a fait une présentation aux défenderesses, et non l’inverse; et les discussions sur le projet de GNL ont été plus générales et n’ont pas porté sur la plan de KBR.

  2. La mention d’un |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||| | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| || ||||  |  | | dans la présentation – n’est pas visée par la présente requête ou l’action sous‑jacente.

  3. Mme Raggett croit qu’à l’époque où elles discutaient avec Western LNG, les défenderesses avaient acquis une crédibilité auprès d’intervenants importants, dont le gouvernement, les organismes de réglementation, les Premières Nations et les collectivités locales.

(ii) M. Kyle Banbury

[43] M. Banbury est directeur du service juridique de la défenderesse ARC Resources Ltd. Il a été conseiller juridique (principal) à 7G de juillet 2016 à avril 2021.

[44] La preuve contenue dans les affidavits de M. Banbury a confirmé celle présentée par Mme Raggett. M. Banbury n’a pas été interrogé et ses affidavits sont considérés comme ayant été lus à titre d’éléments de preuve.

(iii) Mme Kristen Lewicki

[45] Mme Lewicki est co‑directrice du contentieux de la défenderesse Birchcliff Energy Ltd.

[46] La preuve contenue dans l’affidavit de Mme Lewicki a confirmé celle présentée par Mme Raggett. Mme Lewicki n’a pas été interrogée et son affidavit est considéré comme ayant été lu à titre d’élément de preuve.

(iv) Mme Lisa Ebdon

[47] Mme Ebdon est une auxiliaire juridique qui travaille pour les avocats des défenderesses. Son affidavit présente les réponses aux engagements pris lors de l’interrogatoire préalable du témoin des faits des demanderesses, M. Ryan Patryluk.

[48] Mme Lewicki n’a pas été interrogée et son affidavit est considéré comme ayant été lu à titre d’élément de preuve.

(b) L’expert des demanderesses

(i) M. Willem Ravesloot

[49] M. Ravesloot est consultant en gestion de projet et possède sa propre société de conseil, Gawwer BV, depuis juin 2021.

[50] M. Ravesloot est titulaire d’une maîtrise en génie mécanique de l’Université de technologie de Delft, aux Pays‑Bas (1988). Pendant 32 ans, M. Ravesloot a occupé divers postes au sein de Shell plc, et a notamment participé à différentes étapes du développement et de l’exploitation de projets de GNL au Canada et dans le monde entier.

[51] M. Ravesloot a été reconnu comme expert en tant qu’ingénieur ayant une connaissance particulière de l’ingénierie de projet, de la gestion d’ingénierie et du développement de projet dans le secteur du gaz naturel liquéfié.

[52] M. Ravesloot a été un expert crédible et bien informé. Bien qu’à l’audience, les défenderesses aient soulevé des objections préliminaires quant au manque d’expertise du témoin, à du ouï‑dire inadmissible ou à des déclarations hypothétiques, elles les ont retirées et ont laissé la Cour apprécier la crédibilité de ce témoignage.

[53] Dans son témoignage, M. Ravesloot a mis en évidence la quantité considérable de travail, de temps, de soutien financier et de complexité que nécessitent, en général, la conception et la construction d’une installation de GNL. Il a notamment insisté sur l’importance d’entretenir des relations solides et crédibles avec les intervenants, les communautés autochtones, les promoteurs de gazoducs et les organismes de réglementation, entre autres.

[54] M. Ravesloot a décrit les sept étapes d’un projet de GNL, une DFI favorable étant requise après l’étape 4 :

  1. Lancement/préfaisabilité (repérer l’occasion, examiner les études conceptuelles et évaluer la viabilité économique).

  2. Évaluation/faisabilité (examen détaillé de la viabilité et des emplacements possibles du projet). L’étape 2 comprend souvent un « avant-projet sommaire ».

  3. Sélection du concept/étude préliminaire (sélection d’un seul concept qui fera l’objet d’un travail d’ingénierie plus détaillé).

  4. Ingénierie de base (fondée sur l’étude préliminaire; des travaux d’ingénierie plus poussés sont effectués pour définir la portée du projet). Comme il est indiqué ci‑dessus, le promoteur d’une installation de GNL prendra une DFI à la fin de cette étape).

  5. Exécution (fabrication, construction et mise en service).

  6. Exploitation (exploitation effective du projet de GNL).

  7. Démolition (et remise en état de l’environnement).

[55] Personne ne conteste vraiment ces sept étapes.

[56] En ce qui concerne les activités des défenderesses, M. Ravesloot a déclaré qu’à chaque étape des échanges avec les tiers, les défenderesses s’étaient appuyées, dans leur présentation, sur l’étude préliminaire de KBR afin d’accroître leur crédibilité auprès des intervenants qu’elles jugent essentiels pour leur organisation qui lance un projet d’installation de GNL reposant sur un concept réalisable.

[57] Lors de son contre-interrogatoire, M. Ravesloot a reconnu ce qui suit :

  1. À l’étape de l’étude préliminaire, une installation de GNL ne peut pas produire de GNL.

  2. Bien que le mandat donné à KBR par les défenderesses pour réaliser l’étude préliminaire ait pu porter sur les éléments du brevet 085, il a été donné huit mois avant que le brevet soit publié et avant la période pertinente aux fins de la présente requête.

  3. Les présentations faites par les défenderesses constituaient un engagement plutôt préliminaire à démontrer aux intervenants potentiels que le Consortium était conscient des défis, qu’il les relèverait et que certains éléments devaient évoluer avant qu’une DFI ne puisse être prise.

  4. Même s’il croit qu’il serait inhabituel et improbable que les défenderesses lancent un nouveau projet avec un nouveau concept, il a admis que cela semble être ce qui s’est passé avec Western LNG et le projet Ksi Lisims.

(c) Les témoins des faits des demanderesses

(i) M. Ryan Patryluk

[58] M. Patryluk est l’ancien vice-président commercial de Steelhead et il fournit actuellement à cette entreprise des services consultatifs.

[59] L’affidavit de M. Patryluk donne des renseignements contextuels semblables à ceux donnés par Mme Raggett, bien qu’ils se terminent en novembre 2018 – trois mois avant la publication du brevet 085 et la période pertinente visée par la présente requête. En outre, M. Patryluk fournit des éléments de preuve sur les oppositions au brevet 085 qui ont été déposées par diverses parties, ce qui n’a aucun rapport avec la question soulevée dans la présente requête.

[60] M. Patryluk n’a pas été interrogé et son affidavit, qui a été lu, a été versé en preuve.

(ii) M. Victor Ojeda

[61] M. Ojeda est l’ancien président de Steelhead et il fournit actuellement à cette entreprise des services consultatifs.

[62] L’affidavit et le témoignage oral présentés par M. Ojeda ont porté sur les avantages du concept visé par le brevet 085 – ce qui n’a aucun rapport avec la question soulevée dans la présente requête.

[63] M. Ojeda a été un témoin crédible et bien informé. Bien qu’à l’audience, les défenderesses aient soulevé des objections préliminaires pour des motifs de ouï‑dire inadmissible ou de déclarations hypothétiques, elles les ont retirées et ont laissé la Cour apprécier la crédibilité de ce témoignage.

[64] M. Ojeda n’a pas été contre‑interrogé.

(3) Interprétation des revendications

[65] Les défenderesses affirment que la présente requête ne soulève aucune question d’interprétation des revendications.

[66] Néanmoins, les revendications du brevet 085 ont joué un rôle dans la présente requête. Les principes applicables à l’interprétation des revendications ont été résumés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Tearlab Corporation c I-MED Pharma Inc., 2019 CAF 179 aux para 30 à 34 :

[30] Les principes généraux d’interprétation des revendications sont maintenant fixés et ont été consacrés par la Cour suprême du Canada dans trois arrêts (Whirlpool aux paragraphes 49 à 55; Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024, aux paragraphes 31 à 67 [Free World Trust]; Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504, à la page 520 [Consolboard]). Ces principes peuvent se résumer ainsi.

[31] La Loi sur les brevets favorise le respect de la teneur des revendications, qui favorise à son tour tant l’équité que la prévisibilité (Free World Trust aux alinéas 31a) et b) et au paragraphe 41). La teneur d’une revendication doit toutefois être interprétée de façon éclairée et en fonction de l’objet (à l’alinéa 31c)), et par un esprit désireux de comprendre (au paragraphe 44). Suivant une interprétation téléologique, il ressort de la teneur des revendications que certains éléments de l’invention sont essentiels, alors que d’autres ne le sont pas (à l’alinéa 31e)). Il incombe au juge appelé à interpréter des revendications de distinguer les cas les uns des autres, de départager l’essentiel et le non-essentiel et d’accorder au « champ » délimité dans un cas appartenant à la première catégorie la protection juridique à laquelle a droit le titulaire d’un brevet valide (au paragraphe 15).

[32] Pour déterminer ces éléments, la teneur des revendications doit être interprétée du point de vue du lecteur versé dans l’art, à la lumière des connaissances générales courantes de ce dernier (Free World Trust, aux paragraphes 44 et 45; voir aussi Frac Shack, au paragraphe 60; Whirlpool, au paragraphe 53). Comme il a été observé dans la décision Free World Trust :

[51]… Les mots choisis par l’inventeur seront interprétés selon le sens que l’inventeur est présumé avoir voulu leur donner et d’une manière qui est favorable à l’accomplissement de l’objet, exprès ou tacite, des revendications. Cependant, l’inventeur qui s’exprime mal ou qui crée par ailleurs une restriction inutile ou complexe ne peut s’en prendre qu’à lui‑même. Le public doit pouvoir s’en remettre aux termes employés à condition qu’ils soient interprétés de manière équitable et éclairée. [Souligné dans l’original.]

[33] L’interprétation des revendications appelle l’examen de l’ensemble de la divulgation et des revendications « pour déterminer la nature de l’invention et son mode de fonctionnement,… sans être ni indulgent ni dur, mais plutôt en cherchant une interprétation qui soit raisonnable et équitable à la fois pour le titulaire du brevet et pour le public » (Consolboard, à la page 520; voir également Teva Canada Ltée c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 R.C.S. 625, au paragraphe 50). On peut alors tenir compte des spécifications du brevet pour comprendre la signification des termes utilisés dans les revendications. Il faut veiller, cependant, à ne pas interpréter ces termes de façon à « élargir ou restreindre la portée de la revendication telle qu’elle était écrite et,… interprétée » (Whirlpool, au paragraphe 52; voir aussi Free World Trust, au paragraphe 32). La Cour suprême du Canada a récemment souligné que l’analyse de la validité est principalement axée sur les revendications; les spécifications seront pertinentes lorsque les revendications sont ambiguës (AstraZeneca Canada Inc. c. Apotex Inc., 2017 CSC 36, [2017] 1 R.C.S. 943, au paragraphe 31; voir aussi Ciba, aux paragraphes 74 et 75).

[34] Finalement, il est important de souligner que l’interprétation des revendications doit être la même qu’il soit question de validité ou de contrefaçon (Whirlpool, au paragraphe 49 b)).

[67] La date pertinente pour l’interprétation des revendications est la date de publication, soit le 8 février 2019.

[68] Cela étant dit, j’estime que l’argument des défenderesses, selon qui il ne peut y avoir de contrefaçon, puisqu’aucun système, appareil ou méthode de GNL n’a été fabriqué, construit, exploité ou vendu, peut être tranché au regard des faits présentés à la Cour, d’autant plus que la seule question que celle‑ci est appelée à trancher est de savoir si les activités qui sont reprochées aux défenderesses constituent une « exploitation » de l’invention 085 revendiquée.

(4) Contrefaçon

[69] Pour établir la contrefaçon du brevet 085, les demanderesses doivent prouver, selon la prépondérance des probabilités, que les défenderesses ont utilisé tous les éléments essentiels d’une ou de plusieurs des revendications du brevet 085 en fabriquant, en construisant, en exploitant ou en vendant l’invention revendiquée dans ce brevet. C’est là une question mixte de fait et de droit : (1) il y a la question juridique de ce qui constitue une « exploitation » de l’invention revendiquée; et (2) il y a la question factuelle des activités des défenderesses qui emporteraient contrefaçon.

[70] Les demanderesses soutiennent que l’article 42 de la Loi sur les brevets commande une interprétation téléologique, plutôt qu’une interprétation littérale, de la seule question qui est de savoir ce qui constitue l’« exploitation » d’une invention brevetée. Elles soutiennent qu’une activité qui procure un avantage commercial à un contrefacteur présumé, du seul fait de l’exploitation, constitue une contrefaçon. Plus précisément, elles font valoir qu’en présentant l’étude préliminaire de KBR (qui contient un plan dont les défenderesses concèdent, pour les besoins du présent procès sommaire, qu’il aurait contrefait le brevet 085 s’il avait été réalisé) à des tiers, entre le 8 février 2019 et mai 2020, les défenderesses ont acquis de la crédibilité dans le secteur du GNL, et ont pu ainsi établir des liens d’affaires avec Western LNG, ce qui constitue donc une exploitation de l’objet du brevet 085 donnant lieu à un avantage commercial, en violation de l’article 42 de la Loi sur les brevets.

[71] Les défenderesses soutiennent que les demanderesses tentent d’[traduction] « estomper » la distinction entre les droits conférés par un brevet et les droits d’auteur – ce contre quoi la Cour suprême du Canada a fait une mise en garde (Kirkbi AG c Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 RCS 302 aux para 37 à 39). De plus, elles affirment que les demanderesses tentent de reformuler après coup les revendications du brevet 085 afin d’inclure le « plan » de l’invention, et non l’invention telle qu’elle est revendiquée.

[72] Les défenderesses affirment également qu’au mieux, les faits allégués par les demanderesses équivalent à des actes de contrefaçon [traduction] « sur papier », qui ne confèrent pas de droit d’action (Domco Industries Ltd. c Mannington Mills Inc., [1990] ACF no 269 (CAF) [Domco] aux para 7, 18, 32, et 33, conf Domco Industries Ltd. c Mannington Mills Inc., [1988] 24 CFPI 234 (CF), autorisation d’appel refusée [1990] CSCR no 243 (CSC)).

[73] Selon l’article 42 de la Loi sur les brevets, tout brevet accorde au breveté « le droit, la faculté et le privilège exclusif de fabriquer, construire, exploiter et vendre à d’autres, pour qu’ils l’exploitent, l’objet de l’invention ». Le breveté peut donc empêcher d’autres personnes d’exercer ce droit exclusif de fabriquer, de construire, d’exploiter et de vendre l’invention revendiquée.

[74] Comme je l’ai mentionné, il y a contrefaçon de brevet lorsqu’il y a appropriation de chacun des éléments essentiels de la revendication du brevet, soit par la fabrication, la construction, l’exploitation ou la vente non autorisée de l’invention revendiquée. Il n’y a pas de contrefaçon lorsqu’un élément essentiel est différent ou omis (Free World Trust c Électro Santé Inc., 2000 CSC 66 au paragraphe 31f)).

[75] Il n’est pas contesté que chacune des revendications indépendantes du brevet 085, qu’elle porte sur un système (revendication 1), sur un appareil (revendications 21 et 67) ou sur une méthode (revendication 56), comporte une série d’éléments essentiels qui composent le système revendiqué de liquéfaction du gaz naturel, y compris un appareil basé sur l’eau qui comprend une coque flottante, des réservoirs de stockage et un système d’AER. Ainsi, il ne peut y avoir de contrefaçon que si, et lorsque, un tel système, appareil ou méthode comprend un appareil qui est fabriqué, construit, exploité ou vendu au Canada.

[76] Étant donné que le système, la méthode ou l’appareil revendiqué n’existe pas au Canada et que le projet Ksi Lisims (qui n’a pas encore commencé) ne contrefait pas le brevet 085, il s’ensuit nécessairement que les défenderesses ne l’ont pas fabriqué, construit ou vendu. Les demanderesses n’affirment pas que leurs droits exclusifs de fabriquer, de construire et de vendre l’invention revendiquée ont été violés.

[77] La seule question qui se pose est plutôt celle de savoir si, en faisant référence à l’étude conceptuelle d’un projet de GNL dans des documents promotionnels destinés à des tiers, de la manière décrite ci-dessus au paragraphe 11(7), pendant la période du 8 février 2019 à mai 2020|||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||, les défenderesses ont « exploité » l’invention revendiquée dans le brevet 085.

[78] La Cour suprême du Canada a fait un examen téléologique et contextuel de l’article 42 de la Loi sur les brevets et, plus précisément, du sens du verbe « exploiter » qui y est contenu (Monsanto Canada Inc. c Schmeiser, 2004 CSC 34 [Monsanto]). Dans l’arrêt Monsanto, elle a dit entre autres ce qui suit :

  1. « En pratique, l’inventeur est normalement privé des fruits de son invention et de la pleine jouissance de son monopole lorsqu’une autre personne exploite l’invention en question à des fins commerciales, sans avoir préalablement obtenu une licence ou une autorisation en ce sens. Par conséquent, lorsque les activités contestées du défendeur ont servi ses propres intérêts commerciaux, nous devons être particulièrement conscients de la possibilité qu’il se soit livré à une exploitation contrefaisante. » (au paragraphe 37)

  2. « [L]es activités commerciales d’un défendeur qui mettent en cause l’objet breveté sont particulièrement susceptibles de constituer une exploitation contrefaisante. » (au paragraphe 38)

  3. « Cet extrait confirme le caractère crucial de la question découlant de l’interprétation téléologique de la Loi sur les brevets : par ses actes ou sa conduite, le défendeur a-t-il privé l’inventeur, en tout ou en partie, directement ou indirectement, des avantages de l’invention brevetée? » (au paragraphe 44)

  4. « Pour déterminer si le défendeur a « exploité » l’invention brevetée, il faut examiner les agissements du défendeur au regard de l’objet du brevet et se demander si ces agissements mettaient effectivement en cause cet objet. » (au paragraphe 45)

[Non souligné dans l’original].

[79] L’argument des demanderesses reprend les principes énoncés dans l’arrêt Monsanto – tels que celui de l’interprétation téléologique de la Loi sur les brevets – mais ne tient pas compte du fait que l’invention brevetée (c’est‑à‑dire l’installation de GNL de Steelhead), qu’il s’agisse d’un appareil, d’un système ou d’une méthode, n’existait pas au cours de la période concernée et ne pouvait donc pas être exploitée. Le brevet 085 ne revendique pas l’étude conceptuelle de l’invention, l’installation de GNL. En outre, au cours de la période pendant laquelle il y aurait eu contrefaçon, du 8 février 2019 à mai 2020, aucun avantage commercial n’a été obtenu par les défenderesses.

[80] Les défenderesses admettent, pour les besoins du procès sommaire, qu’elles ont obtenu le dessin d’un appareil basé sur l’eau servant à la liquéfaction du gaz naturel, ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||. Cependant, l’invention revendiquée est un appareil, un système ou une méthode, réel et physique, utilisant un tel appareil, et non un dessin de cet appareil. D’ailleurs, le simple usage du dessin d’une invention à des fins promotionnelles n’est pas une « exploitation » d’une invention brevetée.

[81] Étant donné qu’il n’est pas contesté qu’il n’y a pas eu de contrefaçon découlant de la fabrication, de la construction ou de la vente de l’invention revendiquée dans le brevet 085, les défenderesses font simplement valoir que, compte tenu des faits et du droit pertinent en l’espèce, il n’y a pas eu non plus d’exploitation du système, de la méthode ou de l’appareil visés par les revendications du brevet 085, et que de ce fait, elles n’ont pas empêché les demanderesses, directement ou indirectement, de jouir pleinement du monopole qui leur est conféré par la loi.

[82] Toute activité de commercialisation, d’offre ou de promotion de l’invention visée par le brevet 085 équivaudrait, au mieux, à une « offre sur papier », sans exploitation réelle de l’invention revendiquée dans le brevet 085, ce qui ne constitue pas une contrefaçon (Domco, aux para 7, 18, 32 et 33). L’expert des défenderesses, M. Ravesloot, a reconnu en contre‑interrogatoire que la présentation par les défenderesses de l’étude préliminaire de KBR équivalait un engagement préliminaire à démontrer aux intervenants éventuels, y compris les investisseurs tiers éventuels, les acheteurs de GNL, les grands entrepreneurs de l’industrie et les Premières Nations, que le Consortium connaissait les défis et les relevait, et proposait des options possibles en vue de mettre sur pied une installation de GNLF qui devait passer par de multiples étapes de consultation et d’approbation avant qu’une DFI puisse de façon générale être prise.

[83] À eux seuls, ces efforts promotionnels, durant les étapes de consultation préliminaires, y compris les descriptions brevetées d’articles contrefaits, ne constituent pas une contrefaçon au Canada. Comme la Cour l’a dit dans la décision Pfizer Research and Development Co. N.V./S.A. c Lilly Icos LLC, 2003 CFPI 753 au para 21, citant la décision Faulding (Canada) Inc. c Pharmacia S.p.A (1998), 82 CPR (3d) 435 (CF), conf par (1999), 3 CPR (4th) 575 (CAF) : « Les allégations de contrefaçon fondées sur des agissements futurs imprécis relèvent du domaine de la spéculation. »

[84] Il ressort de la preuve que le Consortium se serait tout au plus présenté à d’éventuels partenaires commerciaux avec les plans de l’étude préliminaire de KBR pour démontrer la faisabilité d’un projet d’installation de GNL dans la région. Cela n’équivaut même pas à une « offre sur papier » suivant la conception de l’arrêt Domco. L’activité des défenderesses consistait et consiste toujours à fournir du gaz naturel à une installation de GNL; les défenderesses n’ont absolument pas exploité une installation de GNL, et certainement pas une installation visée par les revendications du brevet 085.

[85] Qui plus est, les demanderesses n’ont présenté aucune preuve que les défenderesses avaient tiré un avantage commercial de la présentation de l’étude préliminaire de KBR. Comme je l’ai dit, aucun des tiers à qui l’étude de KBR a été montrée n’a poursuivi la relation d’affaires avec les défenderesses, et le témoignage de Mme Raggett a révélé que c’était grâce à un membre de l’équipe que les défenderesses avaient pu tisser des liens avec les intervenants autochtones et que l’étude préliminaire de KBR n’avait jamais fait l’objet de discussions avec les Premières Nations. En outre, lorsque Western LNG a établi une relation avec les défenderesses, elle avait son propre plan d’installation de GNL.

[86] Il est possible d’établir une distinction entre la présente affaire et les affaires Dunlop Pneumatic Tyre Co v British & Colonial Motor Car Co (1901), 18 RPC 313 (HCJ) et Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2012 CF 113. Dans ces deux affaires, l’objet breveté avait été fabriqué, était en possession du contrefacteur présumé et avait été exposé en vue de la vente. Comme je l’ai dit et comme le reconnaissent les demanderesses, les défenderesses n’ont jamais fabriqué, construit ou vendu l’invention revendiquée dans le brevet 085.

[87] Il convient de rappeler que la Cour n’est pas saisie d’une action préventive et que la présente action en contrefaçon a été intentée avant qu’il n’y ait contrefaçon si bien qu’elle est, au mieux, prématurée (AstraZeneca Canada Inc. c Novopharm Limited, 2010 CAF 112 aux para 6 et 7).

[88] Même l’intention de contrefaire, si elle peut être démontrée, ce qui, selon moi, n’a pas été le cas en l’espèce, n’établit pas la contrefaçon (Halford c Seed Hawk Inc., 2004 CF 88 au para 322).

V. Conclusion

[89] Il convient que la présente affaire soit tranchée par voie de procès sommaire. Les demanderesses n’ont pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que la conception, l’élaboration et la présentation des plans de l’étude préliminaire de KBR par les défenderesses constituaient une exploitation, et donc une contrefaçon, du brevet 085, en violation de l’article 42 de la Loi sur les brevets.

[90] Après l’audience, les parties ont présenté des observations concernant les dépens. Elles ont convenu que, compte tenu de la conclusion décisive de non‑contrefaçon que la Cour a tirée en faveur des défenderesses, la totalité des débours raisonnables engagés à ce jour dans l’action (y compris le procès sommaire, mais à l’exclusion de toute requête pour laquelle les dépens ont été fixés) soit accordée aux défenderesses.

[91] En ce qui concerne les frais de justice raisonnables, « lorsqu’un défendeur dans l’action principale a gain de cause à l’égard de l’allégation de contrefaçon du demandeur [...] la taxation d’une somme globale appropriée devrait débuter au milieu de la fourchette de 25 à 50 p. 100 [...], plus les débours raisonnables ». (Allergan c Sandoz Canada Inc., 2021 CF 186 [Allergan] au para 32).

[92] Les demanderesses font valoir qu’il convient d’accorder une somme globale équivalant à 25 p. cent des frais parce que les questions en litige n’étaient pas d’une complexité inhabituelle et que les défenderesses ont obtenu un cautionnement pour dépens établi en fonction d’une somme globale équivalant à 25 p. cent des frais. Les défenderesses prétendent que la jurisprudence récente de notre Cour a accordé 30 p. cent ou plus des frais de justice raisonnables engagés par la partie qui a eu gain de cause (voir, par exemple, Dow Chemical Company c Nova Chemicals Corporation, 2016 CF 91 au para 29, conf par 2017 CAF 25 au para 21 (30 %); Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2018 CF 1067 au para 26 (50 %); Apotex Inc. c Shire LLC, 2018 CF 1106 au para 30 (30 %)).

[93] Je conclus qu’il convient d’accorder aux défenderesses une somme équivalant à 30 p. cent des frais juridiques raisonnables et à 100 p. cent des débours raisonnables engagés jusqu’à maintenant dans l’action, y compris le procès sommaire, mais à l’exclusion de toute requête pour laquelle des dépens ont été fixés. Comme la Cour l’a dit dans la décision Allergan, une somme correspondant à 37,5 p. cent constitue le point de départ de l’analyse. Étant donné que la présente requête en procès sommaire a été introduite au début de l’instance, qu’elle a nécessité moins de trois jours complets d’audience et qu’elle portait sur une question distincte, l’octroi d’une somme équivalant à 30 p. cent des frais de justice raisonnables est indiqué.

[94] Tel qu’en ont convenu les parties, dans les 45 jours suivant la réception de la décision de la Cour sur le procès sommaire, celles‑ci s’efforceront de s’entendre sur une somme raisonnable quant aux dépens, conformément aux paramètres mentionnés ci‑dessus, faute de quoi elles pourront demander à la Cour de les conseiller sur toute question sur laquelle elles ne parviendraient pas à s’entendre.


JUGEMENT dans le dossier T-1488-20

LA COUR STATUE que :

  1. La requête en procès sommaire présentée par les défenderesses est accueillie.

  2. Les défenderesses n’ont pas contrefait le brevet 085.

  3. L’action des demanderesses est rejetée dans son intégralité, alors que la demande reconventionnelle des défenderesses est maintenue.

  4. Les défenderesses se voient accorder une somme équivalant à 30 p. cent des frais juridiques raisonnables et 100 p. cent des débours raisonnables engagés dans l’action, y compris le procès sommaire, mais à l’exclusion de toute requête pour laquelle des dépens ont été fixés.

  5. Dans les 45 jours suivant la réception de la présente décision, les parties s’efforceront de s’entendre sur une somme raisonnable quant aux dépens, conformément aux paramètres mentionnés ci‑dessus, faute de quoi elles pourront demander à la Cour de les conseiller sur toute question sur laquelle elles ne parviendraient pas à s’entendre.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1488‑20

 

INTITULÉ :

STEELHEAD LNG (ASLNG) LTD. ET AL. c ARC RESOURCES LTD. ET AL.

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 1er, 2 et 3 JUIN 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS PUBLICS :

Le 6 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

TIM GILBERT

VIK TENEKJIAN

NISHA ANAND

KEVIN SIU

ANDREA RICO WOLF

THOMAS DUMIGAN

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

ANDREW BRODKIN

DANIEL CAPPE

JACLYN TILAK

POUR LES DÉFENDERESSES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

GILBERT’S LLP

TORONTO (ONTARIO)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

GOODMANS LLP

TORONTO (ONTARIO)

POUR LES DÉFENDERESSES

 

 

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